Articles

RENCONTRE. Au Bangladesh, comment « les disparitions forcées » se banalisent 

Avocat bangladais spécialisé dans les droits des minorités et personnes LGBTQI+, Shahanur Islam est l’un des lauréats 2023 de l’Initiative Marianne. Dévoué depuis de longues années à la communauté queer à travers ses actions et affaires pénales, l’avocat a été récompensé par l’Initiative pour son engagement sans faille. L’Œil de la Maison des journalistes a eu l’opportunité de l’interviewer sur son engagement et son ONG.

Marié et père d’un petit garçon, Shahanur a souvent craint pour sa famille. Sa femme s’est elle-même spécialisée dans la défense des droits des femmes et des enfants, eux aussi brimés au Bangladesh.

Shahanur Islam n’a pour autant jamais cédé aux menaces, intimidations et agressions qu’il subit de la part de ses détracteurs. Avocat par passion et profondément animé par le respect des droits humains, rien ne semble pouvoir l’arrêter. 

Et pour cause : le Bangladesh est un pays d’Asie du Sud dominé par la religion islamique. Là-bas, la communauté LGBTQI+ est confrontée à de nombreuses et diverses formes de violence, de discrimination et de marginalisation au sein de sa famille, de la société et de l’État en raison de lois ségrégatives, de sentiments religieux et de normes sociales. Ayant une cousine transgenre déjà agressée, Shahanur sait de quoi il parle. 

Le Bangladesh a également connu des périodes d’instabilité politique, avec des changements fréquents de gouvernement et des cas de violence politique. Un environnement toxique voire mortel pour les défenseurs des droits, où leur travail est perçu comme un défi au gouvernement ou à des acteurs puissants. 

« La faiblesse des institutions démocratiques et le manque de respect de l’État de droit empêchent la mise en œuvre et l’application des protections des droits de l’Homme », explique le lauréat 2023 de l’Initiative Marianne.

« Il existe une culture d’impunité pour les violations des droits de l’homme. Cela décourage les gens de demander et d’obtenir justice, ce qui rend difficile notre lutte », regrette-t-il.

« Les journalistes, les militants et les défenseurs des droits de l’homme sont les victimes constantes de harcèlement, de menaces, voire de violences pour avoir dénoncé des violations ou critiqué le gouvernement. Les cas d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées sont très répandus au Bangladesh. »

« Cela contribue à créer un climat de peur et de méfiance à l’égard des forces de l’ordre et entrave les efforts de protection des droits humains. »

Mais d’autres paramètres doivent également être pris en compte : la pauvreté et l’analphabétisme (taux d’alphabétisation de 75%), « qui exacerbent les problèmes de droits de l’homme au Bangladesh, car les personnes marginalisées n’ont pas accès aux droits et aux services de baseDe plus, les organisations et institutions de défense des droits de l’homme disposent de ressources limitées, ce qui les empêche d’enquêter efficacement sur les violations, de les documenter et d’apporter un soutien aux victimes. »

Un avocat dévoué à la communauté LGBTQI+

« Cette situation m’a profondément choqué et ému, d’autant plus que j’ai été témoin de persécutions et de discriminations similaires dans mon quartier et au sein de ma famille élargie. » Ressentant un fort sentiment d’empathie et d’inquiétude pour leur bien-être, « j’ai su que je devais agir pour changer les choses. »

Il a commencé il y a quelques années à s’informer sur les questions LGBTQI+ dans le monde et à entrer en contact avec des militants et des institutions engagés.

« Ces expériences ont renforcé ma détermination à défendre les droits LGBTQI+ dans mon propre pays », dans sa vie personnelle comme professionnelle. Il croit fermement aux principes fondamentaux des droits humains, de l’égalité et de la dignité pour tous les individus, indépendamment de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur expression.

Son travail vise à renforcer les capacités des personnes LGBTQI+, en les aidant à faire valoir leurs droits et à revendiquer la place qui leur revient dans la société. Il sait son rôle d’avocat « essentiel » pour « promouvoir un changement positif, sensibiliser l’opinion et faire pression pour une meilleure protection juridique de la communauté. »

« En tant que défenseur des droits de l’homme, avocat et journaliste citoyen au Bangladesh, je défends depuis quelques années les droits des minorités, ainsi que des victimes de torture, d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées et de violences organisées. »

Un « engagement inébranlable » pour la communauté queer, et n’arrêtera jamais de contribuer à un avenir « où tous les individus pourront vivre dans la dignité et la liberté. »

De multiples et violentes agressions au Bangladesh

Un combat qui semble sans fin. « L’année dernière, j’ai reçu des menaces d’extrémistes islamiques, qui visaient aussi ma femme et mon enfant. C’est pourquoi nous avons pris diverses mesures de sécurité pour les protéger lorsqu’ils vivent au Bangladesh. » Des menaces qu’il reçoit toujours aujourd’hui. 

Sur place, sa famille évite les endroits bondés, ne sort qu’en groupe et pas après la tombée de la nuit ; ils changent fréquemment d’itinéraire lorsqu’ils se déplacent, de même que de lieu de résidence.

Des précautions aux impacts lourds sur leur vie quotidienne. « La sécurité de ma famille est une priorité absolue et je serais reconnaissant de toute aide que nous pourrions recevoir pour surmonter ces circonstances difficiles », précise l’avocat.

Shahanur en conférence.

« J’ai été confronté à des expériences terrifiantes, notamment des menaces répétées, des menaces de mort, des intimidations, des agressions physiques, et des poursuites judiciaires illégales », se confie-t-il sans baisser la tête. Shahanur porte plainte à chaque assaut, en vain.

D’abord le 9 janvier 2011, dans le district de Thakurgaon, au nord du pays. Il est alors en présence de deux autres défenseurs des droM2307-DHOYVits, pour mener une mission d’enquête concernant une violation des droits de l’homme.

« Au cours de notre visite, nous avons été attaqués par un groupe d’une dizaine de personnes. L’un des assaillants s’est présenté comme un membre de l’union locale Parishad (NDLR : conseil rural), tandis qu’un autre a prétendu en être le président. »

« Ils nous ont interrogés de manière agressive sur l’objet de notre présence dans la région, puis l’un d’entre eux m’a agressé physiquement alors que j’essayais d’appeler la police locale. Ils ont alors commencé à nous voler sous la menace d’une arme, emportant notamment des caméras vidéo, un ordinateur portable, des documents importants et de l’argent liquide. J’ai subi d’autres blessures au cours de cette agression lorsque j’ai tenté désespérément de demander de l’aide. »

Le drame ne s’est pas arrêté là : les hommes ont forcé le groupe « à poser pour des photos en tenant des sommes d’argent en dollars américains. » Menacés de mort et de diffusion des photos compromettantes dans les journaux, les défenseurs des droits ne signalent pas l’agression à la police. 

Le 26 août 2020, alors qu’il travaillait au tribunal du district de Naogaon, au nord du pays, Shahanur a été attaqué « par un groupe de terroristes islamiques. Dès que j’ai quitté la salle d’audience et atteint la véranda, j’ai été soudainement attaqué avec l’intention manifeste de m’enlever et de me tuer. »

Des avocats et clercs d’avocats le sauvent in extremis des terroristes. Il en ressort traumatisé, avec de graves blessures sous l’œil gauche, sur le front et le reste du corps, nécessitant son hospitalisation. Une situation qui conforte d’autant plus Shahanur à s’engager pour les droits humains.

« Je continuerai à défendre la justice, l’égalité et la protection des droits de l’homme pour tous, quels que soient les risques auxquels nous sommes confrontés », martèle-t-il à plusieurs reprises.

Lorsqu’il signale les incidents à la police, celle-ci refuse d’agir ou d’enquêter. « Pour l’agression survenue en 2020, j’ai pu déposer plainte et deux des agresseurs ont été appréhendés. Ils ont ensuite été libérés sous caution et l’enquête n’a pas permis d’arrêter les autres criminels impliqués. La police a même présenté un rapport d’enquête erroné contre trois des auteurs de l’attentat, les déchargeant à tort. » 

« En octobre 2022, ma cousine transgenre et moi-même avons été détenus de force par un groupe d’individus à Kolabazar, dans le district de Naogaon. Ils m’ont menacé de mort si je ne retirais pas la plainte déposée contre Jahurul Islam et mes agresseurs de 2020. Malgré ces défis et ces menaces, je n’ai pas obtenu justice et je continue à me battre pour que les responsables rendent des comptes et pour que moi-même et d’autres personnes soient protégés. »

Des menaces et un harcèlement continu, même s’il n’est plus au pays. : « le 11 juillet 2023, un sous-inspecteur de la Special Branch of Police (SB) de Badalgachhi, Naogaon, s’est rendu à mon domicile au Bangladesh. Il a cherché à obtenir des informations détaillées sur moi et ma famille, et m’a demandé des renseignements personnels. »

Il a également interrogé son cousin sur son travail, « lié à l’établissement des droits des LGBTQI+ et sur mon plaidoyer pour la décriminalisation de l’homosexualité au Bangladesh. »

De plus, le 21 juin 2023, « un utilisateur nommé “Mon Day” sur Facebook a lancé une campagne vicieuse contre moi, sur un groupe Facebook extrémiste islamique appelé “Caravan”.

