En Egypte, de nombreuses mères voient leur droit de tutelle bafoué quotidiennement en raison de leur genre. Pour l’Œil de la Maison des Journalistes, des parents témoignent des difficultés engendrées par cette violation de droit.
[par Abeer Elsafty, publié le 28/05/2025]

En Egypte, il ne suffit pas d’être une mère responsable pour obtenir l’ensemble de ses droits légaux. Dans les bureaux de l’état civil et les administrations éducatives, de nombreuses femmes attendent seules dans les files, portant des dossiers et des papiers « incomplets » non pas parce qu’elles les ont oubliés, mais parce que la loi et la société ont décidé ensemble que la « tutelle » est l’apanage des hommes. En d’autres termes, la loi la restreint et la société renforce cette restriction.
Est-il concevable qu’une mère soit empêchée de délivrer un livret de famille — le document officiel qui définit la structure familiale aux yeux de l’État — ou de transférer son enfant d’une école à une autre, simplement parce qu’elle est une femme ?
Le système insiste pour consacrer la tutelle paternelle, dépouillant ainsi les mères du droit de prendre des décisions fondamentales concernant la vie de leurs enfants, comme si le simple fait d’être une femme suffisait à les priver de capacité légale.
Bien que la garde soit légalement accordée à la mère, et que par conséquent la tutelle éducative leur revienne, les administrations éducatives refusent de reconnaître cette tutelle sans jugement judiciaire, ne la concédant qu’au père, même s’il est absent ou néglige ses responsabilités.
Cette réalité accroît le fardeau des mères, les forçant à se tourner vers les tribunaux pour faire valoir un droit élémentaire dans la gestion des affaires de leurs enfants. Le dysfonctionnement des textes législatifs ne se reflète pas seulement dans les documents officiels, mais se traduit aussi par une souffrance quotidienne ; les mères sont contraintes d’engager des procédures judiciaires longues pour obtenir un livret de famille ou effectuer des démarches scolaires élémentaires.
« L’inscription à l’école ou le retrait du dossier pour un transfert relèvent de l’autorité du père. Si la mère tente d’effectuer cette démarche, elle doit présenter une procuration ou un jugement de tutelle éducative« , Safaa Issam
Dans de nombreuses situations, les femmes se heurtent à des fonctionnaires exigeant l’approbation ou la présence du père, comme si la mère n’était pas un partenaire fondamental de la cellule familiale, mais une simple subordonnée sans autorité.
Ce ne sont pas de simples lacunes administratives ou des cas isolés, mais des exemples récurrents de violations du droit des femmes à exercer leur rôle de mères et de citoyennes pleinement responsables.
Des femmes issues de milieux sociaux et éducatifs divers se retrouvent confrontées à un appareil bureaucratique qui ne reconnaît pas leur autorité légale, exigeant la signature du père même pour les démarches les plus simples. Dans cette enquête, nous présentons des témoignages de femmes ayant affronté ces obstacles, et nous examinons comment les textes légaux et les systèmes administratifs se transforment en instruments de discrimination fondée sur le genre, au détriment des enfants et des mères.
Souffrances répétées : témoignage de Safaa Issam
« L’inscription à l’école ou le retrait du dossier pour un transfert relèvent de l’autorité du père. Si la mère tente d’effectuer cette démarche, elle doit présenter une procuration ou un jugement de tutelle éducative. J’avais obtenu un jugement de tutelle éducative un an auparavant, mais lorsque j’ai tenté de transférer mes enfants dans une autre école, on m’a demandé un nouveau jugement. J’ai dû engager à nouveau une action en justice, bien que le jugement précédent ait une formule exécutoire et ne perde pas sa validité dans le temps. »
Elle ajoute : « La première fois, j’ai engagé un avocat, ce qui m’a coûté cher. J’en avais les moyens à l’époque, mais qu’en est-il des autres femmes qui ne peuvent pas assumer de telles dépenses ? La seconde fois, j’ai décidé d’effectuer la démarche moi-même après avoir appris par des groupes de femmes sur les réseaux sociaux qu’elles avaient pu le faire seules, sans avocat. Malheureusement, j’ai sombré dans une dépression et n’ai pas pu rédiger ma requête, après avoir vu un juge refuser d’accorder un jugement de tutelle éducative à une femme, la laissant sortir effondrée, sans savoir quoi faire. »
Elle poursuit : « Ma colère ne se limite pas aux complications administratives, mais s’intensifie en voyant des femmes incapables d’obtenir leurs droits fondamentaux, ce qui se répercute sur l’avenir de leurs enfants. »
Avant de conclure : « Tout le monde craint d’être accusé de porter atteinte aux droits du père, comme si la mère n’avait aucun droit concernant son propre enfant. Ce qui est encore plus révoltant, c’est que même après avoir obtenu un jugement de tutelle éducative ‘dans la douleur’, il faut en redemander un nouveau chaque année. La solution, selon moi, réside dans une réforme du système du statut personnel, qui respecte les droits de l’enfant et reconnaît la mère comme partenaire dans l’éducation et la tutelle, et non seulement comme nourricière et protectrice. »
Des expériences similaires
Une autre femme, ayant préféré garder l’anonymat, raconte comment elle a affronté l’entêtement de l’administration scolaire lorsqu’elle a voulu transférer son fils après le divorce, bien qu’elle disposât d’un jugement de tutelle éducative. Elle affirme : « L’administration de l’école était originaire du même village que mon ex-mari, et lui et son père incitaient la direction contre moi. Ce n’est qu’après l’intervention de mon avocat, qui les a menacés de porter plainte, qu’ils ont cessé leur résistance.«
