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La hâte veut que j’oublie

Un poème de Rana ZEID.
Traduit de l’arabe au français par Dima Abdallah‏.

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L’amour
Tend doucement sa main
Près de mon cœur
Grimpe sur l’obscurité légèrement penchée
Le soir,
Le monstre enfonce rapidement
Un couteau dans mes entrailles,
Je ne crois pas à ma mort,
Eux, comme moi, sont des morts mais ils sont oubliés,
Eux telles les algues de mer
Tiennent une petite tortue
Et rient.
Ma hâte veut que j’oublie
Une chose que je ne connais pas,
Elle court comme une folle avec mon monstre fatigué
Pour que je l’oublie
Pour que j’oublie cette terre en dessous de moi
Alors qu’elle m’amadoue
Après trente ans de hâte
Dans les soupirs et les plaisirs,
Je sais désormais que je suis la plus lente
En amour,
Je joue en compagnie de mon monstre avec les ficelles de la mort,
Je lui donne tout mon pain,
Il le mange tel un lapin apeuré
D’un passé qui le poursuit
Laissant la lenteur derrière lui sur la route.

 

 

Un ange hésitant

Un poème de Rana ZEID.
Traduit de l’arabe au français par Dima Abdallah‏.

 

Crédit photo : Muzaffar Salman

Crédit photo : Muzaffar Salman

Tu disais :
Dans ta trentaine je t’aimerai encore plus.
Et je te demandais :
Es-tu un arbre qui endure le bruit du matin ?
Je tâtonne ton visage Ô l’arbre !
Et sur toi des centaines d’oiseaux turbulents
Et les pommes véreuses.
Dans ma trentaine
Légère je suis sur les routes,
J’invente le vent qui
Veut clore une saison maussade,
Je suis une femme
J’étais un monstre
Comme ils m’ont rêvée,
Aux mains sans doigts
Pour caresser la lenteur de leurs désirs
Pour s’assoir à une table
Débordante de pas vers lui.
Sur le lit
J’ai l’apparence d’un ange hésitant
Je tiens dix fleurs de jasmin fanées,
Et je ferme le coffre des souvenirs noirs.

 

 

N’est brume que moi

Un poème de Rana ZEID.
Traduit de l’arabe au français par Dima Abdallah‏.

© Muzaffar Salman‏

© Muzaffar Salman‏

Je suis Ô Dieu une feuille jaune

Et toi cinq saisons,

Et une chatte affamée

Qui s’amuse de mon angoisse avec ses griffes.

Je ne vois pas ce qu’il y a derrière la vitre sale

Je hume seulement l’air printanier,

Les fissures dans les murs aspirent mon âme

Loin,

Les feuilles jaunes

Près de mon cœur

Sont mon cœur.

Tout ce qui est au-dessus des pierres

Dans le puits

Ce qui est au-dessus de moi

Me fait chanter

Pour une ville blanche,

N’est brume que moi

Sur la route vers elle,

Tout ce qui vient de la faiblesse de l’amour

Pour moi seule,

Mes doigts ne sont pas faits pour les paroles rapides

Je fais vite seulement,

Pour que Dieu me jette au paradis.

 

 

 

 

Une seule rue pas plus

Un poème de Rana ZEID

Traduit de l’arabe au français par Dima Abdallah‏.

Crédit photo : Muzaffar Salman (2007)

Crédit photo : Muzaffar Salman (2007)

 

Chaque jour je dois jeter du pain aux pigeons,
Et mon cœur aux loups.

Il y a un trou dans mon cœur,
Je le cache sous ma main tremblante,
Et j’ai peur que ma main ne suffise pas.

Chaque aube je me lève et j’écarte
Une balle tombée la veille,
À mes pieds.
Je poursuis la mort jusqu’au cimetière,
Rien dans cette ville
À part des roues de bicyclettes,
J’ignore le nom du cimetière
« C-o-p-e-n-h-a-g-u-e » !

