RENCONTRE. Au Bangladesh, comment « les disparitions forcées » se banalisent 

Avocat bangladais spécialisé dans les droits des minorités et personnes LGBTQI+, Shahanur Islam est l’un des lauréats 2023 de l’Initiative Marianne. Dévoué depuis de longues années à la communauté queer à travers ses actions et affaires pénales, l’avocat a été récompensé par l’Initiative pour son engagement sans faille. L’Œil de la Maison des journalistes a eu l’opportunité de l’interviewer sur son engagement et son ONG.

Marié et père d’un petit garçon, Shahanur a souvent craint pour sa famille. Sa femme s’est elle-même spécialisée dans la défense des droits des femmes et des enfants, eux aussi brimés au Bangladesh.

Shahanur Islam n’a pour autant jamais cédé aux menaces, intimidations et agressions qu’il subit de la part de ses détracteurs. Avocat par passion et profondément animé par le respect des droits humains, rien ne semble pouvoir l’arrêter. 

Et pour cause : le Bangladesh est un pays d’Asie du Sud dominé par la religion islamique. Là-bas, la communauté LGBTQI+ est confrontée à de nombreuses et diverses formes de violence, de discrimination et de marginalisation au sein de sa famille, de la société et de l’État en raison de lois ségrégatives, de sentiments religieux et de normes sociales. Ayant une cousine transgenre déjà agressée, Shahanur sait de quoi il parle. 

Le Bangladesh a également connu des périodes d’instabilité politique, avec des changements fréquents de gouvernement et des cas de violence politique. Un environnement toxique voire mortel pour les défenseurs des droits, où leur travail est perçu comme un défi au gouvernement ou à des acteurs puissants. 

« La faiblesse des institutions démocratiques et le manque de respect de l’État de droit empêchent la mise en œuvre et l’application des protections des droits de l’Homme », explique le lauréat 2023 de l’Initiative Marianne.

« Il existe une culture d’impunité pour les violations des droits de l’homme. Cela décourage les gens de demander et d’obtenir justice, ce qui rend difficile notre lutte », regrette-t-il.

« Les journalistes, les militants et les défenseurs des droits de l’homme sont les victimes constantes de harcèlement, de menaces, voire de violences pour avoir dénoncé des violations ou critiqué le gouvernement. Les cas d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées sont très répandus au Bangladesh. »

« Cela contribue à créer un climat de peur et de méfiance à l’égard des forces de l’ordre et entrave les efforts de protection des droits humains. »

Mais d’autres paramètres doivent également être pris en compte : la pauvreté et l’analphabétisme (taux d’alphabétisation de 75%), « qui exacerbent les problèmes de droits de l’homme au Bangladesh, car les personnes marginalisées n’ont pas accès aux droits et aux services de baseDe plus, les organisations et institutions de défense des droits de l’homme disposent de ressources limitées, ce qui les empêche d’enquêter efficacement sur les violations, de les documenter et d’apporter un soutien aux victimes. »

Un avocat dévoué à la communauté LGBTQI+

« Cette situation m’a profondément choqué et ému, d’autant plus que j’ai été témoin de persécutions et de discriminations similaires dans mon quartier et au sein de ma famille élargie. » Ressentant un fort sentiment d’empathie et d’inquiétude pour leur bien-être, « j’ai su que je devais agir pour changer les choses. »

Il a commencé il y a quelques années à s’informer sur les questions LGBTQI+ dans le monde et à entrer en contact avec des militants et des institutions engagés.

« Ces expériences ont renforcé ma détermination à défendre les droits LGBTQI+ dans mon propre pays », dans sa vie personnelle comme professionnelle. Il croit fermement aux principes fondamentaux des droits humains, de l’égalité et de la dignité pour tous les individus, indépendamment de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur expression.

Son travail vise à renforcer les capacités des personnes LGBTQI+, en les aidant à faire valoir leurs droits et à revendiquer la place qui leur revient dans la société. Il sait son rôle d’avocat « essentiel » pour « promouvoir un changement positif, sensibiliser l’opinion et faire pression pour une meilleure protection juridique de la communauté. »

« En tant que défenseur des droits de l’homme, avocat et journaliste citoyen au Bangladesh, je défends depuis quelques années les droits des minorités, ainsi que des victimes de torture, d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées et de violences organisées. »

Un « engagement inébranlable » pour la communauté queer, et n’arrêtera jamais de contribuer à un avenir « où tous les individus pourront vivre dans la dignité et la liberté. »

De multiples et violentes agressions au Bangladesh

Un combat qui semble sans fin. « L’année dernière, j’ai reçu des menaces d’extrémistes islamiques, qui visaient aussi ma femme et mon enfant. C’est pourquoi nous avons pris diverses mesures de sécurité pour les protéger lorsqu’ils vivent au Bangladesh. » Des menaces qu’il reçoit toujours aujourd’hui. 

Sur place, sa famille évite les endroits bondés, ne sort qu’en groupe et pas après la tombée de la nuit ; ils changent fréquemment d’itinéraire lorsqu’ils se déplacent, de même que de lieu de résidence.

Des précautions aux impacts lourds sur leur vie quotidienne. « La sécurité de ma famille est une priorité absolue et je serais reconnaissant de toute aide que nous pourrions recevoir pour surmonter ces circonstances difficiles », précise l’avocat.

Shahanur en conférence.

« J’ai été confronté à des expériences terrifiantes, notamment des menaces répétées, des menaces de mort, des intimidations, des agressions physiques, et des poursuites judiciaires illégales », se confie-t-il sans baisser la tête. Shahanur porte plainte à chaque assaut, en vain.

D’abord le 9 janvier 2011, dans le district de Thakurgaon, au nord du pays. Il est alors en présence de deux autres défenseurs des droM2307-DHOYVits, pour mener une mission d’enquête concernant une violation des droits de l’homme.

« Au cours de notre visite, nous avons été attaqués par un groupe d’une dizaine de personnes. L’un des assaillants s’est présenté comme un membre de l’union locale Parishad (NDLR : conseil rural), tandis qu’un autre a prétendu en être le président. »

« Ils nous ont interrogés de manière agressive sur l’objet de notre présence dans la région, puis l’un d’entre eux m’a agressé physiquement alors que j’essayais d’appeler la police locale. Ils ont alors commencé à nous voler sous la menace d’une arme, emportant notamment des caméras vidéo, un ordinateur portable, des documents importants et de l’argent liquide. J’ai subi d’autres blessures au cours de cette agression lorsque j’ai tenté désespérément de demander de l’aide. »

Le drame ne s’est pas arrêté là : les hommes ont forcé le groupe « à poser pour des photos en tenant des sommes d’argent en dollars américains. » Menacés de mort et de diffusion des photos compromettantes dans les journaux, les défenseurs des droits ne signalent pas l’agression à la police. 

Le 26 août 2020, alors qu’il travaillait au tribunal du district de Naogaon, au nord du pays, Shahanur a été attaqué « par un groupe de terroristes islamiques. Dès que j’ai quitté la salle d’audience et atteint la véranda, j’ai été soudainement attaqué avec l’intention manifeste de m’enlever et de me tuer. »

Des avocats et clercs d’avocats le sauvent in extremis des terroristes. Il en ressort traumatisé, avec de graves blessures sous l’œil gauche, sur le front et le reste du corps, nécessitant son hospitalisation. Une situation qui conforte d’autant plus Shahanur à s’engager pour les droits humains.

« Je continuerai à défendre la justice, l’égalité et la protection des droits de l’homme pour tous, quels que soient les risques auxquels nous sommes confrontés », martèle-t-il à plusieurs reprises.

Lorsqu’il signale les incidents à la police, celle-ci refuse d’agir ou d’enquêter. « Pour l’agression survenue en 2020, j’ai pu déposer plainte et deux des agresseurs ont été appréhendés. Ils ont ensuite été libérés sous caution et l’enquête n’a pas permis d’arrêter les autres criminels impliqués. La police a même présenté un rapport d’enquête erroné contre trois des auteurs de l’attentat, les déchargeant à tort. » 

« En octobre 2022, ma cousine transgenre et moi-même avons été détenus de force par un groupe d’individus à Kolabazar, dans le district de Naogaon. Ils m’ont menacé de mort si je ne retirais pas la plainte déposée contre Jahurul Islam et mes agresseurs de 2020. Malgré ces défis et ces menaces, je n’ai pas obtenu justice et je continue à me battre pour que les responsables rendent des comptes et pour que moi-même et d’autres personnes soient protégés. »

Des menaces et un harcèlement continu, même s’il n’est plus au pays. : « le 11 juillet 2023, un sous-inspecteur de la Special Branch of Police (SB) de Badalgachhi, Naogaon, s’est rendu à mon domicile au Bangladesh. Il a cherché à obtenir des informations détaillées sur moi et ma famille, et m’a demandé des renseignements personnels. »

Il a également interrogé son cousin sur son travail, « lié à l’établissement des droits des LGBTQI+ et sur mon plaidoyer pour la décriminalisation de l’homosexualité au Bangladesh. »

De plus, le 21 juin 2023, « un utilisateur nommé “Mon Day” sur Facebook a lancé une campagne vicieuse contre moi, sur un groupe Facebook extrémiste islamique appelé “Caravan”.

