« Vivants » : dans les coulisses du journalisme d’investigation

Mardi 30 janvier, l’Œil de la Maison des journalistes a pu assister en avant-première à la projection du l’œuvre cinématographique « Vivants », réalisée par Alix Delaporte. Fiction éclairant sur les difficiles conditions de travail des reporters, et présentée hors compétition à la 80e Mostra de Venise, « Vivants » sort en salle ce mercredi 14 février.

Entre paralysie budgétaire pour les reportages, ambiance familiale d’une petite équipe soudée, et frénésie de la passion du terrain, Alix Delaporte dépeint le quotidien de grands reporters d’aujourd’hui, désormais prisonniers de la course à l’information.

« L’international, tout le monde s’en fout »

En quelques lignes, le synopsis du film donne le ton : le grand reportage est abandonné par les médias français, qui selon eux « n’est plus assez rentable », car le public n’est plus au rendez-vous. « L’international, tout le monde s’en fout, les Français veulent rêver », rabâche-t-on aux oreilles de l’équipe. 

Pourtant, dans la réalité et selon le baromètre 2023 sur la confiance des Français dans les médias par « La Croix », 76 % des Français sondés disent suivre l’actualité « avec un grand intérêt ». Un des plus forts taux depuis 1987, et qui n’atteignait que les 62% en 2022. Et s’il y a une véritable « lassitude informationnelle », n’en demeure pas moins que les Français seraient enclins à de nouveaux reportages sur l’étranger. 

Toutefois habitués au grand reportage et à la guerre, l’équipe peine à se retrouver dans les sujets qu’on lui impose. Certains rêvent de retourner au front, d’autres de retrouver un sens à leur profession, mais tous ont envie de rester. Malversations financières, défilé de mode ou encore enquête sur la maltraitance animale, les journalistes ne se refusent rien et s’attaquent à tous les sujets, avec une voracité maîtrisée : le spectateur peut suivre leurs multiples aventures sans pour autant perdre le fil.

« T’as un gilet pare-balles chez toi ? »

« Le métier n’est pas menacé par les journalistes, mais par les financiers qui prennent le pouvoir dans les rédactions et pour qui les reporters de terrain deviennent un luxe inutile », avait confié la réalisatrice Alix Delaporte lors d’une interview le 19 janvier dernier. Un point de vue parfaitement visible tout au long de son œuvre, où l’équipe se confronte régulièrement aux décisions de la chaîne. Lorsque cette dernière leur propose enfin de couvrir un sujet international sur un conflit à Bangui, c’est sous l’égide de l’armée, au grand dam des reporters. L’armée limitera leurs déplacements et leur travail, mais la chaîne ne leur laisse pas le choix sans pour autant les accompagner dans leur préparation pour le front : celui qui possède un gilet pare-balles pourra partir, mais il n’est jamais question d’achat de matériel. 

Les journalistes se retrouvent alors à lister les personnes qui ont un équipement de protection personnel, quelques heures avant le départ. Finalement, Damien (interprété par Vincent Elbaz), grand reporter qui n’a pas la langue dans sa poche et seul à être équipé, reviendra de Bangui blessé après avoir été pris dans une fusillade.

Une situation qui se retrouve malheureusement dans la profession, où de nombreux journalistes tirent la sonnette d’alarme, à l’instar de l’ancien résident de la MDJ et reporter Mortaza Behboudi

Malgré les obstacles et les délais presque intenables, les reporters mènent leur barque et demeurent animés d’une véritable passion pour leur métier. Un vent d’optimisme guide les troupes et le film, qui n’hésite pas à casser les stéréotypes du métier. Il est par exemple dit que les grandes rédactions sont inaccessibles aux journalistes non diplômés d’une école reconnue, mais Gabrielle tente sa chance et intègre l’équipe par sa débrouillardise, sans avoir fait d’école. Une fraîcheur dans la réalisation nourrie par l’amour du reportage, que le spectateur peut clairement ressentir. 

Alix Delaporte, ancienne JRI aujourd’hui réalisatrice

Ayant fait ses armes comme camerawoman pour la boîte de production CAPA, Alix n’a pas tourné en terrain inconnu. Elle tenait à raconter cette histoire et s’est nourrie de celles d’autres journalistes qu’elle a interrogés, afin de gagner en crédibilité et réalisme. 

« Je ne peux pas prendre la parole sur des sujets d’actualité, ça n’est ni dans mes compétences, ni dans ma fonction. En revanche, je peux interroger le spectateur sur la nécessité de préserver la fonction du journaliste, à savoir la recherche de la vérité. Et pour l’obtenir, il faut aller sur le terrain et parfois se mettre en danger », avait-elle confié en interview.

Réalisatrice de quatre longs et courts-métrages, récompensée par un Lion d’Or en 2006 pour « Comment on freine dans une descente », Alix Delaporte signe donc son troisième film avec intensité. Avec Alice Isaaz, Roschdy Zem, Vincent Elbaz, Pascale Arbillot. Distribué par Pyramide Films. 

Maud Baheng Daizey

#FreeStanis : comment un hashtag devient le symbole d’une presse en quête de liberté

Cet article a été rédigé par le journaliste congolais Will Cleas Nlemvo, collaborateur de la Maison des journalistes.

Bientôt quatre mois depuis qu’en République démocratique du Congo, les artistes, les activistes et les journalistes protestent d’un même ton. #FreeStanis ou #LibérezStanis sont les hashtags qui regroupent chacun de leurs coups de gueule postés sur les réseaux sociaux. Ces mots-clés traduisent la résilience d’une presse ciblée par des combines visant à absorber l’écho de sa voix. Une presse qui voit le fondement de sa liberté péniblement construit se fissurer depuis qu’un régime politique s’est résolu à le détricoter.

La campagne #FreeStanis mobilise aussi bien de grandes figues que des humains lambda. On a par exemple vu le célèbre journaliste français Hervé Edwy Plenel, le chanteur ivoirien Tiken Jah Fakoly et plein d’autres personnalités publiques s’y engager. Contrairement à ce qu’on serait tenté de croire, derrière ce mouvement aux allures de la mobilisation pour une cause mondiale se cache plutôt une figure modeste. C’est celle de Stanis Bujakera, 33 ans, éminent journaliste congolais de sa génération dont l’arrestation arbitraire au mois de septembre dernier ne cesse de provoquer la clameur en République démocratique du Congo (RDC) et ailleurs.

Accusé à faux d’usage de faux

Stanis Bujakera est depuis détenu à Makala, l’une de pires prisons de la RDC connue pour l’insécurité, pour l’insalubrité et pour la surpopulation carcérale qui la caractérisent. Il est poursuivi sur fond d’un dossier aux contours nébuleux. La justice congolaise l’accuse d’avoir frauduleusement reproduit un document de services des renseignements dans le but de propager des rumeurs au sujet de l’assassinat d’un ancien ministre congolais. De graves accusations que la même justice peine à en prouver l’authenticité. D’autant que le résultat d’une contre-expertise a réussi à démontrer que les éléments mis à charge de l’accusé sont montés de toutes pièces avec une volonté manifeste d’enfermer ce journaliste sans prêter le flanc à la critique. Une conclusion qui ne surprend presque personne car rien que l’acheminement des évènements autour de cette affaire témoigne suffisamment de la détermination du président congolais Félix Tshisekedi à museler la presse indépendante qui échappe à son contrôle.

