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Guatemala : la fin tragique du journal El Periódico

El Periódico, journal guatémaltèque fondé en 1996, a dû mettre la clé sous la porte avec l’emprisonnement de son fondateur, José Rubén Zamora, le 15 mai 2023. Il a signé le dernier édito du journal le même jour, qu’il a rédigé depuis sa cellule. Il y explique que les multiples procès intentés par l’Etat, également appelées “procédures-bâillon” ont tué son journal. Mais comment le quotidien le plus célèbre du Guatemala a-t-il pu disparaître en quelques mois ? Quel avenir pour la presse guatémaltèque ?

Six ans. C’est le nombre d’années que devra passer José Rubén Zamora en prison pour “blanchiment d’argent”, initialement accusé de « chantage et trafic d’influence » et condamné le 14 juin 2023. Zamora était incarcéré depuis près d’un an et encourait jusqu’à 40 ans de prison, requis par le parquet guatémaltèque, l’accusant d’être un véritable « maître-chanteur. »

Mais les 144 enquêtes ouvertes par le gouvernement sur les journalistes d’El Periódico depuis 2022 ont mis en lumière un objectif plus ambitieux des autorités : faire taire les acteurs de la presse, en particulier durant la période électorale.

Plus de 144 attaques en justice contre des journalistes 

El Periódico, habitué à dénoncer les mésactions du gouvernement depuis 26 ans, était dans le viseur des autorités depuis quelques années. Quotidien très prisé des Guatémaltèques et comptant près de 400 employés, El Periódico et ses journalistes ont souvent reçu des prix pour leurs enquêtes et révélations de scandales.

Mais depuis 2019 et l’arrivée des conservateurs au pouvoir, le journal était grandement menacé. Dès 2021, une enquête pour « conspiration » était ouverte contre José Zamora.

En avril 2022, le choc a foudroyé la presse guatémaltèque : José Zamora a été arrêté par les autorités pour à la suite de la révélation de plusieurs affaires de corruption impliquant le président candidat à sa réélection, Alejandro Giammattei. Incarcéré en août 2022, José Zamora attendra huit mois de plus avant son procès, débuté en janvier 2023. 

De nombreuses ONG et associations de défense de la presse ont réclamé alors sa libération, dénonçant un harcèlement judiciaire inédit à son encontre. Un timing pointé du doigt par les associations de défense des droits civiques et de la presse, notamment le Comité de Protection des Journalistes (CPJ).

L’ONG avait expliqué dans un communiqué du 15 mai 2023 que ces multiples procédures étaient « le résultat du harcèlement judiciaire et financier de l’administration présidentielle d’Alejandro Giammattei contre le fondateur du média, José Rubén Zamora, et ses journalistes pour leurs reportages critiques sur la corruption. » Le CPJ a également appelé à la libération immédiate du fondateur. 

José Zamora saluant les journalistes durant son procès, le 14 juin 2023. ©Johan Ordonez

José Zamora a lui-même signalé des « persécutions politiques », alors que trois de ses avocats avaient été emprisonnés en avril dernier. Le quotidien El Periódico a finalement été interdit de publication en mai 2023 et plusieurs dizaines de ses journalistes ont été sous le coup d’enquêtes judiciaires voire de procès pour « obstruction » et « désinformation », après avoir publié la nouvelle de l’incarcération du patron du quotidien.  

Pas de doute pour Reporters sans frontières, les accusations « fallacieuses » à l’encontre de Zamora étaient dues à un « harcèlement judiciaire » intense. Un acharnement qui avait concordé avec la réélection du président Alejandro Giammattei. Il avait en effet été réélu le 25 août 2023, dix jours après la condamnation de José Zamora. Son rival à la présidentielle Carlos Pineda, connu pour sa politique anti-corruption, avait été écarté des élections par le Tribunal Supérieur Electoral en mai 2023, le laissant sans véritable adversaire

La famille de Zamora ainsi que de nombreux journalistes du journal ont dû fuir le Guatemala de peur de finir également en prison. Les abondantes amendes infligées au journal ont fini par avoir raison de ce dernier en plus de l’interdiction de publication, signant sa liquidation. 

Les procédures-bâillons, arme redoutable contre la presse

L’Œil avait déjà évoqué les procédures-bâillons, nuisant gravement à la liberté de la presse, dans un précédent sujet pour alerter sur ce phénomène de plus en plus courant. Car depuis quelques années, des individus et de grands groupes usent des procédures abusives (ou infondées) pour faire taire les journalistes. 

Affaire la plus emblématique, le cas de la maltaise Daphné Caruana Galizia, journaliste d’investigation aguerrie et fondatrice du site d’information Running Commentary. Elle est connue pour avoir enquêté et exposé des affaires de corruption au sein du gouvernement maltais. De nombreux scandales mettaient en cause le Premier ministre de l’époque, Joseph Muscat, ainsi que l’entourage de ce dernier, provoquant l’ire de la population. Elle faisait l’objet de plus de 40 procédures judiciaires pour diffamation avant sa mort, « nourrissant un climat d’impunité favorisant son assassinat » selon des magistrats maltais.

Victime du même mécanisme, le journal El Periódico ne sera plus jamais lu par ses millions de lecteurs quotidiens. Depuis sa prison, José Rubén Zamora a écrit son dernier édito le 15 juin dernier. « L’Etat nous a tué », y affirmait-il. 

« Pendant toutes ces années, bien que nous ayons dû faire face à d’innombrables intimidations, agressions et harcèlements constants de la part des pouvoirs en place, “El Periódico” s’est efforcé d’offrir à ses lecteurs les meilleures informations pour comprendre la société et le monde dans lequel nous vivons. »

José Zamora a également évoqué les « 30 ans d’un combat infatigable contre la corruption, l’impunité, le narcotrafic, les abus de pouvoir, le terrorisme d’État et la misère », soufflés par les manigances judiciaires du gouvernement. « Mais ils ne nous feront pas taire ! » avait conclu l’homme.

Une véritable catastrophe pour les défenseurs des droits et des ONG, qui ont multiplié les prises de parole pour exprimer leur inquiétude. « C’est une menace pour toute la presse nationale. Ici au Guatemala, les opinions critiques ou le journalisme d’investigation sérieux ne seront pas autorisés à être publiés », avait expliqué le rapporteur de l’ONU Frank La Rue. « La fermeture du journal représente toujours un revers pour la liberté de la presse et fondamentalement pour la démocratie. »

Pour soutenir la demande de libération de José Rubén Zamora, cliquez ici.

Crédits photos : Johan Ordonez, El Periodico.

Maud Baheng Daizey

TRIBUNE. Au Bangladesh, une liberté réduite pour les partis d’opposition 

A moins de quatre mois des élections législatives bangladaises, l’étau se resserre autour des partis d’opposition. Pourtant, la démocratie est une pratique ouverte. Grâce à elle, la liberté individuelle des personnes s’épanouit. La démocratie ne se développe pas à travers des chaînes. 