« Cette campagne visait à m’expulser du Bangladesh. Ils m’ont qualifié d’ennemi de l’Islam et en m’accusant à tort de mettre en œuvre un programme occidental visant à légitimer l’homosexualité. Ils ont également demandé l’interdiction de JusticeMakers Bangladesh, une organisation que j’ai fondée. »

JusticeMakers, la voix des Bangladais oubliés

Avec un groupe d’avocats et de jeunes travailleurs sociaux jeunes, Shahanur Islam fonde JusticeMakers Bangladesh en 2010, après avoir reçu la bourse de l’organisation International Bridges to Justice (IBJ), en Suisse.

Leur ONG se consacre à la justice, la réhabilitation et le développement communautaire, en mettant l’accent sur « la protection et la promotion des droits humains », explique le lauréat. Ils vont jusqu’à représenter les victimes au tribunal et les accompagner dans leur plainte.

« Nous nous engageons à respecter les principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme et les dispositions fondamentales de la Constitution du Bangladesh. Nous fournissons aussi une assistance humanitaire aux Bangladais victimes de violations et de discriminations. »

JusticeMakers défend des « victimes d’exécutions extrajudiciaires, de tortures, de violences organisées et de disparitions, ainsi que des personnes confrontées à la violence et à la discrimination, y compris les femmes et les enfants. »

« Malgré les défis et les dangers auxquels je suis confronté, les moments de réussite et le fait de savoir que je fais la différence dans la vie de quelqu’un en valent la peine. Voir les sourires sur les visages de ceux dont les droits ont été défendus, et savoir qu’ils peuvent désormais vivre dans la dignité et la liberté, est vraiment gratifiant. »

L’organisation, aujourd’hui basée en France, a également pour objectif de « contribuer à la défense, à la promotion, à l’éducation, à la protection et à la réalisation des droits de l’homme, en garantissant l’égalité pour tous les individus, peu importe leur race, sexe, orientation sexuelle ou religieuse, caste ou classe sociale. »

« Nous donnons aussi accès aux services de soutien existants pour les demandeurs d’asile, les réfugiés et les immigrés d’origine bangladaise vivant en France », précise Shahanur.

« Nos experts juridiques leur fourniront des connaissances sur la législation existante, les droits constitutionnels et les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. »

Ils communiquent par la même occasion les affaires pénales bangladaises à l’internationale, afin de « sensibiliser l’opinion publique et faire pression pour la résolution des affaires. »

Ils remuent jusqu’aux plus hautes institutions et juridictions internationales qu’ils mobilisent, n’hésitant pas à planifier des meetings, séminaires et formations. Shahanur et JusticeMakers ne compte pas s’arrêter là : ils comptent « publier prochainement un bulletin mensuel sur l’état des violations au Bangladesh”, ainsi que “des documents de recherches et de livres. »

« Nous maintiendrons des relations étroites et une coopération avec d’autres organisations de défense des droits humains, des ambassades, des associations locales d’avocats, de médecins, des associations de journalistes et d’autres professionnels. » Enfin, « une ligne téléphonique d’urgence » sera mise en place au Bangladesh pour toute personne concernée. 

Initiative Marianne, « opportunité inestimable » pour JusticeMakers

Des étapes qui n’auraient pu être atteintes sans sa participation à l’Initiative Marianne, véritable incubateur pour les défenseurs des droits. Shahanur se sent « extrêmement chanceux et honoré » d’être lauréat de la promotion 2023.

« Cette reconnaissance a eu un impact significatif sur mon travail en tant que défenseur des droits », clame-t-il. Son ONG a obtenu plus de visibilité et atteint « un public plus large. » Il parle d’une « opportunité inestimable » au sein du programme, qui lui a permis d’avoir un « plus grand impact positif. »

« Le fait d’être reconnu comme lauréat valide mon dévouement et mon impact dans la promotion des droits de l’homme », nous explique l’avocat. « Cela a renforcé ma crédibilité, attirant le soutien, le partenariat et la collaboration d’individus et d’organisations qui partagent cet engagement commun. »

Il a pu par la même occasion développer ses compétences en plaidoyer et d’approfondir ses connaissances en droit international. En résumé, « l’attention et le soutien internationaux suscités par l’Initiative Marianne ont contribué à ma sécurité et à mon bien-être dans l’accomplissement de mon travail. »

Vaillant, Shahanur n’est pas découragé par les violences ou la masse vertigineuse de travail : il sait à quel point la communauté LGBTQI+ est marginalisée dans son pays, et qu’il s’agit bien trop souvent de vie ou de mort.

Crédits photo : Jon Southcoasting, Shahanur Islam.

Maud Baheng Daizey

PORTRAIT. Farhad Shamo Roto, Ézidi « apatride dans mon propre pays »

Toujours accompagné de son fidèle sourire aux lèvres, Farhad Shamo Roto respire la joie de vivre. Lauréat 2023 de l’Initiative Marianne et fondateur de l’association « Voice of Ézidis », Farhad aide aujourd’hui les réfugiés Ukrainiens à trouver un foyer d’accueil. Des montagnes du Sinjar à l’Elysée, Farhad n’a cessé de se battre pour son peuple et les droits humains. Rencontre avec le défenseur des droits pour l’Œil de la Maison des Journalistes.

Malgré les épreuves et obstacles, le quasi trentenaire Ézidi continue de tracer sa route avec une énergie folle. Il a fait de sa communauté sa vocation, ou plutôt la liberté de son peuple.

Minorité réprimée en Irak, les Ézidis craignent que leur histoire et culture ne disparaissent avec les génocides.

Un peuple millénaire harcelé et massacré

Ézidis et non Yézidi, comme le veut l’erreur internationale. Car le terme « Yézidi » est incorrect pour la communauté concernée : à travers cette appellation se cache une manipulation politique, afin de catégoriser les Ézidis en tant que groupe terroriste.

« Le mot Ézidi est la bonne version. Il date des époques sumérienne et babylonienne et est dérivé de Khuday Ez Dam, qui signifie « J’ai été créé par Dieu », nous confie Farhad.

« Mais au cours des dernières décennies, les érudits et les médias ont associé les Ezidis à Yazid Bin Mawia, le deuxième calife du califat omeyyade qui s’était opposé au prophète Mahomet. »

Un usage qui coûtera très cher au peuple Ezidi, car des conflits très anciens entre Yazid Bin Mawia et Mahomet divisent toujours l’Irak.

« Nous ne devrions donc laisser personne nous associer à un tel conflit qui n’a pas de fin. Nous sommes issus d’une communauté remontant aux anciennes civilisations mésopotamiennes. C’est pourquoi j’écris notre nom en tant qu’Ezidi et j’encourage les autres à faire de même. »

« Je suis né en 1994, dans un village du nord de l’Iraq, dans la région de Sinjar. Nous étions une famille de fermiers qui cultivait l’ail, et notre seule source de lumière était celle du jour. »

« J’ai été un des premiers de mon village à accéder à l’école sous le régime de Saddam Hussein, et j’ai même obtenu mon diplôme avec mention. »

Etant un Ézidi et considéré comme indigène, Farhad a été longtemps victimes d’harcèlement et de brimades de la part de ses camarades.

Sa communauté connaissait et connait toujours des vagues de violences extrêmes de la part du reste de la population.

Les Ézidis pratiquent en effet une religion non-musulmane, ont leur propre langue et disposent d’une culture spécifique.

Sous le commandement de Saddam Hussein, le gouvernement a tenté d’assimiler les Ézidis, notamment en leur faisant abandonner leurs us et coutumes et en les convertissant de force à l’Islam.

Les groupes terroristes islamiques, eux, prônaient leur disparition totale.

« Les pleurs des mères ne quitteront jamais mon esprit »

Un échec suivi d’une violente répression à partir de 2014. « L’Etat Islamique nous a harcelés, torturés, puis a eu recours aux massacres et génocide, reconnu par l’ONU en tant que tel. Petit, je vivais dans des montagnes isolées, mais nous entendions parler des massacres en permanence. »

Du 3 au 15 août 2014, les Ézidis plongent au fond de l’enfer. L’Etat islamique décide de procéder à une purge ethnique, coûtant la vie à 5 000 personnes au minimum, et conduisant à l’exil de plus de 300 000 Ézidis. Plus de 5 000 femmes ont également été enlevées et vendues comme esclaves sexuelles.

Des chiffres qui ne cessent de grimper au fur et à mesure des langues qui se délient et des recherches indépendantes.

« J’étais un sans-abri, un apatride dans mon propre pays », témoigne avec émotion Farhad, qui était alors en première année à l’université où il étudiait la biologie.

