Maroc : rapprochement entre chrétiens et musulmans

[Par Jean-Jules LEMA LANDU]

Depuis quelques années, l’aspiration est dans l’air. Elle n’est pas nourrie de chimères, mais elle est plutôt justifiée par des actes concrets. Même si ce rapprochement dont on parle ne pourrait être circonscrit que dans la compréhension stricte du mot « tolérance ». La surprise est que cette réalité est en train de prendre son élan sur les terres mêmes de l’islam. En l’occurrence, au Maroc.

Coucher de soleil et deux religions (Beyrouth, Liban) ©Gustavo THOMAS

C’est, sans conteste, un thème de satisfaction, en général, pour les fidèles des deux bords ! Qui, dans le meilleur des cas, se sont toujours regardés en chiens de faïence, au pire, entretués sans concessions. A cet égard, les cas de l’Egypte et du Nigeria sont emblématiques en Afrique. L’Egypte, où Daesh vient encore de frapper durement, dimanche 9 avril, les chrétiens coptes.

Depuis des siècles, le drame dure. Érasme dans « Du libre arbitre », Voltaire dans « L’Affaire Calas », Samuel Huntington, récemment, dans « Le choc des civilisations » – et d’autres – ont décrit le phénomène et appelé à la tolérance. Sans succès. Que faire ?

Le Maroc, sous l’égide du roi Mohammed VI, s’est proposé d’explorer d’autres voies, qui reposent sur du « concret », aux dépens des approches purement philosophiques. Dont le résultat ressemble au feu d’épines. Des cendres desquelles resurgit, avec virulence, la haine des religions. Aujourd’hui, les bouddhistes ne sont plus hors de question. En Afghanistan, ils sont dans le viseur des talibans.

De fait, l’atmosphère générale qui prévaut, un peu partout, n’est pas loin de la psychose, en lien avec la prédiction de Samuel Huntington : « Un choc ». Les récents événements de Londres, Moscou, Stockholm… le rappellent bien.

Dans cette perspective, l’initiative du souverain chérifien est louable. Elle vise un double objectif :

1)  affermissement, par les imams, de la connaissance doctrinale du Coran et autres textes relevant de la tradition, mais aussi opportunité pour leur faire saisir la notion de tolérance sur le socle de la sociabilité ;

2)  mise en œuvre du rapprochement, pratique, entre chrétiens et musulmans, à travers une structure permanente. S’organisent à cet endroit, surtout, des rencontres pour des échanges conviviaux.

En somme, une sorte de curetage, autant en surface qu’à l’intérieur de la plaie gangrenée !

Logo de l’Institut Al Mowafaqa, inauguré en 2014

Pour le premier cas, il s’agit de l’Institut Mohamed-VI, créé en 2013, qui héberge aujourd’hui quelque 800 étudiants, arabes et subsahariens confondus. Depuis, celui-ci est sur la brèche, car la première promotion, pour un cycle d’études de trois ans, a vu sortir ses tout premiers lauréats. La seconde démarche concerne l’Institut Al Mowafaqa, créé en 2014. Cette école, qui forme spécialement au dialogue interreligieux, dispense aussi de la théologie chrétienne. Elle reçoit en majorité des étudiants subsahariens.

Côté critiques, celles-ci sont venues du Sénat français, qui considère « cette formation inadaptée au contexte hexagonal ».

A notre humble avis, nous pensons que l’expérience marocaine a quelque chose de consistant plutôt que le recours aux solutions de circonstance, sinon éphémères.

Puissent se consolider les jalons posés, dans ce sens, à Kremlin-Bicêtre, commune du Val-de-Marne, où chrétiens, Juifs, bouddhistes et musulmans coexistent pacifiquement. Et où « une mosquée est en construction, juste à côté de la synagogue. Un symbole fort », selon Ouest-France, du 24 février 2017.

A gauche, la mosquée provisoire, au fond à droite, le mur de la synagogue du Kremlin-Bicêtre ©StreetPress

Réfugiés et Kodiko, vers un nouvel espoir dans le monde professionnel ?

