Le soir du 22 septembre 2025, Alaa Abdel Fattah est sorti de prison après de longues années de détention, de procès et de pressions juridiques et politiques qui l’ont visé pendant plus d’une décennie. Ce moment a suscité un intérêt médiatique à l’échelle internationale. Pourtant, cette joie n’est pas exempte d’une profonde amertume. Car si cet événement incarne l’espoir, il révèle également la profondeur de la crise structurelle du système judiciaire et politique en Égypte, et a ramené à l’avant-plan une question centrale : pourquoi le sort des militants et des prisonniers politiques reste-t-il lié à une décision exceptionnelle du président, plutôt qu’à un droit garanti par la loi ?
[par Sayed Sobhy, publié le 24/09/2025]

La sortie d’Alaa Abdel Fattah de prison demeure sans aucun doute exceptionnelle. Une source, non seulement, de bonheur pour sa famille, mais aussi pour des centaines de milliers d’Égyptiens qui ont suivi son affaire de près et l’ont considéré comme un symbole de la lutte pour la liberté et la liberté d’expression. Mais en examinant de plus près la nature de cette libération, il apparaît clairement que ce moment de joie est teinté d’une amertume indéniable. La liberté ne lui a pas été rendue grâce à une procédure juridique claire ou une décision judiciaire indépendante, mais par un décret présidentiel exceptionnel, mettant en lumière une réalité préoccupante : la justice en Égypte reste tributaire des choix politiques plus qu’elle ne fonctionne de manière indépendante. Cette vérité transforme la joie de la libération en un sentiment complexe, mêlant célébration et tristesse, victoire personnelle et réflexion sur une tragédie juridique plus vaste.
L’image internationale et la pression mondiale
L’affaire d’Alaa Abdel Fattah n’était pas seulement une question locale, mais un sujet d’attention mondiale continue. Les organisations internationales de défense des droits humains ont adopté sa cause, Amnesty International et d’autres l’ayant qualifié de « prisonnier d’opinion« . Son dossier figurait ainsi régulièrement dans les rapports sur la situation des droits humains en Égypte. De plus, des gouvernements occidentaux, notamment le Royaume-Uni dont Alaa possède la nationalité, ont exercé une pression diplomatique persistante sur le régime égyptien.
Sa libération peut être perçue comme une tentative de redorer l’image internationale de l’Égypte face aux critiques persistantes. Mais cette mise en scène soulève une question cruciale : qu’en est-il des milliers d’autres prisonniers politiques, sans couverture médiatique ni soutien diplomatique ? Leur destin restera-t-il lié aux aléas de la politique et de l’attention internationale ?
Le rôle de la famille dans la transformation de l’affaire en symbole mondial
On ne peut comprendre cette histoire sans évoquer le rôle central de sa famille. Sa mère, Laila Soueif, et ses sœurs Mona et Sanaa n’ont jamais cessé de réclamer sa libération, en recourant à tous les moyens possibles : grèves de la faim, sit-in devant les prisons, contacts avec les médias locaux et internationaux, plaidoyers devant les parlements et institutions de défense des droits à l’étranger.
Cette famille a réussi à transformer l’affaire d’Alaa en un symbole dépassant sa personne, devenant le reflet de la souffrance de milliers d’autres familles égyptiennes confrontées au même sort, mais dont la voix reste inaudible. Leur ténacité a montré que la liberté individuelle en Égypte n’est plus une affaire personnelle, mais bien une question sociale et politique illustrant la tragédie d’un peuple tout entier.
La portée historique du parcours d’Alaa Abdel Fattah
Le parcours d’Alaa Abdel Fattah n’est pas seulement individuel : il incarne un processus politique et social en Égypte. Des places de la révolution de 2011, où résonnaient les slogans « Pain, liberté, justice sociale », jusqu’aux cellules d’isolement et procès répétés, Alaa est resté le témoin de la réduction progressive de l’espace public et des libertés fondamentales.
Son histoire révèle les profondes contradictions du système égyptien : une génération entière, libérée du poids du passé, a tenté d’exprimer ses opinions et de revendiquer ses droits, mais s’est heurtée à des lois vagues et à une justice sélective destinée à contrôler l’espace public. Sa libération ne marque donc pas un changement structurel ou légal, mais demeure une exception individuelle.
Le chaos juridique et la logique de l’exception
La véritable crise dépasse l’individu et concerne le cadre juridique qui régit le sort de tous les prisonniers politiques en Égypte. La situation actuelle ressemble à un chaos juridique : arrestations sur la base d’accusations vagues comme « diffusion de fausses nouvelles » ou « mauvaise utilisation des réseaux sociaux« , détentions provisoires renouvelées pendant des années sans procès équitables, suivies de libérations soudaines par grâce présidentielle.
Une telle situation ne sape pas seulement l’État de droit, elle soumet la justice aux humeurs politiques de l’exécutif. La liberté, censée être un droit garanti, devient une faveur accordée ou refusée selon des considérations politiques temporaires, fragilisant profondément le système juridique égyptien.
La nécessité d’une réforme législative et institutionnelle
Pour que la libération d’Alaa constitue un véritable tournant, et non un simple geste symbolique, l’Égypte doit engager des réformes fondamentales. L’Etat doit avant tout consacrer la primauté du droit afin que la liberté soit un droit constitutionnel pour tous, et non une faveur ou une exception, abroger ou amender les dispositions vagues des lois pénales, antiterroristes et sur la cybercriminalité, utilisées pour sanctionner la liberté d’expression et l’action politique pacifique. Un mécanisme juridique transparent pour examiner la situation des prisonniers politiques, avec des critères clairs pour les arrestations et libérations, indépendants des ingérences politiques doit être créer. Enfin, renforçons l’indépendance du pouvoir judiciaire et garantir qu’il soit l’unique arbitre des affaires, loin de toute influence de l’exécutif.
Le refus de la logique de la supplication
Il est regrettable que les affaires des détenus en Égypte soient devenues tributaires de campagnes médiatiques, pressions internationales ou grèves de la faim. Cette logique est inacceptable dans un État prétendant être régi par la loi. Une justice véritable exige des mécanismes clairs et institutionnalisés pour les détentions et les libérations, non soumis aux pressions ou aux faveurs politiques.
Réactions et perspectives
Les organisations internationales de défense des droits ont salué la libération d’Alaa, tout en soulignant qu’elle n’était qu’un premier pas et que la crise dépassait largement le cas d’un seul prisonnier. À l’intérieur du pays, l’opinion publique s’est divisée entre optimistes, y voyant un signe d’ouverture politique, et sceptiques, y voyant une simple manœuvre pour améliorer l’image de l’État à l’étranger.
Le véritable enjeu réside dans la capacité de l’Égypte à transformer cet événement en réformes réelles, ou si la justice continuera de dépendre de décisions exceptionnelles plutôt que de normes stables.
La joie légitime et émotive de sa famille et de ses partisans restera incomplète si cette libération ne devient pas une opportunité pour une réforme globale réhabilitant la justice et garantissant que la liberté n’est pas une faveur de l’État, mais un droit constitutionnel.
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