« Cette campagne visait à m’expulser du Bangladesh. Ils m’ont qualifié d’ennemi de l’Islam et en m’accusant à tort de mettre en œuvre un programme occidental visant à légitimer l’homosexualité. Ils ont également demandé l’interdiction de JusticeMakers Bangladesh, une organisation que j’ai fondée. »

JusticeMakers, la voix des Bangladais oubliés

Avec un groupe d’avocats et de jeunes travailleurs sociaux jeunes, Shahanur Islam fonde JusticeMakers Bangladesh en 2010, après avoir reçu la bourse de l’organisation International Bridges to Justice (IBJ), en Suisse.

Leur ONG se consacre à la justice, la réhabilitation et le développement communautaire, en mettant l’accent sur « la protection et la promotion des droits humains », explique le lauréat. Ils vont jusqu’à représenter les victimes au tribunal et les accompagner dans leur plainte.

« Nous nous engageons à respecter les principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme et les dispositions fondamentales de la Constitution du Bangladesh. Nous fournissons aussi une assistance humanitaire aux Bangladais victimes de violations et de discriminations. »

JusticeMakers défend des « victimes d’exécutions extrajudiciaires, de tortures, de violences organisées et de disparitions, ainsi que des personnes confrontées à la violence et à la discrimination, y compris les femmes et les enfants. »

« Malgré les défis et les dangers auxquels je suis confronté, les moments de réussite et le fait de savoir que je fais la différence dans la vie de quelqu’un en valent la peine. Voir les sourires sur les visages de ceux dont les droits ont été défendus, et savoir qu’ils peuvent désormais vivre dans la dignité et la liberté, est vraiment gratifiant. »

L’organisation, aujourd’hui basée en France, a également pour objectif de « contribuer à la défense, à la promotion, à l’éducation, à la protection et à la réalisation des droits de l’homme, en garantissant l’égalité pour tous les individus, peu importe leur race, sexe, orientation sexuelle ou religieuse, caste ou classe sociale. »

« Nous donnons aussi accès aux services de soutien existants pour les demandeurs d’asile, les réfugiés et les immigrés d’origine bangladaise vivant en France », précise Shahanur.

« Nos experts juridiques leur fourniront des connaissances sur la législation existante, les droits constitutionnels et les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. »

Ils communiquent par la même occasion les affaires pénales bangladaises à l’internationale, afin de « sensibiliser l’opinion publique et faire pression pour la résolution des affaires. »

Ils remuent jusqu’aux plus hautes institutions et juridictions internationales qu’ils mobilisent, n’hésitant pas à planifier des meetings, séminaires et formations. Shahanur et JusticeMakers ne compte pas s’arrêter là : ils comptent « publier prochainement un bulletin mensuel sur l’état des violations au Bangladesh”, ainsi que “des documents de recherches et de livres. »

« Nous maintiendrons des relations étroites et une coopération avec d’autres organisations de défense des droits humains, des ambassades, des associations locales d’avocats, de médecins, des associations de journalistes et d’autres professionnels. » Enfin, « une ligne téléphonique d’urgence » sera mise en place au Bangladesh pour toute personne concernée. 

Initiative Marianne, « opportunité inestimable » pour JusticeMakers

Des étapes qui n’auraient pu être atteintes sans sa participation à l’Initiative Marianne, véritable incubateur pour les défenseurs des droits. Shahanur se sent « extrêmement chanceux et honoré » d’être lauréat de la promotion 2023.

« Cette reconnaissance a eu un impact significatif sur mon travail en tant que défenseur des droits », clame-t-il. Son ONG a obtenu plus de visibilité et atteint « un public plus large. » Il parle d’une « opportunité inestimable » au sein du programme, qui lui a permis d’avoir un « plus grand impact positif. »

« Le fait d’être reconnu comme lauréat valide mon dévouement et mon impact dans la promotion des droits de l’homme », nous explique l’avocat. « Cela a renforcé ma crédibilité, attirant le soutien, le partenariat et la collaboration d’individus et d’organisations qui partagent cet engagement commun. »

Il a pu par la même occasion développer ses compétences en plaidoyer et d’approfondir ses connaissances en droit international. En résumé, « l’attention et le soutien internationaux suscités par l’Initiative Marianne ont contribué à ma sécurité et à mon bien-être dans l’accomplissement de mon travail. »

Vaillant, Shahanur n’est pas découragé par les violences ou la masse vertigineuse de travail : il sait à quel point la communauté LGBTQI+ est marginalisée dans son pays, et qu’il s’agit bien trop souvent de vie ou de mort.

Crédits photo : Jon Southcoasting, Shahanur Islam.

Maud Baheng Daizey

PORTRAIT. Farhad Shamo Roto, Ézidi “stateless in my own country”

Always accompanied by his trusty smile, Farhad Shamo Roto exudes joy of life. Winner of the 2023 Marianne Initiative and founder of the “Voice of Ézidis” association, Farhad now also helps Ukrainian refugees find a home. From the Sinjar mountains to the Elysée Palace, Farhad has never stopped fighting for his people and human rights. Meet the rights defender for the Eye of the House of Journalists.

Despite hardships and obstacles, the almost-thirty-year-old Ézidi continues to forge his path with insatiable energy. He has made his community his vocation, or rather the freedom of his people. A repressed minority in Iraq, the Ézidis fear that their history and culture will disappear with the genocide.

A thousand-year-old people harassed and massacred

Ézidis and not Yézidi, as the international error would have it. The term “Yézidi” is incorrect for the community concerned: behind this appellation lies political manipulation, in order to categorize the Ézidis as a terrorist group.

The word ‘Ézidi’ is the correct version. It dates back to Sumerian and Babylonian times, and is derived from Khuday Ez Dam, which means ‘I was created by God’,” confides Farhad.

“But in recent decades, scholars and the media have associated the Ézidis with Yazid Bin Mawia, the second caliph of the Umayyad caliphate who opposed the Prophet Mohammed.”

A use that will cost the Ézidi people dearly, as ancient conflicts between Yazid Bin Mawia and Mohammed still divide Iraq.

We shouldn’t let anyone involve us in a conflict that has no end. We come from a community dating back to ancient Mesopotamian civilizations. That’s why I write our name as Ézidi and encourage others to do the same.”

“I was born in 1994, in a village in northern Iraq, in the Sinjar region. We were a family of farmers who grew garlic, and our only source of light was daylight. I was one of the first in my village to gain access to school under Saddam Hussein’s regime, and even graduated with honors.”

Being an Ézidi and considered indigenous, Farhad was for a long time the victim of harassment and bullying by his classmates.

His community experienced, and still experiences, waves of extreme violence from the rest of the population.

The Ézidis practice a non-Muslim religion, have their own language and a specific culture. Under the leadership of Saddam Hussein, the government attempted to assimilate the Ézidis, notably by forcing them to abandon their customs and traditions and forcibly converting them to Islam. Islamic terrorist groups, on the other hand, advocated their total disappearance.

“Mothers’ cries will never leave my mind”

A failure followed by violent repression from 2014 onwards. “The Islamic State harassed us, tortured us, then resorted to massacres and genocide, recognized by the UN as such. As a kid, I lived in isolated mountains, but we heard about the massacres all the time.”

From August 3 to 15, 2014, the Ézidis plunged to the depths of hell. The Islamic State decides to carry out an ethnic purge, costing the lives of at least 5,000 people, and leading to the exile of over 300,000 Ézidis. Over 5,000 women were also kidnapped and sold into sexual slavery. Figures that continue to climb as tongues are loosened and independent research is carried out.

I was homeless and stateless in my own country,” says Farhad, an emotional first-year university biology student.

Even today, he is unable to return to his native village. “My family and I only survived by a miracle. We were trapped, the only way out was in the mountains, in a corridor crossing Syria before going up towards Iraq. We ended up in camps for internally displaced persons.”

These camps, set up by the UN at the start of the genocide, remain a living hell for the refugees. “I lived there for three and a half years with my family. Many refugees were committing suicide, and we were terrorized and lost. The experience felt like years in prison. The screams and cries of the mothers will never leave my mind.”

However, Farhad was unable to remain cloistered in his prison: the young man was active, setting up a network to help new arrivals settle in over the years, and setting up a thousand tents with friends.

I went into biology because my village needed people with medical skills. With no outside help, the displaced have to fend for themselves with food and other supplies. I had no choice but to cross the border regularly to bring back food for my family. And for a plethora of volunteers, it was a one-way trip.”