[Par Marie-Angélique INGABIRE]

«Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin» a dit Voltaire. Et pour John Lennon, le chanteur anglais, «Le travail, c’est la vie, et sans lui il n’y a que peur et insécurité». Autrement, le chômage est source de pas mal de pauvres dans plusieurs pays du monde.
Plusieurs raisons peuvent pousser au chômage. En France comme dans plusieurs pays du monde, la crise mondiale de 2007 en a haussé le taux. Formation, expérience, qualités relationnelles… tels sont des points qui constituent des piliers pour la plupart des profils exigés par des recruteurs.
A part tous ces facteurs, qu’en est-il de la distribution des postes, dans ce monde où le flux migratoire devient de plus en plus considérable? Est-elle équitable entre candidats au même profil dont la différence se base sur le facteur “migration”?

Réfugiée rwandaise, Anne raconte son désarroi face au défi de trouver un travail en France: «Je suis arrivée en France en Janvier 2014, suite au problème d’insécurité à mon égard dans mon pays. Après 16 mois de d’attente comme demandeur d’asile, j’ai obtenu le statut de réfugiée, et donc l’autorisation de travailler. Durant la période d’attente, j’avais demandé et reçu l’attestation de comparabilité de mon diplôme, un BAC+3 en Sciences de l’Education. Espérant reprendre une vie active, je me suis lancée sur le marché du travail, mais à chaque fois que j’envoyais un CV, aucune réponse favorable ne m’était donnée; on me disait que je n’avais pas le profil exigé».
Ancienne journaliste, Anne tente de se trouver un travail y relatif, mais en vain. Malgré toute tentative de refaire son CV, ainsi que de multiples rendez-vous avec le conseiller du Pôle emploi, elle n’arrive pas à élucider le nœud du problème. C’est ainsi qu’elle élargie le champ de recherche, et en Septembre 2016 elle tomba sur une association qui venait de lancer son projet-pilote d’accompagner les réfugiés dans leur intégration professionnelle.

«L’idée de Kodiko est venue car nous avions remarqué que lorsque la personne réfugiée obtient son statut, elle peut effectivement travailler mais ne sait pas comment faire pour chercher du travail» explique Cécile Pierrat Schiever, co-fondatrice de Kodiko

«En effet il n’y a pas d’accompagnement efficace, d’action volontariste de l’Etat pour bien intégrer professionnellement ces personnes et cette recherche est très difficile car elles n’ont pas de réseau, ne parlent souvent pas très bien français ou ne connaissent pas les codes du marché du travail ou de l’entreprise. Ensuite nous voulions un accompagnement personnalisé car les personnes ont toutes des profils très hétérogènes et des besoins différents. Nous voulions impliquer les entreprises car nous voulions que la personne réfugiée accompagnée soit reconnue en tant que professionnel porteur de compétences et d’expériences. Et nous estimions aussi que les entreprises avaient un rôle à jouer dans cette action volontariste».

Kodiko est un mot grec qui signifie “Code” en grec, car l’ambition de l’association est de transférer les codes à la personne réfugiée et de lui permettre de se développer et de devenir autonome sur le marché du travail ; mais c’est aussi pour permettre à la personne salariée qui va l’accompagner de s’ouvrir et d’apprendre de “l’autre”. Au départ, des représentants de deux entreprises, Total et Club Med, ont répondu à l’appel, et tous motivés par la seule volonté d’aider ces hommes et femmes réfugiés à mieux comprendre le monde du travail en France et s’y fixer d’une façon productive.

Membre de la première promotion, Anne a expliqué : «Quand j’ai rejoint Kodiko, mon premier souci était de pouvoir définir mon projet professionnel, ensuite la construction du réseau. Lors de différents ateliers, je me suis rendue compte que j’ai des compétences que je n’arrivais pas à préciser dans mon CV, ceci parce que tout simplement le langage professionnel est différent de celui de mon pays d’origine. Avec mon binôme du Club Med, nous y avons travaillé et c’est ainsi que j’ai découvert différents métiers auxquels je peux postuler ainsi que des formations qui me conviennent».

Sur une durée de 6 mois, chaque réfugié travaille en binôme avec un salarié qui l’accompagne selon ses besoins dans le processus de l’intégration professionnelle. Se fixant des rendez-vous sur le lieu du travail du salarié, ils travaillent sur le projet professionnel, la lettre de motivation, le CV, le réseau professionnel, les techniques de l’entretien, bref, tout ce qui constituait une barrière à la personne réfugiée dans sa compréhension du code du travail.