Il n’y a pas d’alternative au système démocratique pour le développement de l’État, de la société et de l’esprit individuel. La démocratie signifie que les citoyens de l’État peuvent s’exprimer et mener leurs activités sans crainte, sans activités qui ne portent pas atteinte à l’indépendance et à la souveraineté de l’État.  

Le gouvernement et les forces de l’État ne pourront pas créer d’obstacles aux réunions et aux rassemblements. À l’instar d’autres pays démocratiques dans le monde, la Constitution du Bangladesh garantit également ce droit au peuple. 

Par exemple, l’article 37 de la Constitution de notre pays stipule clairement que « tout citoyen a le droit de se réunir pacifiquement et sans armes et de participer à des réunions et des processions publiques, sous réserve des restrictions raisonnables imposées par la loi dans l’intérêt de l’ordre public ou de la santé publique. » Un droit que le gouvernement bafoue régulièrement.

Aujourd’hui, la classe dirigeante du Bangladesh (composée du président Mohammad Shahabuddin et de la Première ministre Sheikh Hasina, tous deux membres de la Ligue Awami) jouit d’un pouvoir reclus et dictatorial qui ressemble beaucoup à celui de la Corée du Nord. 

Comme la Corée du Nord, la famille dirigeante de notre pays veut obliger chaque citoyen à faire preuve d’une loyauté totale envers le dirigeant au pouvoir. Au contraire, le gouvernement ne tarde pas à mettre des bâtons dans les roues de la loi sur les TIC, les Technologies de l’Information et de la Communication.

 

Fondée en 1949, la Ligue Awami est un parti politique bangladais qui joué un rôle prépondérant dans l’indépendance du Bangladesh en 1971. Au pouvoir jusqu’en 1975, elle a été évincée du pouvoir par un coup d’Etat militaire. Mais à la fin des années 1980, la Ligue s’allie avec d’autres partis (notamment le BNP, le Bangladesh National Party) de l’opposition du pouvoir en place jusqu’à la démission du président, le général Ershad en 1990.

Depuis, la Ligue n’a cessé d’être en concurrence dans les urnes avec le BNP, jusqu’à s’imposer aux élections en 2008, 2014 et 2018. Aujourd’hui, la Ligue a le plus de sièges au Parlement et domine la vie politique du pays.

Plus de 500 arrestations politiques

Dans un communiqué de presse envoyé aux médias le 14 novembre 2022, l’organisation de défense des droits humains Ain O Salish Kendra (ASK, ou le Centre de droit et de justice en anglais) a déclaré que le droit de réunion pacifique et d’association est reconnu dans la Constitution du Bangladesh (article 37). Ce droit est également inscrit dans divers instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, tels que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). 

Mais cela n’empêche pas les autorités et la police bangladaises de ruser pour empêcher ou interrompre les rassemblements. Dernier évènement en date, l’alerte à la bombe du 8 novembre 2022. La police avais mis en scène un drame à la bombe, car une bombe a été trouvée dans le bureau du BNP. Mais des journalistes avaient vu des images de vidéosurveillance montrant la scène de la police transportant la bombe dans un sac blanc.

Ce n’est pas le comportement d’un État démocratique civilisé. Cependant, sous prétexte d’empêcher le BNP de tenir un rassemblement à Nayapaltan, capitale régionale de Dhaka, la police a bloqué la route pendant quatre jours et a créé elle-même des souffrances publiques.

En effet, le parti d’opposition BNP voulait organiser un rassemblement à Nayapaltan, le gouvernement lui a laissé la localisation du mémorial de Suhrawardy Udyan pour le 10 décembre 2022. Le gouvernement a assorti de 26 conditions à la tenue du rassemblement, telle que : mise en place de caméra haute résolution pour l’occasion, interdiction des micros et projecteurs, interdiction des caricatures et des discours anti-étatiques… Des conditions qui ne sont en aucun cas applicables à une assemblée démocratique.

Ce jour-là, les dirigeants du parti se sont réunis au bureau du parti avant le rassemblement. Cela fait partie des pratiques démocratiques d’un parti. Mais le gouvernement a créé un environnement anarchique avec les forces de police de l’État. Il a tué une personne par des tirs aveugles, tiré et blessé de nombreux militants et arrêté environ 500 militants qu’il a envoyés en prison et qu’il a maintenus en prison en déposant de fausses plaintes contre eux.

En outre, le secrétaire général du parti, Mirza Fakhrul Islam Alamgir, et le membre du comité permanent, Mirza Abbas, ont été arrêtés et maintenus en prison. De plus, des émeutes ont eu lieu dans les bureaux du parti.

Le 29 juillet 2023, le BNP a organisé un programme de sit-in dans différentes localités de Dhaka, où des affrontements avec la police ont eu lieu à certains endroits. Près de 800 personnes ont été arrêtées, membres du BNP et civils confondus. 

Auparavant, il y a eu des incidents de blocage de certaines villes pour des rassemblements en appelant à une grève des transports publics sur les instructions du gouvernement pour empêcher le rassemblement de personnes dans les rassemblements départementaux du BNP.  

Il est triste mais vrai qu’au Bangladesh, l’exercice de ce droit est de plus en plus limité. Les partis politiques ou les citoyens ordinaires doivent faire face à diverses difficultés. Les allégations de violation de ces droits, d’attaque, d’incitation à la violence, de harcèlement et d’arrestation de diverses manières à l’encontre de la police et de l’administration, des travailleurs ou des partisans des partis gouvernementaux s’intensifient. 

L’Occident aux côtés des manifestants bangladais

Selon Asker, l’article 144 du code de procédure pénale a été invoqué 945 fois dans différentes régions du pays au cours du siècle dernier. Il permet à des magistrats d’interdire certaines actions aux citoyens pour protéger la Nation, comme les emprisonner par précaution ou interdire les réunions publiques de plus de quatre citoyens.

Les diplomates étrangers à Dhaka sont également catégoriques sur le droit de réunion pacifique. Le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion, Clément Voule, a exprimé son inquiétude quant à la situation politique actuelle au Bangladesh. Il a déclaré que depuis juillet 2022, les attaques et l’usage de la force meurtrière contre les manifestations pacifiques au Bangladesh ont fait des morts.

J’observe attentivement les événements au Bangladesh. Les autorités bangladaises doivent garantir le droit de réunion pacifique. Dans le même temps, il convient d’éviter le recours à une force excessive contre les manifestants.

Gwyn Lewis, coordinateur résident des Nations unies à Dhaka, a exhorté le Bangladesh à respecter ses engagements envers les Nations unies en tant qu’État membre de l’organisation, en lui rappelant son engagement en faveur de la liberté d’expression, de la liberté des médias et de la liberté de réunion pacifique.

De son côté, l’ambassadeur des États-Unis à Dacca, Peter Haas, s’est dit préoccupé par les morts et les blessés survenus lors du rassemblement du BNP à Nayapaltan. Il a appelé tout le monde à respecter l’État de droit et à s’abstenir de toute violence, de tout harcèlement et de toute intimidation.

