Contrainte au mariage, une jeune afghane s’immole par le feu

Samedi 26 avril 2025, Abida, une afghane âgée de 20 ans s’est immolée par le feu à Kaboul afin d’échapper à un mariage forcé avec le frère d’un commando taliban. La journaliste Jawaher Yousofi relate à travers un récit intime ce fait divers glaçant, symbole d’une oppression atrophiante des Afghanes.

[par Jawaher Yousofi, publié le 05/06/2025]

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© capture d’écran / « Afghanes, France tv

Je me suis regardée dans le miroir. La lumière du soleil glissait sur sa surface, telle des veines d’or, comme si un moment éternel était suspendu dans l’immobilité. Mais ce qui m’a réellement captivée, c’était le reflet d’un visage qui ressemblait au mien, tout en étant différent. La femme qui me fixait, c’était moi — mais une version plus aboutie de moi-même, celle que j’avais rêvée: libérée, intrépide, consciente de sa place dans l’univers.

Un instant, je suis restée figée, absorbée par ce silence étrange. Elle m’a souri — un sourire doux, accueillant. Puis elle a tendu sa main vers moi. Un tumulte s’est levé en moi: le désir intense de fusionner avec cette version élevée de moi-même, mêlé à la peur de l’inconnu. Mais à la fin, j’ai cédé. J’ai mis ma main dans la sienne. Et dans cette étreinte, j’ai eu l’impression de franchir une frontière invisible vers une autre réalité.

Mon réveil ressemblait à un rêve. Ou peut-être rêvais-je encore. Des sons lointains, comme des battements d’ailes, résonnaient à mes oreilles, comme s’ils venaient d’un lieu où le temps avait reculé. Dans cet espace liminal entre le rêve et l’éveil, j’ai ouvert les yeux…

Une foule s’était rassemblée. La plupart étaient des femmes. L’espace vibrait d’échanges, d’idées, et de douleurs partagées. C’était comme un temple au cœur de Paris, dressé pour témoigner de la condition des femmes en Afghanistan — des femmes privées même de la chaleur du soleil. Leur dignité, leur potentiel, et leur humanité avaient été réduits à de simples fonctions reproductrices, enfermées dans les coins sombres de leurs foyers.

Je me suis vue, assise parmi d’autres participantes, en pleine discussion. Ce n’était pas une conférence, mais un moment de réflexion partagée. J’étais à la fois actrice et spectatrice, ma voix résonnait d’une autre gorge. Un à un, les débats dévoilaient les couches profondes de violences structurelles : l’apartheid de genre, l’effacement systématique des femmes de la sphère publique, la théologie meurtrière des talibans, et les conséquences désastreuses de l’extrémisme sur le monde entier.

L’une d’elle affirme : « Ces femmes ont été oubliées. » Une autre répond : « Non. On les a oubliées volontairement.« 

Tout le monde était d’accord : le silence du monde face à cette tragédie est un silence face aux flammes. Ce silence n’est pas seulement le signe d’une chute éthique, mais celui d’un effondrement de notre civilisation.

J’ai observé les visages autour de moi — ils portaient le deuil, une angoisse existentielle née de la chute de l’éthique. Certaines étaient elles-mêmes victimes d’oppression. D’autres avaient puisé leur empathie dans une conscience éveillée. Toutes cherchaient des voies de résistance, pour déraciner l’extrémisme. Car lorsque les femmes sont effacées de la sphère sociale, la société perd non seulement ses femmes, mais aussi son éthique, son humanité, et son avenir. Je me suis profondément interrogée: est-ce seulement l’histoire poignante d’une femme d’Afghanistan ? Ou bien le miroir d’une réalité universelle? Car partout où le corps de la femme devient le champ de bataille d’une idéologie, l’humanité elle-même se flétrit. Puis la scène a changé. Un vide. Une légèreté. Le néant.

L’image d’une jeune femme en feu s’est imposée dans mon esprit. Son hurlement a déchiré le silence, la chair, et l’âme. Ce n’était pas un acte de désespoir, mais un choix conscient : un acte de réappropriation de sa dignité humaine. Son corps est devenu un médium — un message vivant contre l’asservissement. Un fragment d’être — de chair, d’identité — jeté dans les flammes pour libérer son essence de la logique de la victimisation.

À ses côtés, une femme — peut-être sa mère — se tordait de douleur. Ses sanglots étaient étouffés par les flammes qui dévoraient le corps de sa belle-fille, lui arrachant la vie. Quelques passants se tenaient là, immobiles, paralysés par la peur des hommes armés. Aucun n’osait l’approcher.

Et moi, témoin impuissante de cette scène insoutenable, j’ai senti une flamme se rallumer en moi. Elle a brûlé jusqu’à la moelle, en voyant la souffrance d’un être humain à qui je ne pouvais venir en aide. J’ai vu des femmes et des filles pleurer en silence, observant la scène depuis les toits et les fenêtres. Leurs larmes accompagnaient les flammes.

Et je me suis souvenue. Quelques années auparavant, alors que la République était encore en place, j’avais visité cette même province. Malgré tout, cette région n’avait jamais été débarrassée des talibans, pour des raisons visibles et invisibles. La culture de la peur et de la haine des femmes y avait grandi chaque jour un peu plus, atteignant son apogée après le retour des talibans. Durant ce voyage, j’avais vu de jeunes filles vendues comme des marchandises par leurs propres familles. Le gouvernement le savait. Il ne faisait rien.

Dans les murmures, j’ai entendu son nom : Abida. Elle avait refusé d’épouser un commandant taliban. Le prix de sa résistance fut non seulement l’auto-immolation, mais aussi la prise en otage de sa famille. Pourtant, elle a choisi une voie pleine de sens pour elle : mourir avec dignité, plutôt que vivre dans la soumission. Abida n’était pas seulement un nom.

Elle symbolisait toutes ces femmes qui, au lieu de vivre dans une cage silencieuse, choisissent de raviver le sens de leur existence dans les flammes de leur être. Sa mort n’a pas marqué une fin, mais une fissure dans le mur du silence — une brèche par laquelle une nouvelle voix a pu s’élever. Son cri n’était pas qu’un simple acte de protestation ; c’était une déclaration philosophique: « Mon corps m’appartient. »

En brûlant son propre corps, elle a hurlé sa révolte. Et ce « non » résonne encore en moi: une flamme qui brûle mille fois est une forme de vie.

Elle était femme de une village en Afghanistan, mais elle est devenue un symbole de résistance corporelle contre le pouvoir. Le corps comme scène ultime de révolte. Et dans ce contexte, la mort n’était pas une fin, mais le sommet du sens.

Et je me demande encore: chaque femme, à un moment ou un autre de sa vie, ne vit-elle pas un instant comme celui d’Abida ? Un instant où il faut choisir : la soumission muette ou la résistance en feu ?

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