«Concernant nos défis aujourd’hui: nous voulons offrir un programme efficace qui réponde bien aux attentes des personnes réfugiées car les besoins sont très hétérogènes compte tenu des profils et des cultures extrêmement différents. Nous espérons avoir un impact pour permettre aux bénéficiaires de devenir autonomes et retrouver une identité professionnelle qui leur permet de se reconstruire. C’est seulement de cette manière qu’ils pourront se sentir bien en France et “recommencer” une nouvelle vie», précise Cécile.

 

 

LA FILLE DU RHIN

Un poème de Nahid SIRAJ

Traduit de l’anglais au français par Denis PERRIN,

(téléchargez la version originale)

Notebooks @Nahid SIRAJ

 

…Et alors ce jour-là à la Bastille

Surgit le plus précieux des frissons

Provenant du plus profond du Rhin et de sa puissance

Avec “eine wundersame melodei”.

 

Bénis soient mes yeux,

Psyché pourrait être séduite

Comment pourriez -vous chérir ceci,

« Sans devenir cupide ? »

 

Et maintenant se tourner vers Dieu ? S’arroger la lyre  d’Orphée ?

La musique peut-elle parler à l’oreille  d’une sirène des temps nouveaux ?

“Ich weiß nicht’, mais ‘ich so traurig bin”.

Cortisol ? Ou Serotonin ? Que faut-il pour vaincre ?

 

Ma tête est envahie de paroles,

Mon coeur exilé,

Elle vient de ta terre, Heine !

Ce n’est pas seulement une œuvre  d’art !

 

Viola italiana

Un poème de Nahid SIRAJ

Traduit de l’anglais au français par Denis PERRIN

(téléchargez la version originale)

Sur le pont Alexandre III, entre Invalides et le Grand Palais (crédits photo : Lisa Viola ROSSI)

Elle arrive, heureuse et libre
Se moquant des soubresauts glaçants.

Un sursaut de vie quête des silhouettes défuntes
Avant de faire naître un sourire sur ses joues
Alors qu’elle ralentit à l’approche d’un feu.

Un parfum de Seine depuis les Invalides
La cerne comme si de rien n’était,
Il y a cette jubilation quand elle redémarre
De jeter d’insistants regards à la Seine.
Il semble que leur dialogue est le même chaque matin.

Que dire aussi de cet héritage enterré de Toscane ?
De l’angoisse née d’un trop pesant changement de monde ?
Ou peut-être de l’effacement de ce qui faisait sa vie, à elle ?
Qui sait, après tout ?

Regardez. Voici donc les écoliers !
Elle fait tinter la cloche.
Un petit rire l’accompagne
Oublieux du corps qui sue
Préservant de son sourire la part d’ombre d’un destin parisien.

Retrouvant ce rythme qu’elle interprète habituellement
Elle se rappelle « Nella Fantasia »
Mue par le besoin de songer encore
A la perversité de l’existence,
Et à ces conversations qui par une impérieuse nécessité
Nous convient à parler ensemble
D’elle et du reste.

 

 

RDC : Après les tempêtes, un tsunami annoncé

[Par Jean-Jules LEMA LANDU] 

Tempête et naufrage semblent donner la parfaite image du navire qui s’appelle Congo et qui, depuis 1960, date de son indépendance, vogue à travers les tempêtes. Si le navire ne s’est pas totalement disloqué, pendant ce temps, il a néanmoins subi de graves dommages. Un changement de cap s’impose, en vue d’éviter un tsunami annoncé.

Kiripi KATEMBO, Jupiter, 2012 ©Galerie MAGNIN-A

François Soudan, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire Jeune Afrique, a autrement exprimé cette image dans le bimensuel La Revue n° 70, mars-avril : « Ce qui me surprend toujours dans ce maelström, c’est que malgré les rébellions, les sécessions […], malgré les quatre cents langues parlées et la myriade de cultures, la République Démocratique du Congo a survécu ».

La résilience du peuple congolais est un « fait de l’histoire », inexplicable, comme ce fut le cas de Numance, une petite ville antique (Espagne) qui résista durant vingt ans, au IIe siècle avant notre ère, face à la puissante armée de conquête romaine. A terme, Numance finit par tomber, tout comme la résilience des Congolais a commencé par lâcher prise devant l’innommable.