The Islamic State bombed us and shot at us when its members spotted us. All these experiences only made me want to dedicate my life to others.”

The Drôme, a surprising haven of peace for the Ezidis

After three long years, a ray of hope appeared at the end of the tunnel. One of Farhad’s uncles was now the bodyguard of a diplomat stationed in France, and had been negotiating his nephew’s arrival since August 2014.

His uncle had a narrow escape himself, and managed to get Farhad and his parents out of the country. “Volunteer groups in the Drôme agreed to host us in their homes, but getting our visas took us a year. In 2017, we then flew to France.”

He lands with his family in Grane, not far from Valence. Thanks to organizations such as Val de Drôme Accueil Réfugiés, entire families can flee genocide and enjoy peace.

More than 80 families have been accommodated in the department since 2015. Today, France is home to more than 10,000 Ezidis.

After a few months in the Drôme, Farhad settled in Lyon for four weeks. He seized the opportunity to move to Paris in 2018, thanks to a civic service until 2019.

There he met Mario Mažić, co-founder of the NGO “Youth Initiative for Human Rights in Croatia”, and in 2019 registered his association “Voice of Ézidis” (VOE) in the French capital.

Paris also enabled him to grow VOE, something he couldn’t do in the Drôme. Although he had been active for several years, he had previously tried to register VOE in Iraq, but to no avail: he had to change the organization’s name, which meant losing its very essence.

But under the radar, in Iraq as in France, Farhad Shamo Roto raises mountains to help his compatriots. “I’ve worked on a wide variety of cases” he explains, gazing into the distance, recalling the past.

I’ve provided legal advice, helping survivors settled in France with their paperwork and integration, I’ve organized many events to link the French and Ézidi communities in France. We mobilized to help the community during the pandemic, I was sometimes a financial support…” he sums up. In all, more than 500 families benefited from his help, even during the pandemic.

Mario Mažić, with whom he maintains a strong bond, calls him on a beautiful afternoon in June 2020 to tell him about the program initiated by the Obama Foundation, called “European Leaders.”

According to Farhad, “Mario was convinced that I could be part of the program. I did an interview and I was selected.”

European Leaders and Initiative Marianne, the international turning point

With a wealth of experience, a master’s degree in International Relations from HEIP and an unstoppable will, Farhad was selected to take part in the Leaders Programs in 2020, for a six-month period.

Its aim is to “inspire, empower and connect” activists and rights defenders from all corners of the globe, following the example of the Marianne Initiative. The first internship was “great training in advocacy” for Farhad, who wants to develop his VOE organization internationally, and helped him solidify his address book.

This program was a real turning point for me. The other participants are part of my family now, we really stick together!”

There he met Belarusian LGBTQ+ rights activist Nick Antipov. The two men hit it off and keep in touch, driven by the same vocation. Delighted by his experience, Farhad set about finding a similar internship: he was eventually selected for the Marianne Initiative class of 2023, to which he applied in December 2022.

Launched in December 2021 by President Emmanuel Macron, the Marianne Initiative for Human Rights Defenders is a three-part program. The first is international, involving support for human rights defenders in their respective countries through the French diplomatic network.

There is also a national component, involving the hosting in France of human rights defenders from all over the world for six months, to enable them to develop their skills and network. Finally, a federative component aims to build an international network of human rights defenders based on French institutions (associative, public, private).

For six months, human rights defenders from all over the world can build and launch their projects in France. This year, thirteen people of various nationalities were honored for their struggles: Syria, Afghanistan, Iraq, Venezuela, Uganda, Russia, Mali, Bangladesh, Bahrain and Peru.

After welcoming fourteen women last year, it’s now the turn of a mixed class to be welcomed to France as part of the Initiative. Laureates will have access to a training program to strengthen their capacities and commitment in their country of origin or in France, whether in favor of minority rights, freedom of the press and expression, civil and political rights, women’s rights or environmental rights.

Thanks to the program, the winners can develop their association or their work from the French capital, as well as weave a solid network of rights defenders. It’s also a way for France to unite its prizewinners and raise its profile abroad. Since 2022, the Maison des journalistes and the Marianne Initiative have been working together to strengthen exchanges between exiled journalists and human rights defenders around the world.

I was able to take part in the Initiative thanks to the referents who supported my application“, explains the young man. “For six months, I further developed my skills in advocacy and association management, and expanded my network of national and international institutions and NGOs. In the end, the Initiative continues well beyond this time.”

The war in Ukraine, a sad echo of his life

When Russia declared its invasion of Ukraine on February 24, 2022, Farhad and his friend Nick were devastated. Co-founder of the anti-discrimination project MAKEOUT, Nick Antipov is well versed in the issues of exile and forced migration.

Both are wondering how to help the thousands of Ukrainians who will soon be forced to move away from the conflict. Remembering the reception system in the Drôme region, where French families take in Ézidis, Farhad, with the help of his friend, mobilizes civil society. The aim was to find homes for Ukrainian families and civilians as quickly as possible.

In just a few days, the ICanHelp association was up and running, with the website receiving hundreds of hits a day and just as many requests. The interface allows Ukrainians to register and others to offer their homes as refuge. Nick and Farhad are responsible for putting people in touch with each other.

Very quickly, we became the link between the two parties in France, and received an enormous amount of support. The European Union, Canada, Germany and Turkey joined the program. One Frenchman even hosted 20 families single-handedly!”

Farhad is still very committed to his work for the Ézidi cause, and continues to help refugees from the other minority in France. He is currently working with the UN to protect his people in Iraq, where they still have no status.

The UN allows us to be heard and to have a voice in our lives“, which he hopes will soon be “peaceful.”

Next month marks the nine-year anniversary of the genocide. Farhad is organizing a press conference with some twenty other Ézidi associations. They have also launched an appeal to Iraq to rebuild the Sinjar region, their birthplace.

Maud Baheng Daizey

Crédit photo : Marcus Wiechmann

PORTRAIT. Tamilla Imanova: “It was impossible for the Russian people to remain silent.”

At just 26, Tamilla already has a brilliant humanitarian and professional record. With a degree in law from one of the best universities in Moscow, the young Russian earn her stripes as a lawyer at the Memorial Human Rights Defence Centre in the capital. Winner of the 2023 Marianne Initiative, Tamilla Imanova talks to Eye about the defence of human rights in Russia, and the impact of activism on the war in Ukraine.

Interview.

A life for human rights and civil liberties

Defending human rights was not, however, her first career choice. At the age of 16, during a school exchange to the United States in Rio Vista, Texas, she discovered a standard of living unknown to her until then, which she would like to bring back to her native city in Russia.

People lived better than we do. Children could drive at 16, they had modern computers at school (we had them too, but old ones), better education and teachers were respectful,” she lists wistfully. “In Russia, teachers very often disrespect you, just as the government won’t respect you as a citizen.” A reflection also nourished by her hobbies such as tennis lessons and the chess club, gradually giving birth to a vocation within her.

The sunny young woman remembers that she didn’t want to become a lawyer in her first year of law school, but that she had always wanted to help others. While looking for a work placement, she discovered Memorial, which quickly became the inspiration for her future career.

Memorial-International is a historic NGO created at the dissolution of the Soviet bloc in 1989, to document Soviet oppression, particularly during the Stalinist period. In 1993, another NGO was created: the Human Rights Center “Memorial”, to protect Russian citizens from the current repression.  “The two organizations are friends and exchange information regularly. The Nobel Prize has also been awarded to both branches, in recognition of their past and present work.” 

Tamilla joins Memorial as a trainee lawyer in 2019, on the recommendation of her teachers. She greatly appreciates the work done, far from the strict codes of the university. “I wanted to come back as soon as possible, as soon as I graduated,” she explains playfully into the microphone.

I often say it’s a love affair between me and Memorial,” she jokes. “A love affair that’s been going on for four years!“In her third year, Tamilla joined Memorial as a trainee lawyer, on the recommendation of her teachers. She really enjoyed the work, which was far removed from the strict codes of university life.

Before the invasion of Ukraine, her work consisted of representing citizens in remote regions of the country, for example in cases of domestic violence with her team. Human rights and the defence of civil liberties are the cornerstones of the organization.

In regions like Dagestan, tradition prevails over the law, and she was trying to change that. A genius in her field, she won her first case before the European Court of Human Rights in 2022 concerning domestic violence, a great source of pride for her. 

Most of the time, Russia paid the fines imposed by the ECHR. But sometimes, the Court’s rulings led to new Russian human rights legislation.” Memorial’s cases are often sent to the European Court of Human Rights when Russia denies them justice, which draws the ire of the Kremlin.