Impossible de retourner dans son village natal, même aujourd’hui. « Ma famille et moi-même n’avons survécu que par miracle. »

« Nous étions piégés, l’unique voie de sortie était dans les montagnes, dans un corridor traversant la Syrie avant de remonter vers l’Irak. Nous nous sommes retrouvés dans des camps de déplacés internes. »

Ces camps, mis en place par l’ONU au début du génocide, restent un enfer pour les réfugiés. « J’y ai vécu 3 ans et demi avec ma famille. »

« Beaucoup de réfugiés se suicidaient, nous étions terrorisés et perdus. J’ai vécu cette expérience comme des années de prison. Les hurlements et pleurs des mères ne quitteront jamais mon esprit. »

Impossible pour autant que Farhad de rester cloîtré dans sa prison : le jeune homme s’active, monte un réseau pour aider les nouveaux arrivants au fil des années à s’installer, et met sur pied avec des camarades un millier de tentes.

« Je m’étais lancé dans la biologie car mon village avait besoin de personnes compétentes en soins médicaux. » Sans aide extérieure, les déplacés doivent se procurer leurs denrées alimentaires et autres fournitures.

« Je n’avais pas le choix, je devais régulièrement traverser la frontière pour ramener à manger à ma famille. Et pour pléthore de volontaires, il s’agissait d’un aller sans retour. »

« L’Etat Islamique nous bombardait et nous tirait dessus lorsque ses membres nous apercevaient. Toutes ces expériences ne m’ont donné que plus envie de dédier ma vie aux autres. »

La Drôme, surprenant havre de paix pour les Ézidis

Au bout de trois longues années, une lumière d’espoir jaillit au fond du tunnel. L’un des oncles de Farhad est alors le garde du corps d’un diplomate positionné en France, et négocie depuis août 2014 la venue de son neveu.

Son oncle y a échappé de peu lui-même, et parviendra à extraire Farhad et ses parents du pays. « Des groupes de volontaires dans la Drôme acceptent de nous accueillir chez eux, mais obtenir notre visa nous prend un an. En 2017, nous nous envolons alors pour la France. »

Il atterrit avec sa famille à Grane, non loin de Valence. Grâce à des organisations telles Val de Drôme Accueil Réfugiés, des familles entières peuvent fuir le génocide et savourer la paix.

Plus de 80 familles sont ainsi hébergées dans le département depuis 2015. Aujourd’hui, la France accueille plus de 10 000 Ézidis sur son territoire.

Après quelques mois dans la Drôme, Farhad s’installe à Lyon pour quatre semaines. Il saisit l’opportunité de se rendre sur Paris en 2018, grâce à un service civique jusqu’en 2019.

Il y fait la rencontre de Mario Mažić, co-fondateur de l’ONG « Youth Initiative for Human Rights in Croatia » et enregistre en 2019 son association « Voice of Ézidis » (VOE) dans la capitale française.

Paris lui permet par ailleurs de faire grandir VOE, chose qu’il ne pouvait pas faire dans la Drôme.

Pourtant en activité depuis plusieurs années, il avait par le passé tenter d’enregistrer VOE en Iraq, sans succès : il devait changer le nom de l’organisation, ce qui revenait à lui faire perdre son essence-même.

Mais sous le manteau, en Iraq comme en France, Farhad Shamo Roto soulève des montagnes pour aider ses compatriotes. « J’ai travaillé sur de nombreux cas très divers », explique-t-il le regard au loin, se remémorant le passé.

« J’ai fourni des conseils juridiques, en aidant les survivants installés en France à remplir leurs papiers et à s’intégrer, j’ai organisé de nombreux événements pour lier les communautés françaises et Ézidis en France. »

« Nous nous sommes mobilisés pour aider la communauté durant la pandémie, j’ai parfois été un support financier… » Enumère-t-il. Au total, plus de 500 familles bénéficient de son aide, même durant la pandémie.

Mario Mažić, avec qui il garde un lien fort, l’appelle par une belle après-midi de juin 2020 pour lui parler du programme initié par la fondation Obama, appelé « European Leaders. »

Selon Farhad, « Mario était persuadé que je pouvais faire partie du programme. J’ai donc passé une interview et j’ai été sélectionné. »

European Leaders et Initiative Marianne, le tournant international

Fort de ses expériences, d’un master Relations Internationales à l’HEIP et de sa volonté inarrêtable, Farhad est sélectionné pour participer au « Leaders Programs » en 2020, pour une durée de six mois.

Celui-ci a pour objectif « d’inspirer, de responsabiliser et de mettre en relation » des activistes et défenseur.es des droits des quatre coins du globe, à l’instar de l’Initiative Marianne.

Le premier stage a été un « très bon entraînement en défense des droits » pour Farhad, qui souhaite développer son organisation VOE à l’internationale, et qui lui a permis de solidifier son carnet d’adresses.

« Ce programme a été un véritable tournant pour moi. Les autres participants font partie de ma famille maintenant, nous nous serrons vraiment les coudes ! »

Il y rencontre le Biélorusse Nick Antipov, défenseur des droits LGBTQ+. Les deux hommes sympathisent et gardent contact, animés par la même passion pour l’humain.

Ravi de son expérience, Farhad se mobilise pour trouver un stage similaire : il finit par être sélectionné pour la promotion 2023 de l’Initiative Marianne, où il a postulé en décembre 2022.

Lancée en décembre 2021 par le président Emmanuel Macron, l’Initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme est un programme qui comporte trois volets. Le premier est international, comprenant le soutien des défenseur.es des droits humains dans leurs pays respectifs par le biais du réseau diplomatique français.

Un volet national, impliquant l’accueil en France pendant six mois de défenseur.es des droits humains issu.es du monde entier pour permettre leur montée en compétence et leur mise en réseau, est également de mise. Enfin, un volet fédérateur vise la constitution d’un réseau international des acteurs de la défense des droits humains à partir des institutions (associatives, publiques, privées) françaises.            
   
Ces défenseurs et défenseures des droits humains venus du monde entier peuvent, durant six mois, construire et lancer leur projet en France. Cette année, treize personnes de diverses nationalités ont été primées pour leurs combats : la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, le Venezuela, l’Ouganda, la Russie, le Mali, le Bangladesh, le Bahreïn ou encore le Pérou ont été mis à l’honneur pour cette édition.

Après avoir reçu quatorze femmes l’année dernière, c’est au tour d’une promotion mixte d’être accueillie en France dans le cadre de l’Initiative. Les lauréats accéderont à un programme de formation afin de renforcer leurs capacités et leur engagement dans leur pays d’origine ou en France, qu’il soit en faveur des droits des minorités, de la liberté de la presse et d’expression, des droits civiques et politiques, des droits des femmes ou encore des droits environnementaux.

Grâce au programme, les lauréats peuvent développer leur association ou leur travail depuis la capitale française, ainsi que tisser un solide réseau de défenseur.es des droits. Un moyen pour la France de fédérer les lauréats et de faire rayonner son action à l’étranger. Depuis 2022, la Maison des journalistes et l’Initiative Marianne s’associent afin de renforcer les échanges entre journalistes exilés et défenseur.es des droits humains du monde entier.

« J’ai pu participer à l’Initiative grâce à des référents qui ont appuyé ma candidature », précise le jeune homme.

« Pendant six mois, j’ai encore mieux développé mes compétences en défense des droits, gestion d’association, agrandi mon réseau d’institutions et ONG nationales et internationales. Au final, l’Initiative se poursuit bien au-delà des six mois. »

La guerre en Ukraine, triste écho à sa vie

Lorsque l’invasion de l’Ukraine est déclarée par la Russie le 24 février 2022, Farhad et son ami Nick sont effondrés. Co-fondateur du projet anti-discrimination MAKEOUT, Nick Antipov est bien renseigné sur les questions d’exil et de migration forcée.

Les deux s’interrogent : comment venir en aide aux milliers d’Ukrainiens qui seront bientôt obligés de se déplacer loin du conflit ?

Se souvenant du système d’accueil dans la Drôme, où des familles françaises hébergent des Ézidis, Farhad mobilise avec l’aide de son ami la société civile. Objectif, trouver des foyers pour les familles et civils ukrainiens au plus vite.

En quelques jours, l’association ICanHelp est montée : le site internet enregistre des centaines de visites par jour, et comptabilise autant de demandes. Aujourd’hui, plus de 13 000 hôtes ont ouverts leur porte.

L’interface permet en effet aux Ukrainiens de se signaler et aux hôtes, de proposer leur domicile comme refuge. Nick et Farhad se chargent de la mise en relation.

« Très vite, nous sommes devenus le lien entre les deux parties en France, nous avons reçu énormément de soutien. L’Union européenne, le Canada, l’Allemagne, la Turquie se sont joints au programme. Un Français a même hébergé 20 familles à lui seul ! »

Toujours très attaché à son travail pour la cause Ézidie, Farhad continue d’aider les réfugiés de sa minorité en France.

Il est actuellement en collaboration avec l’ONU afin de protéger son peuple en Irak, où ils ne bénéficient d’aucun statut.

« L’ONU nous permet d’être entendu et d’avoir une voix au chapitre de nos vies », qu’il espère seront bientôt « paisibles. »

Le mois prochain soufflera le triste anniversaire des neuf ans du génocide. Farhad organise des commémorations en France avec une vingtaine d’autres associations Ézidies. Ces dernières ont par ailleurs lancé un appel à l’Irak pour la reconstruction de la région de Sinjar, leur maison natale.

Crédit photo : Marcus Wiechmann.