République Démocratique du Congo @Encyclopédie Larousse

L’innommable, c’est ce néant dans un pays où l’ État n’existe plus, au point que les populations, dans la région d’Ituri (nord-est), ont commencé à se nourrir des « beignets faits d’argile et de racines de bambous », pour survivre. Et où, un « chef de l’Etat », Kabila, et sa cour s’agrippent au pouvoir, qui n’en est plus un, depuis décembre dernier, selon la Constitution. Pour défendre l’illégalité, ils usent à outrance de l’épée contre le peuple, au cas où celui-ci ose lever le petit doigt. L’ONU parle de massacres.

C’est là la cruelle genèse ! Ému, le pape François a poussé les évêques congolais à s’en mêler. Après l’échec essuyé, en octobre, par la facilitation initiée par l’Union africaine. C’est la première fois que l’Église Catholique s’immisce, à ce niveau, dans les affaires politiques du pays.

Le pape François a reçu ce lundi 26 septembre 2016 le président congolais, Joseph KABILA au Vatican. © REUTERS/Andrew MEDICHINI/POOL

Qu’en est-il donc et où en est-on ? Depuis décembre, les évêques, après avoir réussi à mettre autour de la table opposition et gouvernement, ont pu obtenir du président Kabila son renoncement à rempiler pour un troisième mandat « illégal ». Restait à former un gouvernement d’union nationale et à fixer le calendrier de la présidentielle pour décembre prochain. Si, globalement, un accord a été signé, le 31 décembre, par les partis engagés au dialogue, son application bute, surtout, sur le second point.

On en était là. Jusqu’au décès de Tshisekedi survenu à Bruxelles, le 1er février.

Étienne TSHISEKEDI en juin 2016, à Bruxelles ©AFP / Thierry ROGE

La disparition de cette figure emblématique de l’opposition, qui a surtout permis de fédérer cette plate-forme pour la cause, risque de tout remettre en question. D’autant que ce bloc a déjà commencé à se fissurer pour le poste de Premier ministre, qui devrait de droit revenir à ses membres, selon l’accord de décembre.

Si à chaque fois, le pouvoir lève un nouveau lièvre, d’une part, l’opposition reste divisée quant à la personne à désigner pour ce maroquin de prestige, d’autre part.

L’impasse est donc à la porte. A moins que les hommes de l’Eglise n’arrivent à conjurer le pire, en étouffant aussi bien les ambitions des opposants que la mauvaise foi du pouvoir. Sinon, le Congo, cette fois, fera face à un tsunami… annoncé. Et au naufrage inévitable. Car la résilience du peuple, mise à l’épreuve, depuis des décennies, se sera transformée, à l’occasion, en un choc tectonique. Conduisant à la guerre civile et à la « balkanisation ».

 

 

 

 

 

 

 

Ernest Becker : l’asservissement comme parade contre la mort

[Par Johanna GALIS] Le travail de l’anthropologue et sociologue américain Ernest Becker, auteur d’une dyade saluée par la critique : The Denial of Death (1973, prix Pulitzer 1974) et Escape from Evil (1975), n’est pas connu en France ; pour preuve aucun de ses ouvrages n’a été traduit. Ernest Becker cherche dans ces deux livres à révéler de la manière la plus simple l’homme dans sa véritable nature. Dénué de tous ses apparats, il apparaît comme une créature dont la logique mortifère est au cœur d’actions de plus en plus destructrices. 

Autoportrait avec la Mort au violon, Arnold Böcklin, 1872 ©fr.wikipedia.org

L’essai Escape from Evil permet de balayer sur un large spectre historique les dérives de l’être humain, depuis ses débuts primitifs jusqu’à aujourd’hui. Comment, lui pour qui la liberté est une valeur fondamentale, est-il devenu en réalité de plus en plus asservi – aux autres, mais aussi à sa propre nature ? Becker considère ce deuxième essai comme le compagnon de son volet précédent ; il transmet cependant à lui seul l’enseignement d’une pensée essentielle pour comprendre les dysfonctionnements de notre société contemporaine.

Un être qui cherche le contrôle

« Je veux montrer un homme dans toute la vérité de sa nature » écrivait le philosophe Jean-Jacques Rousseau en incipit de son livre autobiographique Les Confessions (1782). Dénuder l’homme pour l’exposer lui et ses vices au grand jour n’est pas sans rappeler l’entreprise de Becker. Cependant, tandis que Rousseau considérait l’homme bon par nature mais corrompu par la société, Becker déclare ici que l’un des moteurs premiers de l’homme est sa soumission à l’autre.