À l’occasion de la Journée internationale des droits de l’Homme le 10 décembre, les 15 missions diplomatiques de Dhaka ont insisté sur le droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique. Il s’agit des missions de l’Union européenne, du Canada, de l’Australie, du Royaume-Uni, des États-Unis, de l’Allemagne, de l’Italie, du Japon, de la Suède et de la Suisse.

Le porte-parole du département d’État américain, Ned Price, s’est dit préoccupé par la répression des rassemblements pacifiques des partis d’opposition au Bangladesh. « Nous appelons tous les partis politiques à respecter l’État de droit et à s’abstenir de toute violence, de tout harcèlement et de toute intimidation. »

Nous pouvons donc dire que pour développer la démocratie, les gens doivent être impliqués. Dans un État démocratique, le pouvoir de décision appartient uniquement au peuple. En contournant le peuple, en le trompant, en supprimant sa voix libre, en renforçant les piliers de la dictature par l’emprisonnement, la tyrannie, l’oppression et la torture, on détruit les piliers de la démocratie. 

Elle détruit les fondements de l’égalité, de la liberté et des droits constitutionnels. Mais le principal slogan d’un État démocratique est d’établir des libertés civiles. C’était la principale motivation de notre guerre de libération. Mais aujourd’hui, les citoyens de ce pays sont à mille lieues de cette motivation.

Crédits photo : ©AFP – JIBON AHMED, Ligue Awami.

Jamil Ahmed

Liberté de la presse : la démocratie est-elle en danger ?

Ce mardi 19 septembre à la Bourse du travail dans le 3ᵉ arrondissement de Paris était organisé un colloque sur la thématique « Conditions de travail des journalistes : la démocratie est-elle en danger ? Quelles solutions ? ». L’objectif : échanger sans filtres avec plusieurs intervenants sur les différentes pressions exercées sur les journalistes et sur la fracture avec l’opinion publique. 

D’après la définition du CLEMI (Le centre pour l’éducation aux médias et à l’information), « Si la profession de journaliste consiste pour l’essentiel à rassembler, vérifier et mettre en forme des informations à destination du public, elle regroupe toutefois des réalités différentes, notamment en fonction des supports de publication et des époques ».  Des réalités qui peuvent aussi vite devenir complexes. Un journaliste peut-il effectuer ces tâches  dans de bonnes conditions de travail, dans une société actuelle fracturée, à l’heure où Ariane Lavrilleux, journaliste à Disclose, passe 39 heures en garde à vue ? C’est la question à laquelle ont tenté de répondre plusieurs intervenants, lors d’un colloque organisé par le groupe Technologia, ce mardi 19 septembre à la Bourse du travail, dans le 3ᵉ arrondissement de Paris, ayant pour thématique : « Conditions de travail des journalistes : la démocratie est-elle en danger ? Quelles solutions » ? Parmi ces intervenants  : Marion Denneulin, directrice de mission chez Technologia, un groupe spécialisé dans la prévention des risques et de l’amélioration des conditions de travail, Jean-Marie Charon, sociologue spécialisé dans les médias et chercheur associé à l’EHESS, Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde, Eric Valmir, Sécrétaire général de l’Information du groupe Radio France, Emmanuel Poupard, Secrétaire Général du Syndicat National des Journalistes (SNJ) et Jean-Claude Delgènes, Président Fondateur du cabinet Technologia.

Un baromètre aux chiffres explicites 

Dans un premier temps, Marion Denneulin, directrice de Mission au sein du groupe Technologia s’est focalisée sur les conclusions du quatrième baromètre effectué en 2022 sur les conditions de travail des journalistes, réalisé conjointement avec le Syndicat National des Journalistes. Parmi les chiffres clés, sur les 1102 répondants, 83% d’entre eux estiment qu’un manque d’effectif et / ou de moyens sont les causes d’une augmentation de la charge de travail. 

Le développement du numérique, utile en temps normal pour rajeunir le public cible d’un média, possède aussi une face sombre, puisque 77% des sondés déclarent que l’ultra polyvalence du numérique est une cause de surcharge de travail. La pression de la hiérarchie de la rédaction est aussi un autre facteur important pour 60% des répondants. Un bond de 7% par rapport à l’année 2018. L’un des envols les plus impressionnants concerne le fait de ressentir un manque de place au sein d’une rédaction, une compétition en interne pour faire passer des sujets : ils étaient 27% de journalistes à le déplorer en 2018, ils sont 36% à toujours le dénoncer en 2022. Le jeune public, quant à lui, délaisse de plus en plus les médias traditionnels pour s’informer : d’après la dernière étude de l’Insitut Reuters su les pratiques d’information en ligne, 20% des 18-24 ans utilisent le réseau social Tik-Tok comme première source d’information.

Ne pas pouvoir livrer une information de qualité 

Jean-Marie Charon, sociologue spécialisé dans l’étude des médias et du journalisme a ensuite pris la parole pour compléter ces chiffres.  Le spécialiste est par ailleurs auteur d’une nouvelle enquête, qui s’intitule « Jeunes journalistes, l’heure du doute » qui paraîtra le 19 octobre prochain, dans laquelle il donne la parole à ces jeunes journalistes, aujourd’hui las du métier et qui songent à se reconvertir dans une autre profession. « Dans mon enquête, j’ai interrogé une centaine de journalistes de moins de 30 ans. J’ai été frappé qu’un nombre important de  jeunes journalistes ont recours à un suivi psychologique qui se caractérise par des arrêts de travail court et font souvent face à un burn-out, suite à une accumulation de tâches », analyse Jean-Marie Charon, lors de ce colloque. Il tient à illustrer ses entretients par des pourcentages marquants : « Parmi cette centaine de journalistes, ils sont 16% d’entre eux à s’interroger de quitter la profession. 89% de ces jeunes journalistes ont côtoyé des personnes qui ont quitté la profession, ce qui peut influencer le choix final », complète t-il. Plus globalement, Jean-Marie Charon retient que ses témoins déplorent d’une même voix ce sentiment de ne pas pouvoir livrer une information de qualité, qui peut s’expliquer par un manque de temps pour recouper et vérifier les sources consultées, mais aussi face aux violences contre les journalistes, dans les manifestations ou sur les terrains de guerre. En 2022, l’UNESCO a par ailleurs dénombré 86 journalistes morts dans des pays en guerre.

