De Damas à Kyiv, deux parcours d’entrepreneurs réfugiés en France

[Par Jean Samuel Mentor, publie le 06/11/2025]

Photo prise par Jawad Allazkani en mars 2025 lors d’un voyage en Syrie. ©Jawad Allazkani Photographie

Jawad est syrien et Maxim, ukrainien. Ils ont fui la guerre et veulent aujourd’hui transformer leur exil en projet de vie. Entre photographie, cuisine et analyse des données, leurs parcours n’ont rien en commun, sinon une volonté de reconstruire et d’avancer.

Jawad Allazkani a grandi à Damas, la capitale syrienne. Adolescent, il rêvait de devenir footballeur professionnel pour défendre un jour les couleurs de l’équipe nationale. La guerre a brisé ses ambitions. À 14 ans, sous les bombardements, sa famille n’a eu d’autre choix que de fuir. Ils sont partis vers le Liban voisin, où Jawad a repris le lycée, essayant tant bien que mal de retrouver une vie normale.

Après le baccalauréat, il quitte à nouveau tout, cette fois pour la Turquie. Il espère pouvoir poursuivre des études universitaires. Mais la réalité s’impose brutalement. « J’ai essayé pendant six mois en Turquie, je n’ai pas pu m’inscrire. C’était trop compliqué : il fallait apprendre la langue, s’intégrer. Je n’y suis pas arrivé », avoue-t-il. Alors, à 16 ans à peine, il prend la décision de partir seul vers l’Europe. Il se prépare longuement à la traversée et à la rude marche qui devait suivre. Mais une fois sur la route, un coup de fil change son destin. Son frère l’appelle :

« J’ai une bonne nouvelle pour toi. Tu n’as pas besoin de continuer à pied. Toute la famille a obtenu un visa pour la France. Retourne à Beyrouth. »

Il s’exécute, et arrive en France avec sa famille quelques jours avant ses 18 ans.

Quitter pour survivre

À des milliers de kilomètres de Damas, une autre guerre a brisé le destin d’un jeune homme : Maxim, venu de Kyiv, la capitale de l’Ukraine. Lui n’a pas connu l’exil adolescent, mais à l’âge adulte. Il y a trois ans, il a dû quitter précipitamment son pays avec sa femme, laissant derrière lui collègues, amis et repères.

« Je n’ai jamais voulu quitter l’Ukraine, mais après le début de la guerre en février 2022, on ne voyait pas d’autre choix », raconte-t-il d’une voix calme.

Sa femme travaillait à l’ambassade de France en Ukraine. Grâce à ce lien, et à un petit réseau déjà présent sur place, le couple a choisi de s’installer dans l’Hexagone. Les débuts furent précaires : de famille d’accueil en famille d’accueil, ils ont longtemps cherché une stabilité.

Apprendre à recommencer

Comme beaucoup d’étrangers qui s’installent dans un nouveau pays, Jawad a dû gravir des montagnes à son arrivée en France. La première, et sans doute la plus abrupte pour un jeune ne venant pas d’un pays francophone, fut la langue.

« De manière générale, ce qui est compliqué pour un migrant, c’est de toujours devoir s’affirmer. Tu dois sans cesse prouver que tu es capable, que tu parles bien, que tu n’as pas d’accent », confie-t-il.

À peine arrivé, Jawad s’inscrit en licence de gestion et d’économie. Mais la barrière de la langue lui coûte une année : il doit redoubler. En réalité, il aurait préféré se consacrer à la photographie, sa véritable passion. « En intégrant cette licence, je voulais avant tout pratiquer le français, me faire des amis. Je me suis forcé à aimer ce domaine, mais au fond, c’est derrière l’objectif que je me sentais vraiment à ma place » avoue t-il avec un sourire en se remémorant ses débuts.

Cette passion pour la photographie, Jawad l’a cultivée dès son arrivée en France. Avec une vieille caméra récupérée, il s’amusait à se prendre en photo, à capturer des façades, des rues, des détails du quotidien. Ses images traduisent ce que les mots n’arrivaient pas toujours à exprimer. Mais rapidement, il s’est heurté à une autre barrière : accéder à une école spécialisée. « Les écoles publiques sont très sélectives et les privées coûtent une fortune », souffle-t-il .

Après sa licence, une question s’est imposée : devait-il poursuivre avec un master en finance, au risque de s’éloigner encore davantage de sa passion, la photographie ? Jawad devait trouver un compromis.

Jawad Allazkani aujourd’hui

Maxim a dû, lui aussi, se réinventer. Passionné par l’informatique et l’analyse de données, il s’accroche à ses compétences pour reconstruire sa vie. Jusqu’en 2024, il nourrissait encore l’espoir de retourner dans son pays afin d’y reprendre sa société spécialisée dans l’analyse de données, créée quelques années plus tôt.