Histoire de « je t’aime… moi non plus »

Stanis Bujakera est une étoile montante de la presse libre en République démocratique du Congo. Son agilité à puiser la vraie information depuis la source l’expose à la convoitise de prestigieuses rédactions nationales et internationales. Sur Twitter, Stanis est suivi par plus de 500 000 abonnés. Parmi eux des diplomates et des chercheurs. Ce type de profil fait donc de Stanis Bujakera une denrée rare que n’importe quel dirigeant aux dérives dictatoriales aimerait avoir sous la paume de sa main.

En 2018, alors que Félix Tshisekedi s’apprêtait à briguer son tout premier mandat présidentiel, il avait sollicité l’accompagnement de Stanis Bujakera pour la couverture de sa campagne électorale. Une collaboration que Félix Tshisekedi voulait maintenir, un an après son accession au pouvoir, en proposant à Stanis Bujakera de rejoindre son staff des « communicants du président de la République ». Fidèle à son éthique, Stanis avait décliné cette offre dans le souci de préserver son indépendance en tant que journaliste sans avoir à se barbouiller la figure avec des couleurs politiques.

Ce bref épisode idyllique aurait suffi pour chagriner Félix Tshisekedi jusqu’à lui susciter la haine exactement comme ça se passe dans de vieilles histoires « d’amour perdu ». Il fallait donc agir rapidement et surtout méthodiquement pour faire taire Stanis Bujakera en guise de punition. Tout en oubliant que cet acte ne profiterait jamais à l’actuel gouvernement congolais tenu à s’acquitter de sa promesse de faire de la RDC un véritable État des droits où la liberté de chacun est respectée.

En tant que journaliste connu pour la neutralité et la fiabilité de son travail, Stanis Bujakera incarne cette liberté de la presse qui fleurit dans un paysage médiatique économiquement peu viable. Stanis Bujakera fait preuve d’honnêteté dans un environnement où il est difficile pour des professionnels des médias de résister aux pots-de-vin à cause de la pauvreté qui mine leur secteur. L’enfermer juste parce qu’il a refusé d’être la poupée ventriloque d’un régime politique, c’est priver ses milliers de lecteurs de leur droit à la bonne information.

C’est d’ailleurs ce qui justifie l’implication d’Amnesty International, de Reporters sans frontières et d’autres grandes organisations de défense de liberté d’expression dans le monde. Elles exigent du gouvernement congolais la libération sans condition de Stanis Bujakera jusque-là pris au piège par les tentacules d’un président qui se transforme progressivement en une monstrueuse pieuvre contre tous ceux qui n’ont pas le talent de satisfaire son égo.

Will Cleas Nlemvo

Mortaza Behboudi, reporter de guerre : “tous les médias doivent s’assurer que les pigistes sont en sécurité”

Emprisonné plus de 280 jours dans de multiples prisons de la capitale afghane, le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi est de retour en France. Innocenté sur les accusations d’espionnage qui le visaient, il a été libéré le 18 octobre 2023 après 10 mois de prison. Ancien journaliste de la MDJ, il  livre un retour d’expérience pour l’Œil à destination des jeunes reporters de guerre.

La nécessité d’une meilleure prise en charge des reporters 

Dans notre article précédent, nous avions évoqué les conditions de détention de Mortaza à Kaboul, ainsi que l’isolement des journalistes sur les zones de conflit. Ces derniers sont souvent livrés à eux-mêmes sur le terrain, sans assurance ou protection d’un média.

« En tant que journaliste indépendant, j’ai été sur plusieurs terrains difficiles : pays en guerre, camps de réfugiés » où il a côtoyé de nombreux confrères et consœurs pigistes. « Ils sont très précaires car ils n’ont pas d’assurance. Nous avons des commandes avec des médias, mais pas forcément de contrat », ce qui exclut une protection. 

« Très souvent, notre bulletin de salaire est notre contrat. Avant cela, sur le terrain, nous devons avancer les frais et notre matériel. Il faut alors travailler pour plusieurs médias afin de couvrir nos frais sur place : logement, transports, fixeur… Il est capital d’avoir plusieurs commandes pour partager les frais entre les médias, car aucun ne prendra l’intégralité en charge. »

Pour obtenir sa libération, rédactions, associations et proches remuent ciel et terre durant des mois. Le journaliste a pu compter sur sa femme Aleksandra, dont les immenses efforts ont fini par payer. « Aleksandra était en contact permanent avec les rédactions françaises. Lorsque je n’ai plus donné signe de vie, elle a appelé tous les médias avec lesquels je travaillais à l’époque, ainsi que RSF. »

Car « lorsqu’un journaliste est arrêté, c’est la rédaction pour laquelle il travaillait à ce moment-là qu’il faut contacter, et non tous les médias pour lesquels il effectue des commandes. Mais sans assurance, il est très difficile de s’équiper et de se protéger. »

Mais tous les journaux français ne disposent pas des mêmes moyens ni de la même expérience du front. Ainsi, France 24 a mis en place une formation « reportage zone dangereuse »,  en partenariat avec l’INA. Sous l’égide du directeur de la sûreté à France Médias Monde, Jean-Christophe Gérard, les journalistes et techniciens de reportage apprennent à évaluer les risques sur le terrain, et s’entraînent aux techniques de premiers secours et de protection. D’une durée de six jours, la formation a pour objectif de « réduire les risques, mieux organiser ses déplacements » et développer un comportement adapté « en cas d’enlèvement ou d’arrestation arbitraire. »

« Les grands médias comme France Télévisions peuvent et savent en permanence où nous sommes. Les autres journaux en revanche ne nous suivent pas forcément, et ne disposent pas tous d’une équipe de sécurité. Mais ils sont aussi moins spécialisés dans le reportage de guerre », tempère Mortaza, pour qui des mesures s’imposent néanmoins. 

Il est en effet indispensable que « tous les médias s’assurent que le ou la pigiste est en sécurité », peu importe leur taille. « Le journaliste devrait signer son contrat avant de partir, les risques sont bien trop grands sans. Nous partons généralement avec notre propre matériel et nous ne possédons pas tous des gilets pare-balles ou des casques. » 

Nombreux sont les journalistes qui empruntent du matériel à RSF pour assurer leur protection. « Il faut aussi que les médias généralisent la surveillance de notre IME, notre numéro d’identification mobile, qui permet de connaître notre position GPS en temps réel. »

« Vous ne pouvez pas connaître le terrain sans les journalistes locaux »

Toutes ces informations et mesures de sécurité, Mortaza les a intégrées au fil de son expérience sur le terrain. Mais depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, des centaines de jeunes reporters peu ou prou expérimentés se sont précipités pour couvrir l’actualité du front. Ils se sont très vite retrouvés démunis pour une grande partie d’entre eux, s’étant lancés dans l’aventure sans l’aval d’une rédaction et sans équipement de protection.