Maud Baheng Daizey

PORTRAIT. Tamilla Imanova : « Il était impossible que le peuple russe se taise »

À seulement 26 ans, Tamilla jouit déjà d’un brillant parcours humanitaire et professionnel. Diplômée en droit de l’une des meilleures universités de Moscou, la jeune Russe a fait ses armes en tant qu’avocate dans l’organisation Memorial Human Rights Defence Center, située dans la capitale. Lauréate 2023 de l’Initiative Marianne, Tamilla Imanova revient pour l’Œil sur la défense des droits de l’Homme en Russie, et sur l’impact de l’activisme sur la guerre en Ukraine.

Rencontre.

Une vie pour les droits de l’Homme et les libertés publiques

La défense des droits de l’Homme n’était pourtant pas son premier choix de carrière. À 16 ans, lors d’un échange scolaire aux Etats-Unis à Rio Vista au Texas en 2013, elle découvre un niveau de vie inconnu pour elle jusqu’alors, qu’elle aimerait ramener dans sa ville natale de Russie.

« Les gens vivaient mieux que nous. Les enfants pouvaient conduire à 16 ans, ils avaient des ordinateurs modernes à l’école (nous en avions aussi mais des anciens), une meilleure éducation et les professeurs étaient respectueux », énumère-t-elle avec nostalgie.

« En Russie, les professeurs te manquent très souvent de respect, de même que le gouvernement ne te respectera pas en tant que citoyen. » Une réflexion nourrie aussi par ses loisirs tels les cours de tennis et le club d’échecs, faisant naître peu à peu une vocation en elle.

La jeune femme, solaire, se souvient qu’elle ne souhaitait pas devenir avocate lors de sa première année de droit en 2015, mais qu’elle a toujours voulu aider les autres. Lors d’une recherche de stage, elle découvre le Memorial, qui lui inspire très rapidement son futur professionnel.

Memorial-International est une ONG historique créée à la dissolution du bloc soviétique en 1989, permettant de documenter l’oppression soviétique, particulièrement durant la période stalinienne.

En 1993, une autre ONG voit le jour : le Centre des Droits Humains “Memorial”, pour protéger les citoyens Russes de la répression actuelle.  « Les deux organisations sont amies et échangent régulièrement. » Le prix Nobel a par ailleurs été attribué aux deux branches, en reconnaissance de leur travail passé et actuel.

Tamilla intègre le Memorial en tant qu’avocate stagiaire en 2019, sur recommandation de ses professeurs. Elle apprécie énormément le travail accompli, loin des codes stricts de l’université. « Je voulais revenir au plus vite, dès l’obtention de mon diplôme », explique-t-elle d’un ton enjoué au micro.

« Je dis souvent qu’il s’agit d’une histoire d’amour entre moi et le Memorial », plaisante la défenseure. « Une histoire d’amour qui dure depuis quatre ans ! »

Avant l’invasion de l’Ukraine, son travail consistait à représenter des citoyens des régions reculées du pays, comme pour des affaires de violences conjugales, de torture ou de violences policières avec son équipe. Les droits de l’Homme et la défense des libertés publiques sont les fondements de l’organisation.

Dans des régions comme le Daghestan, la tradition prévaut sur le droit, ce qu’elle tentait de changer. Génie dans son domaine, elle remporte son premier procès devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 2022 concernant des violences domestiques, une grande fierté pour elle.

« La plupart du temps, la Russie payait les amendes de la CEDH. Mais parfois, les arrêts de la Cour amenaient à une nouvelle législation russe concernant les droits de l’Homme. »

Les dossiers du Memorial sont souvent envoyés à la Cour Européenne des Droits de l’Homme lorsque la Russie leur dénie la justice, ce qui attire l’ire du Kremlin.

Le Memorial, prix Nobel de la paix 2022 et épine dans le pied du Kremlin

En 2021, le gouvernement russe s’attaque au Memorial, qu’il compte bien dissoudre grâce à la loi sur l’influence occidentale et les agents de l’étranger. Travaillant avec nombre d’acteurs européens, le Memorial avait été labélisé agent de l’étranger depuis 2014, car il avait dénoncé le conflit en Crimée, et ses membres encore libres risquent toujours la prison.

« En Russie, tout se passe de manière légale mais la loi peut rapidement être détournée » par le gouvernement. Depuis cette année, vous pouvez être caractérisé d’agent de l’étranger sans pour autant recevoir de subventions de l’extérieur.

« N’importe qui pouvait être considéré comme agent de l’étranger, que l’on travaille pour une association ou non. Le simple fait d’utiliser Facebook pouvait vous incriminer, la loi demeure très floue », détaille Tamilla.

Les 28 et 29 décembre 2021, la Cour Suprême et le tribunal de Moscou ordonne la dissolution des deux ONG, décision unanimement condamnée par le Conseil de l’Europe et à l’international.

Aujourd’hui, elles ont été contraintes à l’exil, malgré la demande de suspension de la dissolution par la CEDH. « Nous avons rendu notre combat public sur Telegram, Instagram, Twitter et VKontakte en informant le public de notre dissolution, mais cela n’a pas arrêté le gouvernement. »

Une décision choquante pour les équipes du Memorial, qui tentent néanmoins d’envisager l’avenir : fallait-il délocaliser l’ONG, ou bien en monter une nouvelle ? Devaient-ils braver l’interdiction et continuer de travailler en secret en Russie ? Avant même de pouvoir prendre une décision, les équipes observent avec catastrophe Vladimir Poutine envahir l’Ukraine le 24 février 2022.

« Très vite, ils ont commencé à arrêter toute personne qui critiquait la guerre. Il était impossible pour des ONG de protection des droits de l’Homme comme la nôtre de rester silencieuse », affirme avec force Tamilla. « Il était impossible que le peuple russe se taise. En février et mars 2022, il ne se passait pas un jour sans que les citoyens ne manifestent. »

Et si aujourd’hui cette contestation est moins médiatisée, des manifestations contre la guerre sont toujours programmées en Russie. « Nous n’avons donc pas changé nos positions, et avons pris la décision de fonder un nouvel organisme : le Memorial HRDC, Human Rights Defence Center. Nous n’avons pas le droit de travailler avec notre organisation initiale, mais une nouvelle sous un nom légèrement différent ne pose pas problème. » Pour l’instant.

Certains de ses collègues décident de quitter la Russie et d’opérer depuis l’étranger, faisant toujours face à de possibles procédures judiciaires. À l’instar de Bakhrom Khamroyev, condamné à 14 ans de prison en mai 2023 pour « terrorisme et traîtrise. »

Sa faute ? Avoir fourni des conseils juridiques à un groupe islamique que le gouvernement a classé comme terroriste, bien qu’aucun de ses membres n’ait commis d’acte de violence.

Initiative Marianne, incubateur de tous les projets

Le co-président du Memorial, Oleg Orlov, grand militant des droits et libertés en Russie, avait décidé de rester sur place. Le 8 juin dernier, il a été jugé pour avoir « discrédité l’armée » lors d’une interview avec Mediapart, où il a affirmé que la Russie était désormais « fasciste. »

Après plusieurs amendes, il encourt aujourd’hui l’emprisonnement. « Nous avons couvert les deux premières audiences du procès, et nous attendons vivement celle du 21 juillet », nous explique Tamilla, l’expression déterminée. « Nous n’avons pas réellement d’espoir, mais il reste très courageux et nous maintient dans la bonne direction. »

« J’ai moi-même quitté la Russie en avril 2022 pour la Pologne, qui m’a fourni un visa humanitaire. Cette année, ils m’ont donné un permis de résidence temporaire, ils ont été très accueillants. » Ses collègues lui ont également permis de participer à l’Initiative Marianne en lui laissant du temps en-dehors du travail.

Une photo de Marina Merkulova.
Lancée en décembre 2021 par le président Emmanuel Macron, l’Initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme est un programme qui comporte trois volets. Le premier est international, comprenant le soutien des défenseur.es des droits humains dans leurs pays respectifs par le biais du réseau diplomatique français.

Un volet national, impliquant l’accueil en France pendant six mois de défenseur.es des droits humains issu.es du monde entier pour permettre leur montée en compétence et leur mise en réseau, est également de mise. Enfin, un volet fédérateur vise la constitution d’un réseau international des acteurs de la défense des droits humains à partir des institutions (associatives, publiques, privées) françaises.            
   
Ces défenseurs et défenseures des droits humains venus du monde entier peuvent, durant six mois, construire et lancer leur projet en France. Cette année, treize personnes de diverses nationalités ont été primées pour leurs combats : la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, le Venezuela, l’Ouganda, la Russie, le Mali, le Bangladesh, le Bahreïn ou encore le Pérou ont été mis à l’honneur pour cette édition.

Après avoir reçu quatorze femmes l’année dernière, c’est au tour d’une promotion mixte d’être accueillie en France dans le cadre de l’Initiative. Les lauréats accéderont à un programme de formation afin de renforcer leurs capacités et leur engagement dans leur pays d’origine ou en France, qu’il soit en faveur des droits des minorités, de la liberté de la presse et d’expression, des droits civiques et politiques, des droits des femmes ou encore des droits environnementaux.

