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En Irak, l’étau juridique se resserre autour de la liberté d’expression

Par Zara Alasade

Le projet de loi sur la liberté d’expression en Irak est toujours dans les tiroirs des bureaux du Parlement, en raison d’un large désaccord sur certains de ses paragraphes, que beaucoup considèrent comme une menace et une restriction supplémentaire du droit de manifestation pacifique et la liberté d’expression garantie par la Constitution.

Cette loi permet aux autorités d’interdire les rassemblements publics, sauf autorisation préalable des autorités au moins cinq jours à l’avance. Ici, il ne mentionne pas les critères que les autorités irakiennes appliqueront pour approuver ou interdire les manifestations, ce qui laisse la possibilité de proscrire toutes les manifestations de la part des autorités.

Depuis 2010 jusqu’à aujourd’hui, le projet de loi sur la liberté d’expression en Irak a fait l’objet d’une part de controverses parlementaires et politiques, et d’autre part du rejet et des critiques de militants et défenseurs des droits de l’homme, qui y voient un obstacle sur la voie émergente et chancelante de la démocratie en Irak.

Ce projet est discuté à chaque session parlementaire, dont la dernière a eu lieu en octobre 2023 pour une seconde lecture, afin de le légiférer et l’approuver.

Le projet de loi et le « défi aux religions »

L’article 1 du chapitre deux de cette loi concernant les règles de diffusion des médias interdit « la diffusion ou la publication de documents promouvant les opinions du parti Baas, ou promouvant des activités criminelles qui peuvent être interprétées comme étant contre les institutions de sécurité », ou comprenant des « déclarations émises par des groupes armés d’opposition ou un entretien avec l’un de leurs membres, ou des documents appelant à cibler le processus politique démocratique ou à provoquer des conflits entre partis ou clans ou entre partis de la société irakienne », ce qui est un paragraphe vague, selon les spécialistes.

Il convient de noter que la corruption a été l’un des problèmes les plus importants des manifestations de masse qui ont éclaté en octobre 2019. Des manifestations qui ont connu des réponses dramatiques : Human Rights Watch avait indiqué dans un rapport que sept journalistes et militants avaient été attaqués en raison de leur travail de documentation. 

Et des doctrines et des sectes. Quiconque prouve avoir « publiquement insulté un rituel, un symbole ou une personne vénérée, glorifiée ou respectée par une secte religieuse » encourt une peine de prison pouvant aller jusqu’à 10 ans d’emprisonnement assorti d’une amende pouvant aller jusqu’à 10 000 000 de dinars irakiens (soit 7 600 dollars américains). Ce fut le cas en août 2008 lorsque la chaîne irakienne Djilah, qui avait diffusé un reportage comportant des chants et des danses, vues comme une « insulte à la religion. » Les locaux de la chaîne avaient été saccagés, alors qu’elle avait déjà été interdite de diffusion pendant un mois en janvier 2020.

Quiconque suit la scène politique irakienne sait que les symboles religieux jouent un rôle important dans les principaux partis politiques, et prohiber leur critique limiterait gravement l’exercice par les citoyens de leur droit à la liberté d’expression.

Les militants estiment que les faits indiquent que le recours délibéré à des lois formulées de manière vague dans tout l’Irak, y compris dans la région du Kurdistan irakien, permet en réalité aux procureurs d’engager des poursuites pénales contre des opinions qui ne leur plaisent pas. 

Les autorités des zones contrôlées à la fois par le gouvernement fédéral et par le Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) utilisent les procès en vertu de ces lois comme une forme d’intimidation et, dans certains cas, pour faire taire les journalistes, les militants et autres voix de l’opposition. Même si peu de personnes ont passé du temps en prison pour diffamation, la procédure pénale elle-même peut servir de sanction.

L’Irak, environnement hostile pour la liberté d’expression

Le Code pénal irakien, qui remonte à 1969 et a fait l’objet de modifications mineures au fil des ans, notamment avec la promulgation du code pénal des forces de la sécurité intérieure irakienne en 2008, contient de nombreux paragraphes vagues qui parlent de crimes de diffamation, qui étouffent la liberté d’expression, comme l’insulte à la « nation arabe » ou tout représentant du gouvernement, que la déclaration soit vraie ou non.

