Entrées par Liso CAMPANA

“Incessible, inachetable, inspéculable”, Médiapart pérennise son indépendance

Le 2 juillet 2019, le média français annonce céder 100% de son capital à un fonds de dotation. Un dispositif juridique en adéquation avec l’éthique de Mediapart : cette structure protégera l’avenir économique et l’indépendance éditoriale du média. Elle luttera également en faveur des libertés de la presse.

Comment pérenniser l’indépendance d’un média, le rendre incessible, et non achetable? Depuis sa création en 2008, Mediapart n’a cessé de penser une structure juridique capable de garantir son indépendance  économique et éditoriale. 

Après trois années de recherche, le pure-player a finalement trouvé son Graal : créer son propre fonds de dotation, le Fonds pour une Presse Libre (FPL).

Qu’est-ce qu’un Fonds de dotation ? 

Situé entre le modèle de la fondation et celui de l‘association,  cet organisme a pour objectif de collecter des dons. Par la suite, ces biens sont utilisés pour réaliser, ou aider la production d’une œuvre ou d’une mission d’intérêt général.  


“Un fonds de dotation ne possède pas de part sociale”


Organisme à but non lucratif, “Un fonds de dotation ne possède pas de part sociale” explique Maître Nicolas Bodson, avocat spécialisé dans le droit des fondations. Ce fonds n’a alors pas d’actionnaire. Il ne peut pas être racheté.

Pourquoi Mediapart utilise ce dispositif juridique? 

Depuis sa création, le journal numérique fonctionne sous forme de SAS (Société par action simplifiée) : plusieurs actionnaires se partagent le capital de la société. 

L’actionnariat de Mediapart - 2018 - Mediapart a dix ans. Et dix ans, ça ne suffit pas! 

Cette forme juridique a toujours fait débat au sein du média. Bien que contrôlée par une majorité de journalistes, Edwy Plenel et ses collaborateurs voulaient “trouver une porte de sortie” et créer une structure économique totalement indépendante de l’actionnariat. 


«En France, ce sont des industriels de l’armement, du luxe, des travaux publics, des opérateurs téléphoniques, des banquiers d’affaires qui détiennent l’essentiel des médias».


Dans son carnet “Mediapart a dix ans. Et dix ans, ça ne suffit pas!, Mediapart dénonçait le fonctionnement du paysage médiatique : «En France, ce sont des industriels de l’armement, du luxe, des travaux publics, des opérateurs téléphoniques, des banquiers d’affaires qui détiennent l’essentiel des médias». L’objectif du média est d’éviter toute prise de contrôle du journal numérique par des “intérêts économiques privés”.


Carte des médias dépendent d’intérêts industriels ou financiers, de groupes de presse ou de l’État - 2018 - Jérémie Fabre

Comment Mediapart va-t-il effectuer sa transformation ? 

Montage de la nouvelle gouvernance de Mediapart - 2019 - Youtube “L’avenir de Mediapart”

Conformément à la réglementation d’un fonds de dotation, Mediapart va supprimer tous ses actionnaires.


Nous inventons le contrôle de Mediapart par une structure non capitaliste” résume Edwy Plenel.


Ces derniers vont céder la totalité du capital, estimée à 16,3 millions d’euros, à la SPIM (Société Pour l’Indépendance de Mediapart), elle-même contrôlée à 100% par le FPL. Le journal numérique devient donc “incessible, inachetable, inspéculable” déclare Marie-Hélène Smiejan, co-fondatrice du média. Il supprime ainsi toute forme de prise de contrôle par des intérêts financiers économiques. “Nous inventons le contrôle de Mediapart par une structure non capitaliste” résume Edwy Plenel. 

Le rôle de la Société Pour l’Indépendance de Mediapart – SPIM

Le rôle premier de la SPIM est de protéger le capital de Mediapart, en étant détenu par le FPL. Il préserve également l’indépendance économique du journal numérique en constituant des réserves financières, issues des dividendes effectués par le journal. Ces réserves aideront Mediapart en cas de soucis financiers. Enfin, la SPIM effectue le transfert des bénéfices de Mediapart au FPL.

Quelle sera la mission d’intérêt général du FPL? 

Mediapart a choisi “d’améliorer l’écosystème médiatique”. Cela passe par la défense de la liberté de la presse, de son indépendance et de son pluralisme. Des valeurs inscrites dans la charte de déontologie du média : “sa mission est d’être au service du droit de savoir et de la liberté de dire”. 

