L’histoire de la peur vous a-t-elle déjà atteint, à voix haute ?

J’ai porté la peur en moi pendant des années, vivant à ses côtés comme quelqu’un qui maîtrise l’art du déni, non pas par force, mais simplement pour survivre.

[par Solafa Magdy, publié le 18/08/2025, traduit par Ceili Boudignon]

peur
© IWMF Courage Awardee: Solafa Magdy

Dernièrement, je me suis surprise à mettre lentement des mots sur les pensées qui me trottent dans la tête. Je les partage ici, sur ce petit blog tranquille, en fonction des émotions qui m’habitent à ce moment-là. C’est ici que je laisse mon âme exprimer ce que je n’arrive pas souvent à voix haute. Aucun éditeur ne me demande d’écrire ces textes. Ils viennent d’un besoin purement personnel. Cet espace fait partie de ma guérison, une petite partie de mon cheminement pour mieux me comprendre. Et dans ce processus, je pense souvent à quelque chose qu’a dit Haruki Murakami, que l’écriture, c’est comme plonger au plus profond de soi-même. Et c’est exactement ce que je ressens.

Je n’ai jamais été libérée de la peur, mais j’ai appris à la cacher. Depuis que je suis enfant, j’ai appris à la ravaler, silencieusement et prudemment, au plus profond dans ma poitrine pour qu’elle ne se voie pas sur mon visage, pour que ma faiblesse ne se montre pas. J’ai porté cette peur en moi pendant des années, vivant à ses côtés comme quelqu’un qui maîtrise l’art du déni, non pas par force, mais simplement comme moyen de survie. 

Ma peur n’est pas née dans un moment de révolte, ni pendant cette vague de terreur dans la cellule n° 8 de la prison pour femmes, où j’ai passé tant de temps. Elle a pris racine dans mon enfance, dans l’absence de l’enfance paisible et parfaite que je n’ai jamais eue. 

Je me souviens encore du visage de mon père lorsqu’il m’a annoncé qu’il divorçait de ma mère. Je ne devais pas avoir plus de six ans. Quelque chose en moi s’est brisé ce jour-là, quelque chose qui ne s’est jamais vraiment réparé.

Son visage reflétait toute l’autorité dont il disposait, tandis que ma mère se tenait là, seule et impuissante, dépouillée de tout sauf de quelques livres qui ne pouvaient même pas acheter du pain pour un seul jour, et les petits enfants qui s’accrochaient à elle pour se sentir en sécurité.

Ce jour-là, je l’ai regardé la presser jusqu’à ce qu’elle cède. J’ai regardé mon oncle menacer de jeter ma petite sœur du dernier étage de notre immeuble si ma mère ne leur obéissait pas. À partir de ce moment-là, je n’étais plus une enfant. Le monde n’était plus sûr. La peur est devenue une partie de moi, s’est immiscée dans mon identité, devenant une compagne constante.

La rue… Un entraînement quotidien pour survivre.

Dans les rues du Caire, la peur est devenue une sorte d’entraînement quotidien pour rester en vie. Dans le quartier ouvrier où j’ai grandi, j’ai appris à ravaler ma peur en silence.

À chaque pas hors de la maison, j’élaborerais des stratégies de défense comme : « Et si quelqu’un me harcelait ? Comment réagirais-je aux attouchements, aux regards qui transperçaient mes vêtements et s’accrochaient à mon corps ? J’ai commencé à avoir peur de mon propre corps. »

Parfois, je le détestais. Et pourtant, en secret, je ressentais aussi une étrange bienveillance envers lui, pour sa résilience, pour la façon dont il m’avait aidée à traverser cette période.

Puis vint la révolution de 2011, et ce fut comme une fenêtre s’ouvrant sur quelque chose de plus lumineux, surtout pour nous, les femmes, qui portons la peur dans la poitrine où que nous allions. La révolution était plus qu’un événement politique ; c’était une promesse silencieuse de libération.

En son sein, nous avons trouvé l’espace pour partager un rêve commun de vaincre la peur ensemble. Grâce à elle, j’ai découvert une autre facette de mon pays natal et une nouvelle facette de moi-même.

Pendant un instant, j’ai cru que la menace avait disparu. Que cette terre, enfin, nous appartenait aussi. J’ai vraiment cru que je me tenais au bord d’une vie sans peur.

