Migration. Dans une Europe où aider devient un crime, quelle place reste-t-il pour l’aide humanitaire ?

Vendredi 13 janvier 2023, la Cour d’appel de Mytilène (Lesbos) a annulé le procès intenté contre les 24 travailleurs humanitaires accusés d’espionnage, trafic d’être humain et appartenance à une organisation criminelle. Il aura fallu quatre ans à la justice grecque pour abandonner les charges fictives retenues contre ces humanitaires qui n’avaient pourtant fait que leur travail.

[par Mila D’Aietti, publié le 01/09/2025]

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Unsplash © Julie Ricard

En Grèce, selon un rapport de l’ONG PICUM[1], la criminalisation des migrants et des travailleurs humanitaires n’a fait qu’augmenter ces dernières années.

En 2023, ce sont 117 militants qui sont incriminés dont 76 migrants. Ces chiffres saisissants progressent en 2024 puisque l’on compte 142 militants poursuivis par la justice grecque, dont 80 le sont pour avoir secouru des migrants en mer Méditerranée et 20 personnes pour avoir délivré de l’aide humanitaire de premier secours (distribution de nourriture, eau, vêtements, etc.).

Depuis 2015, l’instabilité et les guerres qui touchent le Moyen-Orient ont causé l’arrivée massive de réfugiés syriens, irakiens et afghans. Mais cette année-là marque également le début de la mobilisation de la société civile dans ce pays du sud-est de l’Europe, qui tente d’accueillir les exilés dans les conditions les plus humaines possibles. Les îles grecques de la mer Égée, comme Lesbos, Samos ou encore Kos sont en première ligne.

En réponse à cela, le gouvernement grec, aidé par les institutions bruxelloises, s’est mis à construire des centres de réception de réfugiés dont les capacités d’accueil ont rapidement été surpassés. Pendant un certain temps, les organisations étatiques grecs ou encore internationales comme l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) ont coopéré avec les Organisations Non-Gouvernementales (ONG) locales ou étrangères.

Mais, l’année 2018 a marqué un tournant majeur en mettant fin à cette collaboration. En effet, depuis la déclaration UE-Turquie[2] en 2016, l’Union Européenne exerce  une pression constante sur les États comme la Grèce et l’Italie. Les ONG et associations ont progressivement été interdites de travailler sur les îles et un grand mouvement de relocalisation en direction d’Athènes, la capitale grecque, s’est créé.

Toutefois, certaines organisations non-étatiques très spécifiques ont pu rester sur les îles. C’est notamment le cas d’ONG comme Emergency Respons Center International (ERCI) ou encore Médecin Sans Frontière (MSF). Néanmoins, à l’été 2018, l’État grec décide de s’en prendre frontalement aux ONG. 24 bénévoles et travailleurs sont alors arrêtés par la police lors d’une patrouille le long des côtes grecques à la recherche de bateaux de migrants en détresse.  Ils sont détenus, pour certains, pendant plusieurs semaines.

Selon Human Rights Watch et Amnesty International, les charges retenues contre les humanitaires étaient tout simplement sans fondements. En effet, les autorités ne bénéficiaient d’aucune preuve pour fonder leurs accusations d’espionnage et trafic d’être humain. Sean Binder et Sarah Mardini, deux humanitaires qui travaillaient  avec Emergency Respons Center International (ERCI) n’étaient même pas présents le jour des arrestations.  Aujourd’hui, les 24 travailleurs ont été acquittés du crime d’espionnage mais demeurent dans l’incertitude quant aux autres chefs d’inculpation. Même si les chances sont plutôt faibles qu’ils soient un jour condamnés pour trafic d’êtres humains.

Selon plusieurs personnes interrogées, le procès contre les travailleurs humanitaires était une façon d’intimider les ONG pour qu’elles cessent toute activité.

“C’est clairement une technique d’intimidation. Dans un contexte où les médias ne reportent plus sur la situation humanitaire en Grèce, qui est un sujet qui s’essouffle ces dernières années, les ONG sont les seules à continuer de relayer des informations sur la situation migratoire”. (Kira, bénévole)

Heureusement, la criminalisation des travailleurs humanitaires reste principalement une tentative de décourager les défenseurs des droits et ONG d’effectuer leur travail. En effet, la majorité d’entre eux ont fini par être acquittés par la justice. Cependant, si aujourd’hui les procès contre les humanitaires restent souvent sans réelles conséquences juridiques, l’impact psychologique et financier reste tout de même très conséquent. L’État grec est champion pour faire traîner les procédures judiciaires et ne s’en prive pas dans le cas des défenseurs des droits de l’homme.

