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SYRIE. La difficile intégration des citoyens-journalistes dans l’industrie des médias

Depuis 2011, les jeunes Syriens se sont lancés dans le journalisme pour documenter eux-mêmes le conflit dans leur pays. Formés au bout de quelques années par plusieurs médias syriens indépendants tel Syria Direct et des organismes internationaux, ils sont par la suite devenus des journalistes aguerris. Pour eux, être journaliste rime avec activiste. Retour sur dix ans de lutte pour la liberté de la presse avec Manar Rachwani, journaliste Syrien qui est né dans la ville de Hama dans les années 1970.

Si Manar a passé quelques années à Hama, il a vécu la majeure partie de son enfance en Jordanie dans les années 1980. Le « massacre de Hama » en 1982 a durablement traumatisé le jeune garçon de l’époque et sa famille. Ordonné par l’ancien président Hafez el-Assad (père de Bachar el-Assad, actuel président) pour saper la rébellion des Frères musulmans, des milliers de personnes dans la ville ont été assassinées de la main des forces de sécurité et des Frères musulmans.

La famille Rachwani n’a survécu que par miracle, se réfugiant en Jordanie la même année. Manar n’a jamais revu sa patrie depuis ce tragique épisode, mais n’a jamais abandonné l’idée d’y retourner un jour. Fier de son éducation et de ses multiples diplômes en sciences humaines et sociales, il est devenu un chercheur et un journaliste expérimenté. En Jordanie, il a été chroniqueur pour le quotidien al-Arat (“Demain“) entre 2004 et 2017.

Loin de vouloir s’arrêter là, Manar est consacré rédacteur en chef de Syria Direct à partir de 2019, toujours en Jordanie. Syria Direct ayant été poussé à l’exil par le gouvernement syrien, le site d’information fonctionnait depuis Amman, capitale jordanienne. « Comme vous le savez, la moitié de la population syrienne est déplacée dans le pays », explique-t-il prestement.

« Et un quart de la population s’est réfugiée dans les pays les plus proches (Turquie, Liban, Egypte, Irak), tandis que d’autres ont décidé de partir en Europe. Les médias vivent la même chose. » Il a lui-même été obligé de fuir à nouveau, lorsque les services secrets de Jordanie ont enquêté sur lui pour son travail.

L’homme a trouvé refuge en France en octobre 2021. « Après avoir passé quelque temps à Paris, puis à Rennes et quelques jours à Saint-Malo, je suis revenu m’installer à la Maison des journalistes en janvier 2022. » Avec ses dents blanches et sa voix grave, Manar s’exprime au micro de la MDJ sur le journalisme citoyen en Syrie, ses origines et ses particularités.

Pas de rébellion sans information

« Pendant la révolution de mars 2011, j’étais en Jordanie. Au début, je savais que les citoyens-journalistes existaient et travaillaient en Syrie, car je les voyais dans les médias comme tout le monde. Puis, pendant la rébellion, j’ai eu la chance de travailler avec quelques-uns d’entre eux lorsque j’étais rédacteur en chef. En règle générale, les militants des médias sont la source première pour savoir ce qui se passe sur le terrain syrien. »

« Les médias officiels ne parlent pas de la révolution, mais les citoyens-journalistes le font. La liberté de la presse en Syrie était totalement inexistante jusqu’en 2011, il était impossible de savoir ce qu’il se passait réellement dans le pays. Lorsque le soulèvement a commencé, le gouvernement a dit qu’il ne s’agissait que de quelques protestations ici et là dans le pays. Grâce à ces citoyens, nous avons vu tout le contraire. » De quoi provoquer l’ire du régime, les cataloguant d’extrémistes diffusant de fausses informations et tuant le peuple. Les autres médias « contrôlés, possédés et dirigés par le gouvernement » étaient alors obligés de publier de la propagande et avaient l’interdiction de parler d’autre chose.

L’homme se considère néanmoins comme chanceux, puisqu’il a déménagé en Jordanie pour échapper à la violence, et encore plus d’avoir pu travailler comme journaliste pour des médias jordaniens. « La plupart des pays arabes n’acceptent pas les étrangers comme journalistes pour des raisons de sécurité, et la Jordanie en fait partie. Mais ils avaient cependant besoin d’hommes et de femmes qualifiés à l’époque et ont dû se résoudre à m’engager », raisonne-t-il avec un petit sourire amusé. Ce pourquoi il ne peut décemment se considérer comme citoyen-journaliste aujourd’hui, de par sa formation dans des journaux établis et des médias professionnels.

Une profession menacée tant par le régime que par les civils

Photo d’Alexander Andrews.