Mais la réalité n’était pas celle que j’avais espérée. Je n’ai pas eu la vie dont j’avais rêvée. J’ai vécu sous le poids des sautes d’humeur violentes de mon père. Mon visage s’est figé dans un silence immobile, tandis qu’à l’intérieur, la déception et horreur envahissaient mon âme.

Et pourtant, malgré tout, la révolution restait ma seule victoire. Un triomphe profondément personnel et privé que je partageais avec des millions de femmes. Chacune d’entre nous portait son propre histoire, ses propres cicatrices.

Nous avons envahi les rues non seulement pour la liberté, mais aussi pour survivre. Pour une chance de résister. Pour une chance de vaincre la peur. La peur d’un père violent, d’une société qui nous blâme, nous restreint, défend le harceleur et prend le parti des agresseurs.

Je me suis accrochée à la victoire que nous avions goûtée lors de la révolution, même si je la voyais s’estomper jour après jour, pour devenir un souvenir qui ressemblait davantage à un rêve.

Je me suis donc accrochée à un autre espoir : écrire sans crainte, défendre la vérité, pour la liberté, pour l’humanité, et je l’ai fait, même si le prix à payer a été élevé.

Ce ne sont pas les tortures ni les violations qui m’ont le plus brisé, mais la peur silencieuse qui ne m’a jamais quitté, qui attendait seulement en silence de revenir.

La prison : le lieu de l’immobilité forcée, où la peur atteint son paroxysme.

Dans la cellule n° 8, j’ai été face à face avec la peur. Je savais qu’elle était là, attendant un moment de faiblesse pour attaquer. Alors je me suis enveloppé dans l’immobilité, refusant de laisser ceux qui m’observaient me voir craquer. Ils avaient l’air humains, mais quelque chose en eux cherchait la vulnérabilité.

J’ai entraîné mon esprit à endurer la torture, les violations, les tentatives incessantes visant à briser mon moral. Mes codétenus ne savaient pas que je menais un combat intérieur juste pour rester stable. Pour eux, j’avais l’air inébranlable, alors qu’à l’intérieur, je luttais pour empêcher la peur de m’envahir. Et pendant tout ce temps, je me disais que je vivais, mais en réalité ce temps-là, je me disais que je vivais, mais en réalité, je ne faisais que survivre au jour le jour.

L’exil : la peur dans une autre langue.

Le jour où j’ai été libérée, j’ai pensé que j’avais réussi, que j’avais laissé la peur derrière moi. Mais l’exil m’a apporté une nouvelle version, plus aiguë, de cette peur. Je crois que Paris m’offrirait la sécurité, une ville qui semble si élégante, mais de loin.

Mais de près, elle recèle une cruauté silencieuse. Elle m’a ouvert de nouvelles portes sur la peur : peur du rejet, de la solitude, de tout recommencer. Peur d’être coincée entre deux mondes, de ne jamais vraiment arriver nulle part.

Plus tard, nous avons été contraints de déménager à nouveau, cette fois dans une autre ville du sud de la France. Là-bas, j’ai rejoint d’autres personnes qui s’étaient exilées avant moi.

Une amitié discrète s’est développée entre nous, tissée par le même sentiment de déracinement. Nous empruntions les mêmes chemins incertains, cherchions les mêmes signes. Nous avions la même crainte de ne pas savoir comment vivre dans ce nouveau monde. Que cette société ne nous accepterait pas, en tant que migrants ou réfugiés politiques.

Que nous resterions perdus entre les langues, entre les cultures, entre les règles, et de ne jamais vraiment trouver notre place. Que nous serions oubliés. Ou pire, effacés.

Je reviendrai sur l’exil dans un autre article, peut-être que je trouverai alors les mots pour parler plus doucement de la douleur de l’identité et de la confusion silencieuse qui ne nous quitte jamais, vivants, dispersés, loin de chez nous…

Une nuit, le monstre que j’avais enfoui en moi s’est libéré. La peur s’est abattue de toute sa violence, et cette fois, mon corps n’a pas pu la contenir comme dans la cellule.

