#FreeStanis : comment un hashtag devient le symbole d’une presse en quête de liberté

Cet article a été rédigé par le journaliste congolais Will Cleas Nlemvo, collaborateur de la Maison des journalistes.

Bientôt quatre mois depuis qu’en République démocratique du Congo, les artistes, les activistes et les journalistes protestent d’un même ton. #FreeStanis ou #LibérezStanis sont les hashtags qui regroupent chacun de leurs coups de gueule postés sur les réseaux sociaux. Ces mots-clés traduisent la résilience d’une presse ciblée par des combines visant à absorber l’écho de sa voix. Une presse qui voit le fondement de sa liberté péniblement construit se fissurer depuis qu’un régime politique s’est résolu à le détricoter.

La campagne #FreeStanis mobilise aussi bien de grandes figues que des humains lambda. On a par exemple vu le célèbre journaliste français Hervé Edwy Plenel, le chanteur ivoirien Tiken Jah Fakoly et plein d’autres personnalités publiques s’y engager. Contrairement à ce qu’on serait tenté de croire, derrière ce mouvement aux allures de la mobilisation pour une cause mondiale se cache plutôt une figure modeste. C’est celle de Stanis Bujakera, 33 ans, éminent journaliste congolais de sa génération dont l’arrestation arbitraire au mois de septembre dernier ne cesse de provoquer la clameur en République démocratique du Congo (RDC) et ailleurs.

Accusé à faux d’usage de faux

Stanis Bujakera est depuis détenu à Makala, l’une de pires prisons de la RDC connue pour l’insécurité, pour l’insalubrité et pour la surpopulation carcérale qui la caractérisent. Il est poursuivi sur fond d’un dossier aux contours nébuleux. La justice congolaise l’accuse d’avoir frauduleusement reproduit un document de services des renseignements dans le but de propager des rumeurs au sujet de l’assassinat d’un ancien ministre congolais. De graves accusations que la même justice peine à en prouver l’authenticité. D’autant que le résultat d’une contre-expertise a réussi à démontrer que les éléments mis à charge de l’accusé sont montés de toutes pièces avec une volonté manifeste d’enfermer ce journaliste sans prêter le flanc à la critique. Une conclusion qui ne surprend presque personne car rien que l’acheminement des évènements autour de cette affaire témoigne suffisamment de la détermination du président congolais Félix Tshisekedi à museler la presse indépendante qui échappe à son contrôle.

Histoire de « je t’aime… moi non plus »

Stanis Bujakera est une étoile montante de la presse libre en République démocratique du Congo. Son agilité à puiser la vraie information depuis la source l’expose à la convoitise de prestigieuses rédactions nationales et internationales. Sur Twitter, Stanis est suivi par plus de 500 000 abonnés. Parmi eux des diplomates et des chercheurs. Ce type de profil fait donc de Stanis Bujakera une denrée rare que n’importe quel dirigeant aux dérives dictatoriales aimerait avoir sous la paume de sa main.

En 2018, alors que Félix Tshisekedi s’apprêtait à briguer son tout premier mandat présidentiel, il avait sollicité l’accompagnement de Stanis Bujakera pour la couverture de sa campagne électorale. Une collaboration que Félix Tshisekedi voulait maintenir, un an après son accession au pouvoir, en proposant à Stanis Bujakera de rejoindre son staff des « communicants du président de la République ». Fidèle à son éthique, Stanis avait décliné cette offre dans le souci de préserver son indépendance en tant que journaliste sans avoir à se barbouiller la figure avec des couleurs politiques.

Ce bref épisode idyllique aurait suffi pour chagriner Félix Tshisekedi jusqu’à lui susciter la haine exactement comme ça se passe dans de vieilles histoires « d’amour perdu ». Il fallait donc agir rapidement et surtout méthodiquement pour faire taire Stanis Bujakera en guise de punition. Tout en oubliant que cet acte ne profiterait jamais à l’actuel gouvernement congolais tenu à s’acquitter de sa promesse de faire de la RDC un véritable État des droits où la liberté de chacun est respectée.

En tant que journaliste connu pour la neutralité et la fiabilité de son travail, Stanis Bujakera incarne cette liberté de la presse qui fleurit dans un paysage médiatique économiquement peu viable. Stanis Bujakera fait preuve d’honnêteté dans un environnement où il est difficile pour des professionnels des médias de résister aux pots-de-vin à cause de la pauvreté qui mine leur secteur. L’enfermer juste parce qu’il a refusé d’être la poupée ventriloque d’un régime politique, c’est priver ses milliers de lecteurs de leur droit à la bonne information.

C’est d’ailleurs ce qui justifie l’implication d’Amnesty International, de Reporters sans frontières et d’autres grandes organisations de défense de liberté d’expression dans le monde. Elles exigent du gouvernement congolais la libération sans condition de Stanis Bujakera jusque-là pris au piège par les tentacules d’un président qui se transforme progressivement en une monstrueuse pieuvre contre tous ceux qui n’ont pas le talent de satisfaire son égo.

Will Cleas Nlemvo

« Frémont » : Babak Jalali et les femmes, ses « sources d’inspiration »

En salle depuis le 6 décembre 2023, “Frémont” relate le parcours drôle et solitaire de Donya, Afghane réfugiée aux Etats-Unis depuis la prise de pouvoir des talibans. Filmé en noir et blanc par le réalisateur Babak Jalali, “Frémont” porte fièrement la parole des exilés, avec humour et nostalgie. Il a accepté de répondre aux questions de la Maison des journalistes, partenaire du film.