Un manque de temps flagrant

Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde et Emmanuel Poupard, Secrétaire Général du Syndicat National des Journalistes (SNJ) dénoncent eux aussi en coeur le manque de temps flagrant des journalistes pour se consacrer pleinement à leurs missions. Pour l’illustrer, Louis Dreyfus prend l’exemple d’un journaliste du Monde, en charge de l’actualité politique, qu’il a côtoyé. « Lors de son pot de départ, il avait naturellement convié sa famille et donc ses enfants. À un moment dans son discours, ce journaliste se tourne vers l’un de ses fils et lui dit : ‘’je m’excuse de tout ce temps que je n’ai pas pu passer avec toi’’. Pour moi, cette seule phrase veut tout dire ». Afin d’éviter une trop grande rotation dans ses équipes, Louis Dreyfus explique qu’une équipe dédiée, basée à Los Angeles, se charge de traiter l’information et de réaliser de la veille médiatique, entre 23 heures et 6 heures du matin. Emmanuel Poupard, lui, s’indigne des remontés des journalistes qu’il fréquente : « Rendez-vous compte, on a des journalistes qui ne trouvent maintenant même plus le temps de recouper les informations, de les vérifier avant de les publier, tellement ils sont fatigués, acculés par la charge de travail. On parle quand même du cœur du métier ! Il y a un effondrement général du métier. Plus qu’une revalorisation salariale, en particulier pour les pigistes, il faut retrouver un traitement humain dans les rédactions qui soit digne de ce nom », lance-t-il. Le secrétaire général ne digère pas non plus le fait que lors des manifestations, des journalistes puissent avoir une protection rapprochée de policiers : « On est en France, pays des Droits de l’Homme », rapelle t-il d’un ton ferme.

« Mettre en place un vote auprès des journalistes »

Tous les intervenants ont en tête l’exemple de la grève historique du JDD, qui a duré six semaines, durant laquelle la quasi-totalité de la rédaction s’est mobilisée en vain contre l’arrivée de Geoffroy Lejeune au poste de directeur de la rédaction, ex de Valeurs Actuelles.  Eric Valmir, Secrétaire général de l’Information du groupe Radio France et membre du conseil d’administration de la MDJ, propose une solution concrète pour éviter que cette situation se reproduise dans d’autres rédactions : « Je pense qu’il faut réfléchir à mettre en place un vote auprès des journalistes, pour qu’ils puissent conforter le directeur de rédaction. C’est impensable de prendre ses fonctions dans un climat délétère et de défiance générale ! »

La peur de l’intelligence artificielle 

Avant de donner la parole au public, composé de journalistes de divers médias, mais aussi d’élus, la totalité des participants ont tenu à faire part d’une crainte légitime, dans l’ère du temps : le développement de l’intelligence artificielle. Aujourd’hui en effet, plusieurs logiciels permettent de faire dire n’importe quoi à n’importe qui. « Je pense que vous avez tous en tête les vidéos où l’on voit le Président Macron casquette à l’envers avec un timbre de voix frappant, ou encore celles où l’on voit Mbappé se faire engueuler par son père… La gestuelle, la voix… C’est une technologie qui peut sérieusement faire vibrer les fondations du journalisme », s’alarme Jean-Claude Delgènes, Président Fondateur du cabinet Technologia. Un cas concret peut en effet suscité l’inquiétude : l’entreprise Onclusive, spécialisée dans la veille médiatique, basée à Courbevoie, a décidé d’effectuer un plan social massif. Plus précisément, sur les 383 postes, 217 vont disparaître et être remplacés… par l’intelligence artificielle. Les salariés rédigent des synthèses et des revues de presse pour près de 900 clients, comme des entreprises du CAC 40 mais aussi des banques. « Aujourd’hui c’est nous mais demain ? Les professeurs, les journalistes, les traducteurs ? Quelle éthique y a t-il derrière tout ça ? », s’interroge un salarié, interviewé par Le Parisien. « Il faut davantage l’appréhender comme un outil, comme un complément qui peut notamment faire gagner du temps », ajoute Emmanuel Poupard du SNJ, lors du colloque. « Croire ce que l’on voit va devenir un dicton de plus en plus difficile à appliquer », soupire Éric Valmir.

Présents à mes côtés lors de ce débat, Chokri Chihi, journaliste tunisien et Alhussein Sano, journaliste guinéen, hébergés par la MDJ, ont particulièrement apprécié cet événement. « Pour moi, c’était une belle occasion de faire connaître les nombreux problèmes que rencontrent les journalistes, notamment le stress, les différentes maladies liées à l’angoisse. Mais je regrette un peu le manque de solutions apportées par les intervenants. J’ai entendu à plusieurs reprises ‘’je n’ai pas de réponses à apporter’’. Mais j’ai appris beaucoup de choses et j’ai été content de pouvoir retrouver un compatriote journalite tunisien à ce colloque », sourit Chokri Chihi.  Alhussein Sano a quant à lui été interpellé par la partie traitant de l’intelligence artificielle, tout en ayant une pensée pour les journalistes isolées : « En tant que journaliste, je ne peux être que marqué par cette technologie qui va bouleverser le métier. J’ai aussi apprécié que l’on évoque l’aspect du télétravail, qui a un impact non-négligeable sur la qualité du traitement journalistique ». D’après une étude mondiale réalisée en 2021 en plein confinement par l’agence britannique de relation presse au service de sociétés technologiques TouchdownPR, 24% des journalistes ont perdu une partie de leur activité, 65% ont reconnu travailler plus longtemps à domicile et 32% ont confirmé l’impact négatif du confinement sur leur santé mentale. 

Par Chad Akoum

 

FRANCE. La journaliste d’investigation Ariane Lavrilleux en garde-à-vue

Mise à jour : La journaliste Ariane Lavrilleux a finalement été remise en liberté ce mercredi 20 septembre, après une garde à vue qui aura duré au total 39 heures. Sur franceinfo ce vendredi 22 septembre, elle dénonce “une attaque claire, nette et précise contre la liberté d’informer. Tous mes outils de travail, dont mon ordinateur, ont été perquisitionnés. On a utilisé des outils de cybersurveillance pour fouiller mes mails. C’est une expérience très violente”. Jeudi 21 septembre, un ancien militaire a été mis en examen notamment pour détournement et divulgation du secret de défense nationale. Il est considéré par la justice comme l’une des sources d’Ariane Lavrilleux.

C’est une nouvelle qui a bouleversé le monde du journalisme français : la journaliste de Disclose, Ariane Lavrilleux, a été placée en garde-à-vue et son domicile a été perquisitionné mardi 19 septembre. En cause, ses révélations sur les “Egypt Papers” et les concessions de la France à la dictature du maréchal al-Sissi, ainsi que sur les multiples ventes d’armes françaises à l’Arabie Saoudite, gardées secrètes jusqu’en 2019. La Maison des Journalistes dénonce cette attaque manifeste contre la liberté de la presse et la protection des sources des journalistes. 

“Les journalistes de Disclose enquêtent pendant plusieurs mois, et en équipe, sur des sujets d’intérêt général trop souvent délaissés. Crimes environnementaux, délinquance financière, santé publique, lobby industriel, vente d’armes, violences sexuelles… Nos enquêtes exposent les dérives et les abus de pouvoir. Elles permettent de demander des comptes aux responsables et d’obtenir un impact positif pour la société”, explique le site d’information. 

