INTERVIEW. Egypte. L’Egypte, une « prison pour les journalistes »

Depuis septembre 2024, Laila Soueif, professeure à l’université du Caire et militante égyptienne, entame une grève de la faim afin de dénoncer l’injustice subie par son fils, Alaa Abdel Fattah, emprisonné depuis plus d’une décennie. La raison ? Ce dernier a publié un post Facebook dans lequel il dénonçait les violations des droits humains, la négligence médicale dans les prisons et la torture. Malgré sa peine achevée, l’Egypte refuse de le relâcher, ne tenant pas compte du temps passé en prison avant le procès. 

Nous nous sommes entretenus avec deux journalistes, Nadia Agamawy et Sayed El Sayed dans le but de mieux comprendre la situation des journalistes dans un régime autoritaire comme l’Egypte.

[Par Coraline Pillard, publié le 10/06/2025]

Pourquoi Laila Soueif a-t-elle entamé une grève de la faim ? Que reproche-t-on à son fils ? 

Nadia Agamawy : Laila Soueif a entamé une grève de la faim dans le but de dénoncer l’injustice subie par son fils. Alaa Abdel Fattah est puni non pas pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il représente : une conscience libre. Il incarne l’une des figures les plus emblématiques de la révolution égyptienne. Il s’agit vraiment d’un cri d’éthique lancé par cette mère, un dernier recours lorsque toutes les voies légales ont été verrouillées. C’est elle seule contre deux Etats, le Royaume-Uni et l’Egypte, dont elle et son fils possèdent les nationalités. Bien que les Nations Unies aient exprimé clairement qu’aucun fondement légal ne justifie cet emprisonnement, l’Egypte refuse continuellement de relâcher le jeune homme. Cette répudiation souligne la volonté du gouvernement égyptien d’étouffer une voix critique, une pensée libre. Le Royaume-Uni demeure quant à lui dans le silence, silence qui n’est plus diplomatique mais véritablement complice.

Sayed El Sayed : Alaa Abdel Fattah a été condamné pour un post Facebook dans lequel il mettait à nu les violations des droits humains et la négligence médicale dans les prisons, incluant bien sûr la torture.

Comment la grève de la faim entreprise par Laila Soueif est-elle perçue auprès des Égyptiens ?

Nadia : Cette grève de la faim conduira certainement à une mobilisation. Davantage de personnes commencent à être au courant du calvaire subi par leur famille. La majorité des médias sont contrôlés par le régime. Toutefois, suite à cette action, de plus en plus de supports d’information commencent à parler des disparitions forcées et des prisonniers politiques.

Selon Amnesty International, il y aurait entre 60 000 et 70 000 prisonniers politiques …

Sayed : Abdel Fattah n’est qu’un nom parmi plus de 60 000 prisonniers politiques, bien que ce nombre soit sous-estimé. Il s’avère impossible de connaître le chiffre total. De nombreux cas de disparitions forcées sont également constatés. Nous parlons de 12 000 personnes confrontées à cela. Il s’agit là d’une intention du gouvernement visant à restreindre la liberté d’expression. Depuis le début de cette année, nous chiffrons le nombre de décès dans les prisons aux alentours de 1000 et estimons à 105 le nombre d’exécutés pour des motifs politiques. Suite à ce post, davantage d’organisations se sont mobilisées.

Quelles sont les méthodes de répression les plus utilisées ?

Nadia : La peur et la paralysie sociale sont les méthodes les plus employées, ce qui constitue un véritable handicap. La disparition forcée est utilisée de manière systémique. Une multitude de doutes et une paranoïa s’installent. L’entourage des victimes est plongé dans la terreur. En Egypte, la détention provisoire est abusivement utilisée. La lutte contre le terrorisme est instrumentalisée. Néanmoins, certains pays de l’Occident choisissent de fermer les yeux sur cela.

Comment le système judiciaire est-il utilisé pour servir les intérêts de l’Etat ?

Sayed : Les jugements des prisonniers ont majoritairement lieu dans des tribunaux militaires ou contre le terrorisme. Les juges sont nommés par le président Al-Sissi, ce qui pose problème. Il n’y a donc aucune indépendance judiciaire en Egypte. Les lois emploient un langage vague, privant ainsi les journalistes du pouvoir d’écrire et d’enquêter librement. L’affaire d’Alaa Abdel Fattah a été jugée dans un de ces tribunaux. De plus, aucun appel n’a lieu dans ce type de procès : le jugement y est définitif.

Nous voyons que le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters Sans Frontières n’a pas changé entre 2024 et 2025. L’Egypte reste 170e sur 180. Qu’en pensez-vous ? 

Nadia : Ce classement démontre qu’une attention plus importante doit être portée à l’Egypte. Il faut parvenir à une prise de conscience. Les régimes occidentaux, dont la France, doivent cesser d’apporter de la crédibilité à un dictateur tel que Al-Sissi.

L’Egypte est parfois décrite comme une grande prison pour les journalistes. Que pensez-vous de cette description ?

Nadia : L’Egypte est comparable à la Chine et à la Russie. La conscience globale occidentale s’est arrêtée à la révolution de 2011, aux Printemps arabes (Révolution du lotus). Depuis, nous assistons à un effacement délibéré de tout reportage et connaissance de la situation actuelle, sous le régime d’Al-Sissi.

Pour éviter les représailles, les journalistes pratiquent l’autocensure …

Nadia : Absolument, les journalistes pratiquent l’autocensure. La sécurité intérieure exerce un contrôle infini sur les médias. Avant publication, chaque article passe par la sécurité intérieure. Les journalistes essayant de défendre la liberté de la presse et d’expression sont arrêtés. Les charges sont pré-fabriquées. Les arguments avancés sont généralement “l’appartenance à une organisation terroriste” et “la diffusion de fausse information”. Ainsi, le seul recours pour ces journalistes est d’écrire sous des pseudonymes et dans des journaux à l’extérieur de l’Egypte. Cependant, les médias en ligne dans lesquels ils parviennent à publier sont interdits dans le pays, et donc, inaccessibles aux Egyptiens.

Quelles sont les lignes rouges à ne pas franchir ?

Nadia : Toutes critiques du gouvernement et dévoilements de la réalité des prisons sont condamnés. Apporter la vérité, notamment lorsqu’elle contredit le gouvernement, est prohibé.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune journaliste souhaitant travailler dans un Etat autoritaire ? 

Nadia : C’est salutaire. Cela requiert un courage immense, une très forte détermination. Nous-même n’y parvenons pas. Il est nécessaire de travailler en cachette, malgré les risques.

Sayed : Qu’il se protège.

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