Agée de 20 ans, Donya est une réfugiée afghane qui travaille désormais dans une usine de cookies porte-bonheur à San Francisco. Traductrice pour l’armée américaine en Afghanistan, elle a été contrainte à quitter Kaboul suite à la prise du pouvoir par les talibans à l’été 2021. Dans le film, elle tente de lutter contre son insomnie et sa solitude dans sa nouvelle vie, avant de faire la rencontre d’un médecin qui l’accompagne dans son ouverture au monde. Sa vie bascule lorsqu’elle se voit confier la rédaction des messages de prédictions, teintés de philosophie, dans son entreprise. Durant 91 minutes, Babak Jalali invite le spectateur à suivre le voyage introspectif de Donya, en délivrant une réflexion attachante sur les relations humaines et l’exil. Le film a été récompensé par le Prix du jury au festival du film américain de Deauville, véritable consécration pour Babak Jalali.

L’œil de l’exilée

Un film réaliste, interprété par des acteurs (et surtout, par une actrice) dont la vie fait largement écho au scénario. Anaita Wali Zada, l’actrice principale, est une journaliste connue à Kaboul dans la vie réelle, au même titre que sa sœur. C’est par ailleurs du fait de son métier et d’être une femme qui travaille qu’Anaita est devenue une cible des talibans, la poussant à la fuite l’été 2021. Réfugiée aux Etats-Unis depuis, elle joue pour la première fois de sa vie dans “Frémont.” Proche sur de multiples points avec son personnage Donya, Anaita Wali Zada tenait à éveiller les consciences sur la situation afghane, et a trouvé en “Frémont” et Donya le parfait moyen de le faire. Grâce à son personnage, le spectateur découvre à travers l’œil de l’exilée une vie et une réflexion aux antipodes des siennes.

Pour le réalisateur Babak Jalali, il relevait de l’évidence de filmer son œuvre. Il a eu l’idée du scénario en 2017, avec Carolina Cavalli, réalisatrice italienne et scénariste du film. À l’origine, il devait être tourné en juin 2020, avant même que les talibans ne reprennent le pouvoir, mais l’épidémie de coronavirus a eu raison de leur planning. Rencontre.

Le réalisateur Babak Jalali.

L’Œil : pourquoi avoir décidé de réaliser un film sur une jeune Afghane qui a fui les talibans ? L’idée vous est-elle venue lors de leur reprise du pouvoir en 2021 ?

Babak Jalali : Le film n’est pas nécessairement l’histoire d’une jeune Afghane qui a fui les talibans. Il s’agit plutôt d’une jeune afghane qui recommence sa vie dans un nouvel endroit. J’ai toujours été gêné par la représentation des femmes afghanes dans les médias et le cinéma. Elles ont toujours été dépeintes comme un groupe opprimé sans pouvoir d’action. Elles sont toujours à la maison, ne travaillent jamais, n’ont jamais de rêves ou d’aspirations. Mais les femmes afghanes que j’ai rencontrées et connues au cours de ma vie ont toujours été farouchement indépendantes. Elles avaient des désirs et des souhaits. Elles ont eu des rêves. J’ai donc voulu montrer une jeune femme afghane qui, au fond, n’est pas très différente d’une jeune femme de n’importe quel autre pays en ce qui concerne ses désirs fondamentaux.

Qu’est-ce qui vous motive et inspire à parler des femmes et de l’oppression qu’elles peuvent subir ?

Ma motivation n’est jamais liée à l’oppression dont les femmes peuvent souffrir. C’est le courage et la force qu’elles possèdent qui m’inspirent. Oui, mes sources d’inspiration sont les femmes que j’ai connues. Je suis le petit-fils de femmes iraniennes, le fils d’une mère iranienne et le frère d’une femme iranienne. Et j’ai été témoin de la persévérance d’innombrables autres femmes qui se sont opposées à l’autorité et au statu quo et les ont remis en question. Je suis toujours admiratif du courage dont elles font preuve.

Avez-vous inclus des éléments de votre propre vie dans le film et pourquoi ?

Je dirais qu’indirectement, j’ai toujours inclus des éléments de ma propre vie dans les films que j’ai réalisés. Il s’agit rarement de scènes tirées directement de ma vie, mais elles sont le résultat de choses que j’ai vécues ou que j’ai entendues de première main de la part de ceux qui les ont vécues.

Que représente pour vous le prix du jury de Deauville ?

C’était merveilleux de recevoir le prix du jury de Deauville, surtout parce que cela signifiait que certaines personnes avaient été touchées par le film. Le festival attire un très grand nombre de spectateurs et c’était très émouvant de pouvoir le montrer devant eux. J’espère que ce prix contribuera à inciter davantage de spectateurs français à voir le film dans les salles de cinéma pendant sa sortie.

Le film “Frémont” de Babak Jalali est actuellement en salle dans toute la France. Avec Anaita Wali Zada, Jeremy Allen White, Hilda Schmelling.

Crédits photo : Babak Jalali.

Maud Baheng Daizey

Le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi libéré après plus de 9 mois de détention

Après exactement 284 jours d’emprisonnement à Kaboul, la justice talibane a ordonné ce mercredi 18 octobre la libération du journaliste Mortaza Behboudi. Un véritable soulagement pour ses proches.

Libéré et délivré. Âgé de 29 ans, le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi a appris ce mercredi 18 octobre sa libération, après plus de neuf mois de détention. Le collaborateur de France Télévisions, Arte, Radio France ou encore Médiapart et hébergé par la Maison des journalistes en 2015 a été acquitté par la justice afghane ce jour. L’ONG Reporters sans frontières (RSF), qui l’a accompagné tout au long de ces 284 jours derrière les barreaux s’est réjouie de sa libération.
« Lors d’une audience de la cour criminelle de Kaboul, ce jour, les juges ont prononcé son acquittement de toutes infractions, incluant , l’espionnage, le « soutien illégal à des étrangers » et l’aide au franchissement de frontières vers « l’étranger », réagit RSF.