« Aujourd’hui, les jeunes reporters doivent en faire plus pour leur sécurité. Premièrement, il est vital de trouver un bon fixeur. Si je veux aller faire un reportage sur les Houthis au Yémen, c’est lui qui dénichera des Houthis à interviewer, qui planifiera les trajets, organisera les rencontres… Il faut lui vouer une entière confiance », explique le journaliste. 

« Deuxièmement, lorsqu’on part sur de tels terrains, il faut lire et communiquer avec les médias et journalistes locaux. Vous ne pouvez pas apprendre à connaître le terrain sans eux », tranche Mortaza d’un ton ferme. Grâce à ces journalistes, les étrangers savent ainsi où aller, quelles zones éviter et quel angle choisir pour leur reportage. 

« Soyez connectés avec eux et votre fixeur, ces échanges sont primordiaux. » Cela peut permettre d’éviter de terribles erreurs, comme ramener du matériel interdit (un drone, une caméra spéciale…) sur une zone sensible et se faire arrêter. « Enfin, il faut également avoir bien étudié le pays en amont, surtout si l’on veut faire un reportage de qualité. Le travail journalistique réside dans l’étude du terrain et le temps passé dessus, dans les rencontres avec la population locale afin de rendre compte de leur réalité. Quand un pays est en conflit, ce dernier a besoin de ses journalistes, c’est d’abord à eux de travailler sur leur pays natal. »

Si Mortaza ne tient plus à raconter en détail sa longue épreuve dans les geôles de Kaboul, il demeure toutefois très attaché à sa vocation : le journalisme. Pour lui, un seul mot d’ordre, aller de l’avant. « Les talibans m’ont interdit d’aller dans les manifestations » où il avait l’habitude d’interroger les Afghans, « mais pas de travailler avec les médias étrangers. Je me vois continuer de faire des reportages dans mon pays, notamment pour parler de la crise humanitaire. Je veux continuer de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. » Un courage sans faille pour un reporter d’exception.

Maud Baheng Daizey

Mortaza Behboudi, reporter franco-afghan : en prison, « on m’a fait avouer des crimes que je n’ai pas commis » 

Emprisonné plus de 280 jours dans de multiples prisons de la capitale afghane, le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi est de retour en France. Innocenté sur les accusations d’espionnage qui le visaient, il a été libéré le 18 octobre 2023 après 10 mois de prison. Ancien journaliste de la MDJ, il a accepté de témoigner pour l’Œil sur ses conditions de détention.

Il était détenu à la prison de Kaboul depuis le 7 janvier 2023. 284 jours plus tard, Mortaza Behboudi retrouve enfin la liberté. Journaliste depuis 2012, Mortaza Behboudi a travaillé pour plusieurs médias en Afghanistan. En France, il a collaboré et collabore avec les plus grands médias nationaux, tels que France Télévisions, Radio France, Libération ou encore TF1. 

Rendre compte de la réalité des talibans

Il avait dû fuir l’Afghanistan en 2015 après une tentative de reportage sur le marché de l’opium dans le sud de l’Afghanistan et sur sa ville natale, dans la province de Wardak. Il a obtenu un visa par l’ambassade de France à Kaboul et il a été accueilli à la Maison des Journalistes fin 2015.

Rien n’arrête cependant le jeune homme, qui retourne régulièrement dans son pays natal pour y témoigner de l’actualité. « En mai 2021, juste avant la chute de Kaboul, je suis resté trois mois. J’y suis retourné le 15 août avec France Télévisions pour aider les grandes chaînes occidentales. J’étais à la fois caméraman et fixeur. Nous avons fait une vingtaine d’aller-retour en Afghanistan depuis la prise de pouvoir, et j’ai travaillé pour une quinzaine de médias : France Télévisions, Radio France, TF1, Arte… Nous avons même reçu le prix Varenne et le prix Bayeux pour notre série de reportages « À travers l’Afghanistan, sous les Talibans » publié sur Mediapart. »

Lorsque le gouvernement chute et que les Etats-Unis ordonnent leur repli militaire en août 2021, Mortaza n’hésite pas une seconde et s’empare de sa caméra. « Je me suis dit que l’on avait cruellement besoin de journalistes locaux pour mieux informer sur la situation afghane », nous explique-t-il d’une voix assurée, soutenant notre regard. « Bien sûr, beaucoup de journalistes occidentaux y sont allés pour leurs reportages, mais ces derniers n’éclairaient pas vraiment la réalité des talibans. » 

Arrêté en plein reportage et accusé d’espionnage

« Il a été arrêté non pas en tant que journaliste, mais parce qu’il a des relations directes avec des opposants à notre régime », avait déclaré Zabihullah Mujahid, le porte-parole des talibans au pouvoir, dans un reportage de France Télévisions diffusé en juillet 2023. Pourtant, il avait été interpellé aux abords de l’université de Kaboul par un agent taliban en civil le 5 janvier, alors qu’il interrogeait de jeunes Afghanes avec son micro et sa caméra. 

Il explique être parti « afin de tourner plusieurs sujets pour Libération, France Télévisions et Radio France. Deux jours après mon arrivée, j’ai été arrêté au moment où je prenais en photo des étudiantes qui souhaitaient passer leur thèse, mais pour qui les études sont dorénavant interdites. » Emmené au bureau des services de renseignements, il sera emprisonné pendant dix mois dans quatre prisons de Kaboul, enfer qu’il relatera sur Mediapart. 

« Là-bas, j’y ai croisé quatre à six journalistes locaux et nationaux, notamment dans la prison de Shash-darak des services de renseignements des talibans où j’ai passé sept mois. Il y avait surtout des journalistes issus de la télévision : présentateurs, têtes d’affiche des chaînes télévisées locales, surtout du nord du pays. La plupart sont emprisonnés depuis des mois sans que leur famille ne soit informée de leur détention. » 

Des journalistes incarcérés aux côtés de membres de Daesh

Mortaza et son équipe en plein reportage.  © Mortaza Behboudi

« A Kaboul, une fois qu’on est incarcérés, personne n’est prévenu : c’est à la famille de faire ses propres recherches et d’envoyer des lettres au ministère de l’Intérieur et au central du renseignement. Il faut ensuite payer des gens pour obtenir une localisation précise. Quelques journalistes m’ont demandé si j’avais croisé certains de leurs proches dans les autres prisons. Ces dernières constituent les pires endroits d’enfermement dans le monde », affirme-t-il en balayant du plat de la main toute objection. L’espace d’un bref instant, Mortaza se plonge dans un souvenir douloureux, sans toutefois perdre le fil de son récit. 