En revanche, la situation des personnes migrantes accusées d’être passeurs (smuggler) reste très préoccupante. Comme ce migrant égyptien criminalisé d’une manière disproportionnée, qui a été condamné à 280 années de prison par le tribunal crétois[3]. En novembre 2022, cet égyptien, pêcheur de profession, avait été arrêté par la police grecque car il conduisait un bateau qui transportait  500 migrants vers l’Europe. Cette criminalisation qui a été jugée scandaleuse n’est pas un cas isolé puisque plusieurs migrants ont été condamnés dans les mêmes circonstances. En effet, depuis plusieurs années les passeurs ne conduisent plus les bateaux eux-mêmes mais passent la barre à des migrants voulant rejoindre l’Europe mais n’ayant pas les moyens de payer la traversée.

Lesbos : l’île au centre des accusations du gouvernement grec

Le procès des 24 travailleurs humanitaires s’est déroulé à Lesbos et plus particulièrement dans le tribunal de Mytilène, le chef-lieu de l’île grecque. Lesbos, qui est le plus grand « hotspot » migratoire pour ceux qui traversent la mer depuis la Turquie, est connue pour être un lieu de non-droit et surtout de violation multiple des droits de l’homme envers les migrants et demandeurs d’asile. Elle est souvent assimilée à une  « prison à ciel ouvert ».

En 2019, le président de Médecin Sans Frontière, présent à Lesbos avait déclaré à son égard : « Il est scandaleux de voir ces conditions en Europe et de savoir qu’elles résultent de choix politiques délibérés. Il faut d’urgence arrêter cette folie. » (Christos Christou)

Cette même île qui accueille le camp de Moria, le plus grand camp de réfugié d’Europe, tristement célèbre pour ses conditions humaines très difficiles à l’égard des demandeurs d’asile. En 2018, Moria accueillait près de 13 000 réfugiés et demandeurs d’asile soit 4 fois sa capacité officielle[4].

De plus, le camp de Moria a été plus d’une fois sous le feu des projecteurs puisqu’il a aussi été ravagé par un incendie le 8 septembre 2020, ce qui avait finalement poussé les dernières organisations à quitter l’île, mais a aussi obligé le gouvernement à progressivement déplacer les demandeurs d’asile dans d’autres camps aux bordures d’Athènes.

La Grèce qui fut le berceau de la démocratie est aujourd’hui le berceau des organisations qui viennent en aide aux réfugiés.

Mais à quel point peuvent-elles aider ? Comment travaillent-elles aujourd’hui dans un contexte européen de plus en plus anti-réfugiés ?

Des bénévoles racontent le quotidien dans les organisations humanitaires ces dernières années. « Ce qu’il faut savoir d’entrée de jeu c’est qu’il y a eu un changement de gouvernement en 2019 qui est passé de la gauche à une droite affirmée », me dit l’une d’elle.

En 2015 et 2016 le gouvernement grec s’appuyait sur les organisations humanitaires pour pouvoir gérer la crise car il n’y avait encore aucune gestion gouvernementale mise en place à cette époque. Ce n’est que plus tard, en 2020 que les autorités et les organisations étatiques ont repris la main sur la gestion des camps et ont fait partir la quasi-totalité des ONG. La bénévole m’explique que depuis 2022, les ONG doivent s’enregistrer officiellement auprès de l’État grec pour pouvoir exercer une activité à l’intérieur des camps. Ce qui laisse donc une infime marge de manœuvre aux humanitaires pour bien faire leur travail.

« Il y a clairement un moment de bascule où ils se disent : on va les empêcher de travailler. Alors qu’avant c’était ok ». (Sofia)

Quand j’interroge Sofia*[5] sur la question de la criminalisation des travailleurs humanitaire et sur l’ambiance générale qui règne par rapport au procès, elle me répond qu’elle n’a jamais reçu de menaces en rapport à son travail ou fait face à la justice mais que ça n’empêche pas que son travail soit impacté car elle sait pertinemment qu’elle pourrait en avoir si elle ne fait pas attention. Sans s’en rendre compte, la bénévole a développé des réflexes pour éviter de s’attirer des ennuis.

« Il y a des situations où l’on sait qu’on est à risque. Typiquement des demandes de gens qui sont à la frontière, même s’ils sont du « bon côté ». Si tu reçois des messages de ces gens, il faut les traiter de manière extrêmement secrète. Et c’est bizarre, mais c’est quelque chose dont tu parles à voix basse et qu’il faut mentionner à personne. » (Sofia)

Quant au futur des organisations humanitaires, la bénévole française n’a pas vraiment espoir que la situation s’améliore dans les prochaines années. Elle voit déjà le changement de discours au sein des organisations et la peur de faire des actions qui pourraient être illégales.