En reprenant les mots de Rousseau dans son Discours de l’Académie de Dijon (1750), l’anthropologue tord le cou à des décennies, voire plusieurs siècles, d’une interprétation erronée sur les origines de l’inégalité parmi les hommes. « La première personne qui, ayant planté une barrière sur un terrain, s’est mis en tête de dire que c’était le sien et a trouvé des gens assez simples et crédules pour le croire, était le véritable créateur de la société civile » L’idéologie marxiste reprendra un siècle plus tard cette citation, à des fins politiques, en soutenant l’idée que la création de l’Etat et la propriété privée sont à l’origine de la corruption de l’homme – les mots de Rousseau ayant été détournés de leur sens premier. Car il y a, selon Becker, une sorte de « maladie psychologique » de l’homme, soutenue par Rousseau lui-même – l’expression étant empruntée à quelqu’un dont il fait maintes fois référence tout au long de ce livre, l’anthropologue américain Norman O.Brown. Cette maladie entraîne la servitude d’un homme à un autre, car il semblerait « assez simple et crédule » pour croire à la prétendue supériorité de l’autre sur lui. Ce sont en effet les qualités personnelles de l’un qui attirent d’abord de la considération : comme sous le charme d’un enchantement, la société des hommes primitifs s’organisait déjà en fonction des capacités plus ou moins grandes de chacun – et la capacité de l’homme à émerveiller les autres en fonction de ses atouts a toujours fait l’effet d’un coup de magie, à l’image d’un « don de Dieu ».

Selon Becker, les tribus se sont dotées au fur et à mesure du temps de chefs qui ont été progressivement apparentés à des Dieux : quid d’une meilleure émulation ! La productivité et la combativité des membres de la tribu s’en est trouvée décuplée, comme sous l’emprise de cette mise-en-scène du pouvoir d’une figure aux atouts majeurs qui veillerait au bien des autres à partir de son rayonnement cosmique. L’asservissement à une figure d’autorité s’est subtilement mise en place au fur et à mesure des siècles, comme si le fonctionnement d’une société ne pouvait pas se faire sans un processus de mystification de l’autre qui aliénerait ses individus.

 La quête d’immortalité d’un organisme conscient de sa propre mort

Rappelons là un paradoxe, clef de voûte de la pensée de Becker : l’homme est un organisme, il recherche donc la survie. Il est cet organisme qui « lève sa tête au-dessus d’un champ de cadavres, sourit au soleil, et déclare que la vie est belle », comme l’écrit l’écrivain allemand Elias Canetti, cité par Becker.

Il se distingue des autres animaux par la conscience de sa propre mortalité, qu’il cherche à transcender par l’élaboration d’une fiction collective, appelée culture. Les coutumes développées dans son rapport à l’autre, ainsi que les élaborations techniques de l’homme visent à le rassurer en marquant de son sceau le plus « éternel » sur présence sur terre.

Tout l’aspect paradoxal de sa condition sur terre repose sur ce raisonnement ; lequel se mord inévitablement la queue : doté de la connaissance de sa propre fin, l’homme va chercher à l’outrepasser coûte que coûte par des inventions ”dysfonctionnantes” – quitte à se détruire lui et son environnement, dans l’optique obsessionnelle de laisser une marque.

Les moyens qu’il érige pour atteindre un certain équilibre et viser l’accomplissement d’une vie la plus confortable possible ont en effet leurs propres limites : plus l’homme va avancer dans l’Histoire, plus ses techniques de gestion de la nature en vue de la création d’une culture d’assurance et d’expansion de soi vont devenir destructrices. En effet, l’émergence de mouvements politiques écologistes atteste de nos jours que la trace de l’homme laissée sur terre est allée au détriment de l’équilibre naturel de celle-ci. Pire que cela, il semble que l’état actuel de la planète est un reflet d’une destruction du bien-être de l’homme en général.

 L’Histoire comme l’expansion d’une maladie du vivre ensemble

L’homme est amoureux de ses propres chaînes : à force de vouloir se comparer aux Dieux en cherchant l’immortalité sur terre, il devient progressivement aliéné à sa propre logique délétère. Car l’investissement symbolique de son monde – Becker développant l’idée que la société est un jeu d’interprétation monumental, un jeu comme étant « le principe même de toute civilisation » – a ses propres limites.

