« Vivants » : dans les coulisses du journalisme d’investigation

Mardi 30 janvier, l’Œil de la Maison des journalistes a pu assister en avant-première à la projection du l’œuvre cinématographique « Vivants », réalisée par Alix Delaporte. Fiction éclairant sur les difficiles conditions de travail des reporters, et présentée hors compétition à la 80e Mostra de Venise, « Vivants » sort en salle ce mercredi 14 février.

Entre paralysie budgétaire pour les reportages, ambiance familiale d’une petite équipe soudée, et frénésie de la passion du terrain, Alix Delaporte dépeint le quotidien de grands reporters d’aujourd’hui, désormais prisonniers de la course à l’information.

« L’international, tout le monde s’en fout »

En quelques lignes, le synopsis du film donne le ton : le grand reportage est abandonné par les médias français, qui selon eux « n’est plus assez rentable », car le public n’est plus au rendez-vous. « L’international, tout le monde s’en fout, les Français veulent rêver », rabâche-t-on aux oreilles de l’équipe. 

Pourtant, dans la réalité et selon le baromètre 2023 sur la confiance des Français dans les médias par « La Croix », 76 % des Français sondés disent suivre l’actualité « avec un grand intérêt ». Un des plus forts taux depuis 1987, et qui n’atteignait que les 62% en 2022. Et s’il y a une véritable « lassitude informationnelle », n’en demeure pas moins que les Français seraient enclins à de nouveaux reportages sur l’étranger. 

Toutefois habitués au grand reportage et à la guerre, l’équipe peine à se retrouver dans les sujets qu’on lui impose. Certains rêvent de retourner au front, d’autres de retrouver un sens à leur profession, mais tous ont envie de rester. Malversations financières, défilé de mode ou encore enquête sur la maltraitance animale, les journalistes ne se refusent rien et s’attaquent à tous les sujets, avec une voracité maîtrisée : le spectateur peut suivre leurs multiples aventures sans pour autant perdre le fil.

« T’as un gilet pare-balles chez toi ? »

« Le métier n’est pas menacé par les journalistes, mais par les financiers qui prennent le pouvoir dans les rédactions et pour qui les reporters de terrain deviennent un luxe inutile », avait confié la réalisatrice Alix Delaporte lors d’une interview le 19 janvier dernier. Un point de vue parfaitement visible tout au long de son œuvre, où l’équipe se confronte régulièrement aux décisions de la chaîne. Lorsque cette dernière leur propose enfin de couvrir un sujet international sur un conflit à Bangui, c’est sous l’égide de l’armée, au grand dam des reporters. L’armée limitera leurs déplacements et leur travail, mais la chaîne ne leur laisse pas le choix sans pour autant les accompagner dans leur préparation pour le front : celui qui possède un gilet pare-balles pourra partir, mais il n’est jamais question d’achat de matériel. 

Les journalistes se retrouvent alors à lister les personnes qui ont un équipement de protection personnel, quelques heures avant le départ. Finalement, Damien (interprété par Vincent Elbaz), grand reporter qui n’a pas la langue dans sa poche et seul à être équipé, reviendra de Bangui blessé après avoir été pris dans une fusillade.

Une situation qui se retrouve malheureusement dans la profession, où de nombreux journalistes tirent la sonnette d’alarme, à l’instar de l’ancien résident de la MDJ et reporter Mortaza Behboudi

Malgré les obstacles et les délais presque intenables, les reporters mènent leur barque et demeurent animés d’une véritable passion pour leur métier. Un vent d’optimisme guide les troupes et le film, qui n’hésite pas à casser les stéréotypes du métier. Il est par exemple dit que les grandes rédactions sont inaccessibles aux journalistes non diplômés d’une école reconnue, mais Gabrielle tente sa chance et intègre l’équipe par sa débrouillardise, sans avoir fait d’école. Une fraîcheur dans la réalisation nourrie par l’amour du reportage, que le spectateur peut clairement ressentir. 

Alix Delaporte, ancienne JRI aujourd’hui réalisatrice

Ayant fait ses armes comme camerawoman pour la boîte de production CAPA, Alix n’a pas tourné en terrain inconnu. Elle tenait à raconter cette histoire et s’est nourrie de celles d’autres journalistes qu’elle a interrogés, afin de gagner en crédibilité et réalisme. 

« Je ne peux pas prendre la parole sur des sujets d’actualité, ça n’est ni dans mes compétences, ni dans ma fonction. En revanche, je peux interroger le spectateur sur la nécessité de préserver la fonction du journaliste, à savoir la recherche de la vérité. Et pour l’obtenir, il faut aller sur le terrain et parfois se mettre en danger », avait-elle confié en interview.

Réalisatrice de quatre longs et courts-métrages, récompensée par un Lion d’Or en 2006 pour « Comment on freine dans une descente », Alix Delaporte signe donc son troisième film avec intensité. Avec Alice Isaaz, Roschdy Zem, Vincent Elbaz, Pascale Arbillot. Distribué par Pyramide Films. 

Maud Baheng Daizey

Mortaza Behboudi, reporter de guerre : “tous les médias doivent s’assurer que les pigistes sont en sécurité”

Emprisonné plus de 280 jours dans de multiples prisons de la capitale afghane, le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi est de retour en France. Innocenté sur les accusations d’espionnage qui le visaient, il a été libéré le 18 octobre 2023 après 10 mois de prison. Ancien journaliste de la MDJ, il  livre un retour d’expérience pour l’Œil à destination des jeunes reporters de guerre.

La nécessité d’une meilleure prise en charge des reporters 

Dans notre article précédent, nous avions évoqué les conditions de détention de Mortaza à Kaboul, ainsi que l’isolement des journalistes sur les zones de conflit. Ces derniers sont souvent livrés à eux-mêmes sur le terrain, sans assurance ou protection d’un média.

« En tant que journaliste indépendant, j’ai été sur plusieurs terrains difficiles : pays en guerre, camps de réfugiés » où il a côtoyé de nombreux confrères et consœurs pigistes. « Ils sont très précaires car ils n’ont pas d’assurance. Nous avons des commandes avec des médias, mais pas forcément de contrat », ce qui exclut une protection. 