« Les conséquences sont déjà là. Tout ferme à tour de rôle. Nos actions se distances de plus en plus des gens et d’un vrai accueil de première urgence ». (Sofia)

En effet, les bénévoles et travailleurs sont tous conscients de cette situation et les organisations humanitaires elles-mêmes doivent faire des choix coûteux. Kira nous raconte que ces dernières se retrouvent face à un dilemme cartésien : critiquer le gouvernement ouvertement et donc risquer que leur activité prenne fin ou alors faire profil bas mais continuer à aider le plus de personnes possibles.

Malheureusement la Grèce n’est pas le seul pays qui durcit ses règles envers les organisations humanitaires puisque ce phénomène est sous l’impulsion des instances européennes elles-mêmes.

Le 28 novembre 2023, un projet de loi de la Commission Européenne[6] ayant pour but d’amender la Directive de 2002 sur l’aide à l’immigration illégale[7] a vu le jour.

Cette directive est une composante du « paquet du facilitateur » ( Facilitator Package) qui a pour but de poser un cadre juridique à l’immigration clandestine. Elle est accompagnée d’une décision-cadre et ensemble, elles visent à renforcer le système de sanction pour la répression de l’aide à l’immigration clandestine.

Depuis sa parution, ce projet est très critiqué. Pour beaucoup de défenseurs des droits de l’homme, ce projet risque de criminaliser davantage les migrants et travailleurs humanitaires dans les pays qui sont déjà touchés de plein fouet par ces problématiques (Grèce, Pologne, France, Italie, Hongrie). Un point très critiquable est notamment la volonté de supprimer une clause qui protège les individus dont l’objectif de l’action est de fournir une aide humanitaire. Sans cette clause la distinction entre travailleurs humanitaires et passeurs sera quasiment impossible à opérer.

D’ailleurs, en février 2024, la rapporteuse spéciale des Nations Unis pour les défenseurs des droits de l’homme, Mary Lawlor, a proposé plusieurs modifications au projet de loi.

Dans sa réponse à la Commission, elle se montre très préoccupée par les attaques systématiques envers les défenseurs des droits de l’homme en Europe et alerte sur la nouvelle infraction « d’incitation publique » qui pourrait dissuader les humanitaires de partager des informations sur la migration.  Une incitation publique, dans ce contexte, consisterait à promouvoir publiquement l’aide à l’entrée, au transit ou au séjour irrégulier.

Pour Bruxelles, les organisations humanitaires encouragent les personnes en exil à venir en Europe. Cependant, il ne faut pas oublier que les centaines de milliers de personnes qui se sont lancées dans la traversée de la mer méditerranée l’ont fait au péril de leur vie et dans un élan de dernier espoir. Simon nous rappelle la situation de ces personnes :

« Bien sûr d’être réfugiés, de quitter sa famille, quitter sa ville, quitter sa maison ce n’est pas une décision de notre cœur. Si vous êtes obligé ; vous quittez votre maison, votre pays, votre famille et vous prenez le risque d’être torturé ou de mourir dans la rue, dans les rivières, dans le bateau. Il faut comprendre cette différence je crois ». (Simon)

Les organisations humanitaires se sont donné la mission d’accueillir les personnes exilées dans des conditions humaines et dignes. Des droits et devoirs que les gouvernements européens ont manifestement oubliés.

Selon Simon Suleymani, le procès de Mytilène était une façon de menacer les organisations humanitaires. En effet, ces dernières ont rempli un gouffre d’inaction laissé par l’État grec  et elles en payent aujourd’hui le prix fort. Mais malgré les efforts des autorités pour empêcher les ONG de travailler, les bénévoles et humanitaires sont toujours sur le terrain et leur volonté d’aider ne faiblit pas.

Simon est lui-même entré en contact avec des organisations pendant sa longue traversée. En arrivant à Athènes il s’est rapproché de la Croix-Rouge et a pu passer quelques jours avec eux. Malheureusement, le journaliste est arrivé en 2020, en pleine pandémie et s’est retrouvé face à beaucoup de portes fermées. Il est même allé au consulat français d’Athènes pour essayer de rejoindre la France légalement.

« Après 4 mois j’ai réalisé que ça ne fonctionnait pas comme ça. Je me suis dit « il faut marcher ». (Simon)

Accompagné par d’autres personnes en exil, dormant le jour et marchant la nuit, Simon a mis 13 mois avant d’atteindre la France. Il n’a jamais cessé de contacter les organisations qui auraient pu lui venir en aide. Le journaliste kurde nous explique que la situation humanitaire dans les pays Balkans est radicalement différente de celle en Grèce.