Derrière les rochers
Sur les tombes froides,
Voilà le loup du néant lapant minutieusement les morts
Essuyant le sang sur leurs mains
Comme s’ils étaient des tueurs du passé.

Il y a un seul enfant,
Et un seul cygne,
Et un seul cadre photo,
Dans une seule rue.

Une seule rue, pas plus,
Où je marche chaque jour,
A Copenhague,
Une seule rue, pas plus,
Et un seul cimetière vert et froid,
Où il y a des corbeaux heureux,
Et des chats noirs essayant de gratter la terre gelée,
Leurs griffes s’accrochant aux esprits,
Et moi je traverse les morts chaque jour,
Je meurs chaque jour,
Une fois ou plus,
Et je pense que le tueur à Damas,
Aiguise le couteau sur les dents du tué.

« Cet endroit n’est plus celui des oiseaux désormais,
Il est celui du franc-tireur ».
Ma main sur mon cœur amène chaleur et larmes,
Et les débris de vitres coupants de la fenêtre de ma maison.

Le lys,
Le lys,
N’est pas pour les tueurs.

Morts et les fleurs hivernales, à Copenhague,
Morts et la chaleur des balles à Damas.
Une seule rue, pas plus,
Suffit à l’ordre mondial
À la gomme sur la chaise
À l’enfant paresseux à cause de la guerre
Tous ne savent pas que la guerre est perpétuelle et eux éphémères.

L’empreinte du tueur dans la neige et l’amour et le vin,
Dans ma main, dans mon verre, dans ma nourriture amère,
Et moi je meurs d’une gorgée du poison
Et de la force du crépuscule,
Et de la nuit et d’amour,
Et du canapé froid,
J’entends une chanson qui ne signifie rien que plus de vie,
Vie… vie, et la mort telle une morsure d’enfant,
« Qui tète d’un sein étranger ».

Je veux marcher dans la rue orpheline,
Et écrire une longue liste :
Je veux du pain et un médicament et des pansements et un couteau et une pierre
Et un échiquier
Voilà ma requête,
Et je veux aussi : des pommes et des bananes et du raisin et du vin
Je veux que les misérables reconnaissent les tyrans,
Pour qu’ils meurent,
Les morts reposent en paix, alors qu’ils mangent le sable,
Mon cœur accélère, un bégayement sort alors de ma bouche,
Avec la solitude et l’amour et la mort et la bière,
Et le fil qui dépasse du trou de mon cœur.

Vit le cimetière,
Et meurent les misérables,
C’est ainsi que le tueur a le sentiment de justice

Comment les gens sauraient-ils
Que le tueur ne vole pas les fleurs d’oranger
Parce qu’il est mauvais,
Mais parce qu’il saigne ?
C’est pourquoi, c’est pourquoi,
Il ne peut s’arrêter,
De voler chaque heure une poignée,
Et son pas lent descend l’escalier du jardin.

Là-bas une guerre
Jaune,
Une guerre jaune,
Oui, jaune mon ami,
J’aime que le cadavre soit jaune !
Et si on dansait sur une musique soft rock
Dans cette guerre si douce,
Tel le canon moite et langoureux du tank ?

Il me dit, après avoir écarté de mon épaule une feuille jaune :
Un poème ne te sert à rien,
Ce dont tu as besoin : un homme et une mitrailleuse
J’ai dit : j’ai un homme et il me manque une seule pomme.

Seulement aussitôt une feuille rouge tomba
De la petite plante au-dessus de la table,
Et j’étais à un tel degré de désespoir,
Comme si j’étais la tuée attendant son enterrement,
La tuée qui ne croyait pas que les corbeaux suivent les ruines,
Jusqu’à ce que je la vois, seulement aussitôt,
La fumée noire la tirait avec force par le cou,
À Damas.