Arrêté pour espionnage
Alors qu’il était arrivé à Kaboul (Afghanistan) le 5 janvier 2023 et qu’il effectuait des démarches pour obtenir une accréditation dans le but de réaliser un reportage, Mortaza Behboudi a été placé en détention deux jours plus tard. Il a été accusé d’espionnage par les Talibans. « Il a été arrêté pas en tant que journaliste, mais parce qu’il a des relations directes avec des opposants à notre régime », a déclaré Zabihullah Mujahid, le porte parole des Talibans au pouvoir, dans un reportage de France Télévisions, diffusé au début du mois de juillet.

Son arrestation, rendue publique par RSF un mois plus tard, avait provoqué une forte mobilisation des médias français en faveur de sa libération. Mortaza Behboudi est notamment co-auteur de la série de reportages « À travers l’Afghanistan, sous les Talibans » publiée sur Médiapart et récompensée l’année
dernière par le prix Bayeux des correspondants de guerre
et le prix Varenne de la presse quotidienne française.

« Le journalisme n’est pas un crime »
L’épouse de Mortaza Behboudi, Aleksandra Mostovaja, a tout de suite réagi à sa remise en liberté, dans un communiqué publié par Reporters sans frontières : « Avec la libération de Mortaza, la lumière est revenue dans mon monde et la vie peut désormais recommencer. Je suis reconnaissante pour tout le soutien reçu, pour avoir pu voir comment la personnalité de Mortaza a brillé même dans les moments les plus sombres. Personne ne devrait subir de détention arbitraire ni la douleur de ne pas savoir ce qu’il est advenu d’un être cher. Je le répète : le journalisme n’est pas un crime ».

Chistophe Deloire, le secrétaire général de RSF, a précisé que Mortaza Behboudi devrait regagner la France d’ici la fin de semaine.

Au total dans le monde, 514 journalistes et 23 collaborateurs de médias restent en détention, d’après Reporters sans frontières.

Mortaza Behboudi, enfin libre

Article de Chad Akoum


Photo en avant © Le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi, le 16 octobre 2020, à Lorient (Morbihan). (QUEMENER YVES-MARIE / MAXPPP)

“Faire du lobbying pour mieux protéger les journalistes” : les ex’ du JDD présentent “Article 34”, leur nouvelle association

Ce lundi 9 octobre au Théâtre du Châtelet, les anciens journalistes du Journal du Dimanche se sont réunis en collectif et ont organisé la « Nuit de l’indépendance pour une presse libre » après l’arrivée de Geoffroy Lejeune à la tête de l’hebdomadaire.

Il y avait foule ce lundi 9 octobre à l’entrée du Théâtre du Châtelet, dans le 1ᵉʳ arrondissement de Paris à 20h30. Et pour cause : les anciens journalistes du JDD étaient à l’honneur. Après une grève de 40 jours pour défendre leur indépendance suite à l’arrivée de Geoffroy Lejeune, ancien de Valeurs Actuelles les « ex » du Journal du Dimanche se sont regroupés pour proposer la « Nuit de l’indépendance pour une presse libre ». Au programme de ces plus de deux heures de spectacle engagé : des prestations entre autre de Flavien Berger, Lison Daniel, Sara Forever, des apparitions d’humoristes tels que Nicole Ferroni, Guillaume Meurice ou encore François Morel, mais aussi des débats avec des politiques de tous bords, animés par Julia Cagé et le streameur Jean Massiet.

« Combattre la montée de l’extrême droite au quotidien et défendre la liberté et l’indépendance de la presse ». Les mots sont lâchés lors du discours d’introduction d’Olivier Py, directeur du Théâtre du Châtelet. Tel un mot d’ordre, les artistes ont enchaîné leurs prestations sur scène. Lecture de textes de George Orwell, chants, danses, anecdotes… Chaque performance livrait un message ferme sur la situation actuelle de la presse, comme cette lecture puissante de Nicolas Mathieu qui revenait notamment sur la garde à vue de 39 heures d’Ariane Lavrilleux, journaliste à Disclose.

Les journalistes du JDD acclamés

L’un des moments forts de cet événement était indéniablement l’apparition des journalistes du Journal du Dimanche, acclamés par le public. Après être revenus sur la désormais longue grève de la rédaction, les anciens journalistes ont profité de cette « Nuit de l’indépendance » pour dévoiler une nouvelle association, créée collectivement : « Article 34 ». Ce nom fait explicitement référence à l’article éponyme de la Constitution qui définit la loi et délimite son domaine. Dans sa mise à jour de 2008, ce texte garantit « la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ». Présente sur scène avec les quelques 90 ex’ du JDD, Juliette Demey, co-présidente de ce grand collectif a expliqué que cette association en cours de développement servira entre autres au « lobbying auprès de l’ensemble des politiques pour mieux protéger les journalistes ».

Sur scène, les anciens journalistes du JDD ont dévoilé les contours de leur nouvelle association, « Article 34 »
Sur scène, les anciens journalistes du JDD ont dévoilé les contours de leur nouvelle association, « Article 34 »

Plus original, le collectif a indiqué avoir créé un site, article34.org, sur lequel sera publié le lundi 16 octobre le Journal du lundi, réalisé à l’occasion de cette Nuit de l’indépendance. « Une manière pour nous de garder une trace de cet événement exceptionnel, de le partager avec ceux qui n’ont pas pu y assister et de prolonger les débats au-delà de cette Nuit particulière », précise le groupe sur le site web de l’association.

Des politiques chahutés

Pour montrer qu’il existe d’autres solutions au sein de différents médias, le streameur Jean Massiet a accueilli sur scène quatre journalistes qui appartiennent à des bureaux de SDJ (société de journalistes) qui ont un droit de vote sur le directeur de leur rédaction : Libération, le Monde, les Echos et Médiapart. Chacun d’entre eux a pu décrire son mode de fonctionnement. Aux Echos par exemple, la rédaction a rejeté le 28 septembre dernier le nom de François Vidal soumis par LVMH, leur actionnaire, afin de prendre la tête du quotidien spécialisé en économie.