« Très souvent, notre bulletin de salaire est notre contrat. Avant cela, sur le terrain, nous devons avancer les frais et notre matériel. Il faut alors travailler pour plusieurs médias afin de couvrir nos frais sur place : logement, transports, fixeur… Il est capital d’avoir plusieurs commandes pour partager les frais entre les médias, car aucun ne prendra l’intégralité en charge. »

Pour obtenir sa libération, rédactions, associations et proches remuent ciel et terre durant des mois. Le journaliste a pu compter sur sa femme Aleksandra, dont les immenses efforts ont fini par payer. « Aleksandra était en contact permanent avec les rédactions françaises. Lorsque je n’ai plus donné signe de vie, elle a appelé tous les médias avec lesquels je travaillais à l’époque, ainsi que RSF. »

Car « lorsqu’un journaliste est arrêté, c’est la rédaction pour laquelle il travaillait à ce moment-là qu’il faut contacter, et non tous les médias pour lesquels il effectue des commandes. Mais sans assurance, il est très difficile de s’équiper et de se protéger. »

Mais tous les journaux français ne disposent pas des mêmes moyens ni de la même expérience du front. Ainsi, France 24 a mis en place une formation « reportage zone dangereuse »,  en partenariat avec l’INA. Sous l’égide du directeur de la sûreté à France Médias Monde, Jean-Christophe Gérard, les journalistes et techniciens de reportage apprennent à évaluer les risques sur le terrain, et s’entraînent aux techniques de premiers secours et de protection. D’une durée de six jours, la formation a pour objectif de « réduire les risques, mieux organiser ses déplacements » et développer un comportement adapté « en cas d’enlèvement ou d’arrestation arbitraire. »

« Les grands médias comme France Télévisions peuvent et savent en permanence où nous sommes. Les autres journaux en revanche ne nous suivent pas forcément, et ne disposent pas tous d’une équipe de sécurité. Mais ils sont aussi moins spécialisés dans le reportage de guerre », tempère Mortaza, pour qui des mesures s’imposent néanmoins. 

Il est en effet indispensable que « tous les médias s’assurent que le ou la pigiste est en sécurité », peu importe leur taille. « Le journaliste devrait signer son contrat avant de partir, les risques sont bien trop grands sans. Nous partons généralement avec notre propre matériel et nous ne possédons pas tous des gilets pare-balles ou des casques. » 

Nombreux sont les journalistes qui empruntent du matériel à RSF pour assurer leur protection. « Il faut aussi que les médias généralisent la surveillance de notre IME, notre numéro d’identification mobile, qui permet de connaître notre position GPS en temps réel. »

« Vous ne pouvez pas connaître le terrain sans les journalistes locaux »

Toutes ces informations et mesures de sécurité, Mortaza les a intégrées au fil de son expérience sur le terrain. Mais depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, des centaines de jeunes reporters peu ou prou expérimentés se sont précipités pour couvrir l’actualité du front. Ils se sont très vite retrouvés démunis pour une grande partie d’entre eux, s’étant lancés dans l’aventure sans l’aval d’une rédaction et sans équipement de protection.

« Aujourd’hui, les jeunes reporters doivent en faire plus pour leur sécurité. Premièrement, il est vital de trouver un bon fixeur. Si je veux aller faire un reportage sur les Houthis au Yémen, c’est lui qui dénichera des Houthis à interviewer, qui planifiera les trajets, organisera les rencontres… Il faut lui vouer une entière confiance », explique le journaliste. 

« Deuxièmement, lorsqu’on part sur de tels terrains, il faut lire et communiquer avec les médias et journalistes locaux. Vous ne pouvez pas apprendre à connaître le terrain sans eux », tranche Mortaza d’un ton ferme. Grâce à ces journalistes, les étrangers savent ainsi où aller, quelles zones éviter et quel angle choisir pour leur reportage. 

« Soyez connectés avec eux et votre fixeur, ces échanges sont primordiaux. » Cela peut permettre d’éviter de terribles erreurs, comme ramener du matériel interdit (un drone, une caméra spéciale…) sur une zone sensible et se faire arrêter. « Enfin, il faut également avoir bien étudié le pays en amont, surtout si l’on veut faire un reportage de qualité. Le travail journalistique réside dans l’étude du terrain et le temps passé dessus, dans les rencontres avec la population locale afin de rendre compte de leur réalité. Quand un pays est en conflit, ce dernier a besoin de ses journalistes, c’est d’abord à eux de travailler sur leur pays natal. »

Si Mortaza ne tient plus à raconter en détail sa longue épreuve dans les geôles de Kaboul, il demeure toutefois très attaché à sa vocation : le journalisme. Pour lui, un seul mot d’ordre, aller de l’avant. « Les talibans m’ont interdit d’aller dans les manifestations » où il avait l’habitude d’interroger les Afghans, « mais pas de travailler avec les médias étrangers. Je me vois continuer de faire des reportages dans mon pays, notamment pour parler de la crise humanitaire. Je veux continuer de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. » Un courage sans faille pour un reporter d’exception.

Maud Baheng Daizey

EMI. « Déconstruire ou dénoncer, mais ne rien laisser passer »

Les assassinats de Samuel Paty (16 octobre 2020) et Dominique Bernard (13 octobre 2023) ont profondément bouleversé la France. Tués pour avoir voulu transmettre leurs connaissances et le respect de la démocratie, la disparition des deux hommes a marqué le pays. Un mois après la mort de Dominique Bernard, comment les professeurs vivent-ils leur métier ? L’enseignement est-il toujours une arme face à la violence ?

L’Œil de la Maison des journalistes s’est penché sur le corps de métier des enseignants longtemps critiqué, et qui aujourd’hui se retrouve victime du terrorisme. Alors qu’une centaine d’élèves ont reçu une sanction disciplinaire pour avoir perturbé les hommages dans leurs établissements, les enseignants éprouvent de plus en plus de difficultés à parler de laïcité et de liberté d’expression. Lundi 27 novembre, un premier procès s’est ouvert à l’encontre de six adolescents, accusés de complicité dans l’assassinat de Samuel Paty et de dénonciation calomnieuse.

Nous sommes allés interroger deux professeurs de lycée, l’un documentaliste et le second enseignant d’histoire-géographie, ainsi que Serge Barbet, le directeur du CLEMI, afin de savoir si ce ressenti était généralisé à tous les acteurs de l’éducation. 

L’empathie des élèves très forte envers leurs enseignants

Dans un lycée polyvalent à Bourg-en-Bresse, la professeure documentaliste Danielle G. témoigne d’une hausse de la sécurité autour de son établissement depuis la mort de Dominique Bernard. Elle a animé en avril 2023 un Renvoyé Spécial avec la journaliste ukrainienne Nadiia Ivanova en ce sens, une expérience riche en découvertes pour elle et les élèves. Une rencontre des plus primordiales pour la documentaliste, que la mort de Dominique Bernard a ébranlée. Car élèves comme professeurs se sont sentis concernés par les menaces envers les enseignants. 

