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Afrique : la justice kényane en point de mire

[Par Jean-Jules LEMA LANDU]

« Un nouveau Kenya est né »

Tel a été le cri de victoire lancé par Raila Odinga, vendredi 1er septembre, après la décision de la Cour suprême du Kenya invalidant le résultat de la présidentielle du 8 août. Celui-ci a obtenu 44,74 % des suffrages, loin du score réalisé par le président sortant, Uhuru Kenyatta, qui en a récolté 54,27 %. Si c’est une première en Afrique, ce cas n’est pas légion non plus à travers le monde.

Uhuru Kenyatta et Raila Odinga

Une première précédée par un autre cas tout aussi exceptionnel, en Gambie, où un des pires dictateurs, Yahya Jammeh, a officiellement perdu les élections. C’était en décembre dernier. Après avoir accepté sa défaite, il s’était rétracté par la suite au point qu’il fallait le résoudre à quitter le pouvoir sous la menace de l’intervention armée de la CEDEAO (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’ouest).

S’il n’y a pas de similitude entre les deux cas, il y a sans doute à y voir la naissance d’une dynamique qui pousse vers l’éclosion de la démocratie. Plus ou moins entachée en Gambie par l’attitude versatile du dictateur, la situation au Kenya s’est présentée sous le signe de la sagesse. On note que le « vainqueur déchu » a, certes, cédé à la violence verbale, allant jusqu’à traiter les juges de cette instance d’ « escrocs », sans toutefois rejeter la décision judiciaire. Une posture responsable qui a évité de donner lieu à une empoignade sanglante entre les partisans chauffés à blanc des deux camps. Après une campagne folle.

 

Tout peut donc arriver

La prise de position de la justice kényane d’invalider la présidentielle du 8 août a été saluée avec enthousiasme partout en Afrique. Outre le débordement de la presse locale, qui a épuisé tous les termes de louange, pour qualifier la circonstance, les médias africains en ont fait également leur affaire. La plupart d’entre eux ont exprimé l’espoir de voir, enfin, tout le continent emboîter le pas des juges kényans. Tel aussi a été le sentiment de plusieurs observateurs indépendants, à l’instar de Crisis Group, qui estimait que « la démocratie non seulement au Kenya, mais également en Afrique, est en train de mûrir ».

[source : https://afrochild.files.wordpress.com]

De tout côté, le satisfecit est donc total, mais ce n’est là que la partie visible de l’iceberg. Car, derrière cette décision judiciaire se cachent nombre d’interrogations, par rapport à la réalité sur le terrain.

 

Quelques questions sur la nouvelle élection…

Le pays dispose-t-il de moyens financiers nécessaires pour organiser, en soixante jours, deux présidentielles sortables ? Trouvera-t-on une solution qui satisfasse toutes les parties, quant à la restructuration de la Commission électorale indépendante (IEBC) que l’opposition appelle de tous ses vœux, alors que le parti au pouvoir s’y refuse net ? La sagesse observée aujourd’hui de la part des deux candidats sera-t-elle toujours de mise, lors de la proclamation du scrutin remis en jeu ?

Sur un autre plan, quelle serait la place des observateurs internationaux, clairement décrédibilisés par la décision de la Cour suprême, alors qu’ils avaient déclaré « crédible » l’ensemble des opérations du vote ? La question restera longtemps posée…

Enfin, au Kenya, comme c’est le cas partout en Afrique subsaharienne, se pose avec acuité la question ethnique. Les Luo, d’un côté, et les Kikuyu, de l’autre, ne continuent pas moins de se regarder en chiens de faïence. Tout peut donc arriver, lors du second scrutin prévu pour le 11 octobre. En attendant, la Cour suprême constitue le point de mire.

Le Kenya entre pouvoir politique et « empires » financiers

[Par Jean-Jules LEMA LANDU]

L’Histoire a encore bégayé au Kenya. L’ombre du spectre des événements qui ont endeuillé la présidentielle de 2007 planait sur le pays, à mesure que l’on s’approchait de la date fatidique du 8 août. En dépit de toutes les précautions mises en œuvre, le rituel macabre s’est encore imposé : contestation véhémente de résultats, actes de vandalisme, bain de sang.

Les raisons sont d’ordre politique, ethnique et… financier ; ce dernier point a souvent été oublié, alors qu’il joue un rôle important dans la configuration socio-politique du pays.

Les élections, au Kenya, c’est la guerre pour le pouvoir entre deux ethnies, deux « empires » financiers. Car, le Kenya postcolonial, c’est l’histoire des deux hommes : Jomo Kenyatta, de l’ethnie kikuyu (majoritaire), et Oginga Odinga, de l’ethnie luo. L’un et l’autre furent, à l’époque (les années 1930 -1940), de rares sommités intellectuelles kenyanes. Kenyatta ethnologue formé à Londres, Odigna diplômé de l’éducation de la fameuse université de Makerere, en Ouganda.

Le président Jomo Kenyatta et le vice-président Oginga Odinga

A l’indépendance du pays, en 1963, les deux fleurons collaborent. Dans l’effervescence de la liberté fraîchement conquise, le temps n’était pas aux disputes. Kenyatta occupa les fonctions de président et Odinga celles de vice-président. Une entente qui durera jusqu’en 1965, avant de connaître une rupture brutale, et une première empoignade sanglante ethnique entre les Kikuyu et les Luo : 11 morts et des dizaines de blessés.

C’est le départ d’un psychodrame que vont hériter leurs deux rejetons, Uhuru Kenyatta, d’une part, Raila Odinga, de l’autre. Mais un héritage complexe, du fait qu’en Afrique, quand quelqu’un émerge en politique ou dans les affaires, il devient, du coup, leader en tout, mais surtout un « patron », créateur d’emplois en faveur des membres de son ethnie. C’est, à ce titre, que le patriarche Odinga Oginga fut désigné « Ker » (roi, en luo).

Uhuru Kenyatta et Raila Odinga

Les deux « dynasties » règnent sur de véritables empires financiers. Si, en 2011, Uhuru a été classé par Forbes 26e fortune africaine, pesant près de 500 millions de dollars, son rival caracolait entre 200 et 300 millions de dollars. Chaque camp représente un puissant conglomérat, avec une immense capacité d’embauche. C’est donc des patrimoines à défendre, non à titre individuel, mais au nom de chaque ethnie. Ainsi, pour les deux dirigeants, entre en ligne de compte, presque inconsciemment, la notion de « responsabilité pour l’autre » du philosophe Emmanuel Levinas.

Or, pour assurer l’épanouissement et la survie de ces entreprises et, par ricochet, le bien-être des membres de chaque ethnie, on connaît la voie, en Afrique : s’appuyer sur la puissance et les « vices » de la politique. C’est dans ce registre qu’il faut placer la saga de la lutte politique kényane, dont le flambeau a été repris par Uhuru Kenyatta et Raila Odinga. Battu à deux reprises par les leaders kikuyu, après la mort de Jomo Kenyatta, en 1978, Raila entre dans l’arène, pour la troisième fois, contre le jeune Uhuru, en 2013. Il perd la partie contre le novice qui l’emporte d’un cheveu, avec 50,07 % des voix.

Restait donc pour le vieux lion, âgé aujourd’hui de 72 ans, de gagner les dernières élections. Raté le baroud d’honneur ! Le jeune loup, 51 ans, l’a emporté haut la main, avec 54, 27 % des suffrages. D’où la contestation acide du désormais « retraité » politique.