« Nous y sommes torturés, nous ne voyons pas le ciel et n’avons accès à aucun service médical ou à un médecin. Nous sommes régulièrement maltraités et humiliés, surtout dans la prison du renseignement et de sécurité maximale, Shash-darak. » Là-bas, plus de 1 200 prisonniers politiques croupissent dans des cellules exiguës. Tous sont mélangés : politiciens, journalistes, activistes, membres de Daesh… Des bagarres éclatent souvent entre les détenus, faute de véritable surveillance de la part des gardiens.

Plus que la violence, le manque d’informations de l’extérieur ronge le moral des prisonniers. « Si vous voulez voir vos proches, il faut pouvoir payer. Si vous arrivez à obtenir une autorisation, vous aurez droit à une visite de 3 à 4 minutes, une fois par semaine et derrière des vitres blindées, de votre famille. » 

« Malheureusement, il n’y a pas d’organe de jugement ou de tribunal pour ces prisons. On ne connaît même pas les chefs d’inculpation qui ont conduit à notre emprisonnement. Nous ne savons même pas où nous serons transférés ni qui est en charge de notre dossier. »

Si Mortaza n’a pas vu le ciel durant dix mois, les cellules se sont enchaînées sans qu’il ne puisse rien contrôler. Déplacé à plusieurs reprises, il se remémore la confusion qui régnait au sein des prisonniers. « Je suis resté dix jours dans la première prison des renseignements, puis plus d’un mois dans la seconde, sept mois dans la troisième, et le reste du temps dans la quatrième. J’étais tout le temps soumis à des interrogatoires, afin de me faire avouer des crimes que je n’ai pas commis. » 

« Les sept premiers mois, je n’ai eu aucun contact avec l’extérieur. Je n’avais le droit à rien en tant que prisonnier politique, même pas à un stylo et à un morceau de papier. Lorsque j’étais dans la prison des services de renseignements, il n’y avait pas d’accès au téléphone et aucun droit de visite. » 

« Après mon transfert à la prison de sécurité maximale de Pul-e-Charkhi, j’ai pu appeler pour la première fois ma famille sur le téléphone public de la prison. » Pul-e-Charkhi est la plus grande prison du pays, surnommée « le Guantanamo afghan. » 

« J’ai donc contacté ma mère et ma femme pour les prévenir que j’étais vivant. Sur place, nous avons pu avoir des visites d’amis une fois toutes les deux semaines, ce qui reste dangereux : les visiteurs étaient surveillés sur leur trajet et dans leur ville. »

Des négociations difficilement réalisables avec les talibans

Malgré son isolement total, Mortaza n’est pas seul : à l’autre bout du monde, rédactions, associations et proches remuent ciel et terre pour le retrouver. Le journaliste a pu compter sur sa femme Aleksandra, dont les immenses efforts ont fini par payer. « Aleksandra était en contact permanent avec les rédactions françaises. Lorsque je n’ai plus donné signe de vie, elle a appelé tous les médias avec lesquels je travaillais à l’époque, ainsi que RSF. »

Une libération complexe à réaliser, car la France n’est plus présente en Afghanistan depuis la prise de pouvoir des talibans en août 2021. Les tentatives de négociations se sont faites à Doha, au Qatar, mais en vain. Le 6 février 2023, Reporters sans frontières avait indiqué dans un communiqué de presse avoir « épuisé toutes ses ressources » pour libérer Mortaza, bien qu’il ait réussi à « établir un canal de communication » avec les talibans.

« Personne n’a négocié pour mon cas », explique Mortaza. « Tout est passé par un juge taliban qui m’a forcé à avouer des choses pour me faire libérer. Toutes les charges ont été abandonnées, mais il m’a fait dire que mes reportages sur les talibans étaient soi-disant négatifs, ce qui expliquerait selon le juge les dix mois d’emprisonnement. » Une solitude qui impacte durement Mortaza, qui aurait pu rester enfermé de longues années. 

Maud Baheng Daizey

« Frémont » : Babak Jalali et les femmes, ses « sources d’inspiration »

En salle depuis le 6 décembre 2023, “Frémont” relate le parcours drôle et solitaire de Donya, Afghane réfugiée aux Etats-Unis depuis la prise de pouvoir des talibans. Filmé en noir et blanc par le réalisateur Babak Jalali, “Frémont” porte fièrement la parole des exilés, avec humour et nostalgie. Il a accepté de répondre aux questions de la Maison des journalistes, partenaire du film.

Agée de 20 ans, Donya est une réfugiée afghane qui travaille désormais dans une usine de cookies porte-bonheur à San Francisco. Traductrice pour l’armée américaine en Afghanistan, elle a été contrainte à quitter Kaboul suite à la prise du pouvoir par les talibans à l’été 2021. Dans le film, elle tente de lutter contre son insomnie et sa solitude dans sa nouvelle vie, avant de faire la rencontre d’un médecin qui l’accompagne dans son ouverture au monde. Sa vie bascule lorsqu’elle se voit confier la rédaction des messages de prédictions, teintés de philosophie, dans son entreprise. Durant 91 minutes, Babak Jalali invite le spectateur à suivre le voyage introspectif de Donya, en délivrant une réflexion attachante sur les relations humaines et l’exil. Le film a été récompensé par le Prix du jury au festival du film américain de Deauville, véritable consécration pour Babak Jalali.

L’œil de l’exilée

Un film réaliste, interprété par des acteurs (et surtout, par une actrice) dont la vie fait largement écho au scénario. Anaita Wali Zada, l’actrice principale, est une journaliste connue à Kaboul dans la vie réelle, au même titre que sa sœur. C’est par ailleurs du fait de son métier et d’être une femme qui travaille qu’Anaita est devenue une cible des talibans, la poussant à la fuite l’été 2021. Réfugiée aux Etats-Unis depuis, elle joue pour la première fois de sa vie dans “Frémont.” Proche sur de multiples points avec son personnage Donya, Anaita Wali Zada tenait à éveiller les consciences sur la situation afghane, et a trouvé en “Frémont” et Donya le parfait moyen de le faire. Grâce à son personnage, le spectateur découvre à travers l’œil de l’exilée une vie et une réflexion aux antipodes des siennes.

Pour le réalisateur Babak Jalali, il relevait de l’évidence de filmer son œuvre. Il a eu l’idée du scénario en 2017, avec Carolina Cavalli, réalisatrice italienne et scénariste du film. À l’origine, il devait être tourné en juin 2020, avant même que les talibans ne reprennent le pouvoir, mais l’épidémie de coronavirus a eu raison de leur planning. Rencontre.

Le réalisateur Babak Jalali.

L’Œil : pourquoi avoir décidé de réaliser un film sur une jeune Afghane qui a fui les talibans ? L’idée vous est-elle venue lors de leur reprise du pouvoir en 2021 ?

