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BÉLARUS. Trois photoreporters en exil témoignent (entretien)

 De gauche à droite : Kseniya Halubovitch, Violetta Savchits et Volga Shukaila devant la Maison des journalistes. Crédit : Hicham Mansouri

Elles s’appellent Violetta Savchits, Volha Shukaila et Kseniya Halubovitch. Trois photoreporters bélarusses en exil, venues à Paris pour le vernissage de l’exposition photo “Si près, si proche : Bélarus – un an de lutte” organisée à la Maison des journalistes (MDJ), et à laquelle elles participent. Entretien.

Vous êtes des photoreporters femmes en exil, et le thème de la femme est très représenté dans cette exposition. Les femmes au Bélarus sont-elles plus à risque ou bien sont-elles simplement plus courageuses ?

Violetta Savchits

Violetta Savchits : Les protestations féminines [de 2020, NDLR] ont eu un effet de surprise. Il y avait une sorte d’admiration de ces marches notamment dans les médias occidentaux leur donnant ainsi davantage de visibilité. Mais c’est aussi la conséquence d’un système patriarcal et sexiste ambiant. On a eu des scènes où des mecs sont battus par la police devant leurs copines qui, elles, ont été épargnées. Mais cela n’a pas duré longtemps. Dans les faits, la répression touche tout le monde, toutes les classes sociales, peu importe l’âge ou le sexe, même si la majorité des prisonniers politiques sont des hommes.

 

Qu’est ce qui dérange dans votre travail? L’aspect informationnel, émotionnel ou peut-être même militant?

Volha Shukaila

Volha Shukaila : Prenons l’exemple des deux filles sur cette photo. Elles ont réalisé des streams pour une chaîne de télévision bélarusse-polonaise, et ont été condamnées à des peines lourdes pour avoir “coordonné les manifestations”, en dirigeant les déplacements des manifestants. Je dirais donc que c’est surtout le côté information qui a dérangé, et ce pendant longtemps. Aujourd’hui, en révélant les violences policières que l’État tente de cacher, il y a un aspect émotionnel. Les photos parlent et constituent un facteur mobilisateur au travers des émotions véhiculées.

Kseniya Halubovitch

Kseniya Halubovitch : L’aspect émotionnel, en effet, est arrivé dans un second temps. Le côté émotionnel peut être interprété comme une forme de militantisme. Inquiétée un jour par le KGB, des officiers m’ont demandé si les sujets traités m’étaient imposés. J’ai répondu que non,  choisissant moi-même mes sujets et travaillant librement. Ils ont eu du mal à me croire. En tant que photojournaliste je ne fais que prendre des photos. J’ai déjà refusé de participer à une manifestation en 2020 pour conserver ma neutralité. Mais, à mon avis, c’est plus le combat pour l’information qui dérange, surtout que tout le monde peut aujourd’hui filmer ce qui se passe et envoyer aux médias ou en publiant soi-même. Un jour, la police m’a montré une vidéo amateur filmant une arrestation brutale, en me disant “des choses comme ça il ne faut pas filmer”.

Violetta Savchits

Violetta Savchits : La police combat le travail d’information sur les manifestations. La propagande minimise de cent fois le nombre des participants. Il est donc évident que les photoreporters soient

les premiers à être ciblés. Car ils montrent la réalité. La police a le feu vert pour arrêter toute personne qui filme, qu’elle soit journaliste ou pas.

Les peines contre les journalistes sont d’ordre sécuritaire et financier. Ces méthodes détournées de répression sont-elles plus efficaces?

Violetta Savchits

Violetta Savchits : les journalistes sont poursuivies et condamnées en vertu de l’article 23.34 du Code des infractions administratives (« violation relative à l’organisation ou au déroulement d’événements de grande ampleur »). Le code pénal est aussi instrumentalisé pour cibler les rédacteurs en chef notamment. Les peines sont d’ordre financier et sécuritaire. Concrètement, pour les médias extrémistes, cela commence par des amendes et va jusqu’à des peines de prison.

 

Que voulez-vous dire par “médias extrémistes” ?