Grâce au programme, les lauréats peuvent développer leur association ou leur travail depuis la capitale française, ainsi que tisser un solide réseau de défenseur.es des droits. Un moyen pour la France de fédérer les lauréats et de faire rayonner son action à l’étranger. Depuis 2022, la Maison des journalistes et l’Initiative Marianne s’associent afin de renforcer les échanges entre journalistes exilés et défenseur.es des droits humains du monde entier.

Rentrer en Russie pour finir en prison

« Je ne retournerai pas en Russie pour l’instant, c’est bien trop dangereux pour moi. Il suffit de chercher mon nom sur Google pour voir mes actions contre l’invasion de l’Ukraine et mes positions sur les droits de l’Homme. » Des positions qui pourraient lui valoir la prison, comme son travail avec les minorités ethniques musulmanes qu’elle continue de défendre, ainsi que la recherche et l’accompagnement juridique des Ukrainiens détenus sur le sol russe.

« Ce que j’ai le plus apprécié avec l’Initiative Marianne a été de pouvoir travailler non seulement avec 14 personnes issues de nationalités variées, mais aussi de domaines différents. C’était la première fois que je rencontrais des défenseur.es des droits de divers secteurs. » Des rencontres qui ont conduit à un changement dans son développement personnel et professionnel.

« J’ai découvert le travail d’activistes, journalistes et politiciens étranger au mien, mais servant pourtant la même cause. Nous partageons notre travail et souhaitons rester en contact avec tout le monde. » Aujourd’hui, Tamilla compte étendre le réseau Alumni des lauréats et rencontrer la promotion 2022. « J’ai aussi poussé deux amis à candidater pour 2024 », confie-t-elle avec un rire discret.

« J’espère pouvoir commencer le mentoring dès le début du programme en 2024, et non quelques semaines après. » Grâce à son permis de résidence temporaire polonais, Tamilla est libre de se déplacer dans l’espace Schengen, ce qui lui permettra de continuer plus sereinement son travail pour le Memorial et l’ONU.

Une équipe du Memorial est par ailleurs entièrement dédiée à l’accompagnement des Russes qui refusent d’être mobilisés en Ukraine. Beaucoup ont été enlevés puis emprisonnés, « ou bien on leur lave le cerveau et on leur promet la prison pour qu’ils aillent au front », détaille Tamilla.

« Nous avons un bot Telegram où les civils peuvent nous écrire, et nous sélectionnons nos cas. Ce n’est pas très sûr comme système, mais de nombreux de Russes sont sur Telegram. Nous possédons également une hotline qui est très utilisée. »

« Nous travaillons avec un rapporteur spécial de l’ONU sur la situation en Russie, la Bulgare Mariana Katzarova, à qui nous fournissons nos preuves d’abus de pouvoir du Kremlin. Nous comptons aussi élargir nos équipes juridiques », annonce fièrement Tamilla, point découragée par la quantité de travail.

« A force de travailler sur l’invasion, nous avons même développé de solides compétences sur la juridiction et législation militaires russes », précise-t-elle toujours en souriant. De quoi bâtir une expérience hors du commun à un jeune âge, que l’Initiative Marianne a mis à l’honneur cette année.

Maud Baheng Daizey

PORTRAIT. Taher Hijazi : « on ne pouvait pas sortir sous peine d’arrestation ou de mort » en Syrie

Agé d’une trentaine d’années, Taher Hijazi est un défenseur des droits syrien, dont le combat remonte à plus de dix ans. Très assidu, Taher est arrivé à la Maison des journalistes avec de nombreux documents, ayant déjà préparé ses déclarations. Si ses mains tremblent par moment, la fermeté de sa voix ne trompe personne : il connaît l’importance de son travail pour la Syrie et le reste du monde, à savoir la lutte contre l’utilisation des armes chimiques sur la population ou en temps de guerre.

Pour comprendre sa vocation, il nous faut remonter à mars 2011, début du Printemps arabe en Syrie. Taher étudie alors le droit à l’Université de Damas, et participe à des manifestations pacifiques avec son entourage pour un « changement démocratique » dans son pays. « Mais le régime d’Al-Assad a rebondi en choisissant l’oppression, les arrestations et disparitions forcées », explique Taher d’un ton neutre. « Plusieurs de mes collègues ont été arrêtés. Nous avons été torturés et emprisonnés », témoigne-t-il en pesant ses mots.

En Syrie, des disparitions forcées non résolues depuis 12 ans

Il participe alors à la documentation des violences pour le Centre de documentation des violations en Syrie, ONG fondée par son amie et avocate Razan Zaitouneh. « J’ai listé les arrestations, pris des photos des victimes, recueilli des témoignages » à partir de 2013, où « la révolution s’est transformée en guerre. »

« Le régime Assad a utilisé des armes pour bombarder ma ville dans la région de Ghouta », comme le gaz sarin et la chlorine, pourtant interdits. « J’ai été blessé plusieurs fois par le gaz, surtout au massacre de la Ghouta orientale, le 21 août 2013. Je suis resté trois jours chez moi avec mon visage qui me semblait brûlé, j’étais épuisé et je vomissais constamment. »

Taher s’interrompt un instant, reclasse ses papiers déjà bien ordonnés, puis reprend : « fin 2013, un groupe islamique a enlevé tous mes collègues du bureau du Centre de Documentation des violations. C’était mes amis et jusqu’à ce jour, nous n’avons plus aucune nouvelle. » Le 9 décembre 2013, Razan Zaitouneh est portée disparue. Le défenseur fixe le vide quelques secondes, comme s’il se remémorait les évènements.

Il explique avoir continué son travail seul jusqu’en 2015, alors qu’Al-Assad assiège sa ville durant de longues années. « On ne pouvait pas sortir sous peine d’arrestation voire de mort », confie Taher. « J’ai été blessé à la tête par des éclats d’obus lors d’un bombardement en 2015. »

Il s’agissait d’une « bombe à vide », une arme thermobarique très puissante. Son utilisation « contre des cibles militaires » n’est pas explicitement interdite par les conventions internationales. Mais user de bombes à vide sur des civils demeure une violation des traités de l’utilisation des armes dans un conflit, sans pour autant être spécifiquement prohibées.

« Mon frère a été torturé à mort par le régime en 2014 et mon père a été tué dans une frappe aérienne russe en 2018. Trois autres de mes frères ont été arrêtés par un groupe islamique. Ma famille est le parfait exemple de la guerre en Syrie », relate-t-il en tenant son stylo rouge, un petit sourire vaincu aux lèvres. Mais malgré les morts, Taher ne s’arrête pas et continue de documenter les attaques.

La France, un nouveau front pour Taher Hijazi

« De 2014 à 2018, j’ai été menacé par un groupe islamique. En 2018, j’ai fui avec ma famille vers le nord de la Syrie. » Grâce à l’aide de Reporters Sans Frontières, Taher, sa femme et son fils parviennent en France à partir de juin 2019. Il obtient le statut de réfugié en mars 2020, à l’époque du premier confinement – une époque très difficile à vivre pour lui.

Bien qu’il soit réfugié de guerre dans un pays qu’il ne connaît pas, Taher demeure actif et témoigne contre un groupe islamique en 2019 et en mars 2021, lorsque le tribunal de Paris est saisi pour l’utilisation des armes chimiques en Syrie. S’il reste témoin en 2019, il se constitue partie civile en 2021.

« En août 2020, j’ai emménagé dans le Puy-en-Velay, j’étais très isolé. J’ai voulu continuer mes études et apprendre le français, mais je ne pouvais pas », se désole-t-il en se remémorant la chambre exigüe qu’on lui avait prêtée. 

Deux ans plus tard, il découvre l’Initiative Marianne et candidate en septembre 2022, persuadé qu’il ne sera pas retenu. « Je pensais ne pas avoir les compétences mais l’Initiative Marianne m’a choisi, j’ai donc bien fait d’avoir candidaté ! » Un autre sourire, heureux cette fois-ci, fleurit à nouveau sur son visage, alors qu’il explique avoir été « choqué » de cette bonne nouvelle. En novembre, l’Initiative est lancée.

Lancée en décembre 2021 par le président Emmanuel Macron,  l’Initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme est un programme qui comporte trois volets. Le premier est international, comprenant le soutien des défenseur.es des droits humains dans leurs pays respectifs par le biais du réseau diplomatique français.

Un volet national, impliquant l’accueil en France pendant six mois de défenseur.es des droits humains issu.es du monde entier pour permettre leur montée en compétence et leur mise en réseau, est également de mise. Enfin, un volet fédérateur vise la constitution d’un réseau international des acteurs de la défense des droits humains à partir des institutions (associatives, publiques, privées) françaises.                

Ces défenseurs et défenseures des droits humains venus du monde entier peuvent, durant six mois, construire et lancer leur projet en France. Cette année, treize personnes de diverses nationalités ont été primées pour leurs combats : la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, le Venezuela, l’Ouganda, la Russie, le Mali, le Bangladesh, le Bahreïn ou encore le Pérou ont été mis à l’honneur pour cette édition.