« Notre établissement était particulièrement touché car nous avons reçu des menaces à la mort de Dominique Bernard, dès le lundi 16 octobre. Des policiers sont venus surveiller le lycée. Puis le lendemain, ce sont les soldats Sentinelle » qui ont pris le relais, explique Danielle G. « Nous avons même dû évacuer le vendredi 20, suite à une alerte à la bombe. »

Un sentiment d’insécurité qui n’arrivera pas à prendre le pas sur l’enseignement, mais qui marque les esprits. Pour la documentaliste, le deuil de Dominique Bernard n’a pas été vécu comme celui de Samuel Paty. « Cette année, j’étais un peu sidérée. Pour Samuel Paty j’avais besoin d’en parler et de partager avec les collègues. J’avais réalisé un mur virtuel sur un pad numérique à destination des enseignants, avec des ressources pour les aider ainsi que les élèves. Je m’étais démenée. Cette fois-ci, n’ayant pas cours le lundi 16, j’ai hésité à me rendre au lycée. Je n’avais pas envie de me regrouper avec les autres, j’ai eu une réaction très différente », nous confie-t-elle avec quelques hésitations. Mais les mots de Danielle G. sont toujours justement choisis. Elle exprime simplement une certaine incompréhension des événements, à l’unisson avec ses confrères et consœurs.

« J’ai culpabilisé de ne pas rejoindre les collègues mais je n’avais pas envie, pourtant je m’étais beaucoup engagée avec mes collègues et les élèves, notamment par des hommages à la date anniversaire de la mort de Monsieur Paty. Ici, j’avais envie d’être seule. Je voulais attendre d’avoir plus de recul avant d’en discuter avec les élèves. Et étant professeur documentaliste, je n’ai pas de classe à prendre en charge. Je suis donc arrivée le lundi après-midi, pour la minute de silence. »

Une façon comme une autre de vivre le traumatisme, qui relève également d’une certaine « lassitude. » Selon la documentaliste, d’autres professeurs « ont préféré rester dans les classes pour éviter les mouvements de foule et s’attendaient à des perturbations », qui n’ont pas eu lieu. Le discours du directeur « a apaisé » les élèves, qui ont « tout de suite été très respectueux. » 

Une « surprise » pour Danielle G., « car notre minute de silence a été programmée pour le lundi après-midi dans la cour. Alors qu’à la mort de Samuel Paty, les élèves étaient restés dans les classes pour éviter les perturbations et mouvement de foule – pour rappel, nous avons 2 300 élèves dans nos locaux. Mais cette fois-ci, et à la demande de quelques professeurs, nous nous sommes retrouvés dehors. Nous étions au moins 1 000 personnes. Je m’attendais vraiment à ce qu’il y ait de la provocation, des petites incivilités… Ils restent des adolescents après tout. Mais tout s’est très bien passé, il n’y a eu aucun bruit parasite ni dérangement pour l’hommage. »

Le Centre de Documentation et d’Information sous-estimé dans l’EMI ?

Depuis plusieurs années, les professeurs documentalists font venir une fois par an les expositions du collectif Cartooning For Peace auprès des élèves « pour travailler sur les caricatures, de la liberté de la presse et d’expression », souvent en collaboration avec les professeurs d’histoire. « Même s’il y a de la provocation, le dialogue reste possible », assure-t-elle sur un ton mesuré.

« Malheureusement, les collègues sont psychologiquement armés, nous commençons à avoir l’expérience pour aborder ces thématiques », atteste-t-elle avec une pointe de fatalisme dans la voix. Liberté d’expression, laïcité, éducation à l’information… Tant de sujets susceptibles de provoquer l’ire des jeunes, et dont la sensibilité s’est profondément accrue ces dernières années. Malgré les alertes du corps enseignant, les politiques publiques ne semblent suffire à apaiser les tensions.

« Nous ne nous sentons pas du tout soutenus par le gouvernement ou les autres acteurs de l’enseignement », constate tristement la professeure. « Nous ne parlons jamais du travail des professeurs documentalistes concernant l’éducation aux médias et à l’information, on se concentre surtout sur les professeurs d’histoire-géographie et on oublie nos compétences. » 

« Il faut aussi nous donner les moyens humains de faire des cours complets d’EMI », tempête Danielle G. « Par exemple j’ai 17 classes de seconde, de 35 élèves chacune », l’empêchant de suivre tout le monde. « Clairement, nous ne pouvons pas faire de la sensibilisation tout seuls ! Pareillement au collège, où les profs documentalistes font découvrir l’EMI aux élèves : ils sont seuls et ont du mal à organiser des séances de sensibilisation. Les chefs d’établissements refusent de bloquer les CDI pendant plusieurs heures par exemple, il faut donc trouver du temps et de l’espace », ce qui peut mener à des casse-tête organisationnels

« Il y a donc beaucoup de disparités » dans le suivi des élèves et leur enseignement. « A vrai dire, on ne pense à l’EMI que lorsqu’un professeur est assassiné ou qu’il y a des attentats. En dehors, on l’oublie totalement. Nous nous sentons abandonnés », déplore la documentaliste en évoquant ses confrères et consœurs. 

« En conséquence, nous faisons de l’EMI par saupoudrage. On ne peut pas dire que rien ne se fait car il y a des professeurs très compétents et le travail très important du CLEMI. Mais j’ai beaucoup de collègues qui n’y connaissent rien et doivent se former eux-mêmes », conclut-elle.

En seconde, depuis septembre 2019, les élèves ont désormais des cours de SNT, Sciences Numériques et Technologie. Ces derniers sont censés démocratiser l’usage du numérique, d’en saisir les enjeux et les dangers. « Dans ces cours, il y a un chapitre sur les réseaux sociaux ; nous proposons donc aux professeurs en charge – dans notre cas, le prof de maths – de compléter avec nos enseignements. Mais ce n’est jamais suffisant ni équivalent pour toutes les classes et tous les établissements », affirme la documentaliste. « Le CLEMI veille véritablement à nous former en EMI mais il en faudrait plus et sur tout le territoire. »

Enfin, un autre point critique pour la professeure : le manque de formation initiale en EMI du corps enseignant. « Nous devons nous former nous-mêmes la plupart du temps, que nous ayons des facilités ou non. En 30 ans de carrière, je n’ai jamais eu de formation initiale EMI, qui n’existait pas dans les années 90. Certains de mes confrères et consœurs ne s’y connaissent pas du tout, alors qu’on doit être assurés pour en parler aux élèves. Nous avons dû avoir recours à l’autoformation, pour compléter la formation continue. Cette discipline, passionnante mais en évolution constante, exige de rester informé au fur et à mesure de ses évolutions. »

« Sans compter qu’aujourd’hui, il faut également consacrer des heures à l’égalité des sexes, l’inclusion, les valeurs de la République… On nous en demande toujours plus. » De quoi décourager les plus aguerris.

« Les professeurs sont loin de se désengager »

Mais pour Serge Barbet, directeur du CLEMI, ce renoncement serait fictif ou du moins exagéré. Le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (CLEMI) créé en avril 1983 a pour mission « de promouvoir, notamment par des actions de formation, l’utilisation pluraliste des moyens d’information dans l’enseignement afin de favoriser une meilleure compréhension par les élèves du monde qui les entoure », peut-on lire sur leur site

Pour parvenir à ses fins, le CLEMI assure depuis 40 ans la formation en EMI d’enseignants des premier et second degrés, conçoit et diffuse des ressources pédagogiques en direction des enseignants et des familles. Le Centre organise également des rencontres, des concours ou des événements comme la Semaine de la presse et des médias dans l’École à des fins éducatives.

