France : faire de l’éducation aux médias « une vraie politique publique »

Campagne de désinformation, fake news, concentration des médias, baisse de la confiance envers les journalistes… En 2023, le monde du journalisme fait face à de nombreux défis mettant à mal son indépendance. En Europe comme en France, acteurs de la presse, du monde associatif et éducatif se mobilisent pour redonner le goût de l’information au public.

En France, l’éducation aux médias (EMI), bien qu’assez récente, se cristallise dans l’espace éducatif. Des associations et des programmes sont mis en place, alors que les campagnes de désinformation massive en ligne prolifèrent en Europe. Comment les citoyens français se protègent-ils de telles menaces ?

Des actions françaises entièrement dédiées à l’EMI

Lors de la création d’Entre les lignes en 2010, Olivier Guillemain voit clair dans sa mission. « Nous avions l’idée avec ma cofondatrice [Sandra Laffont, NDLR] de rétablir le lien de confiance entre les citoyens et les médias car nous étions passionnés par notre métier et nous voulions transmettre ce goût de l’information. »

A ce moment, un climat de méfiance envers les médias s’installe durablement en France, malgré une bonne situation de la liberté de la presse.

Un paradoxe « toujours valable aujourd’hui. Il n’y a jamais eu autant de médias et nous n’avons jamais eu autant de mal à nous informer. »

Pour l’association, il est primordial que les jeunes possèdent « les outils pour faire le tri et développer un esprit critique. Nous voulions aussi sensibiliser sur le pluralisme des médias en France, nos ateliers permettent de découvrir de nouveaux médias. Nous avons choisi de nous focaliser sur les jeunes pour leur donner les bons réflexes dès le début de leur vie citoyenne », explique avec engouement Olivier Guillemain.

Des collégiens devenus journalistes

Si « Entre les lignes » bataille seule les premières années pour mener sa mission à bien, l’année 2015 signe un tournant pour l’association.

« En 2010, l’EMI n’était pas du tout un thème porteur, nous étions très peu d’acteurs. Nous ne bénéficions pas de financement public, mais nous avons assisté à un vrai point de bascule avec les attentats de 2015 et Charlie Hebdo. »

Après les attentats, des campagnes de désinformation se sont mises à pulluler sur les réseaux, poussant les pouvoirs publics à s’intéresser de plus près à l’éducation aux médias.

« Nous avons alors reçu des financements publics ainsi que le soutien de l’Éducation nationale, du ministère de la Culture et de la DILCRAH. Vint ensuite le financement par les fondations privées. »

« Aujourd’hui nous comptons 240 bénévoles dans nos équipes, pour 430 interventions en 2022 dans 44 départements. Nous souhaitons que l’EMI devienne une vraie politique publique, car le public adulte en a besoin aussi. Nous avons prêché dans le désert pendant longtemps les premières années, aujourd’hui nous remarquons une volonté solide de la part de tous les acteurs de l’EMI », constate Olivier Guillemain, plein d’entrain et d’espoir pour la jeunesse française.

Renvoyé Spécial

Loin d’être étrangère dans le domaine, la Maison des journalistes est un acteur important de l’éducation aux médias. Elle entretient depuis 2006 un partenariat avec le CLEMI (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information) et le ministère de l’Éducation nationale.

Ce partenariat productif permet aux journalistes de la MDJ de rencontrer des lycéens pour discuter de leur parcours et de leur métier, en France métropolitaine comme en Outre-mer.

Plus de 10 000 élèves ont ainsi pu entendre le récit de ces journalistes et échanger avec eux. La MDJ et le CLEMI comptabilisent plus de 100 interventions conjointes avec des journalistes syriens, tchadiens, afghans, soudanais, irakiens, marocains ou encore yéménites.

Tous viennent exprimer devant les élèves la difficulté d’exercer leur métier dans leur pays d’origine. D’une richesse exceptionnelle, ces rencontres offrent aux élèves un contact direct avec l’actualité, un témoignage qui permet d’incarner des concepts souvent abstraits, une prise de conscience de l’importance de la liberté d’expression et de la pluralité dans les médias.

Inviter à la discussion pour permettre la critique

« Nous proposons cinq ateliers différents de deux heures chacun », relate le directeur de l’association. L’atelier rencontrant le plus de succès demeure « démêler le vrai du faux sur Internet », mais il assure non sans humour « se battre pour faire vivre les autres thèmes aussi. »

« Les jeunes apprécient cette approche où nous partons des usages du public en s’interrogeant sur leur quotidien. Le journaliste partage son expérience et vice-versa. Des collégiens ayant participé à des ateliers il y a quelques années sont même devenus journalistes aujourd’hui ! » Signe que l’éducation aux médias est un enseignement contemporain incontournable.