Babak Jalali : Le film n’est pas nécessairement l’histoire d’une jeune Afghane qui a fui les talibans. Il s’agit plutôt d’une jeune afghane qui recommence sa vie dans un nouvel endroit. J’ai toujours été gêné par la représentation des femmes afghanes dans les médias et le cinéma. Elles ont toujours été dépeintes comme un groupe opprimé sans pouvoir d’action. Elles sont toujours à la maison, ne travaillent jamais, n’ont jamais de rêves ou d’aspirations. Mais les femmes afghanes que j’ai rencontrées et connues au cours de ma vie ont toujours été farouchement indépendantes. Elles avaient des désirs et des souhaits. Elles ont eu des rêves. J’ai donc voulu montrer une jeune femme afghane qui, au fond, n’est pas très différente d’une jeune femme de n’importe quel autre pays en ce qui concerne ses désirs fondamentaux.

Qu’est-ce qui vous motive et inspire à parler des femmes et de l’oppression qu’elles peuvent subir ?

Ma motivation n’est jamais liée à l’oppression dont les femmes peuvent souffrir. C’est le courage et la force qu’elles possèdent qui m’inspirent. Oui, mes sources d’inspiration sont les femmes que j’ai connues. Je suis le petit-fils de femmes iraniennes, le fils d’une mère iranienne et le frère d’une femme iranienne. Et j’ai été témoin de la persévérance d’innombrables autres femmes qui se sont opposées à l’autorité et au statu quo et les ont remis en question. Je suis toujours admiratif du courage dont elles font preuve.

Avez-vous inclus des éléments de votre propre vie dans le film et pourquoi ?

Je dirais qu’indirectement, j’ai toujours inclus des éléments de ma propre vie dans les films que j’ai réalisés. Il s’agit rarement de scènes tirées directement de ma vie, mais elles sont le résultat de choses que j’ai vécues ou que j’ai entendues de première main de la part de ceux qui les ont vécues.

Que représente pour vous le prix du jury de Deauville ?

C’était merveilleux de recevoir le prix du jury de Deauville, surtout parce que cela signifiait que certaines personnes avaient été touchées par le film. Le festival attire un très grand nombre de spectateurs et c’était très émouvant de pouvoir le montrer devant eux. J’espère que ce prix contribuera à inciter davantage de spectateurs français à voir le film dans les salles de cinéma pendant sa sortie.

Le film “Frémont” de Babak Jalali est actuellement en salle dans toute la France. Avec Anaita Wali Zada, Jeremy Allen White, Hilda Schmelling.

Crédits photo : Babak Jalali.

Maud Baheng Daizey

EMI. « Déconstruire ou dénoncer, mais ne rien laisser passer »

Les assassinats de Samuel Paty (16 octobre 2020) et Dominique Bernard (13 octobre 2023) ont profondément bouleversé la France. Tués pour avoir voulu transmettre leurs connaissances et le respect de la démocratie, la disparition des deux hommes a marqué le pays. Un mois après la mort de Dominique Bernard, comment les professeurs vivent-ils leur métier ? L’enseignement est-il toujours une arme face à la violence ?

L’Œil de la Maison des journalistes s’est penché sur le corps de métier des enseignants longtemps critiqué, et qui aujourd’hui se retrouve victime du terrorisme. Alors qu’une centaine d’élèves ont reçu une sanction disciplinaire pour avoir perturbé les hommages dans leurs établissements, les enseignants éprouvent de plus en plus de difficultés à parler de laïcité et de liberté d’expression. Lundi 27 novembre, un premier procès s’est ouvert à l’encontre de six adolescents, accusés de complicité dans l’assassinat de Samuel Paty et de dénonciation calomnieuse.

Nous sommes allés interroger deux professeurs de lycée, l’un documentaliste et le second enseignant d’histoire-géographie, ainsi que Serge Barbet, le directeur du CLEMI, afin de savoir si ce ressenti était généralisé à tous les acteurs de l’éducation. 

L’empathie des élèves très forte envers leurs enseignants

Dans un lycée polyvalent à Bourg-en-Bresse, la professeure documentaliste Danielle G. témoigne d’une hausse de la sécurité autour de son établissement depuis la mort de Dominique Bernard. Elle a animé en avril 2023 un Renvoyé Spécial avec la journaliste ukrainienne Nadiia Ivanova en ce sens, une expérience riche en découvertes pour elle et les élèves. Une rencontre des plus primordiales pour la documentaliste, que la mort de Dominique Bernard a ébranlée. Car élèves comme professeurs se sont sentis concernés par les menaces envers les enseignants. 

« Notre établissement était particulièrement touché car nous avons reçu des menaces à la mort de Dominique Bernard, dès le lundi 16 octobre. Des policiers sont venus surveiller le lycée. Puis le lendemain, ce sont les soldats Sentinelle » qui ont pris le relais, explique Danielle G. « Nous avons même dû évacuer le vendredi 20, suite à une alerte à la bombe. »

Un sentiment d’insécurité qui n’arrivera pas à prendre le pas sur l’enseignement, mais qui marque les esprits. Pour la documentaliste, le deuil de Dominique Bernard n’a pas été vécu comme celui de Samuel Paty. « Cette année, j’étais un peu sidérée. Pour Samuel Paty j’avais besoin d’en parler et de partager avec les collègues. J’avais réalisé un mur virtuel sur un pad numérique à destination des enseignants, avec des ressources pour les aider ainsi que les élèves. Je m’étais démenée. Cette fois-ci, n’ayant pas cours le lundi 16, j’ai hésité à me rendre au lycée. Je n’avais pas envie de me regrouper avec les autres, j’ai eu une réaction très différente », nous confie-t-elle avec quelques hésitations. Mais les mots de Danielle G. sont toujours justement choisis. Elle exprime simplement une certaine incompréhension des événements, à l’unisson avec ses confrères et consœurs.

« J’ai culpabilisé de ne pas rejoindre les collègues mais je n’avais pas envie, pourtant je m’étais beaucoup engagée avec mes collègues et les élèves, notamment par des hommages à la date anniversaire de la mort de Monsieur Paty. Ici, j’avais envie d’être seule. Je voulais attendre d’avoir plus de recul avant d’en discuter avec les élèves. Et étant professeur documentaliste, je n’ai pas de classe à prendre en charge. Je suis donc arrivée le lundi après-midi, pour la minute de silence. »

Une façon comme une autre de vivre le traumatisme, qui relève également d’une certaine « lassitude. » Selon la documentaliste, d’autres professeurs « ont préféré rester dans les classes pour éviter les mouvements de foule et s’attendaient à des perturbations », qui n’ont pas eu lieu. Le discours du directeur « a apaisé » les élèves, qui ont « tout de suite été très respectueux. » 

Une « surprise » pour Danielle G., « car notre minute de silence a été programmée pour le lundi après-midi dans la cour. Alors qu’à la mort de Samuel Paty, les élèves étaient restés dans les classes pour éviter les perturbations et mouvement de foule – pour rappel, nous avons 2 300 élèves dans nos locaux. Mais cette fois-ci, et à la demande de quelques professeurs, nous nous sommes retrouvés dehors. Nous étions au moins 1 000 personnes. Je m’attendais vraiment à ce qu’il y ait de la provocation, des petites incivilités… Ils restent des adolescents après tout. Mais tout s’est très bien passé, il n’y a eu aucun bruit parasite ni dérangement pour l’hommage. »

Le Centre de Documentation et d’Information sous-estimé dans l’EMI ?