Memorial, 2022 Nobel Peace Prize and thorn in the Kremlin’s side

In 2021, the Russian government set its sights on Memorial, which it intended to dissolve thanks to the law on Western influence and foreign agents. Working with a number of European actors, Memorial had been labelled a foreign agent since 2014, when it denounced the conflict in Crimea, and its members, who are still free, still risk imprisonment.

 “In Russia, everything happens legally because the law can quickly be hijacked” by the government. Since this year, you can be labelled as a foreign agent without receiving subsidies from outside. “Anyone could be labelled a foreign agent, whether they worked for an association or not. The simple fact of using Facebook could incriminate you, the law remains very vague”, Tamilla explains.

On 28 and 29 December 2021, the Russian Supreme Court and the Moscow City Court ordered the dissolution of the two Memorial NGOs, the Memorial International and the Memorial Human Rights Centre,  a decision unanimously condemned by the Council of Europe and internationally.

Today, both NGOs had to leave Russian territory, despite the ECHR’s request for the dissolution to be suspended. “We made our fight public on Telegram, Instagram, Twitter and Russian VKontakte, informing the public of our dissolution, but that didn’t stop the government.”

A shocking decision for the Memorial teams, who are nevertheless trying to envisage the future: should the NGO be relocated, or should a new one be set up? Should they defy the ban and continue to work in secret in Russia? Before they could even make a decision, the teams watched in horror as Vladimir Putin invaded Ukraine on 24 February 2022.

Very quickly, they started to arrest anyone who criticized the war. It was impossible for human rights NGOs like ours to remain silent“, says Tamilla forcefully. “It was impossible for the Russian people to remain silent. In February and March 2022, not a day went by without citizens demonstrating.”

And even if this protest is less publicized today, demonstrations against the war are still planned in Russia. “So we haven’t changed our stance, and have founded a new one: the Memorial HRDC, Human Rights Defence Center.” For now.

Some of her colleagues decided to leave Russia and operate from abroad, still facing possible legal proceedings. Like Bakhrom Khamroyev, who was sentenced to 14 years in prison in May 2023 for “terrorism and treachery“. His offence? Providing legal advice to an Islamic group,  which the government has classified as terrorist, even though its members have never committed a single act of violence. 

Initiative Marianne, an incubator for all kinds of projects

The co-chairman of Memorial’s, Oleg Orlov, a leading campaigner for rights and freedoms in Russia, had decided to stay put. On 8 June, he was tried for “discrediting the army” in an interview with Mediapart, where he claimed that Russia was now “fascist“.

 After several fines, he now faces imprisonment. “We have covered the first two hearings of the trial, and we are eagerly awaiting the hearing on 21 July“, explains Tamilla, with a determined expression. “We don’t really have any hope, but he’s still very brave and is keeping us on the right track.”

I myself left Russia in April 2022 for Poland, which provided me with a humanitarian visa. This year they have granted me a temporary residence permit, they have been very welcoming.” Other countries such as Brazil and France have granted permanent residence to Tamilla’s colleagues,  allowing her to take some time off work and to participate in the Marianne Initiative

A photo from Marina Merkulova.
Launched in December 2021 by President Emmanuel Macron, the Marianne Initiative for Human Rights Defenders is a three-part program. The first is international, involving support for human rights defenders in their respective countries through the French diplomatic network.

There is also a national component, involving the hosting in France of human rights defenders from all over the world for six months, to enable them to develop their skills and network. Finally, a federative component aims to build an international network of human rights defenders based on French institutions (associative, public, private).

For six months, human rights defenders from all over the world can build and launch their projects in France. This year, thirteen people of various nationalities were honored for their struggles: Syria, Afghanistan, Iraq, Venezuela, Uganda, Russia, Mali, Bangladesh, Bahrain and Peru.

After welcoming fourteen women last year, it’s now the turn of a mixed class to be welcomed to France as part of the Initiative. Laureates will have access to a training program to strengthen their capacities and commitment in their country of origin or in France, whether in favor of minority rights, freedom of the press and expression, civil and political rights, women’s rights or environmental rights.

Thanks to the program, the winners can develop their association or their work from the French capital, as well as weave a solid network of rights defenders. It’s also a way for France to unite its prizewinners and raise its profile abroad. Since 2022, the Maison des journalistes and the Marianne Initiative have been working together to strengthen exchanges between exiled journalists and human rights defenders around the world.

Come back to Russia to end up in jail

I’m not going back to Russia for the time being, it’s far too dangerous for me. You only have to Google my name to see my actions against the invasion of Ukraine and my positions on human rights.” Positions that could land her in prison, such as her work with Muslim ethnic minorities, which she continues to defend, and her research and legal support for Ukrainians detained on Russian soil.

What I appreciated most about the Marianne Initiative was being able to work not only with 14 people from various nationalities, but also from different fields. It was the first time I had met rights defenders from divergent sectors.” These encounters led to a change in her personal and professional development.

I discovered the work of activists, journalists and politicians who are different from me, but who serve the same cause. We share our work and want to keep in touch with everyone.”

Today, Tamilla would like to extend the Alumni network and meet the class of 2022.I’ve also encouraged two friends to apply for 2024,” she confides with a discreet laugh. “I hope to be able to start mentoring as soon as the program starts in 2024, rather than a few weeks later.”

Thanks to her Polish temporary residence permit, Tamilla is free to move within the Schengen area, which will enable her to continue her work for Memorial and with the UN with greater peace of mind.

A Memorial team is also entirely dedicated to supporting Russians who refuse to be mobilized in Ukraine. Many have been kidnapped and imprisoned, “or brainwashed and promised prison so that they will go to the front“, Tamilla explains.

“We have a Telegram bot where civilians can write to us, and we select our cases. It’s not a very secure system, but many Russians are on Telegram. We also have a hotline that is used a lot.”

We are working with a UN special rapporteur on the situation in Russia, Mariana Katzarova from Bulgaria, to whom we are providing our evidence of abuses of power by the Kremlin. We’re also planning to expand our legal teams,” says Tamilla proudly, undaunted by the sheer volume of work.

Through our work on the invasion, we have even developed solid expertise in Russian military jurisdiction and legislation“, she adds, still smiling. All of which adds up to an extraordinary experience at such a young age, which the Marianne Initiative has honored this year.

Photos credits : © Marina Merkulova

Maud Baheng Daizey

PORTRAIT. Tamilla Imanova : « Il était impossible que le peuple russe se taise »

À seulement 26 ans, Tamilla jouit déjà d’un brillant parcours humanitaire et professionnel. Diplômée en droit de l’une des meilleures universités de Moscou, la jeune Russe a fait ses armes en tant qu’avocate dans l’organisation Memorial Human Rights Defence Center, située dans la capitale. Lauréate 2023 de l’Initiative Marianne, Tamilla Imanova revient pour l’Œil sur la défense des droits de l’Homme en Russie, et sur l’impact de l’activisme sur la guerre en Ukraine.

Rencontre.

Une vie pour les droits de l’Homme et les libertés publiques

La défense des droits de l’Homme n’était pourtant pas son premier choix de carrière. À 16 ans, lors d’un échange scolaire aux Etats-Unis à Rio Vista au Texas en 2013, elle découvre un niveau de vie inconnu pour elle jusqu’alors, qu’elle aimerait ramener dans sa ville natale de Russie.

« Les gens vivaient mieux que nous. Les enfants pouvaient conduire à 16 ans, ils avaient des ordinateurs modernes à l’école (nous en avions aussi mais des anciens), une meilleure éducation et les professeurs étaient respectueux », énumère-t-elle avec nostalgie.

« En Russie, les professeurs te manquent très souvent de respect, de même que le gouvernement ne te respectera pas en tant que citoyen. » Une réflexion nourrie aussi par ses loisirs tels les cours de tennis et le club d’échecs, faisant naître peu à peu une vocation en elle.

La jeune femme, solaire, se souvient qu’elle ne souhaitait pas devenir avocate lors de sa première année de droit en 2015, mais qu’elle a toujours voulu aider les autres. Lors d’une recherche de stage, elle découvre le Memorial, qui lui inspire très rapidement son futur professionnel.

Memorial-International est une ONG historique créée à la dissolution du bloc soviétique en 1989, permettant de documenter l’oppression soviétique, particulièrement durant la période stalinienne.

En 1993, une autre ONG voit le jour : le Centre des Droits Humains “Memorial”, pour protéger les citoyens Russes de la répression actuelle.  « Les deux organisations sont amies et échangent régulièrement. » Le prix Nobel a par ailleurs été attribué aux deux branches, en reconnaissance de leur travail passé et actuel.

Tamilla intègre le Memorial en tant qu’avocate stagiaire en 2019, sur recommandation de ses professeurs. Elle apprécie énormément le travail accompli, loin des codes stricts de l’université. « Je voulais revenir au plus vite, dès l’obtention de mon diplôme », explique-t-elle d’un ton enjoué au micro.