Les échanges se sont un peu plus tendus lorsque trois politiques, Sophie Taille-Polian, du mouvement Génération.s, Violette Spillebout, de Renaissance et Jérémie Patrier-Leitus, de Horizons ont présenté une proposition de loi transpartisane. Ce texte propose de créer un droit d’agrément qui permet aux journalistes de voter pour la nomination d’un directeur de la rédaction.

« On a conscience que le texte arrive après la longue bataille menée par le JDD. Eux- mêmes nous l’ont dit. Mais on veut agir pour éviter que cette situation puisse se reproduire dans d’autres médias », explique Violette Spillebout. Des sifflets et des exclamations viennent perturber les échanges : « C’est honteux d’inviter Renaissance ! », s’exclame un spectateur. « À bas le 49.3 ! », lance un autre.

Sur scène, les anciens journalistes du JDD ont dévoilé les contours de leur nouvelle association, « Article 34 »

Cette « Nuit de l’indépendance pour une presse libre » s’est conclue par un morceau de batterie interprété par Léonie Pernet, dont le refrain « Y’en a marre ! » peut être perçu comme un message subliminal de lassitude de l’état actuel de la presse, à l’heure où s’ouvrent les États généraux de l’information.

Par Chad Akoum / ©Chad Akoum

PORTRAIT. Naama Al Alwani, une journaliste syrienne au mental d’acier

Du haut de ses  31 ans, Naama Al Alwani, journaliste syrienne, garde le sourire, malgré un parcours semé d’embûches. Ancienne résidente de la Maison des journalistes, elle accepte de revenir sans filtre sur son parcours. Portrait d’une journaliste dotée d’une confiance en soi inébranlable.

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Un rire facile et un débit de phrase posé. Voilà ce qui caractérise Naama Al Alwani lorsqu’elle accepte de remonter le temps et de retracer son parcours.  Née en 1991, elle a rapidement trouvé sa vocation grâce à son esprit très curieux et sa passion d’être sur le terrain. Dès son plus jeune âge, elle sait tout de suite ce qu’elle veut : être journaliste. Elle lance sa carrière à l’âge de 20 ans. Nous sommes en plein printemps arabe, au cœur de l’année 2011. Naama Al Awani se définit alors comme « journaliste activiste ».

Très concrètement, elle partage sur ses réseaux sociaux toutes les actualités sur les mouvements de la révolution dans sa ville de Homs, en Syrie, située à 100 kilomètres de Damas, la capitale. En particulier les frappes israéliennes qui ont détruit sa ville. Le tout en variant les supports afin de donner encore plus de poids à ces informations : photographies, vidéos, témoignages de locaux sur place… En 2012, le conflit prend une tournure encore plus grave pour Naama : “Ma maison à Homs a été bombardée par le régime de Bachar El-Assad. J’ai vraiment eu peur pour ma vie, mais aussi pour celle de mes proches. C’était la goutte de trop, je devais partir”, raconte-t-elle, d’une voix tremblante. 

Le cœur lourd, elle décide de prendre la direction de Daraya, dans la province de Damas. “Sur place, j’ai notamment pu travailler pour l’organisation Life Institute : the Lebanese Institute For Democraty and Human Rights, une instance qui milite pour les droits humains. Je réalisais des rapports et des comptes-rendus sur la situation des droits de l’Homme en Syrie, tout en continuant bien-sûr à dénoncer l’injustice et les crimes commis par ce dictateur, je conserve toujours ma liberté de penser, malgré les multiples pressions, telles que l’intimidation ou les menaces de mort”, se remémore Naama. 

Le régime syrien, qui a toujours gardé un œil sévère sur les activités de Naama, n’apprécie guère son militantisme. À tel point qu’il décide de passer à la manière forte. En octobre 2013, Naama a été arrêtée par le régime, qui voulait depuis un moment museler la journaliste. Pendant cette période, il était en effet interdit de diffuser et de partager toute diffusion d’information en rapport avec le régime syrien et la révolution.

“Je me souviens qu’ils ont arrêté plusieurs autres journalistes qui étaient contre le pouvoir, retrace Naama. Rendez-vous compte, à cause de nos convictions, de nos idées, ils nous ont bâillonné en nous envoyant en prison. Moi, j’y suis restée pendant huit mois. J’ai toujours gardé la force mentale, grâce à la spiritualité, avec ma religion. Cela m’a rendue encore plus forte pour surmonter cette épreuve très dure”, complète-t-elle. Musulmane très pratiquante, Naama Al Alwani a recours à sa foi pour ne pas sombrer. Durant sa détention, elle en profite notamment pour réaliser un rapport sur les conditions des femmes en prison. “Je pensais en permanence à mon entourage, à mes proches. Cela m’a aidé à tenir”, souffle-t-elle.

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Naama Al Alwani apprécie particulièrement la télévision et le montage vidéo.

Les chiffres clés de la guerre en Syrie depuis 2011
Selon un rapport publié par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme publié en juin 2022, 306 887 civils ont été tués entre le 1ᵉʳ mars 2011 et le 31 mars 2022 en Syrie depuis le début du conflit. En d’autres termes, cette estimation indique qu’au cours de ces dix dernières années, ce sont en moyenne 83 civils par jour qui ont subi une mort violente. “Cela n’inclut pas les très nombreux autres civils qui sont morts en raison de la perte d’accès aux soins de santé, à la nourriture, à l’eau potable et à d’autres droits de l’homme essentiels, qui restent à évaluer” déclare dans ce rapport Michelle Bachelet, Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme. Ce nombre de victimes civiles recensées au cours de ces dix dernières années “représentent un taux stupéfiant de 1,5 % de la population totale de la République arabe syrienne au début du conflit”, indique encore le rapport.

