Comment naissent les télévisions algériennes privées ?

La majorité des rapports et autres études parus ces dernières années sur la situation de la presse en Algérie mettent l’accent sur l’émergence de la presse en ligne et des chaînes de télévisions privées. Elles soulignent également le fait que cette évolution a induit le recul de la presse traditionnelle qui connaît une érosion galopante de ses ventes et de son audience. Mais le sujet dont on parle beaucoup moins concerne les entreprises propriétaires des nouvelles chaines de télévision. Hormis quelques cas, comme celui du groupe Haddad, d’Echourouk et d’Ennahar TV, on ne dispose pas d’informations sur les profils des nouveaux patrons.

Pourtant la question revêt son importance, car la liberté de la presse pâtit souvent de la proximité entre les médias et les puissances d’argent. Mondialisation oblige, on peut dresser un parallèle avec le système médiatique qui prévaut dans certains pays d’Europe. L’entreprise économique qui se taille des empires médiatiques y est soupçonnée souvent de contrôler l’action du gouvernement.

En Algérie, c’est le gouvernement qui est soupçonné de contrôler l’entreprise économique. Et pour cause, dans ce pays, la sphère économique dominée par la rente pétrolière se confond presque avec la sphère politique. Chaque baronnie dispose de ses capitaines d’industrie dont il serait vain de tenter de démêler l’écheveau des interactions entre les réseaux d’affaires et les réseaux étatiques.

La chaîne privée Ennahar TV, dirigée par Mohamed Mokaddem alias Anis Rahmani a eu l’exclusivité de diffuser les images des otages lors de la prise d’assaut par les terroristes islamistes du complexe gazier d’In Amenas, dans le Sahara algérien.

Le Courrier International du 19 juin 2013 rapportait que “certains s’interrogent sur les relations entre les Mokeddem et les forces de sécurité, qui ont longtemps dicté la politique du pays”. Tout compte fait, ces baronnies s’arrangent pour ménager la place qu’aux seuls acteurs dont elles s’assurent au préalable de leur loyauté. Elles écartent, en revanche, tous les prétendants qui présentent une certaine aisance financière et qui sont susceptibles de manifester de la résistance. C’est ainsi que peut s’expliquer l’échec du rachat par l’industriel Rebrab du groupe de presse El Khabar et de la chaîne de télévision KBC.

Cet exemple illustre le rapport de force entre l’économie rentière et l’économie de production. L’homme qui a pu reprendre, à coup de millions d’euros, le groupe électroménager français FagorBrandt, ne peut s’offrir une chaîne de télévision chez lui. Mais il arrive aussi que les détenteurs de la décision commettent des erreurs d’appréciation en octroyant un agrément à un média dont ils n’auront pas remarqué à l’avance le caractère ingérable. Au moment venu, la sentence tombe comme un couperet : la télévision incriminée est fermée. C’est ce qui est arrivé à El Watan TV et à Al-Atlas TV.

“Depuis l’ouverture du champ audiovisuel, nous assistons au sacre du sensationnalisme et de la médiocrité. La majorité écrasante des chaînes de télévision privées caressent dans le sens du poil le conservatisme ambiant et reproduisent les préjugés négatifs les plus réducteurs de la société algérienne” déplore Abdou Semmar, rédacteur en chef du site électronique Algériepart et animateur d’émissions télé.

Incarnant en Algérie la nouvelle génération de journalistes initiés aux multimédias, Abdou Semmar a réalisé la gageure de devenir un des personnages les plus populaires de la profession alors que ce privilège était réservé aux journalistes de football. Une des émissions qu’il animait sur Beur TV en décembre de l’année écoulée a soulevé un tollé général.

Sur le plateau, un invité insolite : Saïd Djabelkhir, un chercheur en théologie islamique remettait en cause l’authenticité de certains hadiths (dits) du prophète Mohamed. Des menaces de mort n’ont pas alors tardé à pleuvoir sur la rédaction. Il y a trente ans, traiter d’un tel sujet relevait du domaine de l’impossible. Pourtant l’idéologie de l’islam fondamentaliste paraît avoir accompli ces dernières années des progrès notables dans le pays. C’est sans doute, l’émergence au niveau international de Daech qui cristallise une forme religieuse rédhibitoire ; qui a dû rendre possible un tel débat.

La société algérienne, certes est bloquée par des pesanteurs sociales intenses, mais les couches les plus modernisées peuvent espérer avoir trouvé la brèche suffisante pour provoquer, à plus ou moins brève échéance, les transformations allant dans le sens qu’elles souhaitent.

Les blogueurs, témoins des aspirations des minorités

La montée en puissance de l’Internet, a favorisé le journalisme des blogueurs. A l’affût de ce qui se passe dans leur entourage, ils montre un état d’esprit qui continue d’étonner. Amroune Layachi, militant des Droits de l’Homme et auteur du blog hogra en Algerie (Injustice en Algérie) en est venu à cette forme d’expression après un parcours des plus chaotiques.

Ancien cadre des impôts, il fut victime d’une cabale qui le conduira à faire un séjour en prison. Très remonté contre ses détracteurs, cet ancien fonctionnaire a certainement dû prendre la mesure de la passion fusionnelle et passionnelle que vouent les autorités, voire également une partie de la société algérienne, à l’égard de la cause palestinienne. Un tantinet impertinent, Amroune Layachi va prononcer ce qui s’apparente à une “auto excommunication symbolique” en demandant publiquement au ministère des Affaires étrangères de lui accorder l’autorisation de changer de nationalité au profit d’Israël.