Violetta Savchits

Violetta Savchits: Au Bélarus, tout média indépendant est considéré comme un média extrémiste (rires). Dans cette dictature ils te haïssent à tel point qu’ils te qualifient d’extrémiste avant de te coller un procès. Être journaliste extrémiste au Bélarus veut dire tout simplement que tu fais un bon travail. Chez nous, les mots “extrémiste” et “terroriste” commencent à perdre leur sens car la propagande les utilise sans cesse pour désigner les manifestants, les opposants et les journalistes critiques. Comme le dit l’Historien américain Timothy Snyder : « Les régimes autoritaires modernes, comme la Russie, utilisent des lois sur l’extrémisme pour punir ceux qui critiquent leurs politiques. De cette façon, la notion d’extrémisme en vient à signifier pratiquement tout sauf ce qui est, en fait, extrême : la tyrannie. »

Modern authoritarian regimes, such as Russia, use laws on extremism to punish those who criticize their policies. In this way the notion of extremism comes to mean virtually everything except what is, in fact, extreme: tyranny.” Timothy Snyder

Vivre en exil ne vous pousse-il pas, malgré vous, à devenir des opposantes et les porte-voix des opprimés au Bélarus?

Volha Shukaila

Volha Shukaila : C’est une question que je me pose chaque jour (rires). Je continue à m’identifier en tant que journaliste. J’ai toujours veillé à conserver ma neutralité. Par exemple, je ne scandais jamais les slogans quand je participais à une manifestation. Après mon exil forcé, je découvre que c’est de plus en plus compliqué. Je suis aussi un être vivant et je comprends mieux où se situent le mal et le bien. J’essaye de ne pas laisser les jugements personnels transparaître dans mes paroles et dans mes écrits sur les réseaux sociaux.

Kseniya Halubovitch

Kseniya Halubovitch : Avant les élections 2020, nous avons eu un show télé invitant des intervenants opposants à Loukachenko à débattre. Ce n’est plus possible aujourd’hui. La télévision en question a été fermée et l’équipe a été contrainte de fuir. Si un rédacteur en chef essaye de faire pareil il ne sait pas ce qu’il peut lui arriver. Il risque d’être arrêté. Il est donc difficile d’aller vers l’autre camp à cause du système totalitaire qui est en train de s’installer au Bélarus. Devant cette situation, je ne pense pas qu’on puisse prétendre à une neutralité. C’est comme dans le régime fascistes, les camps de concentration et les morts. On ne peut pas parler de ces sujets d’une telle atrocité en étant neutres mais en étant des êtres humains. Au Bélarus nous savons aujourd’hui que la torture est pratiquée. On ne peut pas mettre en relief la deuxième parole, qui est de la propagande, alors qu’on sait qu’il y a de la torture. La vérité te transforme et tu ne peux pas rester neutre.

Violetta Savchits

Violetta Savchits : Je garde toujours ma neutralité. J’essaye toujours de donner la parole à l’autre camp, y compris aux officiels. Je reconnais que c’est très injuste de quitter mon pays, mais j’essaie de ne pas infecter mon éthique journalistique. Bien sûr il impossible d’être neutre face à certaines situations comme la torture, mais, en même temps, si tu travailles avec les émotions tu ne peux pas donner la bonne information. Il y a toutefois un obstacle qui nous empêche de respecter cette éthique. On ne peut pas obtenir d’information officielle sans masquer notre identité. Est-ce qu’on ne peut pas franchir cette ligne pour s’adresser à eux sans s’exposer et prendre le risque? Autrement dit, qu’est ce qui est le plus important l’information ou l’éthique? C’est une question.

Kseniya Halubovitch

Kseniya Halubovitch : Un jour, la police m’a montré une vidéo de manifestants légèrement armés. La police voulait voir ma réaction, me provoquer. Je leur ai dit que vous êtes en train de me montrer une partie des évènements et que je ne peux pas répondre puisqu’on ne voit pas les scènes d’avant. Il est important de donner une information large et globale. Sans le contexte, la réception de l’information sera incorrecte et chacun l’utilisera à sa guise et afin de servir ses propres fins.

 

(*) Un grand merci à Alice Syrakvash, co-présidente de la Communauté des bélarusses à Paris, qui a assuré l’interprétariat de cet entretien.

 

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Reçue récemment par Angela Merkel, Joe Biden et Boris Johnson, Svetlana Tikhanovskaïa choisit d’interpeller Emmanuel Macron depuis la Maison des journalistes (MDJ) accueillant des journalistes réfugiés et demandeurs d’asile.

Devant une salle comble, la conférence de presse “Droit d’informer et droits fondamentaux au Bélarus” s’est tenue mercredi 15 septembre à la Maison des Journalistes (MDJ). L’événement s’inscrit dans le cadre de l’exposition « Si près, si proche : Bélarus, un an de lutte vue par les photojournalistes[1]» organisée par, la MDJ, la Communauté des Bélarusses à Paris, l’Institut Polonais de Paris et l’Ambassade de Lituanie en France.