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Une photo de Saba Kareem.

Pendant deux décennies, l’ancien président Saddam Hussein a contrôlé toutes les institutions irakiennes, y compris les médias, et n’a pas permis de critiquer la famille du président ou ses hauts responsables. Après qu’une intervention militaire menée par les États-Unis ait renversé le régime de Saddam en 2003, certaines structures de gouvernance démocratique ont été établies, mais la liberté d’expression n’a pas prospéré. L’Irak est plutôt devenu un environnement hostile pour quiconque souhaite critiquer le gouvernement, les partis ou même les groupes armés.

Si nous revenons à la Constitution irakienne, aux lois de Bremer dans le domaine de l’édition et à l’article (130) de la Constitution irakienne, qui confirme la validité du Code pénal n° 111 de 1969, nous trouvons également une contradiction évidente et d’autres restrictions légiférées en plus de l’activation d’anciennes lois pour limiter la liberté d’expression. Ce qui rend impossible l’exercice de ce droit sans tomber sous le coup de la loi, qui entraîne parfois la peine de mort.

En conclusion, activer les lois susmentionnées. Même si elle n’est pas utilisée et si l’on tente de faire adopter le projet de loi sur la liberté d’expression dans sa version qui fait encore l’objet de controverses, elle reste pleine de dangers et une arme menaçante pour quiconque tente d’exercer son droit d’expression. 

Crédits photos : Ahmad Al-Buraye, Saba Kareem.

Procédures-bâillons : bientôt une nouvelle législation européenne ?

Depuis 2020, les institutions européennes s’inquiètent de la protection des journalistes dans l’Union, sujets au harcèlement judiciaire. La directive anti-SLAPP, aussi appelée “Loi Daphné” et actuellement débattue au Parlement, a pour objectif d’empêcher que les journalistes soient victimes de procédures judiciaires abusives. Quels en sont les dispositifs ? Pourra-t-elle suffire à protéger la liberté de la presse ?

Vincent Bolloré, Yevgeny Prigozhin, le Royaume du Maroc, Patrick Drahi (propriétaire d’Altice Media), Camaïeu, Total… Depuis quelques années, des individus et des grands groupes usent des procédures abusives (ou infondées) pour faire taire les journalistes. 

Affaire la plus emblématique, le cas de la maltaise Daphné Caruana Galizia, journaliste d’investigation aguerrie et fondatrice du site d’information Running Commentary. Elle est connue pour avoir enquêté et exposé des affaires de corruption au sein du gouvernement maltais. De nombreux scandales mettaient en cause le Premier ministre de l’époque, Joseph Muscat, ainsi que l’entourage de ce dernier, provoquant l’ire de la population. 

Le 16 octobre 2017, Daphné est assassinée alors qu’elle était en voiture. Une bombe est placée sous cette dernière, qui explose à quelques mètres de son domicile. Un meurtre dont la nouvelle fait immédiatement le tour du monde. 

A cause de ses enquêtes et révélations politiques, notamment sur l’entourage du Premier ministre Joseph Muscat (qui démissionnera en 2020), Daphné était la cible de 47 procédures judiciaires pour diffamation, qui auraient pu lui coûter des milliers d’euros en dommages et intérêts si elle avait été jugée coupable. 

Une situation désespérée et étouffante, reconnue par une enquête indépendante en 2021 : selon des magistrats maltais, le gouvernement a  « nourri un climat d’impunité favorisant l’assassinat de la journaliste », régulièrement sujette aux menaces de mort, et qui n’a jamais bénéficié de protection. Les menaces physiques allaient de pair avec l’intense harcèlement judiciaire dont elle a été victime jusqu’à sa mort. 

La loi anti-SLAPP, pourquoi faire ?

Les cas de procès abusifs ont en effet explosé en six ans, poussant l’Union européenne à réagir. La Pologne est le pays produisant le plus de SLAPPs (Strategic Lawsuit Against Public Participation), vite suivi par Malte puis la France. Pour rappel, la CASE, la Coalition contre les SLAPPs en Europe, a dénombré plus de 820 attaques abusives en justice depuis 2013. 

