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A Cuba, l’art au service de la liberté

Entre 2018 et 2022, de nombreux artistes, journalistes et intellectuels cubains ont manifesté et protesté face au régime dictatorial cubain. Connu sous le nom de « Movimiento San Isidro » et formé dans le quartier éponyme de l’île, le collectif « artiviste » a attiré de nombreux citoyens et a fortement impacté sur la naissance du mouvement « 27N ». Retour sur un mouvement protestataire inédit.

Mouvement composé d’intellectuels, artistes et journalistes cubains à l’origine d’une grande manifestation en 2019 contre le pouvoir, Movimiento San Isidro perdure encore aujourd’hui. Ses membres se sont renommés « artivistes », ayant manifesté leurs colères à travers des graffitis, des peintures, sculptures, chants et poèmes. Bien que la plupart de ses membres aient été emprisonnés, forcés à l’exil et les locaux saisis, le cœur San Isidro n’a jamais cessé de battre. Depuis un an, le collectif 27N — en référence au 27 novembre 2020, jour d’une manifestation historique devant le ministère de la Culture —  s’est rallié à San Isidro. Bien que 27N tire ses origines du premier mouvement, les deux groupes demeurent distincts.

La plume et le plomb

Pour comprendre l’enjeu des deux collectifs, il faut revenir aux origines de ces derniers ; l’application, dès 2018, de deux décrets liberticides. Le décret 349, voté par le gouvernement cubain, pénalise la liberté artistique, culturelle, d’expression et de presse cubaines et régule la « politique culturelle » de l’île. Désormais, chaque œuvre artistique devra être approuvée par le régime. Les chanteurs n’avaient même plus la possibilité de savoir si chanter leur répertoire pouvait les conduire à la prison. Une aberration pour les intellectuels, éditeurs et journalistes du pays, notamment le plasticien Luis Manuel Otero Alcantara, fondateur du Movimiento San Isidro

Entre 300 et 500 personnes s’étaient alors réunies devant le ministère de la Culture le 27 novembre 2022 pour réclamer plus de libertés sociales et culturelles. Si le nombre peut paraître faible à côté des manifestations que la France peut connaître, il n’en est pas moins très significatif dans un pays où le droit de manifester est exceptionnel et strictement encadré. Face à l’audace, le vice-ministre de la Culture leur propose un dialogue quelques jours plus tard au sein du ministère. 

Mais face aux nombreuses revendications des « artivistes » (abrogation du décret 349 et fin du siège par la police devant les locaux du mouvement), le gouvernement cubain finit par clore le débat début décembre 2022. 

Les membres du collectif n’ont pourtant jamais cessé de faire entendre leurs réclamations et exprimer leur mécontentement à coup de plume et pinceaux, évènement très rare sur l’île. Événement auquel le rappeur Michael Osorbo, membre de Movimiento San Isidro, a participé en donnant un concert dans son repaire, pourtant interdit et conduisant à son emprisonnement en mai 2021. Il avait refusé de quitter le pays malgré les menaces gouvernementales, ce qui avait représenté une épine dans le pied du pouvoir.

Luis Manuel Otero Alcántara. Une photo de Renate Winter.

Le fondateur Luis Alcántara a été arrêté à de multiples reprises par les autorités cubaines, et le site web a été hacké en août 2020. Des photos intimes de Luis « ont été diffusées sur la plateforme dans le but dénigrer son image » a expliqué 27N sur son site. 

Des allers-retours en prison incessants entre 2020 et 2022, avant qu’il ne soit finalement condamné à cinq ans d’emprisonnement ferme il y a tout juste un an, pour dégradation de biens. Depuis, le prisonnier politique purge sa peine à la prison de Guanajay. 

Rappeur et musicien, le Cubain El Funky s’était réfugié aux Etats-Unis lors de la répression du mouvement par le gouvernement cubain en 2020. Par messages audios, il nous a partagé son expérience, qu’il a vécu aux côtés d’un autre rappeur du mouvement San Isidro, Michael Osorbo.

Une fois présenté au leader Luís Manuel Otero Alcántara, El Funky a séduit par ses vers les dizaines d’autres militants. Il a également été membre du mouvement 27N après l’emprisonnement de plusieurs de ses camarades, un collectif né de la vague d’arrestations et de répression gouvernementale subie par les artivistes. 