En effet, l’homme va chercher, étant asservi à sa propre nature, à asservir les autres de même. Le moteur de cette soumission ? Une culpabilité existentielle qu’il refuse de voir : elle est cette « tâche informe », ce sentiment difficile à définir qui obstrue et s’étend, et qui vient directement se mettre entre lui et les autres. Nous avons dit que l’homme a besoin d’interpréter symboliquement le monde qui l’entoure pour pouvoir s’assurer de l’illusion d’une contrepartie immortelle de sa présence sur terre. Il refuse de voir, à travers la construction de ses valeurs absolues, tout l’aspect temporaire de sa présence – plus que ça, l’aspect irréalisable de sa quête de perfection. Il refuse de reconnaître « l’ombre », telle que le psychologue Carl Jung la définit, qui plane à côté de lui et qui fait partie intégrante de sa personne. Celle qui lui rappelle qu’il est un corps vivant avant tout, un organisme voué à mourir. L’ombre est cet « ancrage à la terre » : essayer de sauter par-dessus elle, l’ignorer, c’est refuser d’admettre sa propre mortalité – ainsi que les défauts de sa « machinerie interne ».

D’où la recherche constante d’un bouc-émissaire qui représenterait tout ce que l’on considérerait de négatif en soi, dans un monde que l’on souhaite contrôler à tout prix : plus la frustration d’un réel inadéquat, face à des attentes démesurées, est grande ; plus elle est reportée sur l’autre. L’Histoire nous a démontré que l’une des plus grandes maladies du « vivre ensemble », du vivre en société donc, était cette victimisation de soi. Plus l’homme a avancé dans la création d’un monde contrôlé, fait de valeurs absolues – visant, comme nous l’avons dit, à fuir le déclin, l’imperfection, par extension sa propre mort – plus il a dû reporter sa frustration, du fait que les choses ne tournaient pas aussi parfaitement qu’il le souhaitait, sur l’autre. Reprenons-là un exemple de l’un des génocides les plus grands que l’Histoire ait connu : pourquoi le nombre de Juifs exterminés lors de la Seconde Guerre Mondiale s’est-il accru si soudainement quand les Nazis ont senti qu’ils allaient perdre ? Il s’expliquerait par un besoin d’offrir des otages de dernière minute à la mort, les Nazis affirmant d’une manière têtue, aveugle et quasi-viscérale « Je ne mourrai pas, moi, tu vois ? ».

L’homme, selon Becker, ne connaît donc pas, et ce depuis ses tous débuts, ce que pourrait être sa véritable liberté. Sa peur viscérale de la mort l’entraîne vers une quête d’immortalité grâce à un système d’expansion de soi où il devient héros de son propre monde. Il vit dans une illusion néfaste pour les autres et pour lui-même. Becker prône, à la fin de son essai, l’avènement d’une nouvelle science de l’homme, où, en tenant compte de certains principes du fonctionnement de l’être humain, il s’agirait de trouver l’idéologie adéquate qui l’animerait pour qu’il ne soit plus dans une logique de contrôle destructrice envers lui-même et envers ce qui l’entoure.

Les prisonniers syriens d’Assad mettent tous leurs espoirs dans la justice européenne

[Par Shiyar KHALEAL]

Traduction de l’arabe par Liz ALSHAMI

« L’abattoir humain » est le titre d’un rapport publié par Amnesty International qui relate des actes de pendaisons collectives et d’extermination planifiée à grande échelle.

«En tant qu'ancien détenu, le terme d'abattoir est le seul approprié pour qualifier les crimes commis dans les prisons d'Assad.» Shiyar KHALEAL, groupe de travail pour les Détenus syriens

«En tant qu’ancien détenu, le terme d’abattoir est le seul approprié pour qualifier les crimes commis dans les prisons d’Assad.» Shiyar KHALEAL, groupe de travail pour les Détenus syriens

Saidnaya est un village en majorité chrétien dans la campagne de Damas où on trouve 21 monastères, 40 églises et une seule prison militaire. Dans cette prison, selon le rapport, sont pratiqués par le régime syrien des égorgements systématiques de civils au seul motif d’avoir pensé à s’opposer au régime ; depuis 2011, y ont été pratiquées des milliers d’exécutions sommaires sans autre forme de procès , sous forme de pendaisons collectives de nuit exécutées par d’autres prisonniers et dans le plus grand secret , parallèlement à des privations de nourriture, d’eau, de médicament et de soins médicaux, les cadavres étaient transportés dans des fosses communes dans la campagne de Damas avec la bénédiction du régime.