Il expliquera plus tard, que c’était “un coup de gueule pour attirer l’attention sur lui”. Dans sa petite ville de M’sila, à 250 km au sud-est d’Alger, son blog s’est intéressé, aux athées, un sujet, relève-t-il dont aucun journal ne veut alors que le phénomène existe réellement.

“J’ai été le premier à aborder l’affaire de la secte des Ahmadites avant même qu’Amnesty international ne s’empare du sujet” confie-t-il. Son blog a également dénoncé la profanation du cimetière juif local “de la part de la mafia du foncier”. En 2016, le bloggeur doit affronter une condamnation émanant de la Justice pour offense au président de la République sur Facebook et le blog Hogra.centerblog.

Soutenu par la Ligue algérienne des Droits de l’Homme dont il était membre à l’époque, le bloggeur s’en sortira avec une amende de 80 millions de centimes (5700 euros environ). Mais les bloggeurs n’ont pas tous le parcours de Layachi. Aucune association ne peut leur venir en aide, ils sont contraints d’activer à leurs risques et périls. “Les bloggeurs dérangent. Le pouvoir judiciaire s’abat sur eux pour étouffer leurs voix” observe Abdou Semmar. Pour lui “la liberté d’expression est encore plus contrôlée par rapport à l’ancienne presse écrite”.

Il énumère les noms des bloggeurs emprisonnés dont un décédera : Mohamed Tamalt “mort en prison dans des conditions très floues en décembre 2016”, Merzoug Touati, animateur du blog Alhogra et Youcef Ould Dada bloggeur de Ghardaïa “qui ont diffusé une vidéo de ce qui semble être un flagrant délit de vol commis par des officiers de police”. “Les pages Facebook sont devenues de véritables médias où les informations qui ne peuvent paraître dans la presse classique sont diffusées à une large échelle” analyse le journaliste d’Algériepart.

Plus de 50 chaînes de télés

Avec plus de ses 50 chaînes “privées » (voir le site Satexpat qui récapitule les fréquences par satellite et par pays), le paysage télévisuel algérien donne l’impression d’être riche et diversifié. Pourtant cette configuration ne suscite guère d’enthousiasme auprès des acteurs qui caressent le rêve de lancer une télévision digne de ce nom. S’apprêtant à lancer une chaîne d’expression berbère, la TQ5 Média, un groupe d’émigrants kabyles au Québec préfère lancer le projet depuis la terre d’accueil.

La mire de cette nouvelle chaîne est apparue sur les écrans le jour de l’an berbère, correspondant au 12 janvier 2018. La constitution algérienne révisée en 2016 a consacré le berbère comme langue nationale et officielle à côté de l’arabe. Mais les données sur le terrain ne présagent pas d’un changement notable de politique.

“Cela nous aurait coûté beaucoup moins cher de lancer la chaine à Alger qu’au Québec” nous confie Rachid Ait-Ali Oukaci, directeur de communication de TQ5 Média. Le sigle TQ5 est un acronyme qui fait explicitement référence à taqbaylit (kabyle), le chiffre 5 renvoyant lui-même à un symbolisme berbère ancien. “L’idée ne nous a même pas effleurés de nous adresser aux autorités algériennes. De toutes façons, nous n’aurions jamais osé, il n’y a pas de démocratie ni de liberté d’entreprendre. Rien que d’entendre le mot kabyle, ils vont nous sortir tout un arsenal d’obstacles” soutient-il.

L’émigration kabyle en Europe et depuis les années 2000 au Québec, a tendance à se constituer en une bourgeoisie extraterritoriale dont une partie du capital économique fait retour à la région natale. Depuis peu, grâce à l’arrivée dans ses rangs d’un personnel universitaire, elle a commencé à s’initier aux techniques de lobbying. Ce qui explique le succès d’un certain berbérisme.

Ce n’est pas un hasard si la première chaîne de télévision privée d’expression berbère, Berbère télévision a vu le jour dans l’année 2000 à Paris. Le courant islamiste algérien n’a pas réussi à produire quelque chose de comparable. Sans doute parce que, porté par son idéologie, il est prêt à se diluer dans l’espace mythique d’un Orient fantasmatique.

Certes, on lui attribue une chaîne télé Al Magharibia qui émet à partir de Londres, mais le lien entre la diaspora londonienne et l’Algérie n’est pas du tout probant. Le budget de lancement de TQ5 Média est évalué à 850.000 $. Les promoteurs préconisent de rassembler cette somme grâce à des campagnes de dons et l’actionnariat. “Il est plus facile de lancer une TV au Mali qu’en Algérie” ironise Ait-Ali Oukaci. “Ils ne veulent pas qu’on sorte de la religion, nous, on veut parler de science, de technologie, d’environnement et d’économie, tout cela leur fait peur” tonne le responsable de TQ5 Média.

Ce dernier se défend de mettre en place une télévision du MAK (Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie, NDLR). Et d’expliquer : “Notre effort est axé sur la Kabylie mais nous espérons un effet boule de neige qui va inciter les autres communautés berbérophones à prendre exemple sur nous. A terme cela donnera, j’en suis convaincu, naissance à un audiovisuel berbère”.