« 27N était le cri de désespoir des jeunes »

« Le mouvement San Isidro était composé d’un ensemble d’artistes en tout genre », est-il parvenu à expliquer. Dessinateurs, musiciens, comédiens, écrivains, journalistes ou encore sculpteurs, tous se sont alliés aux côtés de Luis Alcántara pour la liberté d’expression. « J’ai d’ailleurs travaillé sur la partie musicale, la partie humaine avec mon ami Michael Osorbo et c’était tout. Nous avions des rappeurs, des défenseurs des droits de l’Homme, des conservateurs du mouvement Rastafari… Michael a été celui qui m’a présenté le leader du mouvement, Luis, et qui m’a formé à l’organisation du mouvement San Isidro. La plupart des participants étaient diplômés de l’Université, ce qui m’a étonné. »

« Mais ce qui m’a le plus impressionné, c’est la façon dont ils ont défendu leurs droits en tant qu’êtres humains. Ils ont fait face à la dictature seulement avec les arts, même s’il s’agissait d’une simple peinture d’un discours ou d’une sculpture », rappelle El Funky avec beaucoup de fierté dans la voix. Mouvement pacifique, San Isidro était allé jusqu’à publier des « manuels de lutte sans violence » à destination de la société civile. 

Plusieurs participants n’avaient pas hésité à entamer des grèves de la faim pour obtenir la libération de camarades arrêtés, ou pour défendre la liberté de la presse. Il aura toujours une grande affection pour 27N, la « petite sœur » de San Isidro. « 27N était simplement le cri de désespoir de nombreux jeunes ou de la plupart des jeunes, y compris des étudiants exigeant la libération d’un artiste plasticien, Luis Manuel Otero Alcantara », nous a confié El Funky. « Leur action entre également dans l’histoire. La plupart des jeunes hommes ayant protesté ont par ailleurs été exilés, chassés de leur travail, pour avoir réclamé le respect de leurs droits humains. »

Sur un ton posé mais néanmoins inflexible, le rappeur a affirmé que « le décret 349 est une loi créée pour entraver les projets créatifs des artistes, notamment les musiciens. Par exemple, les musiciens qui détiennent un studio indépendant sont dans l’illégalité, indépendamment du style de musique selon le décret. Nous ne pouvons pas non plus faire des études privées sans documentation officielle de l’Etat, nous ne pouvons pas nous exprimer sans l’aval du gouvernement », a-t-il fini par résumer. 

« En tant que membre du collectif San Isidro, j’ai su dès la première heure que mon action représentait un danger et que j’étais dans la ligne de mire de la sécurité de l’Etat cubain », assume El Funky sur un ton plus sombre que précédemment. « Pourquoi ? En raison de la profondeur et du poids des paroles de mes chansons, tout comme celles de Mike. »

L’exil plutôt que la mort

« Je ne pouvais pas circuler librement dans mon pays, et même exilé aujourd’hui je continue d’avoir très peur. Si je suis aujourd’hui dans un pays libre, je suis loin d’être rassuré : la sécurité de l’Etat agit comme une mafia qui couvre de nombreuses sphères avec des agents aux Etats-Unis aussi. Je pense par ailleurs être surveillé, cela fait partie des techniques du gouvernement même si je ne puis l’affirmer. Je crains toujours pour ma vie et cette peur ne me sera jamais enlevée. »

Mais El Funky n’a pas eu à connaître la solitude lors de son exil, ayant été « accueilli à bras ouverts » par les Cubains aux Etats-Unis. « C’est la meilleure récompense que je pouvais recevoir : le soutien des Cubains à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Nous sommes nombreux à réclamer du changement et la liberté à Cuba », s’est-il réjoui. « Même si beaucoup ne le veulent pas, je fais quand même partie des pages de l’histoire. »

Le véritable danger pour lui aujourd’hui serait de retourner à Cuba, où il risque sa vie. « Ils m’ont permis de m’exiler, pas de revenir. Quand j’ai pris mon aller simple à l’aéroport, les forces de sécurité m’avaient posé un ultimatum pour m’empêcher de revenir. Tant que le même pouvoir restera en place, je ne pourrais pas revoir mon pays. Là où je vis désormais, je ne suis qu’un banni de plus malheureusement. »

Maud Baheng Daizey