Après avoir reçu quatorze femmes l’année dernière, c’est au tour d’une promotion mixte d’être accueillie en France dans le cadre de l’Initiative. Les lauréats accéderont à un programme de formation afin de renforcer leurs capacités et leur engagement dans leur pays d’origine ou en France, qu’il soit en faveur des droits des minorités, de la liberté de la presse et d’expression, des droits civiques et politiques, des droits des femmes ou encore des droits environnementaux.

Grâce au programme, les lauréats peuvent développer leur association ou leur travail depuis la capitale française, ainsi que tisser un solide réseau de défenseur.es des droits. Un moyen pour la France de fédérer les lauréats et de faire rayonner son action à l’étranger. Depuis 2022, la Maison des journalistes et l’Initiative Marianne s’associent afin de renforcer les échanges entre journalistes exilés et défenseur.es des droits humains du monde entier.

Il bénéficie alors de plusieurs formations, notamment sur la gestion associative et de projets, sur la prise de parole en public, de communication non violente et gestion des conflits… Il participe également à des cours de politique à Sciences Po, centré sur le Proche et Moyen-Orient. « J’ai également visité des associations et organisations comme le Conseil de l’Europe, le Parlement européen ou encore la Cour européenne des Droits de l’Homme. »

Il obtient de nombreux contacts et soutiens d’organisations nationales et internationales, qu’il n’aurait pu avoir sans l’Initiative Marianne. De quoi lui redonner de l’espoir ou tout du moins, de la force pour sa lutte. « C’était le plus important je pense, ainsi que toutes les formations auxquelles j’ai assisté. »

Taher Hijazi en manifestation à Paris.

L’abandon total de la communauté internationale

En avril 2022, Taher donne naissance à l’association « Paths of Justice » avec un groupe d’activistes syriens. Elle vise à « promouvoir une culture des droits de l’Homme et plaider en faveur de la responsabilité, en veillant à ce que l’impunité ne soit pas tolérée. »

Elle fournit également « diverses formes d’assistance aux victimes de violations » de ces droits, ainsi qu’elle permet « d’autonomiser et accroître la conscience juridique de la société en Syrie et au sein de la diaspora. » Grâce à Paths of Justice, les bénéficiaires peuvent se voir offrir « une formation spécialisée sur la sensibilisation juridique aux lois nationales, la documentation pénale et les lois de la guerre. »

Taher ne s’arrête pas là et en août 2022, il fonde « avec un groupe de survivants l’Association of Victims of Chemical Weapons, comprenant un groupe Facebook pour les victimes des armes chimiques avec plusieurs objectifs, notamment intensifier les efforts pour documenter l’utilisation et pour garantir tous les droits des victimes de ces armes. » Il est « crucial » pour lui de soutenir et d’appuyer les efforts déployés pour interdire l’utilisation des armes chimiques dans le monde.

« Aucune avancée, aucun effort international n’a été fourni pour obtenir justice en Syrie », affirme-t-il en posant ses mains à plat sur la table. « La Russie a utilisé son droit de véto au Conseil de sécurité sur les questions de l’utilisation des armes chimiques interdites. La situation de mon pays est très compliquée aujourd’hui, avec la présence russe, iranienne, turque, états-unienne… » Aujourd’hui, la Syrie ne connait pas « de guerre locale, elle s’est répandue bien au-delà des frontières. Et tant que le régime Al-Assad restera au pouvoir, il n’y aura aucune justice. »

Aujourd’hui, après l’Initiative Marianne, Taher souhaite « améliorer le projet de mon association et je veux travailler avec tous les acteurs que j’ai rencontré pendant le programme, afin de trouver de bonnes suggestions pour soutenir les victimes syriennes. »

Crédits photos : Taher Hijazi

Maud Baheng Daizey

“The persecution never stops” : in Cuba, journalists muzzled by power

Members of the House of Journalists since early January 2023, Cuban couple Laura Seco Pacheco and Wimar Verdecia Fuentes have lost none of their verve. They are determined to fight for freedom of the press and freedom of expression in Cuba, and have agreed to tell us all about the censorship they have faced on the island. 

Laura (29 years old) and Wimar (35 years old) had never visited France until their arrival on December 9, 2022. During our interview, Wimar didn’t hesitate to grab a marker to write down his thoughts on the whiteboard at his disposal. Laura, a journalist since 2018, worked for the governmental newspaper Vanguardia at first, and she wrote articles about diverse topics, mainly cultural. 

The time I spent at Vanguardia was due to my social service, which is compulsory in the state media after graduation,” she explains. She stayed there for three years. During this time, she developed a strong desire for independence. She ended up joining the media El Toque in January 2022, for the love of independent and free information.

Over 1,000 political prisoners in Cuba

According to the Cuban constitution, independent media is prohibited in the country. In September 2022, government pressure was such that El Toque experienced a wave of forced resignations. 

In an article from the same month, the media outlet explains that “scenarios of interrogation and blackmail, as well as the use of travel regulations to several of our colleagues residing in Cuba, meant that by September 9, 2022, the number of resignations of members of our team had risen to 16.” 

Faced with constant and serious threats, Laura eventually gave up “the possibility of working in any other independent journalism platform in Cuba.” Those who wish to continue working are forced to do so from abroad, at the risk of imprisonment, without access to government sources and information. 

“As far as I know, journalist Lázaro Yuri Valle Roca is in prison today,” says Laura. “The prosecutor’s office has charged him with the alleged crimes of continuous enemy propaganda and resistance. But there are at least 1,000 political prisoners at the moment. Disappearances and detentions lasting several days are commonplace in Cuba.”

“Many are not politicians, most are accused of committing common crimes. They are considered political prisoners because of the charges brought against them: corruption or espionage, for example.” Whether political, social, economic or sporting, the El Toque team was keen to cover every event in Cuban society, much to the chagrin of the government.

Le caricaturiste Wimar avec sa nouvelle peinture.

With the sharp point of his pencil, cartoonist and illustrator Wimar Verdecia Fuentes has been denouncing and challenging the Cuban regime for years, notably for El Toque. 

Wimar, a member of the independent press since 2018, first began his career as an illustrator. Not without pride, he confided to MDJ’s microphone that he was one of the first to introduce political cartooning to Cuba’s new independent media: his cartoons were published in the Xel2 supplement, owned by El Toque. 

Since September 2022, he has been part of the “Cartoon Movement“, and has already drawn on international (the war in Ukraine), sporting (the European Cup) and societal (weapons in the USA) subjects. “Cartoon Movement” is an online platform for cartoonists from all over the world to publish their work and gain greater visibility.

Wimar was also managing editor of Xel2. His resignation prompted the editorial team to close the Xel2 site, much to his dismay.

Little by little, their work at el Toque aroused the ire of the Cuban government. The newspaper became the state’s main target, as the population became increasingly interested in Wimar’s drawings and the articles by journalists like Laura.

Faced with this disturbing popularity, the Cuban government tightened its grip on the press. Between 2020 and 2021, war is declared. 

The exchange rate, a weapon of Cuban freedom of expression 

The newspaper published the informal exchange rate between the dollar and the Cuban peso, leading many people to use this rate as a guide for their transactions, in a country where the economy is heavily dollarized,” Wimar tells us. 

After this publication, El Toque became very popular with the public, with the same rate being displayed all over the country. The government then estimated that 120 pesos equaled one US dollar (unlike our rate), which caused prices to soar with speculation. They then blamed journalists. But the people were not fooled; the government knew it had lost credibility with a large proportion of Cubans. It nevertheless maintained its official discourse for those who still had faith in its claims, but it lost the hegemony of communication thanks to the independent media.”

From there, Wimar and Laura’s lives were turned upside down. “The persecution never stops. Until September 2022, I had no problem being an independent journalist. But at the end of August 2022, the authorities targeted all el Toque contributors in Cuba and other independent journalists and political activists.

One morning, “they came to get Wimar by car and took him away for three hours to threaten him. They did the same to me the next day, with the same threats. They tried to dissuade us from continuing our work.”

After that, they broadcast the video on national television accusing us of being mercenaries in the pay of the United States, editing the video so that people would think we were working for a foreign government, in order to bring about regime change in Cuba and destabilize the country. This type of accusation is particularly used against journalists and political activists.” 

Fortunately, the newspaper is entirely digital and a large proportion of its journalists are based abroad, allowing it to keep rolling.

Because of my cartoons denouncing the abuses of power, I suffered persecution and interrogation,” confides Wimar. “They forced me to quit my job too, telling me I risked ten years in prison if I refused. With the Xel2 supplement, we were able to bypass the censorship through Xel2 to which graphic humor has been subjected for over 60 years, particularly in the official state media.” Simply publishing “articles that stepped outside the government agenda exposing the government, was a slap in the face to the censors,” says Laura with a valiant smile.

We rekindled a taste for this type of journalism and other media began to follow, opening up a place for cartooning in the independent media. The government couldn’t let such freedom grow.” 

“Some journalists can’t or don’t know how to leave the island”

For the cartoonist, “the Cuban government even pursues left-wing media that defend socialism. Even the simplest communication initiative from outside the Communist Party is considered suspect and can lead to persecution. There is no left-wing government in Cuba, it’s a bureaucratic oligarchy where power is in the hands of a few people close to the Castro family.”  