Il y a 100% de différence entre l’aide humanitaire en Grèce et l’aide humanitaire dans les pays Balkans. Le peuple grec est vraiment accueillant. Ils sont méditerranéens, ils sont habitués aux réfugiés. Ils ne sont pas contre les réfugiés. Ils sont gauchistes, humanistes, ils aident les autres. (…) Mais les pays Balkans non. Ils cherchent les réfugiés pour leur demander de l’argent, leur couper la route ou bien vous signaler à la police. (Simon)

En effet, l’aide humanitaire en Grèce a pris une grande place ces dernières années, mais au vu des derniers évènements judiciaires à Lesbos, et du contexte de travail actuel en Grèce mais aussi dans les pays Balkans, il s’agit de remettre en perspective la place réelle de chacun dans la crise migratoire européenne. Quelle est la mission des ONG ? Mais surtout quelle est la mission des gouvernements européens ? S’il est clair que ces derniers ne veulent pas que les travailleurs humanitaires fassent leur travail alors, est-ce que ce ne serait pas à eux de reprendre la main ?

« Les organisations humanitaires ont « first aid » (premier secours). Quand j’arrive, vous me donnez un verre d’eau, vous me souriez, vous me dites bonjour donc je comprends que je suis humain et pas un animal ». (Simon)

En 2015, les premiers à aider les réfugiés ont été les habitants des îles en question. Les grecs se sont organisés en petit groupe pour distribuer eau, nourriture et vêtements. La situation s’est prolongée dans le temps et les organisations humanitaires ont eu une place dans cette chaîne solidaire envers les réfugiés.

Aujourd’hui, 10 ans après le début de cette crise, des personnes comme Simon Suleymani se demandent « où sont les gouvernements ? », « que font-ils pour améliorer la situation des réfugiés mais aussi des citoyens grecs, italiens, européens ? »

« Si vous accueillez les réfugiés, il faut aussi créer un système d’accueil ». (Simon)

En effet, c’est la problématique actuelle qui frappe tous les gouvernements des États membres. Leur grande question étant :« Comment gérer l’immigration ? Ce 10 juillet, les président français et britannique, Keir Starmer, se sont rencontrés à Londres dans l’espoir de se mettre d’accord sur une stratégie migratoire commune concernant les traversées de la Manche.

Le résultat est un « projet-pilote » d’échange de migrants rapidement nommé par les médias français le « un pour un ». Le concept est simple : pour un migrant arrivé illégalement en bateau sur les côtes britanniques, les anglais peuvent le renvoyer en France et choisir de réceptionner un migrant présent sur le territoire français à la place.

Voilà ce qui se passe quand les gouvernements veulent mettre la main à la patte. Immigration oui ; mais immigration choisie, c’est ce que nous dit Xavier Bertrand, le président des LR de Haut de France : « Eux auront l’immigration choisie et nous nous allons avoir l’immigration subie, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. »

Encore une fois, cette nouvelle porte un coup aux  droits humains et laisse les ONG et les associations gérer toute seules les conséquences des décisions des gouvernants européens. Tant que les politiques ne comprendront pas que les gens continueront coûte que coûte à fuir les guerres et les dictateurs, malgré tous les obstacles qui se dressent devant eux. Il y aura des organisations humanitaires pour tenter de préserver un semblant d’humanité dans une Europe qui détourne les yeux de ce charnier humain.

A lire également : Smartphone et migrations, les enjeux d’une nouvelle « boussole »

[1] Rapport disponible ici :  https://picum.org/wp-content/uploads/2025/04/Criminalisation-of-migration-and-solidarity-in-the-EU-2024-report.pdf

[2] L’Union Européenne et la Turquie se sont mis d’accord pour renvoyer vers la Turquie, toutes les personnes arrivées clandestinement sur les iles grecques de la mer Égée, notamment les demandeurs d’asile, moyennant paiement.

[3] Article disponible : https://www.infomigrants.net/fr/post/47461/grece–un-pecheur-egyptien-condamne-a-280-ans-de-prison-pour-avoir-conduit-un-bateau-de-migrants

[4] Chiffres du journal Le Monde

[5] Prénom modifié

[6] Disponible : https://www.statewatch.org/media/4473/eu-council-facilitation-directive-presidency-redraft-10569-24.pdf

[7] Disponible : https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2002:328:0017:0018:FR:PDF

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