Ces engagements sont essentiels pour Mediapart, à l’heure où les médias français sont touchés par “les attaques répétées contre la liberté de la presse”, “les convocations par les services de renseignement” ou encore “les violences sur les journalistes…“, explique Edwy Plenel.

Par ailleurs, les dons reçus par le FPL, serviront uniquement cette mission. Ils ne pourront en aucun cas bénéficier à Mediapart. En revanche, ce dernier versera une partie de ses dividendes au Fonds, afin de contribuer à sa mission d’intérêt général. 

A qui appartiendra ce Fonds pour une presse libre?

Le Fonds pour une presse libre n’aura pas de “dirigeant”.

Comme le stipule la loi, il sera en revanche doté d’un Conseil d’administration (3 personnes maximum) et d’un Comité Stratégique, dont les membres seront élus en automne prochain. Les membres du Conseil et du Comité ne peuvent pas exercer des fonctions dirigeantes au sein de  Mediapart.

Comment garantir ce fonctionnement et sa pérennité?

L’Association du Droit de Savoir (ADS), créée par les fondateurs de Mediapart, vient verrouiller le dispositif mis en place par le média. Selon Edwy Plenel, elle joue un rôle de “verrou moral sur l’ensemble de la structure” : l’ADS dispose d’un droit de veto sur toutes les modifications de statuts du FPL et de la SPIM.


“Mediapart sera dans un coffre fort” affirme le journal.


Composée de cinq salariés ou anciens salariés de Mediapart, l’association sera éternelle puisqu’elle sera continuellement renouvelée par des journalistes du média. “Mediapart sera dans un coffre fort” affirme le journal. 

Une inspiration made in Royaume-Uni : l’exemple The Guardian

C’est une première en France, mais l’idée de Mediapart n’est pas ex-nihilo. Outre-Manche, le journal The Guardian possède depuis 1936 un modèle similaire, le “Scott Trust”, aujourd’hui renommé “Scott Trust Limited”. Toutes les actions de la société ont été transférées dans ce trust.

L’acte de fiducie, en date du 19 juin 1936, déclarait que la société devait “être exploitée autant que possible sur les mêmes principes que ceux suivis jusqu’à présenté”. L’objectif était là aussi de garantir et pérenniser l’indépendance financière et éditoriale du Guardian, tout en préservant la liberté journalistique de toute ingérence commerciale ou politique. 

Via son compte twitter, Katherine Viner, actuelle rédactrice en chef du Guardian, a félicité le journal numérique français pour sa transformation.

Pourquoi le Fonds Pour une Presse Libre n’a pas été créé plus tôt? 

Créé en 2008, le Fonds de dotation est issu de la loi de la modernisation de l’économie de 2008 (loi no 2008-776 du 4 août 2008). Le journal Mediapart a, quant à lui, été pensé quelques années plus tôt, entre fin 2006 et début 2007. Sa mise en ligne officielle date, quant à elle, du 16 mars 2008, soit quelques mois avant la création des Fonds de dotation.

L’usage du fonds de dotation en France

En France, il y a autant de création de fonds de dotation par mois, qu’il y a de création de fondation par an.  Depuis 2016, plus de 300 fonds sont créés chaque année. Le 1er trimestre 2019 en compte actuellement 173. Les principaux domaines d’intervention de ces structures sont l’art et la culture (27%), la santé et la recherche, ainsi que l’action sociale, toutes deux évalués à 17%.

“Ils sont fous!” clamait la plupart des journalistes français à l’annonce du lancement de leur média 100% numérique en 2007.

Aujourd’hui, le changement de gouvernance de Mediapart engendre peu de réaction de la part des médias français, à l’exception de Goeffrey Livolsi (co-fondateur du journal indépendant Disclose) et de Pierre Duquesne (journaliste à l’Humanité), qui accueillent cette nouvelle avec enthousiasme sur leur compte twitter.

Le changement de statut de Mediapart devrait prendre effet d’ici l’automne prochain. 

Mediapart en quelques points clés 

Mediapart est journal d’actualité français, indépendant, et exclusivement numérique (aussi appelé pure-player). 