Serge Barbet travaille depuis de longues années aux côtés des enseignants, et s’est tenu à leurs côtés lors des assassinats de Dominique Bernard et Samuel Paty. Auprès de l’Œil, il rapporte ne pas avoir perçu de retour d’une baisse d’attention de la part des élèves dans ces thématiques.  

« Je n’ai pas ce type de remontées précisément, mais il est vrai que nous sommes dans un contexte de tensions internationales et nationales inédites par leur ampleur. Lorsqu’on aborde les questions de terrorisme, cela se fait avec une certaine gravité. Cette gravité ne peut qu’entraîner une écoute, un questionnement plus intense de la part des élèves. Nous ne partons malheureusement pas d’un terrain vierge car l’école a déjà été la cible d’attaque terroriste. Il y a trois ans avec Samuel Paty mais aussi en janvier 2015, en mars 2012 à Otzar Hatorah à Toulouse… Tous ces éléments constituent une antériorité, qui ont poussé les opérateurs comme le CLEMI à proposer aux enseignants des ressources et formations plus en lien avec les problématiques que ces attaques terroristes soulèvent. »

Le CLEMI travaille actuellement sur plusieurs axes : la lutte contre la désinformation, contre les discours de haine et le renforcement des fondamentaux de l’EMI (comment l’information est réalisée, par qui, dans quels conditions et contexte…) afin que les élèves aient une appréhension plus rationnelle de l’information. Il programme aussi de la prévention primaire aux processus de radicalisation des jeunes, les rendre plus critiques face à des récits de propagande. 

« Ce travail est plus que jamais indispensable dans un contexte de « brouillard informationnel » où il nous faut impérativement savoir donner des repères et des bons réflexes pour accéder à une information fiable. »

Alors les enseignants seraient-ils vraiment muselés dans leur travail ? « Nous entendons souvent ressurgir, lorsqu’il y a des attentats, le débat « les enseignants vont-ils se censurer face aux élèves ? » Cela m’a souvent fait réagir, car les discours ne s’accordent pas avec nos observations. » Serge Barbet en est formel et tient absolument à mettre l’accent sur le phénomène. 

« Le CLEMI mène un certain nombre d’actions (à l’instar de la Semaine de la presse et des médias dans l’Ecole), et n’a pas enregistré de désaffection ou retrait des enseignants, bien au contraire. Nous avons comptabilisé plus d’inscrits à nos programmes depuis l’attentat contre Samuel Paty. Loin de se désengager, les enseignants nous demandent plus de formations en éducation aux médias et à l’information. »

« Nous formons les enseignants à l’EMI, mais aussi les chefs d’établissement, les CPE, personnels de direction et d’encadrement qui sont de plus en plus concernés par cette problématique. Eux-mêmes demandent à être formés, ce pourquoi nous développons des formations spécifiques et un certain nombre de ressources les concernant directement », à leur demande et à celle du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse.

« Personnellement, cela m’a fait souvent réagir : on parle de désengagement mais ce n’est pas ce que nous constatons, notamment lors de la Semaine de la presse et des médias dans l’école qui s’étend sur près d’un mois, ainsi que nos autres activités », dénote le directeur de CLEMI. « C’est le cas avec nos concours de médias scolaires, Mediatiks et Zéro Cliché, où nous avons de plus en plus de professeurs qui s’inscrivent. »

L’histoire-géographie en première ligne ?

Une volonté dans laquelle David Lucas, enseignant d’histoire-géographie depuis 2004 et auparavant professeur de lettres, peut se reconnaître. Il est dans l’éducation depuis 1994 et aujourd’hui, enseigne l’EMI « à travers l’écrit et de manière un peu plus poussée que l’histoire-géographie, du fait de mon parcours de lettres. » 

Travaillant à Brunoy dans le lycée Joseph Talma, il stipule que « l’éducation aux médias et à l’information demeure absolument essentielle, car elle ne passe pas seulement par les disciplines scolaires ou universitaires » : les jeunes sont confrontés en permanence à des images qu’il faut savoir recontextualiser ou déconstruire, ce qu’on n’apprend pas dans les manuels scolaires classiques.

Il avait candidaté à Renvoyé Spécial en 2022 après discussion avec les documentalistes de son établissement, qui lui ont présenté le dispositif. « Je travaille avec eux assez régulièrement notamment durant la semaine de la presse », explique l’enseignant. « C’est ainsi qu’avec un autre collègue, nous avons fait une demande collective, puis j’ai pris en charge la visite de Manar Rachwani prévue pour le 10 février 2023. »

Sa visite, qualifiée de « rouleau-compresseur » et « d’absolument passionnante » par David Lucas, a rencontré un franc succès auprès des jeunes. « Nous avons pu faire un travail poussé et de qualité avec le journaliste, et cette rencontre a constitué l’un des temps forts de l’année, ce qui m’a incité à repostuler pour 2024. » L’intervention de Manar a été un « déclic » pour ces derniers, qui se sont plus intéressés à la liberté de la presse et à la protection des journalistes.

Le meurtre de Samuel Paty correspond à la période où le lycée Joseph Talma décide de prendre quelques mesures de sécurité : les entrées et sorties sont « davantage contrôlées » grâce à une nouvelle carte d’identification, également du fait d’intrusions antérieures. « Ce n’est pas une conséquence immédiate et directe de la mort de Samuel Paty », précise l’enseignant. 

« La semaine du 13 octobre 2023 était très chargée en émotions, nous préparions l’hommage pour Samuel Paty (décédé le 16 octobre 2020) lorsque Dominique Bernard a été assassiné à son tour. »

« Nous avons d’abord été sidérés, nous pensions annuler l’hommage dans la journée. » Mais très rapidement, s’ensuivent des directives ministérielles et un double hommage est alors organisé dans l’établissement. « Nous étions au comble de l’émotion, tant les professeurs que les élèves» 

Le choc passé, les professeurs élaborent des textes à lire à leurs lycéens, afin de transmettre leurs ressentis. Des temps forts et émouvants, ponctués par les questions des élèves. « Pour la première fois, ils m’ont demandé si j’avais peur en tant qu’enseignant. Je voulais leur dire que je ressentais une peur diffuse, mais pas de ceux qui j’avais en face de moi. Pourtant dans un premier temps, j’ai assuré ne pas avoir peur, puis j’ai nuancé : je ne me sentais pas en danger dans l’établissement, mais qu’il s’agissait d’une peur diffuse qui touche tous les profs, en particulier ceux d’histoire-géographie. »