Disclose, journal d’investigation en accès libre

Fondé en 2018 par Mathias Destal et Geoffrey Livolsi, le journal compte une vingtaine de journalistes collaborateurs ayant mis en lumière de nombreuses affaires, notamment la vente d’armes françaises utilisées dans le conflit au Yémen. Depuis, les enquêtes de Disclose percutent et font trembler le pouvoir. 

Un site d’information dont les membres sont sujets à de nombreuses plaintes, et Ariane Lavrilleux n’y a pas échappé. Elle avait participé à la révélation d’un scandale d’Etat, l’Egypt Papers, ainsi qu’à 4 autres articles. Elle y aurait dévoilé “des informations confidentiel-défense” selon les enquêteurs de la DGSI. 

Mardi 19 septembre à 6h00, une juge d’instruction et des membres de la DGSI, la Direction générale de la Sécurité intérieure, ont perquisitionné son domicile avant de la placer en garde-à-vue, dans le cadre d’une procédure d’exception. 

“L’Egypt Papers” avait en effet révélé une mission militaire secrète de la France en Egypte, l’opération Sirli. Initiée en 2015 par la France, cette opération a fourni “du renseignement aérien à la dictature du maréchal Abdel Fattah al-Sissi.” 

“Des informations qui, sous couvert de lutte contre le terrorisme, ont servi à mener une campagne de bombardements systématiques contre des civils soupçonnés de contrebande dans le désert occidental, à la frontière avec la Libye”, rapporte Disclose. 

Des révélations qui avaient mené à des plaintes de plusieurs ONG contre l’Etat français et mis des bâtons dans les roues de ce dernier. D’autres articles signés par la journaliste avait dévoilé des ventes d’armes françaises ou d’avions Rafale à l’Egypte, des contrats discutables et aux lourdes conséquences pour les civils et communautés ethniques visées. 

Nous avons publié ces informations confidentielles car elles étaient, et elles restent, d’intérêt général. Elles éclairent le débat public sur la réalité des relations diplomatiques de la France avec des dictatures.” 

Elles jettent une lumière crue sur des armes, fabriquées dans notre pays, et retournées contre des populations civiles, au Yémen et en Égypte. Qu’importe si ces révélations sont gênantes pour l’État français : Ariane doit être libérée au plus vite, sans aucune poursuite,” assène Disclose par newsletter ce matin.  

Pour soutenir le site d’investigation, vous pouvez cliquer sur ce lien.

Crédits photo : Disclose, Ariane Lavrilleux.

Maud Baheng Daizey

Procédures-bâillons : bientôt une nouvelle législation européenne ?

Depuis 2020, les institutions européennes s’inquiètent de la protection des journalistes dans l’Union, sujets au harcèlement judiciaire. La directive anti-SLAPP, aussi appelée “Loi Daphné” et actuellement débattue au Parlement, a pour objectif d’empêcher que les journalistes soient victimes de procédures judiciaires abusives. Quels en sont les dispositifs ? Pourra-t-elle suffire à protéger la liberté de la presse ?

Vincent Bolloré, Yevgeny Prigozhin, le Royaume du Maroc, Patrick Drahi (propriétaire d’Altice Media), Camaïeu, Total… Depuis quelques années, des individus et des grands groupes usent des procédures abusives (ou infondées) pour faire taire les journalistes. 

Affaire la plus emblématique, le cas de la maltaise Daphné Caruana Galizia, journaliste d’investigation aguerrie et fondatrice du site d’information Running Commentary. Elle est connue pour avoir enquêté et exposé des affaires de corruption au sein du gouvernement maltais. De nombreux scandales mettaient en cause le Premier ministre de l’époque, Joseph Muscat, ainsi que l’entourage de ce dernier, provoquant l’ire de la population. 

Le 16 octobre 2017, Daphné est assassinée alors qu’elle était en voiture. Une bombe est placée sous cette dernière, qui explose à quelques mètres de son domicile. Un meurtre dont la nouvelle fait immédiatement le tour du monde. 

A cause de ses enquêtes et révélations politiques, notamment sur l’entourage du Premier ministre Joseph Muscat (qui démissionnera en 2020), Daphné était la cible de 47 procédures judiciaires pour diffamation, qui auraient pu lui coûter des milliers d’euros en dommages et intérêts si elle avait été jugée coupable. 

Une situation désespérée et étouffante, reconnue par une enquête indépendante en 2021 : selon des magistrats maltais, le gouvernement a  « nourri un climat d’impunité favorisant l’assassinat de la journaliste », régulièrement sujette aux menaces de mort, et qui n’a jamais bénéficié de protection. Les menaces physiques allaient de pair avec l’intense harcèlement judiciaire dont elle a été victime jusqu’à sa mort. 

La loi anti-SLAPP, pourquoi faire ?

Les cas de procès abusifs ont en effet explosé en six ans, poussant l’Union européenne à réagir. La Pologne est le pays produisant le plus de SLAPPs (Strategic Lawsuit Against Public Participation), vite suivi par Malte puis la France. Pour rappel, la CASE, la Coalition contre les SLAPPs en Europe, a dénombré plus de 820 attaques abusives en justice depuis 2013. 

Une aberration pour l’Union européenne, qui lance en 2020 son plan pour la démocratie, sous la direction de la Commission européenne. Pour cela, la Commission prend des mesures en faveur « de la lutte contre la désinformation et de la liberté des médias. » 

Le meurtre de Daphné, qui a durablement marqué les esprits, conduit à des mesures plus concrètes, notamment la directive Anti-SLAPP de la Commission, surnommée « Loi Daphné ».

Elle impose « des règles communes concernant les garanties procédurales » à tous les Etats-membres. 

La directive permet aussi « le rejet rapide des procédures judiciaires manifestement infondées, les recours contre les procédures judiciaires abusives » ainsi que « la protection contre les décisions rendues dans un pays tiers. » 

Enfin, est prévue la création d’un « guichet unique » dans l’Union pour que les victimes puissent se signaler et obtenir de l’aide juridique. 

« Attendons de voir comment elle sera appliquée »

Le 27 avril 2023, le projet est présenté et débattu à la Commission européenne. Le 12 juillet, l’adoption de la directive est finalisée par un vote en Assemblée plénière lors du premier trilogue (négociations en trois actes entre la Commission, le Conseil et le Parlement). 

Pourtant aujourd’hui les négociations bloquent, notamment sur l’uniformisation de la directive entre les Etats-membres. 

Mais le rapporteur du Parlement Tiemo Wölken, espère pour sa part une adoption définitive d’ici décembre 2023. « Je pense que ce serait également un bon signe avant les élections européennes que nous indiquions une fois de plus que nous sommes vraiment du côté des plus faibles », avait-il déclaré en juillet dernier lors d’une conférence de presse sur les SLAPPs.

Depuis, de nombreux acteurs du monde politique, social et journalistique ont donné de la voix pour soutenir l’adoption de la directive. Pour le Premier secrétaire général du Syndicat National des Journalistes, Emmanuel Poupard, la directive demeure une petite victoire. 