« J’ai fait 8 mois de détention à cause de mes convictions »

Naama Al Alwani, journaliste syrienne

Dès sa sortie de prison, Naama n’oublie pas ses engagements : lutter encore et toujours contre le régime en place, à son échelle. “Personne ne me fera taire”, tonne-t-elle. Ainsi, pendant plusieurs années, elle continue de dénoncer les actes sanglants du régime en enregistrant des vidéos sur son téléphone, en réalisant des reportages vidéos et des articles, qu’elle garde pour elle. Mais le petit écran la titille toujours. Spécialisée dans la télévision, Naama Al Awani réalise des reportages pour le petit écran.

Elle collabore notamment avec Halab Today TV, une chaîne de télévision syrienne depuis septembre 2020. En plus de ses talents de présentatrice, la Syrienne a un profil très polyvalent : polyglotte – elle maîtrise l’arabe, l’anglais et a de bonnes bases en français, elle aide les chercheurs et journalistes étrangers qui la contactent pour faire de la traduction sur des sujets liés à l’actualité de la Syrie. Parmi les sujets traités, Naama a ses domaines de prédilection : “J’apprécie particulièrement tous les sujets de société qui concernent les réfugiés syriens et les femmes syriennes. Je me focalise principalement sur la révolution et sur ce qu’il se passe sur ce long conflit syrien qui dure depuis 2011”, explique-t-elle. Sa mère, qui vit actuellement au Liban, lui apporte une autre culture : “Je me sens syrio-libanaise”, sourit-elle.

Un départ pour développer sa polyvalence

Après ces longs mois, Naama décide de quitter sa Syrie natale pour rejoindre le Liban voisin, toujours dans l’optique d’y exercer son métier de journaliste. “J’ai pu travailler avec plusieurs médias sur place en tant que freelance, comme Al Jazeera magazine, Al Aan TV. Je voulais toucher à tous les médias pour développer ma polyvalence”, précise Naama. En plus de ses activités journalistiques, la jeune femme n’oublie pas la cause qui lui tient à cœur, en accompagnant les réfugiés installés dans des camps au Liban. La journaliste leur fournit notamment les premiers soins et contribue à distribuer des denrées alimentaires aux personnes les plus démunies.

Réfugiés syriens au Liban : un parcours du combattant pour survivre 
Au Liban, on estime le nombre de réfugiés syriens entre 1,5 et 2 millions, faute de données officielles, dont 805 000 sont enregistrés auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Cela fait du Liban l’État qui héberge le plus grand nombre de rescapés de la guerre civile syrienne par habitant. Ces réfugiés représentent environ 25 % du total de la population libanaise. Avant le conflit syrien qui a débuté en 2011, le pays du Cèdre accueillait entre 250 000 et 500 000 Syriens. 

Ils étaient alors pour une partie d’entre eux employés dans le BTP et l’agriculture particulièrement. Alors que le Liban continue de s’engouffrer dans une crise sociale et économique majeure depuis 2019, le pays est depuis plus de neuf mois sans président et avec un gouvernement démissionnaire. 82 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté et la livre libanaise a perdu plus de la moitié de sa valeur. Les conditions de vie des réfugiés syriens sont déplorables : selon le HCR, 90 % d’entre eux croupissent dans une situation de pauvreté extrême : ceux d’entre eux qui travaillent dans des champs et assurent les récoltes, par exemple, gagnent l’équivalent en livres libanaises de cinq dollars la journée.

Naama vivra dans le pays du Cèdre pendant sept ans. En tant que journaliste-reporter, elle a notamment collaboré avec le média syrien « Halab Al-Youm », pour informer de l’actualité des Syriens qui résident au Liban et en Turquie. En quittant le Liban en 2020, après avoir subi de plein fouet de la xénophobie, mais aussi les multiples crises du pays, Naama rejoint le territoire turc, où elle y résidera pendant sept mois. La journaliste continue de travailler pour « Halab Al-Youm » et le média « Watan », tout en entreprenant les démarches afin d’obtenir le visa, pour vivre en France. 

Après de multiples contacts avec l’ambassade française au Liban, elle obtient son précieux sésame en 2021, après deux ans et demi d’attente.  Elle rejoindra l’Hexagone la même année. Sa famille, quant à elle, continue de résider actuellement dans la ville de Tripoli, au Liban. “C’était très dur de les laisser, mais j’ai régulièrement de leurs nouvelles en visio. Pour le moment, je n’envisage pas de rentrer au Liban à cause de la situation locale très compliquée. Mais je garde toujours espoir pour un avenir meilleur”, lance Naama Al Alwani. 

Une adaptation contrastée en France 

Naama Al Alwani est arrivée en France le 15 juillet 2021. “J’ai choisi ce pays parce que je voulais uniquement la paix, je n’en pouvais plus de subir des pressions de la part du gouvernement syrien, je veux avoir la liberté de porter fièrement mes convictions. En France, il y a cette liberté d’expression”, clame-t-elle. La journaliste commence par découvrir la Normandie et en particulier la ville de Rouen, où elle habite avec une amie, pendant une dizaine de jours. 


“Après quelques recherches sur le web, j’ai découvert la Maison des journalistes et les combats de cette association qui milite notamment pour la liberté de la presse. J’ai rempli le formulaire d’admission et je m’y suis installée le 18 août 2021”, raconte Naama, soit tout juste un mois après son arrivée sur le territoire français. Elle réside au sein de la Maison des journalistes pendant une année. Le programme « Renvoyé spécial », qui consiste à raconter son histoire devant un jeune public de lycéens, lui tient particulièrement à cœur. “Je suis souvent positivement surprise par le public que je rencontre. Je trouve qu’ils ont des questions très pertinentes sur le fonctionnement de la liberté de la presse et moi j’apprends beaucoup sur leur manière de s’informer. Dans notre société, ce sont des sujets cruciaux”, développe Naama Al Alwani.