Depuis plusieurs années, les professeurs documentalists font venir une fois par an les expositions du collectif Cartooning For Peace auprès des élèves « pour travailler sur les caricatures, de la liberté de la presse et d’expression », souvent en collaboration avec les professeurs d’histoire. « Même s’il y a de la provocation, le dialogue reste possible », assure-t-elle sur un ton mesuré.

« Malheureusement, les collègues sont psychologiquement armés, nous commençons à avoir l’expérience pour aborder ces thématiques », atteste-t-elle avec une pointe de fatalisme dans la voix. Liberté d’expression, laïcité, éducation à l’information… Tant de sujets susceptibles de provoquer l’ire des jeunes, et dont la sensibilité s’est profondément accrue ces dernières années. Malgré les alertes du corps enseignant, les politiques publiques ne semblent suffire à apaiser les tensions.

« Nous ne nous sentons pas du tout soutenus par le gouvernement ou les autres acteurs de l’enseignement », constate tristement la professeure. « Nous ne parlons jamais du travail des professeurs documentalistes concernant l’éducation aux médias et à l’information, on se concentre surtout sur les professeurs d’histoire-géographie et on oublie nos compétences. » 

« Il faut aussi nous donner les moyens humains de faire des cours complets d’EMI », tempête Danielle G. « Par exemple j’ai 17 classes de seconde, de 35 élèves chacune », l’empêchant de suivre tout le monde. « Clairement, nous ne pouvons pas faire de la sensibilisation tout seuls ! Pareillement au collège, où les profs documentalistes font découvrir l’EMI aux élèves : ils sont seuls et ont du mal à organiser des séances de sensibilisation. Les chefs d’établissements refusent de bloquer les CDI pendant plusieurs heures par exemple, il faut donc trouver du temps et de l’espace », ce qui peut mener à des casse-tête organisationnels

« Il y a donc beaucoup de disparités » dans le suivi des élèves et leur enseignement. « A vrai dire, on ne pense à l’EMI que lorsqu’un professeur est assassiné ou qu’il y a des attentats. En dehors, on l’oublie totalement. Nous nous sentons abandonnés », déplore la documentaliste en évoquant ses confrères et consœurs. 

« En conséquence, nous faisons de l’EMI par saupoudrage. On ne peut pas dire que rien ne se fait car il y a des professeurs très compétents et le travail très important du CLEMI. Mais j’ai beaucoup de collègues qui n’y connaissent rien et doivent se former eux-mêmes », conclut-elle.

En seconde, depuis septembre 2019, les élèves ont désormais des cours de SNT, Sciences Numériques et Technologie. Ces derniers sont censés démocratiser l’usage du numérique, d’en saisir les enjeux et les dangers. « Dans ces cours, il y a un chapitre sur les réseaux sociaux ; nous proposons donc aux professeurs en charge – dans notre cas, le prof de maths – de compléter avec nos enseignements. Mais ce n’est jamais suffisant ni équivalent pour toutes les classes et tous les établissements », affirme la documentaliste. « Le CLEMI veille véritablement à nous former en EMI mais il en faudrait plus et sur tout le territoire. »

Enfin, un autre point critique pour la professeure : le manque de formation initiale en EMI du corps enseignant. « Nous devons nous former nous-mêmes la plupart du temps, que nous ayons des facilités ou non. En 30 ans de carrière, je n’ai jamais eu de formation initiale EMI, qui n’existait pas dans les années 90. Certains de mes confrères et consœurs ne s’y connaissent pas du tout, alors qu’on doit être assurés pour en parler aux élèves. Nous avons dû avoir recours à l’autoformation, pour compléter la formation continue. Cette discipline, passionnante mais en évolution constante, exige de rester informé au fur et à mesure de ses évolutions. »

« Sans compter qu’aujourd’hui, il faut également consacrer des heures à l’égalité des sexes, l’inclusion, les valeurs de la République… On nous en demande toujours plus. » De quoi décourager les plus aguerris.

« Les professeurs sont loin de se désengager »

Mais pour Serge Barbet, directeur du CLEMI, ce renoncement serait fictif ou du moins exagéré. Le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (CLEMI) créé en avril 1983 a pour mission « de promouvoir, notamment par des actions de formation, l’utilisation pluraliste des moyens d’information dans l’enseignement afin de favoriser une meilleure compréhension par les élèves du monde qui les entoure », peut-on lire sur leur site

Pour parvenir à ses fins, le CLEMI assure depuis 40 ans la formation en EMI d’enseignants des premier et second degrés, conçoit et diffuse des ressources pédagogiques en direction des enseignants et des familles. Le Centre organise également des rencontres, des concours ou des événements comme la Semaine de la presse et des médias dans l’École à des fins éducatives.

Serge Barbet travaille depuis de longues années aux côtés des enseignants, et s’est tenu à leurs côtés lors des assassinats de Dominique Bernard et Samuel Paty. Auprès de l’Œil, il rapporte ne pas avoir perçu de retour d’une baisse d’attention de la part des élèves dans ces thématiques.  

« Je n’ai pas ce type de remontées précisément, mais il est vrai que nous sommes dans un contexte de tensions internationales et nationales inédites par leur ampleur. Lorsqu’on aborde les questions de terrorisme, cela se fait avec une certaine gravité. Cette gravité ne peut qu’entraîner une écoute, un questionnement plus intense de la part des élèves. Nous ne partons malheureusement pas d’un terrain vierge car l’école a déjà été la cible d’attaque terroriste. Il y a trois ans avec Samuel Paty mais aussi en janvier 2015, en mars 2012 à Otzar Hatorah à Toulouse… Tous ces éléments constituent une antériorité, qui ont poussé les opérateurs comme le CLEMI à proposer aux enseignants des ressources et formations plus en lien avec les problématiques que ces attaques terroristes soulèvent. »

Le CLEMI travaille actuellement sur plusieurs axes : la lutte contre la désinformation, contre les discours de haine et le renforcement des fondamentaux de l’EMI (comment l’information est réalisée, par qui, dans quels conditions et contexte…) afin que les élèves aient une appréhension plus rationnelle de l’information. Il programme aussi de la prévention primaire aux processus de radicalisation des jeunes, les rendre plus critiques face à des récits de propagande. 