« Je dis souvent qu’il s’agit d’une histoire d’amour entre moi et le Memorial », plaisante la défenseure. « Une histoire d’amour qui dure depuis quatre ans ! »

Avant l’invasion de l’Ukraine, son travail consistait à représenter des citoyens des régions reculées du pays, comme pour des affaires de violences conjugales, de torture ou de violences policières avec son équipe. Les droits de l’Homme et la défense des libertés publiques sont les fondements de l’organisation.

Dans des régions comme le Daghestan, la tradition prévaut sur le droit, ce qu’elle tentait de changer. Génie dans son domaine, elle remporte son premier procès devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 2022 concernant des violences domestiques, une grande fierté pour elle.

« La plupart du temps, la Russie payait les amendes de la CEDH. Mais parfois, les arrêts de la Cour amenaient à une nouvelle législation russe concernant les droits de l’Homme. »

Les dossiers du Memorial sont souvent envoyés à la Cour Européenne des Droits de l’Homme lorsque la Russie leur dénie la justice, ce qui attire l’ire du Kremlin.

Le Memorial, prix Nobel de la paix 2022 et épine dans le pied du Kremlin

En 2021, le gouvernement russe s’attaque au Memorial, qu’il compte bien dissoudre grâce à la loi sur l’influence occidentale et les agents de l’étranger. Travaillant avec nombre d’acteurs européens, le Memorial avait été labélisé agent de l’étranger depuis 2014, car il avait dénoncé le conflit en Crimée, et ses membres encore libres risquent toujours la prison.

« En Russie, tout se passe de manière légale mais la loi peut rapidement être détournée » par le gouvernement. Depuis cette année, vous pouvez être caractérisé d’agent de l’étranger sans pour autant recevoir de subventions de l’extérieur.

« N’importe qui pouvait être considéré comme agent de l’étranger, que l’on travaille pour une association ou non. Le simple fait d’utiliser Facebook pouvait vous incriminer, la loi demeure très floue », détaille Tamilla.

Les 28 et 29 décembre 2021, la Cour Suprême et le tribunal de Moscou ordonne la dissolution des deux ONG, décision unanimement condamnée par le Conseil de l’Europe et à l’international.

Aujourd’hui, elles ont été contraintes à l’exil, malgré la demande de suspension de la dissolution par la CEDH. « Nous avons rendu notre combat public sur Telegram, Instagram, Twitter et VKontakte en informant le public de notre dissolution, mais cela n’a pas arrêté le gouvernement. »

Une décision choquante pour les équipes du Memorial, qui tentent néanmoins d’envisager l’avenir : fallait-il délocaliser l’ONG, ou bien en monter une nouvelle ? Devaient-ils braver l’interdiction et continuer de travailler en secret en Russie ? Avant même de pouvoir prendre une décision, les équipes observent avec catastrophe Vladimir Poutine envahir l’Ukraine le 24 février 2022.

« Très vite, ils ont commencé à arrêter toute personne qui critiquait la guerre. Il était impossible pour des ONG de protection des droits de l’Homme comme la nôtre de rester silencieuse », affirme avec force Tamilla. « Il était impossible que le peuple russe se taise. En février et mars 2022, il ne se passait pas un jour sans que les citoyens ne manifestent. »

Et si aujourd’hui cette contestation est moins médiatisée, des manifestations contre la guerre sont toujours programmées en Russie. « Nous n’avons donc pas changé nos positions, et avons pris la décision de fonder un nouvel organisme : le Memorial HRDC, Human Rights Defence Center. Nous n’avons pas le droit de travailler avec notre organisation initiale, mais une nouvelle sous un nom légèrement différent ne pose pas problème. » Pour l’instant.

Certains de ses collègues décident de quitter la Russie et d’opérer depuis l’étranger, faisant toujours face à de possibles procédures judiciaires. À l’instar de Bakhrom Khamroyev, condamné à 14 ans de prison en mai 2023 pour « terrorisme et traîtrise. »

Sa faute ? Avoir fourni des conseils juridiques à un groupe islamique que le gouvernement a classé comme terroriste, bien qu’aucun de ses membres n’ait commis d’acte de violence.

Initiative Marianne, incubateur de tous les projets

Le co-président du Memorial, Oleg Orlov, grand militant des droits et libertés en Russie, avait décidé de rester sur place. Le 8 juin dernier, il a été jugé pour avoir « discrédité l’armée » lors d’une interview avec Mediapart, où il a affirmé que la Russie était désormais « fasciste. »

Après plusieurs amendes, il encourt aujourd’hui l’emprisonnement. « Nous avons couvert les deux premières audiences du procès, et nous attendons vivement celle du 21 juillet », nous explique Tamilla, l’expression déterminée. « Nous n’avons pas réellement d’espoir, mais il reste très courageux et nous maintient dans la bonne direction. »

« J’ai moi-même quitté la Russie en avril 2022 pour la Pologne, qui m’a fourni un visa humanitaire. Cette année, ils m’ont donné un permis de résidence temporaire, ils ont été très accueillants. » Ses collègues lui ont également permis de participer à l’Initiative Marianne en lui laissant du temps en-dehors du travail.

Une photo de Marina Merkulova.
Lancée en décembre 2021 par le président Emmanuel Macron, l’Initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme est un programme qui comporte trois volets. Le premier est international, comprenant le soutien des défenseur.es des droits humains dans leurs pays respectifs par le biais du réseau diplomatique français.

Un volet national, impliquant l’accueil en France pendant six mois de défenseur.es des droits humains issu.es du monde entier pour permettre leur montée en compétence et leur mise en réseau, est également de mise. Enfin, un volet fédérateur vise la constitution d’un réseau international des acteurs de la défense des droits humains à partir des institutions (associatives, publiques, privées) françaises.            
   
Ces défenseurs et défenseures des droits humains venus du monde entier peuvent, durant six mois, construire et lancer leur projet en France. Cette année, treize personnes de diverses nationalités ont été primées pour leurs combats : la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, le Venezuela, l’Ouganda, la Russie, le Mali, le Bangladesh, le Bahreïn ou encore le Pérou ont été mis à l’honneur pour cette édition.

Après avoir reçu quatorze femmes l’année dernière, c’est au tour d’une promotion mixte d’être accueillie en France dans le cadre de l’Initiative. Les lauréats accéderont à un programme de formation afin de renforcer leurs capacités et leur engagement dans leur pays d’origine ou en France, qu’il soit en faveur des droits des minorités, de la liberté de la presse et d’expression, des droits civiques et politiques, des droits des femmes ou encore des droits environnementaux.

Grâce au programme, les lauréats peuvent développer leur association ou leur travail depuis la capitale française, ainsi que tisser un solide réseau de défenseur.es des droits. Un moyen pour la France de fédérer les lauréats et de faire rayonner son action à l’étranger. Depuis 2022, la Maison des journalistes et l’Initiative Marianne s’associent afin de renforcer les échanges entre journalistes exilés et défenseur.es des droits humains du monde entier.

Rentrer en Russie pour finir en prison

« Je ne retournerai pas en Russie pour l’instant, c’est bien trop dangereux pour moi. Il suffit de chercher mon nom sur Google pour voir mes actions contre l’invasion de l’Ukraine et mes positions sur les droits de l’Homme. » Des positions qui pourraient lui valoir la prison, comme son travail avec les minorités ethniques musulmanes qu’elle continue de défendre, ainsi que la recherche et l’accompagnement juridique des Ukrainiens détenus sur le sol russe.

« Ce que j’ai le plus apprécié avec l’Initiative Marianne a été de pouvoir travailler non seulement avec 14 personnes issues de nationalités variées, mais aussi de domaines différents. C’était la première fois que je rencontrais des défenseur.es des droits de divers secteurs. » Des rencontres qui ont conduit à un changement dans son développement personnel et professionnel.

« J’ai découvert le travail d’activistes, journalistes et politiciens étranger au mien, mais servant pourtant la même cause. Nous partageons notre travail et souhaitons rester en contact avec tout le monde. » Aujourd’hui, Tamilla compte étendre le réseau Alumni des lauréats et rencontrer la promotion 2022. « J’ai aussi poussé deux amis à candidater pour 2024 », confie-t-elle avec un rire discret.

« J’espère pouvoir commencer le mentoring dès le début du programme en 2024, et non quelques semaines après. » Grâce à son permis de résidence temporaire polonais, Tamilla est libre de se déplacer dans l’espace Schengen, ce qui lui permettra de continuer plus sereinement son travail pour le Memorial et l’ONU.

Une équipe du Memorial est par ailleurs entièrement dédiée à l’accompagnement des Russes qui refusent d’être mobilisés en Ukraine. Beaucoup ont été enlevés puis emprisonnés, « ou bien on leur lave le cerveau et on leur promet la prison pour qu’ils aillent au front », détaille Tamilla.