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J’ai beaucoup apprécié de vivre ces expériences et surtout de ressentir la curiosité de ces jeunes. Je sens qu’ils sont souvent captivés par ce que je raconte”, se remémore Naama Al Alwani. La journaliste retient également ce mixte de cultures qui lui a permis de tisser des liens avec d’autres journalistes de l’association. Naama Al Alwani a obtenu son statut de réfugiée en novembre 2021.

Entre octobre 2021 et octobre 2022, elle a suivi  des études dans la spécialité « Français langue étrangère » à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Elle a enchaîné avec une licence en cinéma, toujours dans le même établissement, entre juin 2022 et juillet 2023. Elle recherche actuellement un Master, sans savoir encore dans quelle spécialité. 

« Je dois choisir entre mon hijab ou ma carrière »

Naama Al Alwani, journaliste

La jeune femme, qui réside actuellement à Paris, souhaite trouver un travail dans le journalisme avec toujours une appétence pour l’univers de la télévision, mais se heurte à une difficulté majeure selon elle : le port du hijab. “On m’a déjà forcé à l’enlever, mais je ne veux pas. Le hijab fait partie de moi, de ma personnalité et de ma religion. Cela fait 18 ans que je le porte. Je suis donc confronté à un dilemme : je dois choisir entre mon hijab ou ma carrière”, déplore Naama.

Elle souhaite par ailleurs dénoncer un cliché: “Beaucoup font le rapprochement entre les extrémismes et le terrorisme, juste à cause d’un vêtement. Mais je ne suis pas terroriste, je ne cache rien !”, clame Naama. La journaliste souhaite réaliser une enquête journalistique sur les discriminations liées au port du hijab.

Elle rebondit par ailleurs sur une polémique qui a fait couler beaucoup d’encre au sein de tous les partis politiques en France : le port de l’abaya, qui est désormais interdit à l’école  par le ministre de l’Education, Gabriel Attal. “On voit finalement que les gens ne sont pas traités de manière équitable. En quoi l’abaya peut vraiment déranger une personne ?” 

La journaliste confie que des connaissances qui portent le hijab ont accepté de l’enlever, uniquement sur le temps professionnel. “Je suis juste un être humain, une personne normale. Ici une des premières choses que l’on me dit lorsqu’on me voit avec le hijab, c’est : ‘’Tu n’as pas trop chaud avec ça ? Mais oubliez-le et concentrez-vous sur ma personne!“, lance Naama dans un grand éclat de rire. “Mais dans d’autres pays, comme en Allemagne, la mentalité est différente. Je me rends compte qu’ici en France, je ne peux pas totalement exprimer ma spiritualité”, ajoute la Syrienne.

Pour autant, Naama Al Alwani ne se voit pas qu’ailleurs qu’en France, reconnaissant être  “fatiguée” d’être perpétuellement en mouvement.  “Mon corps est ici en France, mais ma tête est au Liban avec mes parents et mes proches”, explique-t-elle pour définir son état d’esprit.

En plein apprentissage de la langue française avec un niveau B2, Naama a encore plusieurs souhaits : stabiliser sa situation professionnelle, obtenir la nationalité française et revoir sa mère. Cela fait déjà deux ans qu’elles ne sont pas vues. “Sur le plan psychologique, je désire aussi avant tout que tout ce stress disparaisse une bonne fois pour toute”, conclut-elle avec un long soupir. Une différence qui peut se faire au mental, Naama en a désormais l’habitude. 

Par Chad Akoum 

A Cuba, l’art au service de la liberté

Entre 2018 et 2022, de nombreux artistes, journalistes et intellectuels cubains ont manifesté et protesté face au régime dictatorial cubain. Connu sous le nom de « Movimiento San Isidro » et formé dans le quartier éponyme de l’île, le collectif « artiviste » a attiré de nombreux citoyens et a fortement impacté sur la naissance du mouvement « 27N ». Retour sur un mouvement protestataire inédit.

Mouvement composé d’intellectuels, artistes et journalistes cubains à l’origine d’une grande manifestation en 2019 contre le pouvoir, Movimiento San Isidro perdure encore aujourd’hui. Ses membres se sont renommés « artivistes », ayant manifesté leurs colères à travers des graffitis, des peintures, sculptures, chants et poèmes. Bien que la plupart de ses membres aient été emprisonnés, forcés à l’exil et les locaux saisis, le cœur San Isidro n’a jamais cessé de battre. Depuis un an, le collectif 27N — en référence au 27 novembre 2020, jour d’une manifestation historique devant le ministère de la Culture —  s’est rallié à San Isidro. Bien que 27N tire ses origines du premier mouvement, les deux groupes demeurent distincts.

La plume et le plomb

Pour comprendre l’enjeu des deux collectifs, il faut revenir aux origines de ces derniers ; l’application, dès 2018, de deux décrets liberticides. Le décret 349, voté par le gouvernement cubain, pénalise la liberté artistique, culturelle, d’expression et de presse cubaines et régule la « politique culturelle » de l’île. Désormais, chaque œuvre artistique devra être approuvée par le régime. Les chanteurs n’avaient même plus la possibilité de savoir si chanter leur répertoire pouvait les conduire à la prison. Une aberration pour les intellectuels, éditeurs et journalistes du pays, notamment le plasticien Luis Manuel Otero Alcantara, fondateur du Movimiento San Isidro

Entre 300 et 500 personnes s’étaient alors réunies devant le ministère de la Culture le 27 novembre 2022 pour réclamer plus de libertés sociales et culturelles. Si le nombre peut paraître faible à côté des manifestations que la France peut connaître, il n’en est pas moins très significatif dans un pays où le droit de manifester est exceptionnel et strictement encadré. Face à l’audace, le vice-ministre de la Culture leur propose un dialogue quelques jours plus tard au sein du ministère. 