Dans la jolie et humble cage,
Se trouve un très long miroir,
De sorte que moi-même et Dieu nous nous regardons l’un l’autre
Dans le même foyer de vision,
Dans une seule rue, pas plus,
A Copenhague.

Franc-tireur

Un poème de Rana ZEID.

Traduit de l’arabe au français par Dima Abdallah‏. 

Alep, Syria, 2012. © Muzaffar Salman‏

Alep, Syria, 2012. © Muzaffar Salman‏

Moi, Dieu et toi,

Deux oiseaux et un franc-tireur.

Le franc-tireur ne se rappelle rien de son passé,

La précipitation lui fait oublier ses plaisirs…

Ses poches sont lourdes de la douleur des balles,

Son doigt attend le départ rapide après le tir.

Vivrai-je assez pour que les feuilles de vigne bourgeonnent sur moi,

Si je ne meurs pas qui serai-je ?

Une danseuse de ballet,

Qui a jeté son cœur au puits,

Tel un récipient métallique

Puis l’a ressorti fissuré,

Que le monstre a trainé au puits

Et elle est devenue monstre comme lui.

Le franc-tireur a t-il oublié

Le sang à découvert sur mon épaule

Et la fraicheur de la paume d’un homme

Contemplant la mer

Dans son autre paume ?!

Moi, Dieu et toi

Deux oiseaux et un franc-tireur

Sans odeur de meurtre,

Il a sa sombre cave

Et le battement lent du cœur

Et pour nous tous les trous des arbres anciens.

 

 

Nue dans sa tombe

Un poème de Rana ZEID.

Traduit de l’arabe au français par Dima Abdallah‏. 

 

Dessin de Mohamad Omran, artiste syrien.

Dessin de Mohamad Omran, artiste syrien.

La fleur sauvage que j’aperçois sur ton visage,

Comment la cueillir de ma bouche

Sans devenir sauvage ?!…

 

J’ai besoin de quelques illusions

Pour que la nuit soit plus courte,

Je frotte ma main pour la millième fois

Avant de l’ouvrir à la pluie,

C’est qu’au matin

Je me préparerai pour mon enterrement

Comme je le voudrais

Et non comme il sera.

 

Une seule feuille est tombée,

Ni plus ni moins,

De l’arbre,

Je la regardais

Comme si elle était tout ce qui fut,

J’ai su que le vent léger,

A décidé son sort,

Qui suis-je alors pour repousser le vent de ma main ?

 

Ici

La silhouette de Tina Modotti,

Et l’ennui, et une eau froide,

Un disque qui t’est laissé,

Et Catherine chante en espagnol,

Alors que Vincent joue bien pour les fantômes passés.

 

Mes mains sont ensanglantées

Des épines,

Mes mains sont ensanglantées,

Et je saigne.

Personne entre moi et l’hémorragie !

 

 

Le faon blessé / mange de mes lèvres

Le faon blessé / met la main dans mes cheveux / et vole,

Et personne pour faire coaguler le sang du bout du doigt.

 

Je dois passer,

Sans le moindre regard

Sur le tombeau derrière moi,

Il est pour celui qui ne m’a pas connue

Et à mes bienaimés aussi.

 

Que le monde prenne ce qu’il veut de moi

Des faibles et des misérables,

Qu’il prenne ma vie pliée

Telle une feuille

Inutile,

Dans la poche

D’un mort humide et raide,

Mais ce n’est pas juste

Il n’est pas juste,

Que le tyran lace

Ses chaussures le matin,

Avec des mains qui ne sont pas les siennes.

 

 

Le voyage d’un Achille syrien en fuite vers l’Europe

[Par Rana ZEID]

Article paru dans Alhayat.com, le 9 mars 2014

Traduit de l’anglais au français par Susan Clot.