Car les professeurs d’histoire sont les premiers à être confrontés à la défiance des élèves. « Nous transmettons la démocratie française, la construction des valeurs de la République, les retours en arrière comme au temps de Vichy… Nous sommes souvent pris à partie et nous devons démontrer l’importance de la démocratie. Nous sommes alors en opposition avec les élèves, donc nous nous disons que nous aussi, nous pourrions être attaqués. Il en va de même lorsqu’on parle de l’égalité hommes-femmes. »

« Mais nous nous devons d’enseigner la différence entre la dictature et la démocratie, nous avons pour travail de transmettre les valeurs de la République », explique-t-il. Continuer de travailler dans ce funeste contexte ? « Plus que jamais », assène David Lucas. Il en tire une grande force pour donner ses cours. « C’est bien parce que j’ai peur et que la question se pose que je dois continuer mes leçons », et discuter avec les élèves. « Mais j’ai parlé de la peur à mes élèves car ils m’ont posé la question. Ce qui me vient d’abord à l’esprit et au cœur, c’est la tristesse. C’est cela qui compte le plus, et qui nous ou a le plus marqué avec mes collègues. Nous donnons tout pour enseigner, notre démarche est humaniste. Pourquoi nous tuer ? »

Il affirme par ailleurs sentir sa profession être « plus soutenue depuis la mort de Dominique Bernard que celle de Samuel Paty » ; les discours, textes et directives sont « plus rassurantes » qu’en 2020, bien que leur mise en œuvre demeure complexe et lente. « Après la mort de Samuel Paty, nous avions l’impression que le pays était plus dans l’hommage et non la protection », confie-t-il d’une voix un peu lasse. Ce qui n’est, pour l’heure, plus le cas aujourd’hui. Le professeur espère néanmoins que des actions concrètes suivront. 

Pour le professeur d’histoire-géographie, il est indéniable que l’apologie du terrorisme en classe et les menaces aux enseignants doivent être prises plus sérieusement en compte, et ne jamais être ignorées. « Déconstruire ou dénoncer, mais ne rien laisser passer », martèle-t-il au téléphone.

 « Le problème, c’est l’emprise que peuvent avoir les idées complotistes notamment en ligne. Elles sont très complexes à déconstruire. Pour exemple, un exposé que j’avais fait faire aux élèves sur le complotisme. Je voulais qu’ils définissent ce mot, qu’ils expliquent pourquoi et comment lutter contre. Mais ils n’ont pas saisi la même problématique : pour eux, il fallait traiter la théorie complotiste comme une opinion. » Un jeu dangereux où chacun peut cataloguer un fait comme avéré sans vérification préalable. « Cela démontre aussi l’importance de l’intervention de journaliste comme Manar Rachwani », rajoute David Lucas, ravi par le programme Renvoyé Spécial.

Une nécessité dans un contexte aussi sensible que le meurtre d’agents de l’Education nationale et face à la recrudescence de violences. Grâce aux programmes comme ceux du CLEMI et de la MDJ, les professeurs sont enfin épaulées dans l’EMI et l’approche de la liberté de la presse. L’éducation étant un pilier de la société, ces enseignants et enseignantes ne pourraient délaisser leur vocation : il s’agit de la première barrière contre la violence et le terrorisme, capables d’accompagner les jeunes citoyens tout au long de leur vie.

Maud Baheng Daizey

Médias en Seine. Dans les cœurs des Français, la confiance règne ?

Ce mercredi 22 novembre s’est tenu le festival annuel « Médias en Seine », organisé par France Info et le groupe Les Echos-Le Parisien dans les locaux de la Maison de la Radio. Cette année, l’événement s’est concentré sur la confiance des Français envers les médias ainsi que l’EMI. Retour sur les grands débats et solutions rapportées par les journalistes et experts de l’information.

Les Français inscrits dans une relation paradoxale avec les médias

Le même jour, les résultats de la 37ème édition du baromètre La Croix sur la confiance des Français ont été rendus publics. Jean-Christophe Ploquin et Guillaume Caline, respectivement rédacteur en chef du journal La Croix et membre de l’institut de sondage Kantar, ont présenté les chiffres au festival. 

Les deux spécialistes dénotent d’abord une « consommation très diversifiée des médias », ainsi qu’un certain nombre de paradoxes : 58% des personnes interrogées font confiance à la presse quotidienne nationale mais 56% estiment que « les journalistes ne sont pas indépendants des pressions de l’argent et du pouvoir. » Il ressort du sondage une histoire d’amour-haine entre les Français et leurs médias. Les journaux télévisés et les chaînes d’informations en continu demeurent très plébiscités par les Français, bien que 57% d’entre eux se méfient des médias lorsqu’ils traitent des grands sujets d’actualité.

Fait intéressant, ce sont les – de 35 ans qui sont les plus enclins à payer pour une information de qualité, contrairement aux Français plus âgés : 55% se disent favorables à un soutien financier, contre 26% des plus âgés. « Lorsque l’info est sourcée, elle demande un coût, une valeur, ce pourquoi elle a un prix », explique Nathalie Sonnac, ex-membre du CSA. « Or les gens ne sont plus prêts à payer, ce pourquoi il faut revaloriser l’information. Le journaliste a un rôle à jouer avec ses connaissances, sa distinction des faits et participe à la fabrication de l’opinion française. Il existe par ailleurs deux leviers pour contrer la défiance : la régulation des réseaux sociaux et l’éducation aux médias et à l’information ».

Les JT, la presse régionale et la radio sont les médias dans lesquels les Français accordent le plus leur confiance. Pourtant, sur les 58% qui ont foi en la presse quotidienne nationale, 80% d’entre eux se tournent d’abord vers leurs proches pour s’informer. Enfin, 70% des Français usent des réseaux sociaux pour s’informer, mais seulement 25% d’entre eux font confiance à ces canaux.

© Maud Baheng Daizey
Présentation du baromètre par Jean-Christophe Ploquin et Guillaume Caline.

« Le baromètre sur la confiance dans les médias montre qu’il y a une défiance qui s’installe entre les citoyens et les médias », avait reconnu la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak lors de son intervention à Médias en Seine. « Aujourd’hui, indépendance comme pluralisme sont des enjeux clés pour resserrer ce lien de confiance entre les citoyens et les médias. Si nous voulons prendre soin de notre démocratie, nous devons prendre soin de ce bien commun qu’est l’information. »

« Il faut que les journalistes soient indépendants de leur actionnaire, économiquement et idéologiquement. Qu’il y ait un pluralisme d’opinions plutôt qu’une seule ligne avec que des personnes qui pensent la même chose dans le même média », a-t-elle proposé. Mais elle a réaffirmé son opposition « à une régulation européenne de la presse, ou à la création d’un super régulateur européen de la presse », comme discuté à la Commission européenne.