Une extermination collective égale à des crimes de guerre, selon les critères du Statut de Rome créant la Cour Pénale Internationale, se déroule au cœur de la capitale syrienne et sous le commandement d’hommes du régime de Bachar Al Assad, des meurtres de la pire espèce se pratiquent au vu et au su de tout le monde dans un silence assourdissant de la part des forces et instances internationales.

Dans cet abattoir humain, les exécutions sont ordonnées, selon le rapport d’Amnesty, par des responsables de haut niveau, avec l’approbation du grand mufti et sur injonction du ministre de la défense ou du chef d’état-major de l’armée, tous les deux mandatés pour agir à la place de Bachar Al Assad, le procureur général d’un tribunal d’exception signe aussi les ordres d’exécution ainsi qu’un représentant des organes sécuritaires; de même, une commission composée d’officiers, de fonctionnaires pénitentiaires et de représentants médicaux, dirige personnellement l’exécution des condamnations .

Selon des témoins, le rapport parle de 13 000 personnes exécutées sans jugement à Saidnaya, entre septembre 2011 et décembre 2015.

Les cordes des potences ne pouvant pas venir à bout des enfants à cause de leur petite taille, le bourreau est obligé de tirer leurs corps vers le bas pour les achever, ils partent dans l’au-delà où Jésus prononce leur éloge funèbre, oui, dans ce tombeau collectif il y a des milliers d’âmes qui continuent à souffrir et attendent un geste de ce monde incapable d’arrêter cette machine de mort.

Le rapport d’Amnesty est un des plus importants rapports, il atteste des meurtres de civils perpétrés par Al Assad, grâce à des témoins oculaires qui étaient sur place et ont échappé à la guillotine et à la mort promise. Face à ces preuves éloquentes, verrons-nous une réaction de l’opinion publique internationale dans le but de traduire la tête du régime syrien et ses sbires devant des tribunaux internationaux ou bien le monde se contentera de verser quelques larmes et de refermer le dossier, comme a été refermé le dossier «César» documenté par des milliers de photos de civils tués par la même machine de mort ? En tant qu’ancien prisonnier dans les geôles du régime, emprisonné pour avoir fait mon travail de journaliste opposant à Al Assad, j’ai vu des centaines de meurtres et je suis hanté par leurs âmes, ici dans cette belle ville qu’est Paris, et j’attends que toute l’Europe rende justice aux Syriens.

Les Syriens, dans toutes leurs composantes, demandent instamment au monde et aux organisations civiles des droits de l’homme d’agir vite pour mettre un terme aux crimes, ces crimes et emprisonnements de la part d’Al Assad sont la cause directe de la fuite des populations civiles qui se réfugient en Europe, les revendications des Syriens sont simples : comme tous les pays européens, ils demandent un État civil où sont respectés toutes les libertés et tous les droits et où règnent la justice et l’équité.

13000 personnes ont été pendues entre 2011 et 2015. La plupart d'entre elles étaient des civils. Et ces massacres de masse vont jusqu'à plus de 50 personnes pendues par semaine ©Working Group for Syrian Detainees

13000 personnes ont été pendues entre 2011 et 2015. La plupart d’entre elles étaient des civils. Et ces massacres de masse vont jusqu’à plus de 50 personnes pendues par semaine ©Working Group for Syrian Detainees

– Laisser entrer immédiatement des observateurs internationaux pour répertorier les cas de détention et de disparition forcées dans les prisons du régime syrien, prioritairement dans la prison militaire de Saidnaya (l’abattoir humain) et les autres prisons, branches des services de Sécurité comprises.

– Exiger la fin des condamnations à mort quotidiennes.

– Ouvrir une enquête internationale et traduire devant les tribunaux les responsables de ces massacres et de ces tortures dans les geôles syriennes.

– Exiger la libération immédiate de tous les détenus, en particulier les femmes et les enfants.

L’Europe, en tant que grande puissance, sera-t-elle capable de rendre justice aux Syriens ou bien le vent emportera-t-il toutes ces souffrances et la ville de Jésus, « Saidnaya », continuera-t-elle à être témoin des larmes et des gémissements ?