« Je pensais que la guerre allait s’arrêter, mais elle s’éternisait et j’entrevoyais de moins en moins de retourner en Ukraine » a-t-il lâché. Alors Maxim a continué à travailler à distance avec ses collègues restés en Ukraine, malgré un chiffre d’affaires limité.

Lui qui avait déjà entrepris dans son pays s’est rapidement heurté aux obstacles français « L’analyse de données est un domaine très sensible et très réglementé en France. Et puis, beaucoup d’entreprises ne veulent pas confier la gestion de leurs données à une société ukrainienne », regrette-t-il.

Face à la réalité de la guerre, Maxim a dû prendre une décision difficile : demander l’asile, en 2024, pour lui et sa famille. Un choix qui marque la fin des illusions d’un retour proche en Ukraine et le début d’un nouvel ancrage en France.

La cuisine et la photo comme boussole

Pour Jawad, une autre idée est née, en famille cette fois. « Ma mère travaillait dans un restaurant et voulait lancer sa micro-entreprise. Mais elle hésitait, n’était pas sûre d’elle », raconte-t-il. Avec un sourire, il poursuit : « Je lui ai proposé qu’on monte un service de traiteur ensemble. Moi, je m’occupe de toute la partie administrative grâce à mes études, et elle, comme toujours, prépare sa bonne cuisine levantine. »

Grâce à La Ruche, un incubateur qui accompagne les réfugiés dans leurs projets entrepreneuriaux, Jawad a pu donner vie à son idée. Il lance avec sa mère le projet de traiteur. L’accompagnement lui a permis de construire un modèle économique solide et d’apporter un cadre professionnel à ce qui n’était, au départ, qu’une simple intuition familiale.

Depuis le lancement de leur activité, cette sécurité a changé son rapport à la photographie. « Avant, je faisais surtout de la photo commerciale, parce qu’il fallait bien vivre », se souvient-il.

Aujourd’hui, il a un premier revenu grâce à ce projet familial et peut enfin se concentrer sur ce qui l’attire profondément : la photographie artistique. « Avec le service traiteur, je gagne un peu ma vie. Ça me laisse du temps et de l’espace pour travailler sur des thématiques qui me tiennent à cœur : l’identité, la mémoire, l’exil, tout ce que j’ai vécu. J’aime le représenter de manière artistique », confie t-il.

Retrouvez ici les photographies de Jawad Allazkani.

Maxim choisit donc de rester en France et de donner corps aux projets qui lui tiennent à cœur, avec l’idée de reconstruire une vie nouvelle. Depuis, il est accompagné par La Ruche, qui l’aide à transformer ses ambitions en démarches concrètes et à poser les fondations de son avenir entrepreneurial.

« J’ai choisi la voie de l’entrepreneuriat, et je veux la garder, peu importe où je suis », affirme-t-il. Il sait que la tâche est ardue. « C’est deux fois plus difficile pour un réfugié entrepreneur. Mais je fais ce choix. Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve… On reste optimistes », ajoute-t-il, avec un bref sourire.

“On est tous gagnant-gagnant”

Leurs histoires sont différentes, leurs chemins ne se sont pas croisés directement, mais Jawad et Maxim ont tous deux trouvé dans La Ruche un espace pour faire grandir leurs projets. Pour les accompagner, des coachs et des experts interviennent régulièrement afin d’aider les réfugiés entrepreneurs à transformer leur expérience d’exil en force.

L’incubateur n’a pas seulement été pour eux un cadre professionnel, mais aussi un espace de confiance. À leurs côtés, Maël Maisonneuve, une coach professionnelle, médiatrice et facilitatrice d’intelligence collective les accompagne pendant plusieurs mois. Son rôle : les aider à transformer leur parcours de vie en force et à ne pas perdre confiance dans les moments de doute.

« Dans ces séances, nous travaillons beaucoup sur la gestion du stress, l’image de soi, l’identité », explique-t-elle. Des thèmes récurrents, selon elle, chez les réfugiés qui se lancent dans l’entrepreneuriat. Car l’élan est souvent immense, parfois trop. « Ce que j’ai pu observer », poursuit-elle, « c’est que beaucoup se mettent une pression énorme, veulent tout réaliser en même temps. Ces séances servent justement à retrouver un équilibre entre le mental, l’émotion et la mise en mouvement. »

Avec le recul, une différence lui saute aux yeux entre les entrepreneurs réfugiés et ceux déjà établis en France. « L’humilité, l’ouverture, l’apprentissage continu ».

Avant d’ajouter : « C’est une compétence puissante et cruciale chez les leaders : la capacité à se remettre en question, à apprendre sans cesse. »

Remarque : Cet article est également publié sur la plateforme Substack, à la page Voix en exil.

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