« Ce travail est plus que jamais indispensable dans un contexte de « brouillard informationnel » où il nous faut impérativement savoir donner des repères et des bons réflexes pour accéder à une information fiable. »

Alors les enseignants seraient-ils vraiment muselés dans leur travail ? « Nous entendons souvent ressurgir, lorsqu’il y a des attentats, le débat « les enseignants vont-ils se censurer face aux élèves ? » Cela m’a souvent fait réagir, car les discours ne s’accordent pas avec nos observations. » Serge Barbet en est formel et tient absolument à mettre l’accent sur le phénomène. 

« Le CLEMI mène un certain nombre d’actions (à l’instar de la Semaine de la presse et des médias dans l’Ecole), et n’a pas enregistré de désaffection ou retrait des enseignants, bien au contraire. Nous avons comptabilisé plus d’inscrits à nos programmes depuis l’attentat contre Samuel Paty. Loin de se désengager, les enseignants nous demandent plus de formations en éducation aux médias et à l’information. »

« Nous formons les enseignants à l’EMI, mais aussi les chefs d’établissement, les CPE, personnels de direction et d’encadrement qui sont de plus en plus concernés par cette problématique. Eux-mêmes demandent à être formés, ce pourquoi nous développons des formations spécifiques et un certain nombre de ressources les concernant directement », à leur demande et à celle du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse.

« Personnellement, cela m’a fait souvent réagir : on parle de désengagement mais ce n’est pas ce que nous constatons, notamment lors de la Semaine de la presse et des médias dans l’école qui s’étend sur près d’un mois, ainsi que nos autres activités », dénote le directeur de CLEMI. « C’est le cas avec nos concours de médias scolaires, Mediatiks et Zéro Cliché, où nous avons de plus en plus de professeurs qui s’inscrivent. »

L’histoire-géographie en première ligne ?

Une volonté dans laquelle David Lucas, enseignant d’histoire-géographie depuis 2004 et auparavant professeur de lettres, peut se reconnaître. Il est dans l’éducation depuis 1994 et aujourd’hui, enseigne l’EMI « à travers l’écrit et de manière un peu plus poussée que l’histoire-géographie, du fait de mon parcours de lettres. » 

Travaillant à Brunoy dans le lycée Joseph Talma, il stipule que « l’éducation aux médias et à l’information demeure absolument essentielle, car elle ne passe pas seulement par les disciplines scolaires ou universitaires » : les jeunes sont confrontés en permanence à des images qu’il faut savoir recontextualiser ou déconstruire, ce qu’on n’apprend pas dans les manuels scolaires classiques.

Il avait candidaté à Renvoyé Spécial en 2022 après discussion avec les documentalistes de son établissement, qui lui ont présenté le dispositif. « Je travaille avec eux assez régulièrement notamment durant la semaine de la presse », explique l’enseignant. « C’est ainsi qu’avec un autre collègue, nous avons fait une demande collective, puis j’ai pris en charge la visite de Manar Rachwani prévue pour le 10 février 2023. »

Sa visite, qualifiée de « rouleau-compresseur » et « d’absolument passionnante » par David Lucas, a rencontré un franc succès auprès des jeunes. « Nous avons pu faire un travail poussé et de qualité avec le journaliste, et cette rencontre a constitué l’un des temps forts de l’année, ce qui m’a incité à repostuler pour 2024. » L’intervention de Manar a été un « déclic » pour ces derniers, qui se sont plus intéressés à la liberté de la presse et à la protection des journalistes.

Le meurtre de Samuel Paty correspond à la période où le lycée Joseph Talma décide de prendre quelques mesures de sécurité : les entrées et sorties sont « davantage contrôlées » grâce à une nouvelle carte d’identification, également du fait d’intrusions antérieures. « Ce n’est pas une conséquence immédiate et directe de la mort de Samuel Paty », précise l’enseignant. 

« La semaine du 13 octobre 2023 était très chargée en émotions, nous préparions l’hommage pour Samuel Paty (décédé le 16 octobre 2020) lorsque Dominique Bernard a été assassiné à son tour. »

« Nous avons d’abord été sidérés, nous pensions annuler l’hommage dans la journée. » Mais très rapidement, s’ensuivent des directives ministérielles et un double hommage est alors organisé dans l’établissement. « Nous étions au comble de l’émotion, tant les professeurs que les élèves» 

Le choc passé, les professeurs élaborent des textes à lire à leurs lycéens, afin de transmettre leurs ressentis. Des temps forts et émouvants, ponctués par les questions des élèves. « Pour la première fois, ils m’ont demandé si j’avais peur en tant qu’enseignant. Je voulais leur dire que je ressentais une peur diffuse, mais pas de ceux qui j’avais en face de moi. Pourtant dans un premier temps, j’ai assuré ne pas avoir peur, puis j’ai nuancé : je ne me sentais pas en danger dans l’établissement, mais qu’il s’agissait d’une peur diffuse qui touche tous les profs, en particulier ceux d’histoire-géographie. »

Car les professeurs d’histoire sont les premiers à être confrontés à la défiance des élèves. « Nous transmettons la démocratie française, la construction des valeurs de la République, les retours en arrière comme au temps de Vichy… Nous sommes souvent pris à partie et nous devons démontrer l’importance de la démocratie. Nous sommes alors en opposition avec les élèves, donc nous nous disons que nous aussi, nous pourrions être attaqués. Il en va de même lorsqu’on parle de l’égalité hommes-femmes. »

« Mais nous nous devons d’enseigner la différence entre la dictature et la démocratie, nous avons pour travail de transmettre les valeurs de la République », explique-t-il. Continuer de travailler dans ce funeste contexte ? « Plus que jamais », assène David Lucas. Il en tire une grande force pour donner ses cours. « C’est bien parce que j’ai peur et que la question se pose que je dois continuer mes leçons », et discuter avec les élèves. « Mais j’ai parlé de la peur à mes élèves car ils m’ont posé la question. Ce qui me vient d’abord à l’esprit et au cœur, c’est la tristesse. C’est cela qui compte le plus, et qui nous ou a le plus marqué avec mes collègues. Nous donnons tout pour enseigner, notre démarche est humaniste. Pourquoi nous tuer ? »

Il affirme par ailleurs sentir sa profession être « plus soutenue depuis la mort de Dominique Bernard que celle de Samuel Paty » ; les discours, textes et directives sont « plus rassurantes » qu’en 2020, bien que leur mise en œuvre demeure complexe et lente. « Après la mort de Samuel Paty, nous avions l’impression que le pays était plus dans l’hommage et non la protection », confie-t-il d’une voix un peu lasse. Ce qui n’est, pour l’heure, plus le cas aujourd’hui. Le professeur espère néanmoins que des actions concrètes suivront. 

Pour le professeur d’histoire-géographie, il est indéniable que l’apologie du terrorisme en classe et les menaces aux enseignants doivent être prises plus sérieusement en compte, et ne jamais être ignorées. « Déconstruire ou dénoncer, mais ne rien laisser passer », martèle-t-il au téléphone.