Emmanuel Poupard explique pour la MDJ que « les pouvoirs publics européens se saisissent enfin de la question des procédures bâillons », qui minent le journalisme français. Le SNJ « espère néanmoins que la directive sera améliorée », bien qu’il voit sa création « d’un bon œil. » 

Il déclare également que le syndicat « attend une loi beaucoup plus protectrice, qui doit s’accompagner de mesures renforcées pour affirmer l’indépendance des journalistes. Et nous attendons de voir comment les pays vont l’appliquer, car il arrive que les Etats-membres réécrivent un peu les directives. »

Les Etats-membres, ennemis de l’anti-SLAPP ?

En effet, certains membres du Conseil des ministres de l’UE ont refusé la définition de « procédure bâillon » proposée par la Commission européenne, jugée « trop vaste ». La définition veillait à ce que les journalistes poursuivis dans leur propre pays puissent être protégés. 

Pour rappel, les SLAPPs sont majoritairement des affaires enregistrées dans un pays unique, et non pas plusieurs (les cas transfrontaliers). Mais les procédures transfrontalières, c’est-à-dire impliquant plusieurs Etats-membres, sont malheureusement les seules concernées par la directive

Par exemple, si les deux parties d’un procès-bâillon sont françaises mais que l’affaire impacte plusieurs Etats-membres (concernant des entreprises implantées à l’étranger notamment), le cas pouvait être considéré comme transfrontalier. 

Un point sur lequel le Parlement et le Conseil ne sont pas d’accord, préférant laisser les affaires nationales aux cours de justice compétentes. Il s’agissait pourtant d’un moyen pour la Commission d’englober le plus de SLAPPs possibles. 

Or, la plupart de ces procédures se réalisent dans un seul pays à la fois. Alors, comment protéger les journalistes lorsque les procédures sont exclusivement nationales ? Une question qui demeure malheureusement sans réponse à l’heure actuelle. Quant aux procédures transfrontalières, rendez-vous en décembre 2023, mois durant lequel le Parlement et le Conseil devront achever les négociations pour l’adoption de la directive.

Crédits photos : Civil Liberties Union for Europe

Maud Baheng Daizey

RENCONTRE. Au Bangladesh, comment « les disparitions forcées » se banalisent 

Avocat bangladais spécialisé dans les droits des minorités et personnes LGBTQI+, Shahanur Islam est l’un des lauréats 2023 de l’Initiative Marianne. Dévoué depuis de longues années à la communauté queer à travers ses actions et affaires pénales, l’avocat a été récompensé par l’Initiative pour son engagement sans faille. L’Œil de la Maison des journalistes a eu l’opportunité de l’interviewer sur son engagement et son ONG.

Marié et père d’un petit garçon, Shahanur a souvent craint pour sa famille. Sa femme s’est elle-même spécialisée dans la défense des droits des femmes et des enfants, eux aussi brimés au Bangladesh.

Shahanur Islam n’a pour autant jamais cédé aux menaces, intimidations et agressions qu’il subit de la part de ses détracteurs. Avocat par passion et profondément animé par le respect des droits humains, rien ne semble pouvoir l’arrêter. 

Et pour cause : le Bangladesh est un pays d’Asie du Sud dominé par la religion islamique. Là-bas, la communauté LGBTQI+ est confrontée à de nombreuses et diverses formes de violence, de discrimination et de marginalisation au sein de sa famille, de la société et de l’État en raison de lois ségrégatives, de sentiments religieux et de normes sociales. Ayant une cousine transgenre déjà agressée, Shahanur sait de quoi il parle. 

Le Bangladesh a également connu des périodes d’instabilité politique, avec des changements fréquents de gouvernement et des cas de violence politique. Un environnement toxique voire mortel pour les défenseurs des droits, où leur travail est perçu comme un défi au gouvernement ou à des acteurs puissants. 

« La faiblesse des institutions démocratiques et le manque de respect de l’État de droit empêchent la mise en œuvre et l’application des protections des droits de l’Homme », explique le lauréat 2023 de l’Initiative Marianne.

« Il existe une culture d’impunité pour les violations des droits de l’homme. Cela décourage les gens de demander et d’obtenir justice, ce qui rend difficile notre lutte », regrette-t-il.

« Les journalistes, les militants et les défenseurs des droits de l’homme sont les victimes constantes de harcèlement, de menaces, voire de violences pour avoir dénoncé des violations ou critiqué le gouvernement. Les cas d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées sont très répandus au Bangladesh. »

« Cela contribue à créer un climat de peur et de méfiance à l’égard des forces de l’ordre et entrave les efforts de protection des droits humains. »

Mais d’autres paramètres doivent également être pris en compte : la pauvreté et l’analphabétisme (taux d’alphabétisation de 75%), « qui exacerbent les problèmes de droits de l’homme au Bangladesh, car les personnes marginalisées n’ont pas accès aux droits et aux services de baseDe plus, les organisations et institutions de défense des droits de l’homme disposent de ressources limitées, ce qui les empêche d’enquêter efficacement sur les violations, de les documenter et d’apporter un soutien aux victimes. »

Un avocat dévoué à la communauté LGBTQI+

« Cette situation m’a profondément choqué et ému, d’autant plus que j’ai été témoin de persécutions et de discriminations similaires dans mon quartier et au sein de ma famille élargie. » Ressentant un fort sentiment d’empathie et d’inquiétude pour leur bien-être, « j’ai su que je devais agir pour changer les choses. »

Il a commencé il y a quelques années à s’informer sur les questions LGBTQI+ dans le monde et à entrer en contact avec des militants et des institutions engagés.

« Ces expériences ont renforcé ma détermination à défendre les droits LGBTQI+ dans mon propre pays », dans sa vie personnelle comme professionnelle. Il croit fermement aux principes fondamentaux des droits humains, de l’égalité et de la dignité pour tous les individus, indépendamment de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur expression.

Son travail vise à renforcer les capacités des personnes LGBTQI+, en les aidant à faire valoir leurs droits et à revendiquer la place qui leur revient dans la société. Il sait son rôle d’avocat « essentiel » pour « promouvoir un changement positif, sensibiliser l’opinion et faire pression pour une meilleure protection juridique de la communauté. »

« En tant que défenseur des droits de l’homme, avocat et journaliste citoyen au Bangladesh, je défends depuis quelques années les droits des minorités, ainsi que des victimes de torture, d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées et de violences organisées. »

Un « engagement inébranlable » pour la communauté queer, et n’arrêtera jamais de contribuer à un avenir « où tous les individus pourront vivre dans la dignité et la liberté. »

De multiples et violentes agressions au Bangladesh

Un combat qui semble sans fin. « L’année dernière, j’ai reçu des menaces d’extrémistes islamiques, qui visaient aussi ma femme et mon enfant. C’est pourquoi nous avons pris diverses mesures de sécurité pour les protéger lorsqu’ils vivent au Bangladesh. » Des menaces qu’il reçoit toujours aujourd’hui. 