Je ne suis pas Achille, je suis G.T., et, contrairement à lui, son talon est devenu ma force, car j’ai survécu à ma mort et à ma propre personne. J’ai placé la carte d’identité italienne que le passeur m’avait donnée dans l’interstice entre mon talon et ma chaussure. Je voulais que la photo mise sur la carte prenne un aspect usé comme le style et l’écriture des lettres italiennes, avec nos identités humaines. Je continue de marcher et de me déplacer… Je voulais passer de l’Autriche en Allemagne, tout en sachant que la frontière allemande est difficile et que si l’on découvre que je suis Syrien, ou plutôt que je ne suis pas Italien, je serai renvoyé vers mon pays, où j’ai toujours vécu.

طفل من مقدونيا اسمه أيوب

Photo crédits : G.T.

J’ai joué «Poker face » avec le soldat allemand, en utilisant mes deux mots d’italien afin de m’en sortir, et jusqu’aujourd’hui, je revois la tolérance exprimée dans le regard de cet homme civilisé, me permettant de continuer mon chemin. Quelle est cette rencontre qui marqua les débuts de ma nouvelle identité pendant ma fuite depuis la Turquie (puis la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Hongrie et enfin l’Autriche) en route pour un pays Européen que j’avais choisi les Pays-Bas – parcourant sans aucun arrêt en bus des distances fantastiques depuis l’Allemagne, en laissant derrière moi la musique de Vienne. Personne ne sait que l’économie des Pays-Bas est une économie forte, et là-bas, en tant que réfugié, je pourrai espérer trouver des conditions de vie correctes, après avoir tout subi, protesté, être parti vers le nord ensoleillé en échappant à l’arrestation et avoir vécu dans la détestation de Daesh « L’État islamique », tout ce qu’un Syrien peut subir pendant cette troisième guerre mondiale contre son peuple.
Sans cheval, j’ai chevauché le vent et gravi Le Monténégro.
Devant moi, à Amsterdam, s’étire la vaste mer ; elle m’offre la tentation de marcher lentement sur les flots jusqu’à la ligne où l’eau et le ciel se rencontrent, pour y fumer une cigarette. Cette mer est faite pour la contrebande. Un Syrien doit venir ici et traverser en courant la Mer du Nord, semblable à un immense dallage bleu.
Maintenant, je suis dans un camp pour réfugiés. Les conditions matérielles sont excellentes, toutefois le surréalisme syrien, seul, bouleverse le silence du lieu. Le vent arrête de souffler devant les portes des caravanes afin d’écouter des conversations à bâtons rompus. Un réfugié dit à un autre : « Entre dans la caravane à côté pour rencontrer ton prochain, le vieillard Hamayan. Son fils a été un martyr ». Le jeune homme répond : « La belle affaire. Mon frère était un martyr aussi. J’en ai assez des Hamayan et de leurs conversations ». Le vieux Hamayan passe dans les allées de boîtes noires unies, disposées horizontalement de manière dramatique. Tel une roue, son point culminant devient le point le plus bas alors qu’il roule inlassablement, il est comme une armoire à aubes tremblotante, c’est un puits tremblant et mouvementé, laissant derrière lui des taches poisseuses ; ce n’est pas de l’eau, ces taches sont rouges et des araignées rôdent autour d’elles. Le jeune homme de la caravane N°3 crie : « C’est mon père, dont j’avais perdu la trace en Grèce ».
C’était le vingt-neuf octobre, mon anniversaire, quand on nous a été attrapés en train de chercher à gagner la Grèce en passant par les bois turcs. Les Turcs nous ont ramenés au centre de détention, où j’ai eu droit à un morceau de pain supplémentaire car mon anniversaire coïncidait avec la journée de l’indépendance turque.
Sur la terre rien ne m’effraie. Je cours pour échapper aux sons des fusillades et des bombardements. Sur la terre, je donne la mort à la mort.
Dans les bois glacials, en attendant, le matin pour traverser le fleuve Evros, l’eau et la nourriture commençaient à manquer. A cause de la police grecque et de leurs patrouilles incessantes, nos respirations étaient lourdes, comme provenant de poumons d’ogres, des respirations qui menaçaient notre couverture et témoignaient de notre présence : Il est interdit de respirer, d’inspirer et d’expirer, et dans le meilleur des cas, tu te retrouves mort avec un passeur aguerri et tyrannique. Sans savoir pourquoi j’ai eu envie de faire du sexe. Je m’endors, je rêve que je monte au ciel et que je retombe, tenant dans ma main une pomme verte de laquelle sort un macabre ver de terre.
Nous avions froid. Moktar, l’homme originaire de Homs, dormait sur son sac. Il rêvait de son magasin de bonbons bombardé. Il veut épouser une femme suédoise, mais si tout le monde rêve de s’installer en Suède, le pays idéal, comment faire ? A la fin de la journée, toutes ces considérations ne signifient plus rien pour le passeur Sherko, un Kurde de 24 ans qui fait passer des Syriens depuis trois ans, alors même qu’il n’a pas de carte d’identité. Je lui demande : « Veux-tu fuir avec moi ? ».