« Les journalistes n’étaient pas si militants au début, certains ont commencé à parler plus ouvertement après des semaines de conflit », explique Manar de sa voix posée. « Passé le choc, plusieurs journalistes des médias officiels ont fait défection au pouvoir. Mais avec la violence du régime de terreur imposé par le gouvernement, il était vraiment difficile d’y échapper. Pour certains, on ne peut pas parler de “médias” pour les désigner tant leur parole est dictée. »

Exemple parfait de la situation tendue, le directeur du média Al-Watan du secteur privé n’est autre que le propre cousin du président, Rami Malkhouf, affilié au régime el-Assad. « Même les journalistes du côté d’el-Assad sont menacés, torturés ou tués s’ils écrivent sur quelque chose qu’ils ne devraient pas, ou s’ils critiquent le gouvernement. »

Beaucoup ont été massacrés avec leur famille. Malheureusement, le régime n’est pas le seul à attenter à la vie des journalistes : les groupes terroristes restent une menace majeure pour eux. Quelques semaines auparavant, un militant des médias a été tué avec sa femme enceinte. Les suspects ont été identifiés mais n’ont jamais été poursuivis.

« En plus de ces ennemis, la polarisation de la population pousse les gens à mettre toutes leurs émotions dans leur travail et laisse le régime les diviser en groupes ethniques. Notre rôle de journaliste est aussi de façonner les mentalités en montrant l’union des citoyens, penser à l’avenir et les jeunes Syriens n’y sont pas encore. » 

Citoyens-journalistes ou journalistes ?

Pour lui, les citoyens-journalistes doivent être distingués des autres journalistes dans le monde : la première catégorie possède certes une expérience construite sur le terrain, mais ne bénéficie pas d’années de formation dans des « journaux bien établis », ce sont des autodidactes. « Je suis formé en tant que journaliste à suivre les normes professionnelles et à être indépendant. Notre façon d’écrire, de publier nos photos, de vérifier nos informations, tout est codifié. Les citoyens-journalistes en Syrie sont très émotifs dans leur travail parce qu’ils vivent les bombardements tous les jours », ce qui amène à avoir quelques intérêts personnels.

« Pourquoi les citoyens-journalistes ont-ils accepté de mettre leur vie en danger ? Parce qu’ils croient au peuple et à la rébellion, ils étaient déjà engagés », explique Manar. « C’est pour cela que nous devons faire attention à la manière dont nous collectons et vérifions les informations. »

Il insiste néanmoins sur l’importance du travail de ces personnes, comme pour le massacre de Hama en 1982 : « personne n’avait entendu parler de ce massacre avant la révélation par les journalistes. Bien sûr, les Syriens disaient que “quelque chose s’est passé à Hama” mais d’aucun ne pouvait dire avec certitude quoi exactement. Les pays occidentaux pensaient que 1 000 personnes avaient été assassinées : grâce à ces journalistes, nous savons maintenant qu’il y a eu au moins 25 000 personnes tuées. »

Mais après dix ans de révolution, ce type de journalisme est-il voué à disparaître ou perdurer ? Manar hésite les yeux dans le vague, jugeant la situation trop incertaine pour trancher. Le journalisme citoyen doit encore survivre à la guerre qui pourrait durer des années. Il espère que ce journalisme subsistera, car le monde « a besoin d’avoir quelqu’un sur le terrain dans des pays comme la Syrie et d’autres dictatures et de prouver que la rébellion a lieu. »

Professionnaliser et protéger les activistes des médias

Mais la guerre n’est pas la seule modalité à prendre en compte : la dictature, le terrorisme, la pauvreté et les journalistes eux-mêmes pourraient faire disparaître ce courant révolutionnaire. « En Syrie, il y a deux types de médias : ceux installés à l’intérieur de la Syrie, les autres depuis des pays étrangers, en exil. Partout en Syrie, les médias sont contrôlés par le régime même s’ils se disent indépendants. Ceux qui opèrent hors de Syrie (par exemple en Turquie, en Jordanie ou en France) sont plus difficilement indépendants. Après tout, ils ont toujours besoin de l’argent étranger pour continuer à tourner. »

« En Syrie, la polarisation est très forte, la guerre maintient tout le monde dans la pauvreté et il n’y a pas d’exception pour les médias qui vivent grâce aux fonds internationaux. Dans cette situation, ils ne peuvent pas être indépendants et neutres. Être indépendant, ce n’est pas seulement par rapport au régime, mais aussi par rapport aux donateurs. »

Enfin, d’autres journalistes « professionnels » ont tendance à critiquer et à sous-estimer le travail des Syriens afin de s’en dissocier. « Les gens remettent en question l’utilité des citoyens-journalistes, en disant qu’ils ne sont que des activistes médiatiques. Lorsqu’un citoyen-journaliste essaie de travailler pour un média, il est souvent mal vu car il n’a pas d’expérience dans les “vraies” rédactions. » Un fossé de plus entre ces journalistes et la population, alors que leur travail reste vital dans le pays.

Pour Manar, si les citoyens-journalistes ont besoin de renforcer leurs compétences professionnelles, « leur travail pour les médias libres reste sous-estimé et est devenu le travail des sans-emploi. Ce n’est pas tout à fait vrai ! Nous ne pouvons pas rejeter le travail de tous ces militants des médias, mais nous ne pouvons pas non plus lui faire confiance dans son intégralité. Ils mettent leur vie en danger pour nous et pour la Syrie et nous devons leur accorder une certaine confiance. »

Maud Baheng Daizey