Sur place, sa famille évite les endroits bondés, ne sort qu’en groupe et pas après la tombée de la nuit ; ils changent fréquemment d’itinéraire lorsqu’ils se déplacent, de même que de lieu de résidence.

Des précautions aux impacts lourds sur leur vie quotidienne. « La sécurité de ma famille est une priorité absolue et je serais reconnaissant de toute aide que nous pourrions recevoir pour surmonter ces circonstances difficiles », précise l’avocat.

Shahanur en conférence.

« J’ai été confronté à des expériences terrifiantes, notamment des menaces répétées, des menaces de mort, des intimidations, des agressions physiques, et des poursuites judiciaires illégales », se confie-t-il sans baisser la tête. Shahanur porte plainte à chaque assaut, en vain.

D’abord le 9 janvier 2011, dans le district de Thakurgaon, au nord du pays. Il est alors en présence de deux autres défenseurs des droM2307-DHOYVits, pour mener une mission d’enquête concernant une violation des droits de l’homme.

« Au cours de notre visite, nous avons été attaqués par un groupe d’une dizaine de personnes. L’un des assaillants s’est présenté comme un membre de l’union locale Parishad (NDLR : conseil rural), tandis qu’un autre a prétendu en être le président. »

« Ils nous ont interrogés de manière agressive sur l’objet de notre présence dans la région, puis l’un d’entre eux m’a agressé physiquement alors que j’essayais d’appeler la police locale. Ils ont alors commencé à nous voler sous la menace d’une arme, emportant notamment des caméras vidéo, un ordinateur portable, des documents importants et de l’argent liquide. J’ai subi d’autres blessures au cours de cette agression lorsque j’ai tenté désespérément de demander de l’aide. »

Le drame ne s’est pas arrêté là : les hommes ont forcé le groupe « à poser pour des photos en tenant des sommes d’argent en dollars américains. » Menacés de mort et de diffusion des photos compromettantes dans les journaux, les défenseurs des droits ne signalent pas l’agression à la police. 

Le 26 août 2020, alors qu’il travaillait au tribunal du district de Naogaon, au nord du pays, Shahanur a été attaqué « par un groupe de terroristes islamiques. Dès que j’ai quitté la salle d’audience et atteint la véranda, j’ai été soudainement attaqué avec l’intention manifeste de m’enlever et de me tuer. »

Des avocats et clercs d’avocats le sauvent in extremis des terroristes. Il en ressort traumatisé, avec de graves blessures sous l’œil gauche, sur le front et le reste du corps, nécessitant son hospitalisation. Une situation qui conforte d’autant plus Shahanur à s’engager pour les droits humains.

« Je continuerai à défendre la justice, l’égalité et la protection des droits de l’homme pour tous, quels que soient les risques auxquels nous sommes confrontés », martèle-t-il à plusieurs reprises.

Lorsqu’il signale les incidents à la police, celle-ci refuse d’agir ou d’enquêter. « Pour l’agression survenue en 2020, j’ai pu déposer plainte et deux des agresseurs ont été appréhendés. Ils ont ensuite été libérés sous caution et l’enquête n’a pas permis d’arrêter les autres criminels impliqués. La police a même présenté un rapport d’enquête erroné contre trois des auteurs de l’attentat, les déchargeant à tort. » 

« En octobre 2022, ma cousine transgenre et moi-même avons été détenus de force par un groupe d’individus à Kolabazar, dans le district de Naogaon. Ils m’ont menacé de mort si je ne retirais pas la plainte déposée contre Jahurul Islam et mes agresseurs de 2020. Malgré ces défis et ces menaces, je n’ai pas obtenu justice et je continue à me battre pour que les responsables rendent des comptes et pour que moi-même et d’autres personnes soient protégés. »

Des menaces et un harcèlement continu, même s’il n’est plus au pays. : « le 11 juillet 2023, un sous-inspecteur de la Special Branch of Police (SB) de Badalgachhi, Naogaon, s’est rendu à mon domicile au Bangladesh. Il a cherché à obtenir des informations détaillées sur moi et ma famille, et m’a demandé des renseignements personnels. »

Il a également interrogé son cousin sur son travail, « lié à l’établissement des droits des LGBTQI+ et sur mon plaidoyer pour la décriminalisation de l’homosexualité au Bangladesh. »

De plus, le 21 juin 2023, « un utilisateur nommé “Mon Day” sur Facebook a lancé une campagne vicieuse contre moi, sur un groupe Facebook extrémiste islamique appelé “Caravan”.

« Cette campagne visait à m’expulser du Bangladesh. Ils m’ont qualifié d’ennemi de l’Islam et en m’accusant à tort de mettre en œuvre un programme occidental visant à légitimer l’homosexualité. Ils ont également demandé l’interdiction de JusticeMakers Bangladesh, une organisation que j’ai fondée. »

JusticeMakers, la voix des Bangladais oubliés

Avec un groupe d’avocats et de jeunes travailleurs sociaux jeunes, Shahanur Islam fonde JusticeMakers Bangladesh en 2010, après avoir reçu la bourse de l’organisation International Bridges to Justice (IBJ), en Suisse.

Leur ONG se consacre à la justice, la réhabilitation et le développement communautaire, en mettant l’accent sur « la protection et la promotion des droits humains », explique le lauréat. Ils vont jusqu’à représenter les victimes au tribunal et les accompagner dans leur plainte.

« Nous nous engageons à respecter les principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme et les dispositions fondamentales de la Constitution du Bangladesh. Nous fournissons aussi une assistance humanitaire aux Bangladais victimes de violations et de discriminations. »

JusticeMakers défend des « victimes d’exécutions extrajudiciaires, de tortures, de violences organisées et de disparitions, ainsi que des personnes confrontées à la violence et à la discrimination, y compris les femmes et les enfants. »

« Malgré les défis et les dangers auxquels je suis confronté, les moments de réussite et le fait de savoir que je fais la différence dans la vie de quelqu’un en valent la peine. Voir les sourires sur les visages de ceux dont les droits ont été défendus, et savoir qu’ils peuvent désormais vivre dans la dignité et la liberté, est vraiment gratifiant. »

L’organisation, aujourd’hui basée en France, a également pour objectif de « contribuer à la défense, à la promotion, à l’éducation, à la protection et à la réalisation des droits de l’homme, en garantissant l’égalité pour tous les individus, peu importe leur race, sexe, orientation sexuelle ou religieuse, caste ou classe sociale. »

« Nous donnons aussi accès aux services de soutien existants pour les demandeurs d’asile, les réfugiés et les immigrés d’origine bangladaise vivant en France », précise Shahanur.