“As for the economy, it’s in the hands of a conglomerate of military companies called GAESA. There is no separation of powers in Cuba, everything is controlled by the Party. This generates a context with no legal guarantees for anyone considered a dissident.”

If the two journalists managed to escape, it was thanks to the international network Cartoon for Peace and RSF. “After our forced resignations, Wimar asked Cartoon Movement for help, and they put him in touch with Cartooning for Peace. They helped us get our visas and set up in Paris. France has a history of freedom of expression, and I think they helped us protect these values,” says Laura, who came to know France through its ideals of equality and freedom.

A very discreet power

Ideals to which the journalist couple and the Cuban people have aspired for years. “While Cuba remains very discreet about its actions and the way it silences its population, it has become increasingly complicated for the government to hide its human rights violations with the advent of the Internet. Five years ago, we didn’t know what was going on in terms of activism, even when Laura worked for a government newspaper. The Internet has been a real lever for press freedom.”

While they have managed to escape the dictatorship, this is not the case for the majority of their colleagues, from whom they try to get news. “Some journalists have decided to stay but are still under threat, but they don’t want to leave the country where they were born. There have to be journalists in Cuba, especially independent ones, and others don’t know how to leave the country. Or still others prefer to remain anonymous to protect themselves.” 

Cuba has now become too dangerous for them to work in peace, so they continue their fight from France and the Maison des Journalistes. For the time being, Laura collaborates from time to time with El Toque and Wimar for “La Joven Cuba”, where he draws a humorous column every Sunday. 

But they can’t receive support online, “the Cuban people are very afraid because many depend on their work with the government or fear reprisals. There’s a law in Cuba that allows you to fine or imprison someone for giving their opinion on social networks or making fun of the government, so no one dares say anything.” A phenomenon far from discouraging them in their fight, which they know is necessary and inescapable.

By Maud Baheng Daizey. Translation by Andrea Petitjean.

CHOKRI CHIHI, journaliste exilé : “En Tunisie, c’est un cauchemar”

Né à Tunis (Tunisie) le 29 avril 1983, Chokri Chihi grandit avec ses quatre frères au sein d’une famille modeste. S’il suit un master en droit international privé en 2006 à la faculté de Tunis, le journalisme apparaît rapidement comme une évidence pour Chokri : “Depuis petit, je suis bavard, je parle beaucoup, je participe aux débats. J’ai fait des études de droit, j’aurais pu être avocat, mais le journalisme s’est imposé à moi naturellement”.

Il débute sa carrière de journaliste en 2007 et travaille pour un hebdomadaire très connu en Tunisie, Akhbar Joumhouria. Chokri publie des articles sur les violences policières et la corruption dans les clubs de football tunisiens, qu’il condamne fermement. Passionné de sport, de documentaires et de faits divers, il se forme au journalisme d’investigation, journalisme sportif, et journalisme de guerre.

Depuis 2012, Chokri est aussi rédacteur en chef du journal électronique espacemanager.com (version arabe). Il se spécialise également dans la rédaction et création de documentaires au sein du centre Al Jazeera en 2014, où il travaillera en tant que journaliste d’investigation et assistant de production de documentaires jusqu’en 2018.

Un journaliste engagé dans le collimateur des autorités

En 2011, la “Révolution du jasmin” explose en Tunisie. S’il participe aux manifestations pour réclamer la chute du régime en tant que citoyen, Chokri couvre les événements en tant que journaliste.

Les policiers s’en prennent violemment aux manifestants et aux opposants politiques, et Chokri condamne ces actes en appelant à la démocratie. Il l’affirme fièrement : il est et a toujours été un fervent défenseur de la liberté d’expression, de la démocratie, et des droits de l’homme.

Chokri Chihi lors d’une manifestation en faveur de la liberté d’expression devant le siège du syndicat tunisien “Non aux agressions envers les journalistes” en 2018.

Mais les policiers n’apprécient pas le travail du journaliste qui publie des articles dans lesquels il dénonce les bavures policières. Il devient alors la cible de menaces, provocations, harcèlement, agressions et kidnappings de la part des policiers tunisiens.

C’est le début d’une longue série d’acharnement qui durera des années, jusqu’à son départ en 2022.

En 2018, la carrière de Chokri prend un nouveau tournant. L’affaire Omar Laabidi, un jeune tunisien de 19 ans mort par noyade après un match de foot, le poussera à fuir son pays, où il n’était plus en sécurité.

“Le 1er avril 2018, je couvrais un match de football quand une amie m’a appelé pour me dire qu’un jeune supporter s’était noyé dans la rivière à proximité du stade. Je me suis rendu sur place, plusieurs policiers étaient présents. Ils m’ont expliqué que le jeune s’était noyé à la suite d’une bagarre entre supporters de clubs rivaux, et qu’ils étaient à la recherche du cadavre disparu. J’ai décidé d’enquêter, et j’ai interviewé et enregistrer le récit d’un témoin, puis j’ai découvert que les policiers avaient poursuivi le jeune homme avec des matraques avant de le noyer, tandis qu’il implorait de l’aide. J’ai transmis l’enregistrement à une chaîne de télévision, et l’affaire est devenue publique. Les policiers voulaient ma peau. J’ai été agressé, tabassé, giflé, menacé de mort par la police. J’ai été kidnappé et sévèrement battu”.

Devenue emblématique de l’impunité policière, l’affaire Omar Laabidi a choqué l’opinion publique et fait réagir la scène internationale. Les 12 policiers impliqués dans l’affaire ont été condamnés à deux ans de prison ferme pour homicide involontaire en novembre 2022, pas moins de quatre ans après le meurtre du jeune homme. 

Au pouvoir depuis 2019, le président tunisien Kaïs Saïed laisse peu de place à la liberté de la presse. Sous la pression du gouvernement, les journalistes sont nombreux à s’autocensurer pour ne pas s’attirer les foudres des autorités.

Le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed orchestre un coup d’état, que Chokri n’hésite pas à critiquer. “Il n’y a pas de liberté de la presse en Tunisie, les arrestations, les emprisonnements de journalistes, d’opposants politiques, et de militants des droits de l’homme se succèdent depuis 2021. Il y a des procès devant les tribunaux militaires. Les dissidents qui critiquent Kaïs Saïed sont vus comme des traîtres, des complotistes. En Tunisie, c’est un cauchemar”. 

2022, l’année de trop

Depuis 2018, Chokri subit des avalanches de menaces et d’agressions. Pour autant, il continue d’exprimer son opposition au gouvernement en vigueur. Ses critiques lui valent une intensification des violences policières à son égard : il est l’ennemi numéro un, l’homme à abattre.

Chokri Chihi lors d’une agression policière dans une tribune de presse au stade de Radès en 2022. Une photo de Haikel Hamima.

Il porte plainte à plusieurs reprises pour menaces de mort et agressions, mais en vain, les policiers formant une coalition géante à l’encontre de Chokri, qui est à bout de forces.

“Le 23 avril 2022, alors que je sortais d’un gymnase dans lequel se déroulait une finale de handball d’un championnat, quatre individus en tenue de policiers m’ont kidnappé et m’ont violemment battu dans un camion blindé. Ils me frappaient au visage, je criais mais personne ne m’entendait. Ils ont essayé de trouver des prétextes pour m’emmener devant la justice et me faire mettre derrière les barreaux. Ils m’ont accusé d’insultes envers les agents, puis ils ont essayé de dissimuler de la drogue sur moi. Lorsqu’ils m’ont relâché, c’en était trop. Les menaces, les provocations, les gifles, je m’y étais habitué. Mais les violences avaient monté d’un cran, un cran que je ne pouvais plus supporter. Je vivais dans la peur, je souffrais d’angoisse et de troubles du sommeil, j’ai consulté des psychiatres. Les policiers, eux, se réjouissaient de savoir que j’étais dans un piteux état. Ils m’ont envoyé des messages en riant : “la prochaine fois, on te violera et on te tirera une balle dans la tête”. J’ai démissionné, j’ai vendu ce qui m’appartenait, et j’ai quitté mon pays pour ma sécurité. J’ai pris l’avion pour la France. Après de longs mois marqué par des démarches administratives, j’ai fini par rejoindre la Maison des journalistes explique Chokri, le regard emprunt de tristesse.

Un nouveau départ en France

Membre de la Maison des journalistes depuis mai 2023, Chokri tente petit à petit de retrouver confiance en l’avenir, lui qui avait perdu tout espoir en Tunisie. Depuis qu’il est en France, Chokri continue son métier de journaliste. Il publie, entre autres, des articles pour espacemanager.com (version arabe), participe à des manifestations en faveur de la démocratie en Tunisie, et est membre du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT).

Chokri Chihi lors d’une manifestation à la place de la République (Paris) en mai 2023.

Mais même en-dehors du pays, le journaliste continue de recevoir des menaces : “J’ai peur de retourner en Tunisie. Les policiers savent que je suis en France, ils ont réussi à me joindre sur mon téléphone. Ils m’envoient des messages pour me menacer, ils me disent qu’ils vont me retrouver et m’enterrer ici en France. Les policiers qui ont été condamnés pour l’affaire Omar Laabidi ne me laisseront pas tranquille. Je ne suis pas le premier journaliste qui doit fuir la Tunisie pour ne pas mourir”.