J’entendais une voix dans ma tête qui criait : « Tu ne m’échapperas pas cette fois-ci. » Je courais dans la maison, seul, en sanglotant, me cognant contre les murs, les suppliant de me protéger de moi-même. Une autre voix en moi me poursuivait : « Tu ne peux plus m’ignorer. Je suis la peur que tu as niée. Maintenant, je suis là, et je prends le contrôle ». Cette nuit-là, j’ai réalisé ce que j’avais évité pendant des années : je n’avais jamais affronté ma peur. Je ne faisais que la repousser. Plus tard, mon thérapeute m’a dit qu’il s’agissait d’une crise traumatique, mais au fond de moi, je savais qu’il s’agissait d’une rencontre longtemps repoussée avec quelque chose que j’avais refusé de nommer.

La maternité en exil : quand l’amour prend la forme de la peur.

En tant que réfugiées politiques et femmes migrantes, nous portons un poids supplémentaire, non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour les enfants que nous élevons sur une terre qui ne nous appartient pas.

Ici, en France, je me suis retrouvée à répéter le destin de ma mère et de ma grand-mère, toutes deux palestiniennes. J’ai hérité de l’exil, puis je l’ai transmis à mon fils, sans avoir le temps de le préparer, sans avoir la possibilité de faire un autre choix. Je l’ai simplement entraîné dans cette voie.

Chaque matin, une question me hante en silence : suis-je une bonne mère ? Me verra-t-il comme j’espère être, ou seulement comme la femme fatiguée qui le gronde parfois par peur et le contrarie ?

Je lui demande sans cesse : « Es-tu heureux avec ta mère ? » Ce n’est pas une question innocente, elle porte en elle le poids de ma peur. La peur de ne pas être à la hauteur. De ne pas être la mère qu’il mérite.

Et je me demande : comment une femme qui a lutté contre la peur depuis son enfance peut élever un enfant qui n’a pas peur ?

L’amitié… La forme silencieuse de la solitude.

Et si je ne trouvais jamais quelqu’un sur qui m’appuyer sans être déçue ?

À un moment donné, nous qui appartenons à l’exil, nous commençons à croire que les blessures partagées suffisent pour construire des amitiés profondes et durables. 

Mais après de nombreuses déceptions, j’ai appris une chose : personne ne nous ressemble vraiment lorsque notre faiblesse est exposée. Car la vulnérabilité n’est pas toujours rencontrée avec gentillesse ou solidarité, elle est parfois accueillie par un jugement silencieux. Ou pire, par un sourire qui attend que vous tombiez.

J’ai cru un jour avoir trouvé des femmes proches de moi qui me rattraperaient si je tombais. Mais dans un moment d’épuisement, j’ai réalisé que certaines d’entre elles n’attendaient pas pour me soutenir, mais pour regarder.

C’est là que j’ai compris : la solitude n’est pas seulement l’absence de personnes, c’est l’absence de sécurité parmi elles. Depuis lors, une nouvelle peur s’est installée en moi, la peur de la confiance, de l’amour, d’être vue trop clairement. Je ne sais plus quand je peux me montrer vulnérable en toute sécurité. Laisser ma voix trembler. De laisser mes yeux se remplir de larmes sans honte.

Le présent… Une confrontation silencieuse se poursuit

Aujourd’hui, à l’approche de la quarantaine, je vis avec la peur comme une vieille compagne, qui change constamment de visage et qui se fait parfois passer pour la sagesse. Je la vois tous les jours sur mon visage, dans les rides qui se sont creusées sur ma peau, dans un corps usé par les déceptions et l’expérience. Mais au moins, maintenant, je la reconnais.

Je peux lui parler. Ce n’est plus un étranger, mais un compagnon sur le route. Ce que j’ai découvert en moi-même, j’ai commencé à le reconnaître chez d’autres personnes comme moi. Chaque fois que nous pensons avoir surmonté une vieille peur, une nouvelle s’installe discrètement.

La peur ne disparaît jamais vraiment, elle apprend simplement à prendre de nouvelles formes, parler différentes langues, prendre le visage de l’étape où nous nous trouvons.

Elle s’est installée dans notre mémoire commune, dans notre corps, dans notre façon prudente de parler, dans la dureté avec laquelle nous nous traitons et dans la force avec laquelle nous protégeons nos enfants.

Aujourd’hui, j’écris ceci pour moi et pour ceux qui marchent en exil à mes côtés. C’est une petite offrande de vérité, une forme discrète de solidarité. Et peut-être juste peut-être qu’écrire cette peur à haute voix est la façon dont je commence enfin à l’apprivoiser.

A lire également : Carnet d’exil. Le récit du retour, une lutte contre l’oubli

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