Fugitifs, nous portons des œillères, suivant le passeur comme un troupeau docile. On ne parle ni d’hier ni d’avant. C’est un voyage sans retour. Ibn Arabi a dit : « Ceux qui avancent trouveront la lumière », mais il n’a pas dit : « Si un Syrien avance, la route derrière lui est démolie ».
On nous a obligés à rester assis dans une maison, nous sommes six Afghans et un groupe de (quelques) Syriens. Enfin ce n’était pas vraiment une maison, plutôt une masure au milieu de nulle part, sans toit, avec un sol en terre battue. Une maison dans les bois semblable à des maisons syriennes détruites. J’ai pensé au code que l’intermédiaire (entre moi et le passeur principal) m’a communiqué. Je parle de moi-même : le numéro de code est 733 (ce numéro est numéro confidentiel, seuls moi et l’intermédiaire le connaissent)… j’imagine et je me pose cette question: est-ce que le 733ème martyr me regarde quand je fuis? Alors pourquoi ai-je senti cette piqûre dans ma tête? Comme si ma conscience était un moustique suçant mon cerveau fragile, est ce qu’Il me observe quand je fuis ? Je saigne, mais je dois me dépêcher et gonfler le bateau en caoutchouc, « une petite barque », et oublier le visage terne de ce jeune homme que je viens de remarquer, il s’agit d’un de mes camarades de première année du lycée de Damas, une école de teinte marron clair, presque couleur terre. Je suis un squelette sur une terre affamée.

مخيم لجوء في اليونان

Photo crédits : G.T.