Pour Nicolas Charbonnier, directeur des rédactions du Parisien/Aujourd’hui en France et vice-président du Press Club de France, il ne faut surtout pas « oublier les lecteurs, nous avons aussi laissé la parole à ceux qui n’auraient pas dû l’avoir. Si on veut être sérieux, donnons la parole à des chercheurs, scientifiques et médecins » et non des pseudo-experts. « On nous reproche aujourd’hui de ne pas aller à Gaza, mais on ne peut pas y aller sauf avec l’armée israélienne, ce qui nous empêcherait de travailler convenablement. L’information et aller sur le terrain, ça coûte cher, il faut que le public s’en rende compte. Nous sommes des médiateurs, on dit ce que l’on observe sur le terrain. Tout cela, il faut l’expliquer dans une démarche de transparence », a-t-il avancé.

De nombreuses solutions sont déjà mises en place dans divers pays d’Europe, notamment ceux du Nord. La Norvège fait ainsi figure de proue dans sa liberté de la presse et la confiance envers les médias qu’elle inspire. Alors, quels enseignements tirer de ses pratiques du journalisme ? Pourquoi la Norvège est-elle si spéciale ?

La pandémie, amplificatrice de la méfiance

Des interrogations auxquelles « Médias en Seine » a accordé une oreille très attentive, par le biais d’une table ronde. Animée par la productrice radio Cathinka Rondan, et Nic Newman, chercheur senior à l’Institut Reuters, « Médias scandinaves : comment conserver la confiance du public » a débattu des différences systémiques entre la Norvège et la France sur le sujet.

Première différence notable, le traitement des informations comme la pandémie et l’impact sur la population : en France, la confiance n’a fait que baisser, avec une perte de 8% depuis 2015 (38 à 30 points), en particulier avec le coronavirus. Les Français avaient trouvé le traitement des informations très « anxiogène » selon le baromètre 2022, alors que les Norvégiens ont accru leur foi envers leurs propres médias (46 à 53 points). La France s’est vue perdre de l’intérêt envers l’information, aux antipodes du pays nordique où les gens sont plus enclins à payer pour rester informés que les Français. (39 contre 11%). 

Selon Cathinka Rondan, les journalistes norvégiens « avaient une vision plus positive de la pandémie et tentaient de mettre les solutions en avant. De plus, les journaux coûtent aussi moins chers, nos médias parlent directement aux enfants » avec de nombreuses émissions adaptées et un solide programme d’EMI dans les écoles. Des journaux télévisés sont diffusés tous les jours pour leur expliquer les informations, ou encore pour leur enseigner les méthodes d’analyse d’une image. L’éthique du journalisme est également une thématique chérie par les Norvégiens, qui se forment dès le plus jeune âge à l’éducation aux médias et à l’information.

« L’EMI, c’est aussi éduquer à l’usage des écrans et des algorithmes »

Une politique qui rentre en forte résonance avec la conférence réunissant le directeur du CLEMI Serge Barbet, la doctorante Medialab Manon Berriche, ainsi que la maîtresse de conférences en psychologie Séverine Erhel. Tous réclament un « enseignement transversal » de l’EMI en France, qui ne saurait reposer sur les seules épaules des professeurs d’histoire-géographie et documentalistes.

L’EMI peut en effet être assimilée à d’autres matières scolaires : le français, l’enseignement moral et civique, les Sciences Numériques et Technologiques, les Sciences Economiques et Sociales… Car il ne s’agit pas seulement d’apprendre à « lire » une image : il faut également savoir décrypter des données, ou bien comprendre le fonctionnement des algorithmes (pourquoi reçois-je telle information sur mes réseaux par exemple). 

« L’EMI permet de renforcer les capacités de compréhension du sujet sur tous les supports », a clamé Serge Barbet lors de la conférence. « C’est aussi un enjeu de salubrité publique : arrêtons de nous concentrer sur le temps d’écran pour se poser la question des pratiques de l’écran. Sont-elles bénéfiques, permettent-elles la socialisation, ou sont-elles délétères et renforcent-elles l’isolement, abaissent-elles la capacité d’attention ? »

Selon la chercheuse Séverine Erhel « l’EMI concerne aussi pour les parents, faut trouver des terrains communs pour que les parents puissent eux-mêmes se renseigner et s’informer, car ils sont parfois démunis par les réseaux sociaux. En tant que citoyens, il faut que nous prenions les rênes de ces derniers afin qu’ils soient décentralisés. »

Mais surtout, de solides connaissances en EMI permettraient aux citoyens d’avoir une meilleure perception et critique des médias français, comme le prouve la Norvège et la Finlande. À travers « Médias en Seine », des solutions ont pu être transmises et permettre de faire avancer la réflexion. Le baromètre Lacroix pourrait révéler en quelques années de nouveaux chiffres bien plus rassurants si la France investissait dans l’EMI, tant auprès des jeunes que des parents. 

Crédits photos : Médias en Seine, Maud Baheng Daizey

Maud Baheng Daizey

S’évader pour mieux penser : la réalité des journalistes exilés

Cet article a été publié dans Latitudes, le média belge collaboratif des journalistes en exil (membre d’En-GAJE) et des étudiant.es en journalisme de l’Université libre de Bruxelles (ULB/VUB). 

Mi-novembre 2022, l’Université de Mons accueillait l’ABSL En-GAJE (Ensemble – Groupe d’Aide aux Journalistes exilés). Trois journalistes sont venus raconter leur exil après une exposition bouleversante. De fervents défenseurs de la liberté de presse et d’expression, jusqu’à en devoir quitter leur pays.

Au sixième étage du nouveau bâtiment de l’UMons, le Rosa Parks, des professeurs, des élèves ainsi que des personnes extérieures visitent la pièce dédiée à l’exposition d’En-GAJE sur le thème des journalistes exilés. Des témoignages poignants sont affichés, accompagnés de photographies qui en disent long.

À 16h30, la présidente de la faculté des Sciences Humaines et Sociales, Manon Libert, saisit le microphone et annonce le commencement de la deuxième partie de l’évènement : la discussion en amphithéâtre avec trois journalistes recueillis par l’association.

Parmi le public qui s’installe dans la salle, le Club de la Presse Hainaut-Mons. Le journaliste Julien Crête prend le rôle de coordinateur de la soirée et s’apprête à introduire les invités. Ce dernier, connaissant leur passé tumultueux, entreprend ses questions avec délicatesse. Peu de gens se doutent de ce qu’ils vont être amenés à entendre.

« J’en garde encore aujourd’hui les traces sur mon corps »

Emmanuel Nlend-Nlend, pourtant fier de ses origines, explique comment il a été amené à quitter le Cameroun. Il était animateur pour « Radio Soleil », il adorait se lever le matin et faire sourire ses auditeurs. Il se servait aussi de son poste pour « gueuler » les éléments qui n’allaient pas dans son pays. Une même présidence depuis quarante ans, un taux de chômage démesuré…

C’est lors d’un matin presque comme les autres que plusieurs hommes en uniforme débarquent dans les bureaux de la radio camerounaise. Emmanuel est embarqué de force et subit deux semaines de torture. « J’en garde encore aujourd’hui les traces sur mon corps », confie-t-il, en tentant de capter le plus de regards possible autour de lui. Alors, pour éviter le pire, il doit fuir. C’est avec une certaine émotion dans la voix qu’il annonce avoir dû laisser son fils de dix mois au pays.