Une aberration pour l’Union européenne, qui lance en 2020 son plan pour la démocratie, sous la direction de la Commission européenne. Pour cela, la Commission prend des mesures en faveur « de la lutte contre la désinformation et de la liberté des médias. » 

Le meurtre de Daphné, qui a durablement marqué les esprits, conduit à des mesures plus concrètes, notamment la directive Anti-SLAPP de la Commission, surnommée « Loi Daphné ».

Elle impose « des règles communes concernant les garanties procédurales » à tous les Etats-membres. 

La directive permet aussi « le rejet rapide des procédures judiciaires manifestement infondées, les recours contre les procédures judiciaires abusives » ainsi que « la protection contre les décisions rendues dans un pays tiers. » 

Enfin, est prévue la création d’un « guichet unique » dans l’Union pour que les victimes puissent se signaler et obtenir de l’aide juridique. 

« Attendons de voir comment elle sera appliquée »

Le 27 avril 2023, le projet est présenté et débattu à la Commission européenne. Le 12 juillet, l’adoption de la directive est finalisée par un vote en Assemblée plénière lors du premier trilogue (négociations en trois actes entre la Commission, le Conseil et le Parlement). 

Pourtant aujourd’hui les négociations bloquent, notamment sur l’uniformisation de la directive entre les Etats-membres. 

Mais le rapporteur du Parlement Tiemo Wölken, espère pour sa part une adoption définitive d’ici décembre 2023. « Je pense que ce serait également un bon signe avant les élections européennes que nous indiquions une fois de plus que nous sommes vraiment du côté des plus faibles », avait-il déclaré en juillet dernier lors d’une conférence de presse sur les SLAPPs.

Depuis, de nombreux acteurs du monde politique, social et journalistique ont donné de la voix pour soutenir l’adoption de la directive. Pour le Premier secrétaire général du Syndicat National des Journalistes, Emmanuel Poupard, la directive demeure une petite victoire. 

Emmanuel Poupard explique pour la MDJ que « les pouvoirs publics européens se saisissent enfin de la question des procédures bâillons », qui minent le journalisme français. Le SNJ « espère néanmoins que la directive sera améliorée », bien qu’il voit sa création « d’un bon œil. » 

Il déclare également que le syndicat « attend une loi beaucoup plus protectrice, qui doit s’accompagner de mesures renforcées pour affirmer l’indépendance des journalistes. Et nous attendons de voir comment les pays vont l’appliquer, car il arrive que les Etats-membres réécrivent un peu les directives. »

Les Etats-membres, ennemis de l’anti-SLAPP ?

En effet, certains membres du Conseil des ministres de l’UE ont refusé la définition de « procédure bâillon » proposée par la Commission européenne, jugée « trop vaste ». La définition veillait à ce que les journalistes poursuivis dans leur propre pays puissent être protégés. 

Pour rappel, les SLAPPs sont majoritairement des affaires enregistrées dans un pays unique, et non pas plusieurs (les cas transfrontaliers). Mais les procédures transfrontalières, c’est-à-dire impliquant plusieurs Etats-membres, sont malheureusement les seules concernées par la directive

Par exemple, si les deux parties d’un procès-bâillon sont françaises mais que l’affaire impacte plusieurs Etats-membres (concernant des entreprises implantées à l’étranger notamment), le cas pouvait être considéré comme transfrontalier. 

Un point sur lequel le Parlement et le Conseil ne sont pas d’accord, préférant laisser les affaires nationales aux cours de justice compétentes. Il s’agissait pourtant d’un moyen pour la Commission d’englober le plus de SLAPPs possibles. 

Or, la plupart de ces procédures se réalisent dans un seul pays à la fois. Alors, comment protéger les journalistes lorsque les procédures sont exclusivement nationales ? Une question qui demeure malheureusement sans réponse à l’heure actuelle. Quant aux procédures transfrontalières, rendez-vous en décembre 2023, mois durant lequel le Parlement et le Conseil devront achever les négociations pour l’adoption de la directive.

Crédits photos : Civil Liberties Union for Europe

Maud Baheng Daizey