À propos du livret de famille, elle précise : « J’en avais besoin pour une demande de logement social, mais je n’ai pas pu l’obtenir malgré mes multiples tentatives auprès de toutes les administrations. Finalement, j’ai rencontré un haut responsable de l’état civil, qui m’a dit simplement : “Réglez vos problèmes avec votre ex-mari, ce n’est pas notre affaire.” » Elle ajoute : « Heureusement, la condition du livret de famille pour les femmes divorcées a été annulée par la suite, après que nous avons déposé de nombreuses plaintes. Mais combien de temps encore devrons-nous lutter pour nos droits les plus élémentaires ? »
Discrimination manifeste malgré la clarté des lois
Lina Moussa (nom d’emprunt ndlr) a également affronté des difficultés pour transférer sa fille. Elle raconte : « J’avais complété toutes les démarches, mais la directrice de l’école a refusé de me remettre le dossier. De nombreuses personnes sont intervenues en ma faveur, sans succès, jusqu’à ce que je doive appeler le père de l’enfant. Dès son arrivée, la directrice lui a remis le dossier immédiatement. Le refus était donc clairement dirigé contre moi en tant que femme. »
« J’ai dû verser un pot-de-vin pour que ma femme obtienne le livret de famille »
Mohannad, un Égyptien vivant à l’étranger, relate ce qui s’est passé avec sa femme lorsqu’elle a tenté d’obtenir un livret de famille : « J’avais besoin de ce document pour des démarches administratives concernant ma famille, mais j’étais hors du pays. Ma femme s’est donc rendue à l’état civil pour l’obtenir, d’autant qu’elle détenait une procuration générale officielle de ma part. Cependant, les fonctionnaires ont refusé de lui délivrer le livret, bien qu’elle ait fourni tous les documents requis. »
« Je l’ai appelée après l’incident, elle m’a tout expliqué. J’ai aussitôt contacté un ami qui m’a mis en relation avec un employé de l’état civil. Quand je lui ai demandé la raison du refus, il m’a répondu qu’il y avait des directives interdisant aux femmes de retirer un livret de famille. »
« Quand je lui ai demandé le fondement de cette directive, il m’a répondu : pour éviter que l’épouse découvre si son mari s’est remarié sans l’en informer ! J’ai été choqué par cette explication illégale et inhumaine, surtout qu’il s’agit d’un document officiel concernant toute la famille. Finalement, je n’ai trouvé d’autre solution que de verser une somme d’argent à cet employé, juste pour qu’il autorise ma femme, pourtant munie d’une procuration officielle, à obtenir un document censé être un droit pour tout citoyen. »
Analyse juridique : l’avis de l’avocate Aziza El-Tawil
L’avocate égyptienne Aziza El-Tawil affirme qu’aucun texte légal n’interdit aux femmes de retirer un livret de famille. Elle rappelle que la Constitution égyptienne garantit l’égalité entre les citoyens sans distinction de sexe, et que le livret de famille n’est pas réservé aux hommes. Selon elle, le problème réside dans certains règlements internes d’organismes exécutifs ou dans des traditions sociales sans fondement légal : « Ces pratiques ne se limitent pas au livret de famille. Elles s’étendent également au refus des mères d’ouvrir un compte bancaire pour leurs enfants, de signer des consentements médicaux dans les hôpitaux, ou encore d’obtenir une carte SIM, autant de démarches nécessitant la présence du père ou une procuration de sa part, même lorsqu’il est absent. »
Concernant la tutelle éducative, elle précise : « La loi stipule qu’elle revient automatiquement au parent gardien après le divorce, et comme la mère vient en tête dans l’ordre de garde, elle devrait en bénéficier. Cependant, les administrations éducatives exigent des jugements judiciaires et imposent leur renouvellement chaque année, générant une charge psychologique et économique récurrente. »
Et ce, en dépit de la décision ministérielle n°29 de 2017 émise par le ministère de l’Éducation, dont l’article 3 précise qu’ « en cas de dissolution du mariage, la tutelle éducative revient au parent gardien sans qu’il soit nécessaire d’obtenir un jugement judiciaire. » Pourtant, cette décision n’est toujours pas appliquée dans de nombreuses écoles, selon El-Tawil.
Les défis sont encore plus grands pour les femmes chrétiennes, les Églises ne reconnaissant le divorce qu’en cas d’adultère, ce qui complique l’obtention d’un jugement de tutelle éducative. Alors qu’Aziza El-Tawil représentait une cliente chrétienne ayant intenté des actions en pension alimentaire, le juge a refusé d’accorder la tutelle éducative. La raison ? Le mariage était toujours en vigueur. Lorsqu’elle a demandé un jugement de divorce, la réponse a été que l’Église ne le permettait qu’en cas d’adultère, rendant la décision judiciaire impossible malgré leur séparation effective et les procédures en cours.
« Les femmes supportent des charges économiques et psychologiques immenses en l’absence d’un soutien juridique dans les tribunaux, et les coûts élevés de la justice aggravent leur souffrance. Le fait qu’elles ne puissent pas entamer des procédures juridiques sans avocat constitue un autre obstacle, surtout dans les gouvernorats où les ONG sont peu présentes. Il est impératif d’adopter une loi sur le statut personnel équitable et inclusive, qui facilite les procédures juridiques, en intégrant les questions de garde, de pension et de tutelle éducative en une seule action. Il faut aussi revoir les frais imposés récemment aux affaires familiales, autrefois exonérées, ce qui augmente injustement la charge financière des femmes. » conclut-elle
Entre des lois inappliquées et des traditions qui restreignent les femmes, ce sont les enfants et leurs mères qui paient le prix d’une tutelle déséquilibrée. Les femmes en Égypte obtiendront-elles un jour leurs droits pleinement, ou leur combat restera-t-il centré uniquement sur la reconnaissance de leur pleine capacité juridique ?
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