Pas un choix

Lorsqu’un membre du public demande aux journalistes : « Quelles raisons vous ont poussés à choisir de quitter votre pays ? », Joséphine-Jones Nkunzimana affirme que si elle est arrivée en Belgique, ce n’est pas par choix, elle n’a pas réfléchi et ne savait même pas qu’elle était en train de prendre une décision radicale.

Elle travaillait également pour une radio au Burundi et utilisait régulièrement les réseaux sociaux pour y dénoncer les atrocités de son gouvernement. « Je me demande comment les humains peuvent être aussi méchants … Un vrai journaliste se doit de dire la vérité », continue-t-elle.

Fatimetou Sow rajoute : « On l’a dans le sang. » Cette dernière était connue de tous en Mauritanie étant donné que son visage apparaissait tous les soirs sur les écrans lors du journal télévisé. « Je profitais de ma notoriété pour sensibiliser la population sur des sujets comme le mariage forcé et l’esclavage. »

Cela n’a évidemment pas plu aux autorités mauritaniennes. L’incompréhension se lit dans ses yeux lorsqu’elle explique : « Après le mariage c’est le gavage, et après le gavage c’est l’excision. »

Préserver l’identité professionnelle

Lors du vernissage de l’exposition, l’initiateur de Ensemble – Groupe d’Aide aux Journalistes exilés, Jean-François Dumont, raconte la naissance de l’association : « Au départ, il s’agissait de venir en aide à ceux qui était privés de la liberté d’informer. Aujourd’hui, nous leur permettons aussi de préserver leur identité professionnelle, notamment en publiant dans Latitudes. »

« Avancer sur nos libertés »

Alors que Fatimetou et Emmanuel adoptent une position pessimiste quant à l’avenir de leurs pays respectifs, Joséphine, elle, s’exprime pleine d’espoir : « Je pense que dans les années à venir, nous auront des gouvernants qui nous permettront d’avancer sur nos libertés. »

Ils ont tous les trois affirmé que les réalités des Belges différaient nettement des leurs. Ici, la liberté d’expression est commune, même si cette chance n’est parfois pas suffisamment mesurée par les journalistes.

Néanmoins, il faudra se battre éternellement pour empêcher de faire vaciller ce droit si fragile.

Cet article a été rédigé par l’étudiante Emma Consagra de l’option Information et Communication de l’UMons, dans le cadre d’un atelier coordonné par Lorrie D’Addario et Manon Libert.

FRANCE. La journaliste d’investigation Ariane Lavrilleux en garde-à-vue

Mise à jour : La journaliste Ariane Lavrilleux a finalement été remise en liberté ce mercredi 20 septembre, après une garde à vue qui aura duré au total 39 heures. Sur franceinfo ce vendredi 22 septembre, elle dénonce “une attaque claire, nette et précise contre la liberté d’informer. Tous mes outils de travail, dont mon ordinateur, ont été perquisitionnés. On a utilisé des outils de cybersurveillance pour fouiller mes mails. C’est une expérience très violente”. Jeudi 21 septembre, un ancien militaire a été mis en examen notamment pour détournement et divulgation du secret de défense nationale. Il est considéré par la justice comme l’une des sources d’Ariane Lavrilleux.

C’est une nouvelle qui a bouleversé le monde du journalisme français : la journaliste de Disclose, Ariane Lavrilleux, a été placée en garde-à-vue et son domicile a été perquisitionné mardi 19 septembre. En cause, ses révélations sur les “Egypt Papers” et les concessions de la France à la dictature du maréchal al-Sissi, ainsi que sur les multiples ventes d’armes françaises à l’Arabie Saoudite, gardées secrètes jusqu’en 2019. La Maison des Journalistes dénonce cette attaque manifeste contre la liberté de la presse et la protection des sources des journalistes. 

“Les journalistes de Disclose enquêtent pendant plusieurs mois, et en équipe, sur des sujets d’intérêt général trop souvent délaissés. Crimes environnementaux, délinquance financière, santé publique, lobby industriel, vente d’armes, violences sexuelles… Nos enquêtes exposent les dérives et les abus de pouvoir. Elles permettent de demander des comptes aux responsables et d’obtenir un impact positif pour la société”, explique le site d’information. 

Disclose, journal d’investigation en accès libre

Fondé en 2018 par Mathias Destal et Geoffrey Livolsi, le journal compte une vingtaine de journalistes collaborateurs ayant mis en lumière de nombreuses affaires, notamment la vente d’armes françaises utilisées dans le conflit au Yémen. Depuis, les enquêtes de Disclose percutent et font trembler le pouvoir. 

Un site d’information dont les membres sont sujets à de nombreuses plaintes, et Ariane Lavrilleux n’y a pas échappé. Elle avait participé à la révélation d’un scandale d’Etat, l’Egypt Papers, ainsi qu’à 4 autres articles. Elle y aurait dévoilé “des informations confidentiel-défense” selon les enquêteurs de la DGSI. 

Mardi 19 septembre à 6h00, une juge d’instruction et des membres de la DGSI, la Direction générale de la Sécurité intérieure, ont perquisitionné son domicile avant de la placer en garde-à-vue, dans le cadre d’une procédure d’exception. 

“L’Egypt Papers” avait en effet révélé une mission militaire secrète de la France en Egypte, l’opération Sirli. Initiée en 2015 par la France, cette opération a fourni “du renseignement aérien à la dictature du maréchal Abdel Fattah al-Sissi.” 

“Des informations qui, sous couvert de lutte contre le terrorisme, ont servi à mener une campagne de bombardements systématiques contre des civils soupçonnés de contrebande dans le désert occidental, à la frontière avec la Libye”, rapporte Disclose. 

Des révélations qui avaient mené à des plaintes de plusieurs ONG contre l’Etat français et mis des bâtons dans les roues de ce dernier. D’autres articles signés par la journaliste avait dévoilé des ventes d’armes françaises ou d’avions Rafale à l’Egypte, des contrats discutables et aux lourdes conséquences pour les civils et communautés ethniques visées. 

Nous avons publié ces informations confidentielles car elles étaient, et elles restent, d’intérêt général. Elles éclairent le débat public sur la réalité des relations diplomatiques de la France avec des dictatures.” 

Elles jettent une lumière crue sur des armes, fabriquées dans notre pays, et retournées contre des populations civiles, au Yémen et en Égypte. Qu’importe si ces révélations sont gênantes pour l’État français : Ariane doit être libérée au plus vite, sans aucune poursuite,” assène Disclose par newsletter ce matin.  