Mais face aux nombreuses revendications des « artivistes » (abrogation du décret 349 et fin du siège par la police devant les locaux du mouvement), le gouvernement cubain finit par clore le débat début décembre 2022. 

Les membres du collectif n’ont pourtant jamais cessé de faire entendre leurs réclamations et exprimer leur mécontentement à coup de plume et pinceaux, évènement très rare sur l’île. Événement auquel le rappeur Michael Osorbo, membre de Movimiento San Isidro, a participé en donnant un concert dans son repaire, pourtant interdit et conduisant à son emprisonnement en mai 2021. Il avait refusé de quitter le pays malgré les menaces gouvernementales, ce qui avait représenté une épine dans le pied du pouvoir.

Luis Manuel Otero Alcántara. Une photo de Renate Winter.

Le fondateur Luis Alcántara a été arrêté à de multiples reprises par les autorités cubaines, et le site web a été hacké en août 2020. Des photos intimes de Luis « ont été diffusées sur la plateforme dans le but dénigrer son image » a expliqué 27N sur son site. 

Des allers-retours en prison incessants entre 2020 et 2022, avant qu’il ne soit finalement condamné à cinq ans d’emprisonnement ferme il y a tout juste un an, pour dégradation de biens. Depuis, le prisonnier politique purge sa peine à la prison de Guanajay. 

Rappeur et musicien, le Cubain El Funky s’était réfugié aux Etats-Unis lors de la répression du mouvement par le gouvernement cubain en 2020. Par messages audios, il nous a partagé son expérience, qu’il a vécu aux côtés d’un autre rappeur du mouvement San Isidro, Michael Osorbo.

Une fois présenté au leader Luís Manuel Otero Alcántara, El Funky a séduit par ses vers les dizaines d’autres militants. Il a également été membre du mouvement 27N après l’emprisonnement de plusieurs de ses camarades, un collectif né de la vague d’arrestations et de répression gouvernementale subie par les artivistes. 

« 27N était le cri de désespoir des jeunes »

« Le mouvement San Isidro était composé d’un ensemble d’artistes en tout genre », est-il parvenu à expliquer. Dessinateurs, musiciens, comédiens, écrivains, journalistes ou encore sculpteurs, tous se sont alliés aux côtés de Luis Alcántara pour la liberté d’expression. « J’ai d’ailleurs travaillé sur la partie musicale, la partie humaine avec mon ami Michael Osorbo et c’était tout. Nous avions des rappeurs, des défenseurs des droits de l’Homme, des conservateurs du mouvement Rastafari… Michael a été celui qui m’a présenté le leader du mouvement, Luis, et qui m’a formé à l’organisation du mouvement San Isidro. La plupart des participants étaient diplômés de l’Université, ce qui m’a étonné. »

« Mais ce qui m’a le plus impressionné, c’est la façon dont ils ont défendu leurs droits en tant qu’êtres humains. Ils ont fait face à la dictature seulement avec les arts, même s’il s’agissait d’une simple peinture d’un discours ou d’une sculpture », rappelle El Funky avec beaucoup de fierté dans la voix. Mouvement pacifique, San Isidro était allé jusqu’à publier des « manuels de lutte sans violence » à destination de la société civile. 

Plusieurs participants n’avaient pas hésité à entamer des grèves de la faim pour obtenir la libération de camarades arrêtés, ou pour défendre la liberté de la presse. Il aura toujours une grande affection pour 27N, la « petite sœur » de San Isidro. « 27N était simplement le cri de désespoir de nombreux jeunes ou de la plupart des jeunes, y compris des étudiants exigeant la libération d’un artiste plasticien, Luis Manuel Otero Alcantara », nous a confié El Funky. « Leur action entre également dans l’histoire. La plupart des jeunes hommes ayant protesté ont par ailleurs été exilés, chassés de leur travail, pour avoir réclamé le respect de leurs droits humains. »

Sur un ton posé mais néanmoins inflexible, le rappeur a affirmé que « le décret 349 est une loi créée pour entraver les projets créatifs des artistes, notamment les musiciens. Par exemple, les musiciens qui détiennent un studio indépendant sont dans l’illégalité, indépendamment du style de musique selon le décret. Nous ne pouvons pas non plus faire des études privées sans documentation officielle de l’Etat, nous ne pouvons pas nous exprimer sans l’aval du gouvernement », a-t-il fini par résumer. 

« En tant que membre du collectif San Isidro, j’ai su dès la première heure que mon action représentait un danger et que j’étais dans la ligne de mire de la sécurité de l’Etat cubain », assume El Funky sur un ton plus sombre que précédemment. « Pourquoi ? En raison de la profondeur et du poids des paroles de mes chansons, tout comme celles de Mike. »

L’exil plutôt que la mort

« Je ne pouvais pas circuler librement dans mon pays, et même exilé aujourd’hui je continue d’avoir très peur. Si je suis aujourd’hui dans un pays libre, je suis loin d’être rassuré : la sécurité de l’Etat agit comme une mafia qui couvre de nombreuses sphères avec des agents aux Etats-Unis aussi. Je pense par ailleurs être surveillé, cela fait partie des techniques du gouvernement même si je ne puis l’affirmer. Je crains toujours pour ma vie et cette peur ne me sera jamais enlevée. »

Mais El Funky n’a pas eu à connaître la solitude lors de son exil, ayant été « accueilli à bras ouverts » par les Cubains aux Etats-Unis. « C’est la meilleure récompense que je pouvais recevoir : le soutien des Cubains à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Nous sommes nombreux à réclamer du changement et la liberté à Cuba », s’est-il réjoui. « Même si beaucoup ne le veulent pas, je fais quand même partie des pages de l’histoire. »