« Nos experts juridiques leur fourniront des connaissances sur la législation existante, les droits constitutionnels et les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. »

Ils communiquent par la même occasion les affaires pénales bangladaises à l’internationale, afin de « sensibiliser l’opinion publique et faire pression pour la résolution des affaires. »

Ils remuent jusqu’aux plus hautes institutions et juridictions internationales qu’ils mobilisent, n’hésitant pas à planifier des meetings, séminaires et formations. Shahanur et JusticeMakers ne compte pas s’arrêter là : ils comptent « publier prochainement un bulletin mensuel sur l’état des violations au Bangladesh”, ainsi que “des documents de recherches et de livres. »

« Nous maintiendrons des relations étroites et une coopération avec d’autres organisations de défense des droits humains, des ambassades, des associations locales d’avocats, de médecins, des associations de journalistes et d’autres professionnels. » Enfin, « une ligne téléphonique d’urgence » sera mise en place au Bangladesh pour toute personne concernée. 

Initiative Marianne, « opportunité inestimable » pour JusticeMakers

Des étapes qui n’auraient pu être atteintes sans sa participation à l’Initiative Marianne, véritable incubateur pour les défenseurs des droits. Shahanur se sent « extrêmement chanceux et honoré » d’être lauréat de la promotion 2023.

« Cette reconnaissance a eu un impact significatif sur mon travail en tant que défenseur des droits », clame-t-il. Son ONG a obtenu plus de visibilité et atteint « un public plus large. » Il parle d’une « opportunité inestimable » au sein du programme, qui lui a permis d’avoir un « plus grand impact positif. »

« Le fait d’être reconnu comme lauréat valide mon dévouement et mon impact dans la promotion des droits de l’homme », nous explique l’avocat. « Cela a renforcé ma crédibilité, attirant le soutien, le partenariat et la collaboration d’individus et d’organisations qui partagent cet engagement commun. »

Il a pu par la même occasion développer ses compétences en plaidoyer et d’approfondir ses connaissances en droit international. En résumé, « l’attention et le soutien internationaux suscités par l’Initiative Marianne ont contribué à ma sécurité et à mon bien-être dans l’accomplissement de mon travail. »

Vaillant, Shahanur n’est pas découragé par les violences ou la masse vertigineuse de travail : il sait à quel point la communauté LGBTQI+ est marginalisée dans son pays, et qu’il s’agit bien trop souvent de vie ou de mort.

Crédits photo : Jon Southcoasting, Shahanur Islam.

Maud Baheng Daizey

Bangladesh : quand la liberté d’expression se réduit

La liberté d’expression est le principe selon lequel chaque individu ou communauté peut exprimer librement leurs opinions sans crainte, sans être surveillé, ou sans être sous la contrainte d’accepter les ordres des autorités. A l’heure actuelle, plusieurs pays du monde ne respectent pas ce principe. En d’autres termes, ils ne protègent pas la liberté d’expression. Le Bangladesh, pays d’Asie du Sud, est l’un des pays, et environnements où la liberté d’expression est la plus menacée.

Le Bangladesh est un pays prometteur, situé en Asie du Sud. Bien que petit par la taille, ce pays à forte population regorge de beautés naturelles. Le pays a obtenu son indépendance du Pakistan occidental le 16 décembre 1971, au terme d’une guerre sanglante.

Dans le cadre d’un processus démocratique, la Constitution contemporaine stipule que le gouvernement du pays est élu par un vote direct du peuple. Depuis 2009, le gouvernement du Bangladesh est dirigé par un grand parti politique appelé « Ligue Awami ».

Sheikh Hasina,  la fille de l’architecte du pays Sheikh Mujibur Rahman, est la présidente du parti et aussi la Première ministre du pays.

Sheikh Hasina affronte de nombreuses critiques en raison de sa politique stricte qui étouffe les voix des partis de l’opposition, des dissidents, mais aussi la couverture des médias. Ses détracteurs et ses opposants la considèrent comme une « Partisane de la Dictature ».

Les critiques adressées à ce gouvernement, dirigé par Sheikh Hasina, concernent principalement les cas de la suppression de la liberté de la presse, la torture des journalistes, les disparitions et les meurtres de journalistes touchent tout le territoire du pays.

Les États-Unis ont déjà sanctionné plusieurs officiers des forces de l’ordre du pays (RAB) pour leur implication présumée dans des cas de violation des droits de l’homme.  

Sous le régime de la Ligue Awami, de nombreux journalistes ont été tués, d’autres parmi eux ont été attaqués et poursuivis en justice et plusieurs médias de presse écrite et web ont été fermés et censurés.

Plus d’un millier de journalistes blessés en cinq ans

Selon le ‘Ain o Salish Kendra (ASK, Law and Justice Center en anglais), une association de défense des droits de l’homme au Bangladesh, 35 journalistes ont été tués dans le pays entre 1992 et 2023. Entre 2013 et 2018, ce sont 1226 journalistes qui ont été blessés, torturés et tués.

Parmi eux, la Ligue Awami a torturé 383 journalistes. La police en a tué 130 et 240 journalistes ont été torturés par divers terroristes. Pas un seul cas n’a fait l’objet d’un procès juste au tribunal.

Asak indique également qu’en six mois, de janvier à juin de cette année 2023, pas moins de 119 journalistes ont été torturés et harcelés de diverses manières.

En 2013, Dainik Amar Desh, Diganta TV, Channel One, CSB et 35 médias en ligne ont été fermés. En conséquence, des milliers de journalistes bangladais se sont retrouvés au chômage.

Effrayés par les attaques, les persécutions et la torture dont ils font face, de nombreux journalistes de renoms du Bangladesh ont fait le choix de vivre en exil. Parmi eux, Mahmudur Rahman, le rédacteur en chef du journal Amar Desh, le chroniqueur Pinaki Bhattacharya, le journaliste Kanak Sarwar et Elias Hossain.

Digital Security Act, nouvelle menace pour la presse libre

La question de la torture des journalistes et de la suppression des journaux au Bangladesh est largement critiquée dans les cercles internationaux, au-delà des frontières du pays.

Plus particulièrement, la loi noire contre les journalistes appelée « Digital Security Act » (loi sur la sécurité numérique), a suscité l’inquiétude de la communauté internationale.

Le rapport annuel du Département d’État américain sur les droits de l’homme a également soulevé la question de la liberté d’expression au Bangladesh.

Le rapport américain indique que si la liberté d’expression est bien inscrite dans la Constitution du pays, le gouvernement a échoué à la faire respecter dans de nombreux cas et qu’il existe des restrictions significatives à la liberté d’expression dans le pays.

Cette question a été mentionnée dans le rapport publié par le Département d’État américain le 30 mars 2020 qui traite de la situation des droits de l’homme au Bangladesh.

D’un point de vue global, on peut comprendre que la situation au Bangladesh est très limitée. Jour après jour, la liberté d’expression dans le pays s’amenuise.

Les médias et les journalistes du pays traversent une situation dangereuse.

Photo credit : Syed Mahamudur Rahman/NurPhoto via Getty Images

Jamil Ahmed