Pour soutenir le site d’investigation, vous pouvez cliquer sur ce lien.

Crédits photo : Disclose, Ariane Lavrilleux.

Maud Baheng Daizey

Procédures-bâillons : bientôt une nouvelle législation européenne ?

Depuis 2020, les institutions européennes s’inquiètent de la protection des journalistes dans l’Union, sujets au harcèlement judiciaire. La directive anti-SLAPP, aussi appelée “Loi Daphné” et actuellement débattue au Parlement, a pour objectif d’empêcher que les journalistes soient victimes de procédures judiciaires abusives. Quels en sont les dispositifs ? Pourra-t-elle suffire à protéger la liberté de la presse ?

Vincent Bolloré, Yevgeny Prigozhin, le Royaume du Maroc, Patrick Drahi (propriétaire d’Altice Media), Camaïeu, Total… Depuis quelques années, des individus et des grands groupes usent des procédures abusives (ou infondées) pour faire taire les journalistes. 

Affaire la plus emblématique, le cas de la maltaise Daphné Caruana Galizia, journaliste d’investigation aguerrie et fondatrice du site d’information Running Commentary. Elle est connue pour avoir enquêté et exposé des affaires de corruption au sein du gouvernement maltais. De nombreux scandales mettaient en cause le Premier ministre de l’époque, Joseph Muscat, ainsi que l’entourage de ce dernier, provoquant l’ire de la population. 

Le 16 octobre 2017, Daphné est assassinée alors qu’elle était en voiture. Une bombe est placée sous cette dernière, qui explose à quelques mètres de son domicile. Un meurtre dont la nouvelle fait immédiatement le tour du monde. 

A cause de ses enquêtes et révélations politiques, notamment sur l’entourage du Premier ministre Joseph Muscat (qui démissionnera en 2020), Daphné était la cible de 47 procédures judiciaires pour diffamation, qui auraient pu lui coûter des milliers d’euros en dommages et intérêts si elle avait été jugée coupable. 

Une situation désespérée et étouffante, reconnue par une enquête indépendante en 2021 : selon des magistrats maltais, le gouvernement a  « nourri un climat d’impunité favorisant l’assassinat de la journaliste », régulièrement sujette aux menaces de mort, et qui n’a jamais bénéficié de protection. Les menaces physiques allaient de pair avec l’intense harcèlement judiciaire dont elle a été victime jusqu’à sa mort. 

La loi anti-SLAPP, pourquoi faire ?

Les cas de procès abusifs ont en effet explosé en six ans, poussant l’Union européenne à réagir. La Pologne est le pays produisant le plus de SLAPPs (Strategic Lawsuit Against Public Participation), vite suivi par Malte puis la France. Pour rappel, la CASE, la Coalition contre les SLAPPs en Europe, a dénombré plus de 820 attaques abusives en justice depuis 2013. 

Une aberration pour l’Union européenne, qui lance en 2020 son plan pour la démocratie, sous la direction de la Commission européenne. Pour cela, la Commission prend des mesures en faveur « de la lutte contre la désinformation et de la liberté des médias. » 

Le meurtre de Daphné, qui a durablement marqué les esprits, conduit à des mesures plus concrètes, notamment la directive Anti-SLAPP de la Commission, surnommée « Loi Daphné ».

Elle impose « des règles communes concernant les garanties procédurales » à tous les Etats-membres. 

La directive permet aussi « le rejet rapide des procédures judiciaires manifestement infondées, les recours contre les procédures judiciaires abusives » ainsi que « la protection contre les décisions rendues dans un pays tiers. » 

Enfin, est prévue la création d’un « guichet unique » dans l’Union pour que les victimes puissent se signaler et obtenir de l’aide juridique. 

« Attendons de voir comment elle sera appliquée »

Le 27 avril 2023, le projet est présenté et débattu à la Commission européenne. Le 12 juillet, l’adoption de la directive est finalisée par un vote en Assemblée plénière lors du premier trilogue (négociations en trois actes entre la Commission, le Conseil et le Parlement). 

Pourtant aujourd’hui les négociations bloquent, notamment sur l’uniformisation de la directive entre les Etats-membres. 

Mais le rapporteur du Parlement Tiemo Wölken, espère pour sa part une adoption définitive d’ici décembre 2023. « Je pense que ce serait également un bon signe avant les élections européennes que nous indiquions une fois de plus que nous sommes vraiment du côté des plus faibles », avait-il déclaré en juillet dernier lors d’une conférence de presse sur les SLAPPs.

Depuis, de nombreux acteurs du monde politique, social et journalistique ont donné de la voix pour soutenir l’adoption de la directive. Pour le Premier secrétaire général du Syndicat National des Journalistes, Emmanuel Poupard, la directive demeure une petite victoire. 

Emmanuel Poupard explique pour la MDJ que « les pouvoirs publics européens se saisissent enfin de la question des procédures bâillons », qui minent le journalisme français. Le SNJ « espère néanmoins que la directive sera améliorée », bien qu’il voit sa création « d’un bon œil. » 

Il déclare également que le syndicat « attend une loi beaucoup plus protectrice, qui doit s’accompagner de mesures renforcées pour affirmer l’indépendance des journalistes. Et nous attendons de voir comment les pays vont l’appliquer, car il arrive que les Etats-membres réécrivent un peu les directives. »

Les Etats-membres, ennemis de l’anti-SLAPP ?

En effet, certains membres du Conseil des ministres de l’UE ont refusé la définition de « procédure bâillon » proposée par la Commission européenne, jugée « trop vaste ». La définition veillait à ce que les journalistes poursuivis dans leur propre pays puissent être protégés. 

Pour rappel, les SLAPPs sont majoritairement des affaires enregistrées dans un pays unique, et non pas plusieurs (les cas transfrontaliers). Mais les procédures transfrontalières, c’est-à-dire impliquant plusieurs Etats-membres, sont malheureusement les seules concernées par la directive

Par exemple, si les deux parties d’un procès-bâillon sont françaises mais que l’affaire impacte plusieurs Etats-membres (concernant des entreprises implantées à l’étranger notamment), le cas pouvait être considéré comme transfrontalier. 

Un point sur lequel le Parlement et le Conseil ne sont pas d’accord, préférant laisser les affaires nationales aux cours de justice compétentes. Il s’agissait pourtant d’un moyen pour la Commission d’englober le plus de SLAPPs possibles. 

Or, la plupart de ces procédures se réalisent dans un seul pays à la fois. Alors, comment protéger les journalistes lorsque les procédures sont exclusivement nationales ? Une question qui demeure malheureusement sans réponse à l’heure actuelle. Quant aux procédures transfrontalières, rendez-vous en décembre 2023, mois durant lequel le Parlement et le Conseil devront achever les négociations pour l’adoption de la directive.

Crédits photos : Civil Liberties Union for Europe

Maud Baheng Daizey