Le véritable danger pour lui aujourd’hui serait de retourner à Cuba, où il risque sa vie. « Ils m’ont permis de m’exiler, pas de revenir. Quand j’ai pris mon aller simple à l’aéroport, les forces de sécurité m’avaient posé un ultimatum pour m’empêcher de revenir. Tant que le même pouvoir restera en place, je ne pourrais pas revoir mon pays. Là où je vis désormais, je ne suis qu’un banni de plus malheureusement. »

Maud Baheng Daizey

Initiative Marianne 2023 : la Maison des journalistes aux côtés des défenseurs des droits

Ce lundi 13 février 2023, la MDJ a accueilli l’Initiative Marianne, à l’occasion d’une table ronde. Fondée par l’Elysée en 2021, l’Initiative Marianne a pour vocation d’aider et soutenir des défenseurs des droits du monde entier à construire leur projet. Les 12 lauréats 2023 ont ainsi pu rencontrer les journalistes de la MDJ, afin d’échanger expériences et perspectives.

Leur particularité ? Faire partie des lauréats 2023 de l’initiative. Bahreïn, Bangladesh, Cameroun, Russie, Ouganda, ou encore Venezuela, les quatre coins du monde sont représentés. Ils sont avocats, directeurs d’un institut des droits de l’Homme, fondateurs d’associations, d’agence de publicité ou encore d’ONG, interprètes pour les instituts de l’ONU, consultants en environnement, et sont de fervents défenseurs des droits.

La directrice de la MDJ Darline Cothière effectue la visite aux défenseurs des droits.

Les journalistes Niaz Abdullah (Irak), Noorwali Khpalwak (Afghanistan), Nadiia Ivanova (Ukraine), Manar Rachwani (Syrie), Laura Seco Pacheco, Wimar Verdecia Fuentes (Cuba), Alhussein Sano (Guinée Konakry) et Elyaas Ehsas (Afghanistan) étaient présents pour échanger autour d’une table ronde avec les lauréats. Au programme, les droits de l’Homme, de presse et d’expression dans les différents pays représentés.

De nombreux partenaires permettent à l’Initiative Marianne de pérenniser sa mission : le ministère des Affaires étrangères favorisant les candidats en France pour six mois, avec le groupe SOS, l’Agence Française de Développement et la Plateforme des droits de l’Homme. Une fois par mois, les lauréats visitent un organisme, association ou institut français pour la protection des droits de l’Homme afin de faire évoluer leur projet.
Les lauréats 2023 de l’Initiative Marianne discutent et débattent avec les journalistes de la MDJ.

La guerre en Ukraine a occupé une certaine place sur la table, évoquée par des défenseurs de droits russes : Tamilla Ivanova, seulement âgée de 23 ans, défendait le droit de manifester et de se rassembler à Moscou, et enquêtait sur les disparitions inexpliquées en Tchétchénie lorsqu’elle a dû quitter le pays au début de la guerre. Des amis activistes avaient été emprisonnés à l’aube du conflit pour s’être exprimés contre l’invasion russe, la poussant alors à s’exiler.

La question des indigènes a également été soulevée à travers les interventions de Virginia Roque Aguilar, activiste environnementale du Salvador et persécutée par le président actuel, ainsi que du Colombien Eliecer Aras, indigène de la Sierra menacé de mort. Originaire du nord de la Colombie, Eliecer Aras a été témoin des politiques d’extermination des peuples indigènes menées par les milices paramilitaires, et dont son frère a été la malheureuse victime.

Recevant toujours des menaces de mort depuis la Colombie, il s’était réfugié un temps en Espagne avant de participer à l’Initiative. Aujourd’hui, Eliecer Aras travaille pour l’Organisation des victimes d’Etat en plus d’être bénévole pour la Croix Rouge.

Le Pérou a également été évoqué avec la défenseure péruvienne Karin Anchelia Jesusi, une femme courageuse se donnant corps et âme pour le peuple et les indigènes de son pays. Elle a expliqué accompagner depuis une quinzaine d’années des femmes ayant subi une stérilisation forcée (politique mise en place par l’Etat), alors que le pays traverse une crise économique et politique considérable.

Karin Anchelia Jesusi a tenu à rappeler qu’environ 60 personnes autochtones sont mortes dans les dernières manifestations, sans qu’aucune enquête n’ait été ouverte, faute d’intérêt du gouvernement. Une violation des droits de l’Homme que la Péruvienne a dénoncé et mis en lumière.

Estelle Lobe, activiste camerounaise de l’environnement et protection des populations locales, aide de son côté à protéger les autochtones vivant dans les espaces forestiers (dévastés par les groupes industriels). Elle a enquêté et exposé depuis plusieurs années « la chaîne de corruption de la zone forestière du bassin du Congo », tout en étant cofondatrice d’une ONG.

Cette dernière s’est fixée pour objectif la protection des déplacés internes et des migrants environnementaux d’Afrique. Autour de la table, Estelle Lobe a rappelé la gravité de la situation des libertés au Cameroun, et du muselage extrême des journalistes dans le pays, évoquant l’affaire du journaliste Martinez Zogo, assassiné en janvier 2023. Le collègue d’Estelle Lobe, originaire du Gabon mais travaillant dans le bassin du Congo, s’était fait tirer dessus il y a quelques semaines et est toujours persécuté à l’heure actuelle. Il a pu s’enfuir du pays depuis, gardant secret sa localisation précise.

La Maison des journalistes et l’Initiative Marianne aux termes d’une rencontre enrichissante. Une photo d’Alhussein Sano.

Maud Baheng Daizey