« Nous avons un bot Telegram où les civils peuvent nous écrire, et nous sélectionnons nos cas. Ce n’est pas très sûr comme système, mais de nombreux de Russes sont sur Telegram. Nous possédons également une hotline qui est très utilisée. »

« Nous travaillons avec un rapporteur spécial de l’ONU sur la situation en Russie, la Bulgare Mariana Katzarova, à qui nous fournissons nos preuves d’abus de pouvoir du Kremlin. Nous comptons aussi élargir nos équipes juridiques », annonce fièrement Tamilla, point découragée par la quantité de travail.

« A force de travailler sur l’invasion, nous avons même développé de solides compétences sur la juridiction et législation militaires russes », précise-t-elle toujours en souriant. De quoi bâtir une expérience hors du commun à un jeune âge, que l’Initiative Marianne a mis à l’honneur cette année.

Maud Baheng Daizey

PORTRAIT. Taher Hijazi : « on ne pouvait pas sortir sous peine d’arrestation ou de mort » en Syrie

Agé d’une trentaine d’années, Taher Hijazi est un défenseur des droits syrien, dont le combat remonte à plus de dix ans. Très assidu, Taher est arrivé à la Maison des journalistes avec de nombreux documents, ayant déjà préparé ses déclarations. Si ses mains tremblent par moment, la fermeté de sa voix ne trompe personne : il connaît l’importance de son travail pour la Syrie et le reste du monde, à savoir la lutte contre l’utilisation des armes chimiques sur la population ou en temps de guerre.

Pour comprendre sa vocation, il nous faut remonter à mars 2011, début du Printemps arabe en Syrie. Taher étudie alors le droit à l’Université de Damas, et participe à des manifestations pacifiques avec son entourage pour un « changement démocratique » dans son pays. « Mais le régime d’Al-Assad a rebondi en choisissant l’oppression, les arrestations et disparitions forcées », explique Taher d’un ton neutre. « Plusieurs de mes collègues ont été arrêtés. Nous avons été torturés et emprisonnés », témoigne-t-il en pesant ses mots.

En Syrie, des disparitions forcées non résolues depuis 12 ans

Il participe alors à la documentation des violences pour le Centre de documentation des violations en Syrie, ONG fondée par son amie et avocate Razan Zaitouneh. « J’ai listé les arrestations, pris des photos des victimes, recueilli des témoignages » à partir de 2013, où « la révolution s’est transformée en guerre. »

« Le régime Assad a utilisé des armes pour bombarder ma ville dans la région de Ghouta », comme le gaz sarin et la chlorine, pourtant interdits. « J’ai été blessé plusieurs fois par le gaz, surtout au massacre de la Ghouta orientale, le 21 août 2013. Je suis resté trois jours chez moi avec mon visage qui me semblait brûlé, j’étais épuisé et je vomissais constamment. »

Taher s’interrompt un instant, reclasse ses papiers déjà bien ordonnés, puis reprend : « fin 2013, un groupe islamique a enlevé tous mes collègues du bureau du Centre de Documentation des violations. C’était mes amis et jusqu’à ce jour, nous n’avons plus aucune nouvelle. » Le 9 décembre 2013, Razan Zaitouneh est portée disparue. Le défenseur fixe le vide quelques secondes, comme s’il se remémorait les évènements.

Il explique avoir continué son travail seul jusqu’en 2015, alors qu’Al-Assad assiège sa ville durant de longues années. « On ne pouvait pas sortir sous peine d’arrestation voire de mort », confie Taher. « J’ai été blessé à la tête par des éclats d’obus lors d’un bombardement en 2015. »

Il s’agissait d’une « bombe à vide », une arme thermobarique très puissante. Son utilisation « contre des cibles militaires » n’est pas explicitement interdite par les conventions internationales. Mais user de bombes à vide sur des civils demeure une violation des traités de l’utilisation des armes dans un conflit, sans pour autant être spécifiquement prohibées.

« Mon frère a été torturé à mort par le régime en 2014 et mon père a été tué dans une frappe aérienne russe en 2018. Trois autres de mes frères ont été arrêtés par un groupe islamique. Ma famille est le parfait exemple de la guerre en Syrie », relate-t-il en tenant son stylo rouge, un petit sourire vaincu aux lèvres. Mais malgré les morts, Taher ne s’arrête pas et continue de documenter les attaques.

La France, un nouveau front pour Taher Hijazi

« De 2014 à 2018, j’ai été menacé par un groupe islamique. En 2018, j’ai fui avec ma famille vers le nord de la Syrie. » Grâce à l’aide de Reporters Sans Frontières, Taher, sa femme et son fils parviennent en France à partir de juin 2019. Il obtient le statut de réfugié en mars 2020, à l’époque du premier confinement – une époque très difficile à vivre pour lui.

Bien qu’il soit réfugié de guerre dans un pays qu’il ne connaît pas, Taher demeure actif et témoigne contre un groupe islamique en 2019 et en mars 2021, lorsque le tribunal de Paris est saisi pour l’utilisation des armes chimiques en Syrie. S’il reste témoin en 2019, il se constitue partie civile en 2021.

« En août 2020, j’ai emménagé dans le Puy-en-Velay, j’étais très isolé. J’ai voulu continuer mes études et apprendre le français, mais je ne pouvais pas », se désole-t-il en se remémorant la chambre exigüe qu’on lui avait prêtée. 

Deux ans plus tard, il découvre l’Initiative Marianne et candidate en septembre 2022, persuadé qu’il ne sera pas retenu. « Je pensais ne pas avoir les compétences mais l’Initiative Marianne m’a choisi, j’ai donc bien fait d’avoir candidaté ! » Un autre sourire, heureux cette fois-ci, fleurit à nouveau sur son visage, alors qu’il explique avoir été « choqué » de cette bonne nouvelle. En novembre, l’Initiative est lancée.

Lancée en décembre 2021 par le président Emmanuel Macron,  l’Initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme est un programme qui comporte trois volets. Le premier est international, comprenant le soutien des défenseur.es des droits humains dans leurs pays respectifs par le biais du réseau diplomatique français.

Un volet national, impliquant l’accueil en France pendant six mois de défenseur.es des droits humains issu.es du monde entier pour permettre leur montée en compétence et leur mise en réseau, est également de mise. Enfin, un volet fédérateur vise la constitution d’un réseau international des acteurs de la défense des droits humains à partir des institutions (associatives, publiques, privées) françaises.                

Ces défenseurs et défenseures des droits humains venus du monde entier peuvent, durant six mois, construire et lancer leur projet en France. Cette année, treize personnes de diverses nationalités ont été primées pour leurs combats : la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, le Venezuela, l’Ouganda, la Russie, le Mali, le Bangladesh, le Bahreïn ou encore le Pérou ont été mis à l’honneur pour cette édition.

Après avoir reçu quatorze femmes l’année dernière, c’est au tour d’une promotion mixte d’être accueillie en France dans le cadre de l’Initiative. Les lauréats accéderont à un programme de formation afin de renforcer leurs capacités et leur engagement dans leur pays d’origine ou en France, qu’il soit en faveur des droits des minorités, de la liberté de la presse et d’expression, des droits civiques et politiques, des droits des femmes ou encore des droits environnementaux.

Grâce au programme, les lauréats peuvent développer leur association ou leur travail depuis la capitale française, ainsi que tisser un solide réseau de défenseur.es des droits. Un moyen pour la France de fédérer les lauréats et de faire rayonner son action à l’étranger. Depuis 2022, la Maison des journalistes et l’Initiative Marianne s’associent afin de renforcer les échanges entre journalistes exilés et défenseur.es des droits humains du monde entier.

Il bénéficie alors de plusieurs formations, notamment sur la gestion associative et de projets, sur la prise de parole en public, de communication non violente et gestion des conflits… Il participe également à des cours de politique à Sciences Po, centré sur le Proche et Moyen-Orient. « J’ai également visité des associations et organisations comme le Conseil de l’Europe, le Parlement européen ou encore la Cour européenne des Droits de l’Homme. »

Il obtient de nombreux contacts et soutiens d’organisations nationales et internationales, qu’il n’aurait pu avoir sans l’Initiative Marianne. De quoi lui redonner de l’espoir ou tout du moins, de la force pour sa lutte. « C’était le plus important je pense, ainsi que toutes les formations auxquelles j’ai assisté. »

Taher Hijazi en manifestation à Paris.