Loin de se laisser abattre, Chokri a de nombreux projets en tête, dont celui de créer sa chaîne YouTube pour donner la parole aux exilés maghrébins et opposants politiques qui ont trouvé refuge en France. 

Par Andréa Petitjean

PORTRAIT. « Nous n’avons rien fait de mal, juste tendu notre micro et allumé la caméra »

Menaces de mort, agressions et intimidations sont devenues le quotidien des acteurs de la presse à travers le monde.

Les journalistes maliens en font la douloureuse expérience depuis plusieurs années, dont Malick Konaté, journaliste pour l’AFP et fondateur de l’agence de communication MAKcom, a dû quitter le Mali et se réfugier à Dakar en septembre, puis en France en janvier 2023. Il relate aujourd’hui pour la Maison des journalistes son histoire. Entretien.

Malick Konaté a plus d’une dizaine d’années d’expériences à son actif, après avoir été sélectionné en 2012 pour intégrer en tant qu’animateur la radio web des Jeunes Francophones du monde. 

Étoile montante à Bamako, il participe la même année à une formation au sein de RFI dans la capitale française.

Grâce à la chaîne privée malienne Wôklôni-TV, le jeune homme suit une formation avec l’école de journalisme de Lille, présente à Bamako. 

C’est en 2015 qu’il se lance dans une carrière de journaliste reporter d’images, fort d’un parcours déjà bien fourni. Très vite, il parvient à se hisser au rang de rédacteur-en-chef pour une chaîne de télévision privée jusqu’en 2018, où il en devient le directeur de la chaîne Africom-TV. 

Il entame alors ses premières productions pour l’AFP, et collabore aujourd’hui avec BFMTV, TF1 ou encore Al-Jazeera.

Prolifique, Malick tient également à partir de 2018 sa propre agence de communication, MAKcom, où une chaîne télévisée diffuse ses programmes depuis cinq ans.

Le trentenaire a toujours couvert des sujets sensibles au Mali et depuis le coup d’Etat de mai 2020, subit de grandes campagnes de dénigrement et de harcèlement sur les réseaux sociaux.

L’année 2022, le début de la fin

En 2022, une dizaine de personnes y étaient employées : ils subissent les vagues de harcèlement mais tiennent la barre, avant la date fatidique du 31 octobre 2022, où les campagnes prennent “des proportions hors-normes.”

BFMTV diffuse en France un documentaire intitulé “Wagner, les mercenaires de Poutine”, provoquant l’ire sur les réseaux sociaux maliens. Malgré ses efforts, le journaliste émérite n’a d’autre choix que de réduire ses effectifs. 

Selon de nombreux anonymes en ligne réclamant sa tête, Malick aurait tourné la séquence sur le charnier de Gossi, un massacre que l’armée française attribue à Wagner.

Malick Konaté n’a jamais tourné cette séquence. Les images du charnier de Gossi ont été tournées par un drone de l’armée française qui les a transmises aux rédactions”, explique BFM dans un article

La chaîne rappelle également que Malick “n’a jamais participé à la rédaction du reportage”, en vain : le journaliste est désormais victime de centaines de menaces en ligne et d’appels à “abattre l’ennemi.”

Accusé de tenter d’espionner et “vendre” le Mali à l’Occident, Malick est depuis victime d’éreintantes campagnes de harcèlement en ligne.Sur les réseaux sociaux, ce sont généralement des faux profils qui m’attaquent et me menacent de mort, mais je ne sais pas qui se cache derrière tout cela”, explique-t-il au téléphone d’un ton mesuré et grave, typique des journalistes radio. Imperturbable, Malick ne tourne guère autour du pot et répond de manière directe à chacune de nos questions.

Le journaliste, pion de conflits géopolitiques

J’ai prouvé qu’il ne s’agissait pas de mes images car je n’étais pas en capacité de les tourner moi-même. Mais les gens pensent que nous mentons, moi et les médias français. Ils cherchaient un alibi pour s’attaquer à la France mais pas de manière frontale, c’est pour cela qu’ils m’ont attaqué moi” détaille-t-il d’une voix neutre. “Nous ne pouvons pas toucher la France, alors nous allons abattre Malick.

Une période sombre pour le journaliste, alors frappé de plein fouet par la dépression et isolé par tous.

J’ai été attaqué à mon bureau par deux personnes cagoulées, et rien n’a été fait malgré ma plainte. Une autre fois, des messages audio ont circulé sur Facebook et WhatsApp, où mon identité était dévoilée et où on appelait à m’abattre.”

Bien que les autorités possèdent les informations personnelles du harceleur, l’enquête piétine.

Je recevais aussi beaucoup d’appels anonymes pour me dire qu’on allait me tuer”, précise-t-il également. En raison de toutes ces atteintes à sa sécurité, Malick quitte le pays le premier septembre 2022.

Je soupçonnais les autorités maliennes de savoir et d’approuver ce qu’il se passait autour de moi. Je me sentais perdu sur place.” Un journaliste abandonné par son propre pays, dont la Constitution garantit pourtant la liberté de la presse.

Mes plaintes n’aboutissaient pas, jusqu’à ce que je saisisse le groupement pour le maintien d’ordre afin de sécuriser mon bureau”, où il recevait des lettres de menaces ainsi que des visites peu amicales. 

L’État-Major a envoyé quatre agents à mon bureau le 1er juillet 2022. À leur arrivée, ils m’ont demandé 60 000 Francs CFA [NDLR : environ 90 euros], puis 50 000 par agent et par mois pour la protection, ce que j’ai accepté. Mais les agents ne sont restés que trois heures avant de retourner au camp, sans m’expliquer pourquoi. Ils ne sont jamais revenus”, le laissant encore plus dans la déroute. Malick comprend qu’il lui faut quitter le pays, et organise son départ. 

Mais même en-dehors du pays, le journaliste continue de subir des pressions. Le 2 novembre 2022, une brigade d’investigation judiciaire de Bamako l’appelle et l’informe que sa présence est requise dans le cadre d’une rencontre avec le commandant de la brigade, sans plus de détails.

Prudent, Malick rétorque qu’il n’est pas au Mali mais passera au bureau lorsqu’il reviendra à Bamako.

Le brigadier m’a rappelé un peu plus tard pour savoir quand je reviendrai, je n’ai pas répondu avec précision. Le soir, notre conversation a été divulguée pendant des lives sur les réseaux sociaux par des cyberactivistes.

On y disait que j’avais fui la justice et le pays, que le chef de la brigade tentait de m’arrêter. Le même jour, ils ont envoyé des militaires habillés en civil chez moi pour m’arrêter. Qui d’autre hormis la brigade pouvait-elle transmettre le contenu de notre échange ? Ils étaient en contact direct avec les cyber activistes.

Une population favorable à la presse et aux journalistes

Avec plus de 120 000 followers sur Facebook et 145 000 sur Twitter, Malick ne perd ni espoir ni foi envers la solidarité du peuple malien envers sa presse.

Je reçois régulièrement des appels et des messages vocaux de soutien, je suis parfois reconnu dans la rue à Paris où on salue mon travail. Je vois également défiler beaucoup de publications Facebook pour me défendre, les organisations de presse me soutiennent”, à l’instar de l’Association de la presse. 

L’engouement populaire nourrit ses ambitions, lui donnant “encore plus envie d’informer. Le métier est risqué mais en vaut la peine. Toutes les personnes interviewées dans ce reportage étaient informées et d’accord, même les intervenants connus au Mali. Nous n’avons rien fait de mal, nous avons juste tendu notre micro et allumé la caméra.

Pour Malick, ses détracteurs “sont des soutiens de la transition”, connus mais peu nombreux. “Ces personnes pensent qu’on doit prêcher dans la même trompette qu’eux, et voudraient que l’on supporte tous la transition.” Mais les journalistes “ne sont pas des soutiens” pour aucun camp politique. 

Nous devons constater les faits et donner l’information à l’opinion”, assène Malick au téléphone.

Ils nous dénigrent pour tout, ils n’ont pas compris et ne savent pas ce qu’est réellement le journalisme. Nous sommes vus comme des ennemis du pays, payés par l’Occident pour faire tomber le Mali. Peut-être sont-ils payés pour soutenir la transition. Après tout, le voleur pense toujours que tout le monde vole comme lui”, conclut le journaliste de l’une de ses célèbres maximes. 

Mais alors, que faire aujourd’hui ? Rien n’arrête Malick, qui poursuit ses investigations depuis la France. Mais il compte un jour “rentrer à Bamako si la situation se stabilise et que l’Etat assure ma protection.”

Il assure qu’il continuera son métier de JRI jusqu’à la fin. “Nous ne sommes ni amis ni ennemis de quelqu’un, nous ne sommes pas des communicants. Nous sommes là pour rapporter les faits, informer l’opinion. Il n’y a pas de démocratie sans la presse, l’une ne peut vivre sans l’autre. Mes concitoyens et le gouvernement malien doivent en prendre conscience.”

Crédits photos : Malick Konate.

Maud Baheng Daizey