Darline Cothière, directrice de la MDJ, ouvre cette rencontre en soulignant la symbolique de la date et du lieu. Coïncidant avec la journée internationale de la démocratie, cette rencontre est une opportunité pour “mettre en lumière la situation des droits humains au Bélarus et de rappeler l’importance de la démocratie pour l’équilibre de nos sociétés”. Darline Cothière relie ensuite les journalistes réfugiés accueillis à la MDJ aux exilés bélarusses. Accueillir ces femmes et hommes dans ce lieu emblématique, la Maison des journalistes, renvoie aux 210 250 personnes ayant abandonné le Bélarus en 2020 pour fuir la dictature.

Darline Cothière. © Ahmad Muaddamani

Faire entendre la voix des biélorusses en France et dans le monde

Les regards et les projecteurs se sont ensuite tournés vers l’opposante Svetlana Tikhanovskaïa, ancienne candidate à l’élection présidentielle d’août 2020 et épouse du célèbre youtubeur emprisonné Sergueï Tikhanovski. Cette professeure d’anglais est la bête noire du régime de Loukachenko, “le dernier dictateur d’Europe”.

Depuis son exil en Lituanie où est établi son QG, Svetlana Tikhanovskaïa tente d’organiser l’opposition en multipliant les déplacements et les “tournées diplomatiques”. Reçue récemment par Angela Merkel, Joe Biden et Boris Johnson, elle est arrivée mercredi dernier à Paris pour deux jours.

© Karzane Hameed

Depuis la Maison des journalistes, elle appelle la France et Emmanuel Macron à prendre des “mesures décisives pour résoudre la crise bélarusse”. Elle estime que “la voix forte” de la France au sein des instances internationales, -comme l’Organisation des Nations Unies, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) ou encore le Conseil de l’Europe et de l’Union Européenne-, est capable de faire de la question du Bélarus, “une des principales priorités de la politique mondiale”. Si Svetlana Tikhanovskaïa, alerte sur la répression exercée par le régime en place dans son pays, elle s’inquiète surtout de l’oubli de la cause des Bélarusses.

Arnaud Ngatcha, adjoint à la Mairie de Paris en charge des Relations internationales et de la Francophonie, et Jean-Luc Romero-Michel, adjoint à la Mairie de Paris en charge des droits humains, de l’intégration et de la lutte contre les discriminations, ont salué le travail de la Maison des journalistes tout en réaffirmant le soutien de la Mairie de Paris.

Arnaud Ngatcha et Jean-Luc Romero-Michel. © Ahmad Muaddamani

Romero-Michel considère que la question bélarusse est un sujet qui a été “malheureusement un peu oublié car une crise en fait partir une autre, aujourd’hui on a été très focalisé sur l’Afghanistan” tout en rappelant l’importance que les parisiens sachent ce qui se passe dans ce pays qui est “le seul sur notre continent qui légalise encore la peine de mort”. 

Michel Eltchaninoff. © Karzane Hameed.

Le journaliste et philosophe Michel Eltchaninoff va dans le même sens et qualifie la situation de “non-assistance d’un peuple en danger”. Il pense qu’il est important de s’interroger également sur “l’indifférence et l’impuissance” face à la situation terrible vécue par les Bélarusses. Mais “l’impuissance est souvent le produit de l’indifférence” conclut-il.

Christophe Deloire. © Ahmad Muaddamani

Secrétaire général de Reporters Sans Frontières, Christophe Deloire a salué le travail de Darline Cothière et d’Albéric De Gouville (président de la MDJ) via cette exposition. “La Maison des journalistes est aussi un lieu de mobilisation” affirme-t-il. Le Bélarus est le pays le plus dangereux en Europe pour les journalistes. Le pays occupe la 158ème position dans le classement mondial de Reporters Sans Frontières.

A tour de rôle, les intervenants ont dressé le bilan accablant du régime de Loukachenko vis-à-vis de sa population et des droits de la presse.

[1] Découvrez les œuvres de 7 photojournalistes bélarusses sur les murs de la Maison des Journalistes du 9 septembre au 21 octobre 2021 et à partir du 15 septembre sur les grilles du jardin Villemin Mairie du 10ème arrondissement de Paris.

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