L’abandon total de la communauté internationale

En avril 2022, Taher donne naissance à l’association « Paths of Justice » avec un groupe d’activistes syriens. Elle vise à « promouvoir une culture des droits de l’Homme et plaider en faveur de la responsabilité, en veillant à ce que l’impunité ne soit pas tolérée. »

Elle fournit également « diverses formes d’assistance aux victimes de violations » de ces droits, ainsi qu’elle permet « d’autonomiser et accroître la conscience juridique de la société en Syrie et au sein de la diaspora. » Grâce à Paths of Justice, les bénéficiaires peuvent se voir offrir « une formation spécialisée sur la sensibilisation juridique aux lois nationales, la documentation pénale et les lois de la guerre. »

Taher ne s’arrête pas là et en août 2022, il fonde « avec un groupe de survivants l’Association of Victims of Chemical Weapons, comprenant un groupe Facebook pour les victimes des armes chimiques avec plusieurs objectifs, notamment intensifier les efforts pour documenter l’utilisation et pour garantir tous les droits des victimes de ces armes. » Il est « crucial » pour lui de soutenir et d’appuyer les efforts déployés pour interdire l’utilisation des armes chimiques dans le monde.

« Aucune avancée, aucun effort international n’a été fourni pour obtenir justice en Syrie », affirme-t-il en posant ses mains à plat sur la table. « La Russie a utilisé son droit de véto au Conseil de sécurité sur les questions de l’utilisation des armes chimiques interdites. La situation de mon pays est très compliquée aujourd’hui, avec la présence russe, iranienne, turque, états-unienne… » Aujourd’hui, la Syrie ne connait pas « de guerre locale, elle s’est répandue bien au-delà des frontières. Et tant que le régime Al-Assad restera au pouvoir, il n’y aura aucune justice. »

Aujourd’hui, après l’Initiative Marianne, Taher souhaite « améliorer le projet de mon association et je veux travailler avec tous les acteurs que j’ai rencontré pendant le programme, afin de trouver de bonnes suggestions pour soutenir les victimes syriennes. »

Crédits photos : Taher Hijazi

Maud Baheng Daizey

La fin de l’espoir pour les journalistes afghans ?

Alors que l’actualité en Ukraine et en Iran accapare l’attention des médias, les journalistes afghans ayant fui au Pakistan après la chute de Kaboul espèrent toujours un visa occidental qui les mettrait tout à fait hors de danger. Or d’après un récent règlement pakistanais, certains pourraient être renvoyés aux mains des talibans à partir du 31 décembre.

Le mois d’août 2022 a donné l’occasion à nombre d’organisations de journalistes de faire un bilan pour la presse de la gouvernance talibane. Du fait de la censure et de la fermeture de près de 220 médias sur 547, « 60% des 12000 journalistes exerçant avant août 2021 ont cessé leur activité », précise Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans Frontières (RSF)… Et des centaines, parce que leur profession est parmi les plus exposées à des représailles, ont fui le pays.

Le journaliste afghan Ramazan réfugié en France continue de recevoir des menaces de la part des talibans sur son téléphone. Il a longtemps documentés les violences talibanes sur la population gazara, et était visé depuis de longues années par les talibans.

Depuis août 2021, la Fédération internationale des journalistes (FIJ) a reçu près de 9000 demandes d’aide. Le groupe de travail « Afghanistan » créé par le Syndicat national des journalistes (SNJ) dès le 15 août 2021 a quant à lui demandé au ministère français des Affaires étrangères l’évacuation urgente de centaines d’entre eux. Et de fait, près de 250 journalistes ont été accueillis en France avec leurs familles.

Mais quid des autres ? Marzia Khodabakhsh, 27 ans, était productrice de l’information à la télévision Ariana News, média aujourd’hui contrôlé par les talibans. « Mon employeur m’avait depuis longtemps fourni une voiture blindée, parce que j’avais reçu des menaces de mort, et il changeait souvent mon
planning pour que les talibans ne repèrent pas mes horaires.
» Elle a fui au Pakistan en février 2022, et a demandé un rendez-vous à l’ambassade de France dès son arrivée. « Je n’ai même pas reçu de réponse à mon mail », témoigne-t-elle, angoissée par le silence des autorités françaises.

Lors d’une rencontre, fin octobre 2022, au ministère français des Affaires étrangères (MAE), Nicola Edge, une militante du SNJ a de fait cru sentir un désengagement des autorités françaises sur le dossier afghan. « Ils nous ont dit “Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a aussi l’Ukraine », raconte-t-elle, dépitée, ajoutant que le SNJ avait évoqué les très longs délais d’attente de rendez-vous auprès des ambassades de France au Pakistan et en Iran. Les journalistes afghans auraient plutôt besoin que les pays qui en août 2021 avaient fait de grandes annonces sur la nécessité de sauver les défenseurs des valeurs démocratiques et la liberté de la presse déploient plus de moyens pour leur venir en aide.

Or, nombre de journalistes au Pakistan n’ont, comme Marzia Khodabakhsh, même pas eu de réponse à une demande de rendez-vous envoyée il y a six à dix mois. Et ceux qui ont eu le précieux rendez-vous attendent aussi leur visa, tandis que leur situation économique se détériore. « Certains sont dans une extrême précarité, sans ressource aucune, témoigne Nicola Edge. Il y a des femmes seules à la rue au Pakistan, si démunies que quelques-unes ont fait des tentatives de suicide. Elles campent dans des parcs et ont vu leurs tentes lacérées par la police pakistanaise. »

Samiullah Jahesh, 33 ans, un autre journaliste d’Ariana News, est arrivé au Pakistan en janvier 2022 avec sa femme et son fils de trois ans. Il a pu déposer sa demande de visa à l’ambassade de France le 28 juin et n’a pas reçu de réponse. « Je suis acculé financièrement, j’ai épuisé toutes les possibilités d’emprunt auprès de ma famille et de mes amis, le loyer, l’électricité coûtent cher, et le Pakistan ne nous permet pas de travailler. » D’autres témoignent qu’ils rationnent le pain sec et ne mangent plus à leur faim.


Des menaces continues

Mais Samiullah Jahesh craint surtout pour sa vie. Depuis qu’il est à Islamabad, il a reçu des menaces de mort via WhatsApp, et a changé trois fois de domicile afin « de ne pas être repéré par des Pachtouns du Pakistan qui pourraient indiquer ma localisation aux talibans ». Ces messages inquiétants sont le quotidien des journalistes. Marzia Khodabakhsh en a reçu aussi. « Dans un message vocal, un taliban me disait “Où que tu sois, on te trouvera et on te découpera en morceaux”. Ma situation psychologique et morale s’est détériorée, j’ai très peur », dit-elle la voix tremblante. Les menaces emploient aussi d’autres canaux.

Mohammad Eivaz Farhang, 33 ans, travaillait pour le quotidien Hasht-e sobh (« Huit heures du matin », en français) publié en ligne depuis l’étranger. Il s’est senti encore plus menacé lorsque les talibans ont fermé le domaine Internet du journal, et que le porte-parole de l’Émirat islamique d’Afghanistan, Mujahid Zabiullah, a tweeté pour dénoncer les « dizaines de nouvelles que nous entendons dans les médias occidentaux, et des journaux comme Hasht-e Sobh », en concluant: « notre peuple connaît les ennemis de cette nation ». Ces menaces directes ou voilées amplifient le sentiment de danger chez les journalistes, qui savent qu’ils ne sont pas les seuls à être désignés comme « ennemis de la nation » : les militants, artistes, politiciens, juges y ont droit aussi.

En attente d’un visa français depuis des mois à Islamabad, les journalistes afghans se réunissent souvent ensemble pour travailler ou faire avancer collectivement leurs dossiers.

Mais les journalistes connaissent le lourd tribut qu’ils ont payé dans l’exercice de leur profession : chacun a eu un ou plusieurs collègues tués par balles ou dans l’explosion de leur voiture, et un grand nombre connaît des troubles de stress post-traumatique… Retourner en Afghanistan n’est donc pas une option, mais rester au Pakistan non plus. « Se retrouver en exil dans un pays dans lequel le régime qu’on est en train de fuir a des correspondants, c’est-à-dire des gens qui peuvent exporter la répression, c’est extrêmement périlleux, et c’est le cas pour le Pakistan s’agissant des journalistes afghans, car on sait les liens étroits entre les talibans et ce pays », alerte Christophe Deloire, de RSF.


Un prochain visa pour l’enfer

Mais si les portes d’un autre exil restaient fermées aux journalistes, l’option « rester au Pakistan » leur sera aussi bientôt interdite. Le ministère pakistanais de l’Intérieur a en effet annoncé le 29 juillet dernier un durcissement de sa politique à l’égard des étrangers, indiquant qu’après le 31 décembre 2022, « des actions seront engagées contre les étrangers en séjour prolongé dépassant plus d’un an », et qu’une peine de trois ans pourra être prononcée pour les étrangers en séjour irrégulier. Ou l’expulsion.

« La durée de mon visa pakistanais est courte, s’alarme Samiullah Jahesh, et si l’ambassade de France ne me donne pas un visa rapidement, le Pakistan me renverra aux mains des talibans. Et vous savez ce que ceux-ci me feront », conclut le journaliste, qui se dit rongé par la tension morale.