  • Le média est créé en 2008 par 4 journalistes Edwy Plenel, François Bonnet, Laurent Mauduit et Gérard Desportes, ainsi que Marie-Hélène Smiéjan.
  • L’aspiration de ses fondateurs est de créer un journal économiquement et éditorialement indépendant : le pure-player est payant et vit uniquement des recettes de ses abonnements. Mediapart ne reçoit aucune subvention de l’Etat, il n’a pas de pub et n’est pas coté en bourse. 
  • Mediapart est principalement connu pour ses investigations. Le journal a joué un rôle clé dans la révélation de plusieurs affaires : l’affaire Woerth-Bettencourt (2010), l’affaire Sarkozy-Kadhafi (2012), l’affaire Cahuzac (2012-2013), l’affaire Benalla (2018-2019) et très récemment l’affaire De Rugy (2019). 
  • En 2010, Mediapart atteint son équilibre financier. En mars 2018, le pure-player annonce avoir dépassé les 150 000 abonnés. Mediapart réunis 83 journalistes. Son chiffre d’affaire est aujourd’hui de 13,8 millions d’euros. 
  • Mediapart se définit comme “le journal de ses lecteurs”. Outre leur participation via leur abonnement, les lecteurs peuvent écrire des articles sur le ‘Club”, une rubrique exclusivement alimenté par ces abonnés.

L’Elysée, la salle de presse et Macron : un épilogue contrasté

L’Elysée l’a confirmé : la salle de presse restera dans la cour du palais présidentiel. Après un bras de fer de plus de deux ans entre les journalistes et le gouvernement sur la délocalisation du lieu, Emmanuel Macron a définitivement mis fin à la polémique, vendredi 5 juillet 2019. Une situation rappelant celle des Etats-Unis, en 2017.

L’APP se réjouit de l’issue positive de ce dossier” écrit l’Association de la presse présidentielle dans son communiqué, après l’annonce du président français, vendredi 5 juillet 2019, du maintien de la salle de presse au cœur de l’Elysée. Un débat clos, qui apaise les relations conflictuelles entre les journalistes et Emmanuelle Macron.


La surface de la salle “officielle” sera réduite de moitié.


L’entrée de la salle de presse de l’Elysée, 30 octobre 2018 / Ludovic MARIN – AFP

Maintenir la salle de presse sous conditions

L’accès à la salle presse sera permanant pour les agences de presse AFP, Reuters, AP et Bloomberg.

Les autres médias accrédités seront autorisés à y accéder de manière occasionnelle. Autrement, ils seront reçus dans une nouvelle salle, située rue de l’Elysée : une aubaine pour les chaines d’information en continu qui n’auront plus besoin de patienter sur le trottoir, en face de l’Elysée.

La surface de la salle “officielle” sera aussi réduite de moitié. Le gouvernement justifie cet aménagement par des besoins d’agrandissement des services de l’Elysée. Cette décision laisse l’APP perplexe. Dans son communiqué, cette dernière exprime sa vigilance “quant à la mise en œuvre des aménagements évoqués”.

Communiqué de presse de l’Association de presse présidentielle – 2019 – site officiel de l’APP :

Naissance d’une tension

L’annonce de la délocalisation en 2017 avait provoqué critiques et réticences : quelques semaines après le début de son quinquennat, Emmanuel Macron voulait déménager la salle de presse, située dans la cour du palais présidentiel depuis plus de 40 ans, dans une annexe, à une centaine de mètres de l’Elysée.

Un choix qui s’explique par deux raisons : consacrer cette salle à un nouvel espace de réunion pour ses conseillers, et offrir des “conditions de travail améliorées” à la presse.

Un choix vivement contesté par le milieu journalistique, notamment par l’APP, qui déclarait dans un communiqué que “la présence de ce lieu au sein du bâtiment principal ne relève pas d’un “privilège”, mais résulte de la volonté de transparence des présidents de la République, constamment réaffirmée depuis 1974″.

Dans cette décision, les journalistes y voyaient une volonté de les éloigner du pouvoir, de créer une “forteresse” autour de l’Elysée. En somme, délocaliser la salle de presse était perçu comme “une décision attentatoire à la liberté d’informer et de travailler des journalistes”.

Salle de presse de la Maison Blanche – 2017 – Mark Wilson

Une polémique faisant écho aux Etats-Unis 

La France n’est pas un cas isolé. En 2017, quelques jours avant son investiture, Donald Trump avait fait part de son intention de déménager la “briefing room”.

Originellement située dans l’aile Ouest de la Maison Blanche, accolée au bureau du porte-parole américain, celle-ci devait être délocalisée dans une pièce plus grande, en dehors de la Maison Blanche.

Là encore, la motivation du chef d’Etat était de proposer une salle pouvant accueillir un plus grand nombre de média, autant américains qu’internationaux. Donald Trump finit par céder à la pression journalistique, mais assure que son équipe fera une “sélection des personnes” pour accéder à sa salle de presse, qui ne compte qu’une cinquante sièges.