 « Le problème, c’est l’emprise que peuvent avoir les idées complotistes notamment en ligne. Elles sont très complexes à déconstruire. Pour exemple, un exposé que j’avais fait faire aux élèves sur le complotisme. Je voulais qu’ils définissent ce mot, qu’ils expliquent pourquoi et comment lutter contre. Mais ils n’ont pas saisi la même problématique : pour eux, il fallait traiter la théorie complotiste comme une opinion. » Un jeu dangereux où chacun peut cataloguer un fait comme avéré sans vérification préalable. « Cela démontre aussi l’importance de l’intervention de journaliste comme Manar Rachwani », rajoute David Lucas, ravi par le programme Renvoyé Spécial.

Une nécessité dans un contexte aussi sensible que le meurtre d’agents de l’Education nationale et face à la recrudescence de violences. Grâce aux programmes comme ceux du CLEMI et de la MDJ, les professeurs sont enfin épaulées dans l’EMI et l’approche de la liberté de la presse. L’éducation étant un pilier de la société, ces enseignants et enseignantes ne pourraient délaisser leur vocation : il s’agit de la première barrière contre la violence et le terrorisme, capables d’accompagner les jeunes citoyens tout au long de leur vie.

Maud Baheng Daizey

En Irak, l’étau juridique se resserre autour de la liberté d’expression

Par Zara Alasade

Le projet de loi sur la liberté d’expression en Irak est toujours dans les tiroirs des bureaux du Parlement, en raison d’un large désaccord sur certains de ses paragraphes, que beaucoup considèrent comme une menace et une restriction supplémentaire du droit de manifestation pacifique et la liberté d’expression garantie par la Constitution.

Cette loi permet aux autorités d’interdire les rassemblements publics, sauf autorisation préalable des autorités au moins cinq jours à l’avance. Ici, il ne mentionne pas les critères que les autorités irakiennes appliqueront pour approuver ou interdire les manifestations, ce qui laisse la possibilité de proscrire toutes les manifestations de la part des autorités.

Depuis 2010 jusqu’à aujourd’hui, le projet de loi sur la liberté d’expression en Irak a fait l’objet d’une part de controverses parlementaires et politiques, et d’autre part du rejet et des critiques de militants et défenseurs des droits de l’homme, qui y voient un obstacle sur la voie émergente et chancelante de la démocratie en Irak.

Ce projet est discuté à chaque session parlementaire, dont la dernière a eu lieu en octobre 2023 pour une seconde lecture, afin de le légiférer et l’approuver.

Le projet de loi et le « défi aux religions »

L’article 1 du chapitre deux de cette loi concernant les règles de diffusion des médias interdit « la diffusion ou la publication de documents promouvant les opinions du parti Baas, ou promouvant des activités criminelles qui peuvent être interprétées comme étant contre les institutions de sécurité », ou comprenant des « déclarations émises par des groupes armés d’opposition ou un entretien avec l’un de leurs membres, ou des documents appelant à cibler le processus politique démocratique ou à provoquer des conflits entre partis ou clans ou entre partis de la société irakienne », ce qui est un paragraphe vague, selon les spécialistes.

Il convient de noter que la corruption a été l’un des problèmes les plus importants des manifestations de masse qui ont éclaté en octobre 2019. Des manifestations qui ont connu des réponses dramatiques : Human Rights Watch avait indiqué dans un rapport que sept journalistes et militants avaient été attaqués en raison de leur travail de documentation. 

Et des doctrines et des sectes. Quiconque prouve avoir « publiquement insulté un rituel, un symbole ou une personne vénérée, glorifiée ou respectée par une secte religieuse » encourt une peine de prison pouvant aller jusqu’à 10 ans d’emprisonnement assorti d’une amende pouvant aller jusqu’à 10 000 000 de dinars irakiens (soit 7 600 dollars américains). Ce fut le cas en août 2008 lorsque la chaîne irakienne Djilah, qui avait diffusé un reportage comportant des chants et des danses, vues comme une « insulte à la religion. » Les locaux de la chaîne avaient été saccagés, alors qu’elle avait déjà été interdite de diffusion pendant un mois en janvier 2020.

Quiconque suit la scène politique irakienne sait que les symboles religieux jouent un rôle important dans les principaux partis politiques, et prohiber leur critique limiterait gravement l’exercice par les citoyens de leur droit à la liberté d’expression.

Les militants estiment que les faits indiquent que le recours délibéré à des lois formulées de manière vague dans tout l’Irak, y compris dans la région du Kurdistan irakien, permet en réalité aux procureurs d’engager des poursuites pénales contre des opinions qui ne leur plaisent pas. 

Les autorités des zones contrôlées à la fois par le gouvernement fédéral et par le Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) utilisent les procès en vertu de ces lois comme une forme d’intimidation et, dans certains cas, pour faire taire les journalistes, les militants et autres voix de l’opposition. Même si peu de personnes ont passé du temps en prison pour diffamation, la procédure pénale elle-même peut servir de sanction.

L’Irak, environnement hostile pour la liberté d’expression

Le Code pénal irakien, qui remonte à 1969 et a fait l’objet de modifications mineures au fil des ans, notamment avec la promulgation du code pénal des forces de la sécurité intérieure irakienne en 2008, contient de nombreux paragraphes vagues qui parlent de crimes de diffamation, qui étouffent la liberté d’expression, comme l’insulte à la « nation arabe » ou tout représentant du gouvernement, que la déclaration soit vraie ou non.

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Une photo de Saba Kareem.

Pendant deux décennies, l’ancien président Saddam Hussein a contrôlé toutes les institutions irakiennes, y compris les médias, et n’a pas permis de critiquer la famille du président ou ses hauts responsables. Après qu’une intervention militaire menée par les États-Unis ait renversé le régime de Saddam en 2003, certaines structures de gouvernance démocratique ont été établies, mais la liberté d’expression n’a pas prospéré. L’Irak est plutôt devenu un environnement hostile pour quiconque souhaite critiquer le gouvernement, les partis ou même les groupes armés.

Si nous revenons à la Constitution irakienne, aux lois de Bremer dans le domaine de l’édition et à l’article (130) de la Constitution irakienne, qui confirme la validité du Code pénal n° 111 de 1969, nous trouvons également une contradiction évidente et d’autres restrictions légiférées en plus de l’activation d’anciennes lois pour limiter la liberté d’expression. Ce qui rend impossible l’exercice de ce droit sans tomber sous le coup de la loi, qui entraîne parfois la peine de mort.

En conclusion, activer les lois susmentionnées. Même si elle n’est pas utilisée et si l’on tente de faire adopter le projet de loi sur la liberté d’expression dans sa version qui fait encore l’objet de controverses, elle reste pleine de dangers et une arme menaçante pour quiconque tente d’exercer son droit d’expression. 

Crédits photos : Ahmad Al-Buraye, Saba Kareem.