D’une manière générale, tous les journalistes ayant dénoncé dans leurs reportages les actes terroristes des talibans sont exposés à des représailles. Et ce n’est pas le récent bilan de la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (Unama), qui va pouvoir les rassurer, qui a déclaré le 2 novembre avoir enregistré « plus de 200 violations de droits humains à l’encontre des journalistes depuis août 2021 ». Des chiffres qui incluent « arrestations arbitraires, mauvais traitements, menaces et intimidations ».

« Du fait de cette date butoir pakistanaise, l’attente du SNJ lors de la dernière réunion au ministère français des Affaires étrangères était la délivrance en urgence de visas par la France, raconte Nicola Edge. Mais nos interlocuteurs ne semblaient pas vouloir prendre de mesure particulière. »


Sortir de l’impasse

Le 20 novembre, une vingtaine de journalistes afghans a donc envoyé une lettre au ministre français de l’Intérieur, Gérard Darmanin, lui demandant « d’accélérer le processus de délivrance de visas ». L’un d’eux, Tariq Peyman, qui a fui la ville d’Hérat avec sa femme également journaliste, n’a cependant qu’un maigre espoir que le président français « conformément à ses engagements, sauvera la vie des journalistes afghans en danger. »

« C’est pourtant la responsabilité des démocraties que de défendre ceux qui représentent la démocratie », déclare Christophe Deloire. Mais il invite aussi le Pakistan à exercer ses propres responsabilités. « Quels que soient ses liens avec le régime des talibans, ce pays se déshonorerait à renvoyer des journalistes dans un pays qu’ils ont fui parce qu’ils étaient en danger. »

Du côté du groupe Afghanistan du SNJ, on sent que la tension monte chez les journalistes. « Certains nous écrivent tous les jours, ils n’en peuvent plus », témoigne Nicola Edge. Elle rappelle que notre pays a évacué environ 4000 Afghans depuis la chute de Kaboul, tandis que l’Allemagne en accueillait 15000 et que ce même pays vient de lancer un programme qui prévoit 1000 évacuations par mois pendant trois ans. « On aurait aimé que la France engage un programme de ce genre », regrette pour sa part Patrick Kamenka, du SNJ-CGT.

« Si on n’aide pas les journalistes afghans, une génération complète disparaît avec les compétences qu’elle a développées depuis vingt ans », relève Elyaas Ehsas, un reporter afghan en exil en France. « L’avenir du journalisme en Afghanistan, ironise-t-il, est-ce un groupe de talibans paradant sur un plateau télé ? » Il ajoute: « Toutes ces puissances qui ont occupé l’Afghanistan pour, selon leurs dires, y instaurer la démocratie, pour aider la société civile à s’organiser, vont-elles abandonner à leur sort ceux qui ont fait vivre ces valeurs pendant vingt ans, ceux qui portent la voix d’un peuple entier, privé pour l’heure de presse libre ? » Marzia Khodabakhsh, Samiullah Jahesh et leurs collègues attendent désespérément à Islamabad une réponse à ces questions.

Frédérique Le Brun, avec Elyaas Ehsas.

En Russie, parler de la vie quotidienne pour obtenir plus de justice

Yurii est un jeune journaliste de 26 ans, qui a grandi en Sibérie et s’est consacré au journalisme d’investigation en Russie depuis quelques années. Il a commencé dans un journal de la ville Yekaterinburg (Sibérie occidentale) en 2016, s’intéressant en premier lieu aux affaires de prisonniers politiques de Russie, issus de différents domaines : journalistes, critiques du pouvoir ou simples citoyens, Yurii avait à cœur à médiatiser leurs situations.

Malgré son jeune âge et l’absence de diplôme de journalisme, il a très rapidement appris les ficelles du métier et s’est concentré sur ses enquêtes politiques. Yurii a toujours voulu parler et dévoiler les persécutions politiques que les Russes subissent. Selon lui, « il faut bien quelqu’un pour en parler » et ce, malgré une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Aujourd’hui hébergé à la Maison des journalistes, il se confie sur la censure russe et son parcours.

Enquêter pour la justice

Après Yekaterinburg, Moscou : le jeune homme est devenu journaliste pour le Grani.ru en fin 2016, un site d’informations généralistes en ligne depuis 2000. Fruit d’une collaboration franco-russe, le site auparavant basé à Moscou a été interdit sur le sol russe en 2012 mais continue de fonctionner et de produire des articles indépendants depuis l’étranger. 

Yurii écrivait alors quotidiennement pour Grani.ru sur des scandales ou affaires politiques russes, biélorusses et ukrainiennes. S’il n’est pas très bavard, il explique qu’il n’avait point peur des répercussions fédérales malgré le danger. « Je voulais parler de notre vie de tous les jours et si possible, la changer et obtenir plus de justice dans notre pays. » 

La censure ne lui faisait pas peur car il s’était armé contre elle. « Le système de censure en Russie est assez complexe, mais je le contournais facilement en ligne… » admet Yurii avec un petit sourire. « Mais en règle générale, les sites d’informations peuvent être rapidement bloqués par une simple décision d’un juge ou d’un procureur s’ils parlent des manifestations. Quant aux réseaux sociaux, ils sont totalement contrôlés par le gouvernement. »

Des exercices militaires russes pour préparer la guerre en Ukraine

Photo de Tetiana Shyshkina d’une manifestation contre la guerre en Ukraine.

Des techniques subsistent pour contrer le Kremlin. « Avec un bon VPN, vous pouvez plus aisément passer les mailles du filet. Il y avait toujours des personnes concernées par la guerre en Ukraine ou nos propres problèmes de société en Russie pour venir me parler. Je me souviens par exemple de la femme d’un prisonnier politique qui m’avait fourni un nombre conséquent d’informations sur les conditions de détention dans la prison de son mari, afin que cela soit rendu public. » Aujourd’hui hélas, Yurii n’a plus « aucun contact » avec ses collègues, pour des raisons qu’il ne tient pas à détailler.

La vie de Yurii bascule la même année, alors qu’il n’était âgé que de 20 ans. La guerre de Crimée avait débuté en 2014 et continuait de faire rage deux ans plus tard, un sujet particulièrement sensible pour le jeune journaliste. L’une de ses connaissances le contacte alors depuis la région de Pskov, lui écrivant qu’il avait observé des hommes de l’armée russe se soumettre à des exercices militaires. 

Situé aux frontières de la Lettonie, l’Estonie et la Biélorussie, Pskov est un oblast russe à l’extrême-est du pays. Son contact s’interroge sur la cause des exercices dans la région, pensant que les soldats se rendraient par la suite en Ukraine.

Yurii a alors flairé la bonne information et ne perd pas une seconde pour enquêter. Après la publication de son enquête, un membre du Kremlin l’a contacté pour le menacer. Il a ensuite divulgué les informations personnelles de Yurii sur Internet, l’accusant d’avoir colporté et diffusé des fausses informations sur l’armée russe. S’ensuivit une campagne de harcèlement contre sa personne, comprenant agressions physiques, menaces de mort et d’emprisonnement. Yurii était victime de doxxing, des cyberattaques ayant pour but d’exposer vos données les plus vulnérables, l’empêchant de se réfugier chez lui après la fuite de son adresse.

Un procès expéditif et des menaces de mort

Le jeune homme comprend alors que sa vie est en danger et décide de fuir la Russie la même année, pour se réfugier en Ukraine. Passer la frontière n’a pas présenté de difficultés majeures, ne faisant pas encore l’objet d’un mandat d’arrêt.

Le jeune journaliste précise à plusieurs reprises qu’il demeure un citoyen engagé qui a à cœur de dévoiler la vérité. Il a passé deux ans dans la capitale ukrainienne en poursuivant ses investigations et en demandant l’asile à Kiev. Mais en 2018, après avoir participé à une manifestation contre la guerre, une enquête a été ouverte par le Kremlin. 

Un procès s’est tenu par contumace dans la capitale russe, toujours pour divulgation de fausses informations. Sa demande d’asile a été rejetée par Kiev à la même période, sans qu’il n’obtienne la moindre justification. Il lui était désormais impossible de retourner en Russie après avoir été reconnu coupable à son procès, un mandat d’arrêt étant dorénavant actif à son encontre. 

La Géorgie ne lui a pas accordé l’asile non plus et Yurii s’est alors tourné vers la France. « La France est un pays démocratique où la liberté de la presse est très forte, je me suis dit que votre pays pourrait m’aider. Je ne savais plus vers qui me tourner », explique-t-il d’un ton impassible.

Yurii compte bien continuer son travail de journaliste en France, mais n’est pas fermé à l’idée d’apprendre un nouveau métier. La Maison des journalistes représente pour lui une halte salvatrice, le temps de reprendre pied et de se protéger de la répression russe. 

Maud Baheng Daizey