Les postes de contrôle et les tours militaires qui régulent les frontières à travers le monde sont comme les aiguilles que ma grand-mère enfonçait dans une pelote de laine. Je voudrais les collecter toutes, les mettre dans ma petite poche et aller à l’usine d’armement la plus proche pour fabriquer un pistolet en fer et me tuer… Ce serait mon premier geste dans la maturité. C’est comme ça que réfléchissent tous les adolescents syriens qui portent un souvenir funeste. La pauvreté est comme les cinq sous qui me manquaient, m’obligeant à faire à pied le chemin de l’université jusqu’à chez moi… jusqu’au tombeau.
Après la terre il y a la mer, et la mer, que des Syriens comme moi doivent traverser avec leur talon blessé, est jonchée d’orties.
Mon voyage illégal par les terres ayant échoué, j’ai repris la mer. Je me trouve à Izmir, le lieu divin des passeurs maritimes. A Izmir, Le passeur est sûr de son succès. Moi par contre je suis frappé par un échec émotionnel qui motive ma décision de partir en Europe. Ma compagne syrienne pensait que je m’intéressais à elle à cause de sa nationalité européenne et je décide de la retrouver pour lui dire que mon humanité propre dépasse toutes les nationalités du monde. Je lui dirai simplement : « Je divorce », et je déchirerai le certificat de mariage fait par le Cheikh à Istanbul. Sauf que je ne l’ai pas sur moi car je n’ai pas le droit à beaucoup de bagages afin que le petit bateau sur lequel nous nous entassons par douzaines ne coule pas. C’est un petit bateau de pêche qui ne devrait pas porter plus de quatre personnes sur lequel nous fuyons éternellement de mort en mort.
Le passeur a crié : « Courez ! », et tout le monde s’est figé. Il faut quitter le bus et courir vers le bateau. J’étais le seul à courir. Je me vois en train de courir avec mon appareil photographique. Un sniper me vise (l’adrénaline monte dans ce bateau ridicule), les avions lâchent des bombes, des Scud détruisent des bâtiments à Hraytan et à Alep. Dans de telles situations je cours toujours seul car je suis le cameraman. Je cours lors des laps de temps créés par les Scud, ces laps de temps qui emmènent les martyrs vers un endroit meilleurs que Hraytan. Des gens transportent des corps, alors que des bombes à fragmentation remplacent les Scud, et les gens derrière moi disent : « Ce bateau est pourri ! ». Et j’étais le seul à courir pour monter à bord, tout comme je courais pour filmer les bombardements successifs. Moi qui ne voulais pas traverser la mer, j’étais mouillé jusqu’à la poitrine et le premier à monter à bord du bateau.
C’était une image résumant la mort, un bateau de pêche en bois avec un petit moteur et une place pour transporter la marchandise que nous avons remplis à nous seize. Seize personnes qui ont failli mourir en échange des quelques dollars dont rêvait le passeur. A l’arrivée, nous n’étions plus que quinze. L’un de nous manquait, perdu en mer. Les poissons l’ont adoré et il s’est échappé avec eux vers le monde de la lumière.
Le voyage pour la Grèce qui ne devait pas dépasser quarante minutes a duré trois heures. Je me suis assis comme je faisais dans les bus syriens, tourné vers le fond, détourné de mon destin syrien, fixant le vigoureux capitaine turc. Son visage ne trahissait aucune émotion pendant qu’il guidait le bateau. Je me souvenais de tout, mes parents, mon père qui s’était un peu fâché avec moi la dernière fois que je l’avais vu. Je me suis souvenu de toi. En approchant des eaux territoriales, les vagues ressemblaient à ceux du dessin animé L’Ile aux Trésors. Elles ont failli déchiqueter le bateau. Où est Long John Silver avec sa jambe de bois ? Et pourquoi n’y a-t-il pas d’enfants à bord pour incarner le personnage de Jim?? Où est Jim? Où est son chat ? Tout de même en Syrie, les chats ne sont pas très utiles car ils ne mangent pas de souris et de l’ombre.
Le moteur s’est arrêté un moment, dont j’ai ignoré la durée. Pendant le voyage, une voix s’est levée pour louer Dieu. Certains avaient le mal de mer. Ici, pas de pommes ni de légumes comme avait Long John Silver. Aucun remède contre le mal de mer ici. Le bateau ressemble à une pierre sur l’eau, prêt à sombrer à chaque instant sous le coup d’une large vague. Les Syriens pleurent. Le capitaine a commencé à taper sur le moteur. Voila comment ça marche. On tape pour se faire obéir. Ce moteur était rebelle et fou d’essayer de protester car la protestation n’est pas reconnue dans le monde des passeurs.
Nous subissons le froid effrayant. Le moteur reprend vie mais notre destination est encore loin… Tout comme la liberté. Depuis combien de temps voyageons-nous ? Combien d’entre nous sont morts ? Actuellement, je n’arrive pas à dormir car je me revois en train de nager (après que le moteur s’est arrêté une deuxième fois) sur plus de cent mètres pour atteindre la plage avec toutes mes affaires, mes vêtements lourds qui me tiraient vers le fond… Mon talon… Je me suis livré aux autorités grecques. Comme j’aime la nudité maintenant… La nudité des morts.