Si les premières années étaient consacrées aux élèves de collège et lycées, l’action de l’association s’est élargie aux élèves de primaire. « C’est au collège et au lycée que les usages numériques sont les plus développés », explique l’ancien journaliste.

« Aujourd’hui cet usage se fait de plus en plus tôt, les enfants de 10 ans sont sur les réseaux malgré l’interdiction pour les moins de 13 ans. Il faut les protéger aussi. Nous ne parlons pas de fake news avec eux mais de rumeurs, nous créons du contenu sur-mesure pour les plus jeunes. »

« Nous partons des usages des gens en face de nous : nous nous adaptons en fonction du primaire, collège, lycée… Selon leurs pratiques et usages. Nous ne les jugeons ni ne les culpabilisons sur leurs pratiques, car il y a des bonnes sources d’infos sur les réseaux sociaux – il faut simplement pouvoir les identifier. »

Et de rappeler que les parents ont un rôle à jouer. « Nous les encourageons à discuter avec leurs enfants, en leur expliquant comment bien s’informer. Certaines interventions peuvent déclencher des discussions avec les enseignants et les parents, qui ne savent pas vraiment ce que font leurs enfants en ligne. Les parents constituent un public qu’on n’oublie pas, nous organisons des ateliers avec les adultes en médiathèque ou des centres sociaux pour les sensibiliser. »

L’association est fière des « retours très encourageants » des enseignants et de certains parents, et cherche à étendre son dispositif au niveau national. Elle a mis en place un laboratoire d’EMI en 2020, englobant 12 écoles primaires dans huit départements métropolitains et en Guadeloupe.

Une initiative des plus bienvenues en France, où le gouvernement ne se penche que depuis quelques années sur la question. Qu’il s’agisse d’une collaboration internationale ou de mesures gouvernementales, l’Etat français semble être en décalage avec ses concitoyens sur l’éducation aux médias : aucun programme institutionnel n’a encore été mis en place, malgré l’urgence de la situation.

Maud Baheng Daizey

Assises du journalisme, ou comment préserver l’indépendance de la presse

Campagne de désinformation, fake news, concentration des médias, baisse de la confiance envers les journalistes… En 2023, le monde du journalisme fait face à de nombreux défis mettant à mal son indépendance.

En Europe comme en France, acteurs de la presse et politiciens se réunissent et tentent de redonner « le goût de l’information » au public.

Dernière rencontre en date, les Assises du journalisme à Tours du 27 mars au 1er avril, où journalistes et représentants de la Commission européenne ont pu faire part de leur avancée dans le domaine.

Six jours de réflexion et de partage entre les journalistes, associations d’éducation aux médias et citoyens, cette 16ème édition s’est consacrée à la préservation de l’indépendance des médias et la protection des journalistes.  

Media Freedom Act, texte européen « novateur »

Aux Assises de Tours, la porte-parole de la Commission européenne en France Adina Revol, s’est attardée sur ce nouveau règlement. Elle a vanté un « texte novateur » dans la lutte contre la désinformation et la protection des médias.

À l’heure de la concentration des médias et des menaces envers les journalistes sont de plus en plus nombreuses, comment l’Europe compte-t-elle préserver l’indépendance de sa presse ?

Le 16 septembre 2022, la Commission européenne esquisse une réponse et adopte le « Media Freedom Act (MFA) » pour protéger le pluralisme sur le continent.  Sans détour, la porte-parole a assuré que le MFA « faisait partie du plan d’action pour la démocratie européenne » initié en 2020.

Des dispositions ont donc été mises en place afin de lutter contre les ingérences politiques et de garantir un « financement stable » des médias publics.

La transparence des rédactions est également mise à l’honneur, grâce à une série de mesures « visant à protéger l’indépendance des rédacteurs et à divulguer les conflits d’intérêts. »

Les Etats-membres ont désormais l’obligation de prévoir des fonds pour les médias publics, s’exposant autrement à des sanctions.

La porte-parole en a profité pour informer le public des récentes propositions faites par la Commission européenne pour lutter contre les logiciels-espions, qui une fois consolidées et acceptées, feront partie intégrante du règlement.

Des avancées européennes positivement accueillies, mais encore fragiles selon Cécile Dubois, co-présidente du Syndicat de la Presse Indépendante d’Informations en Ligne.

Elle a tenu à saluer un règlement européen particulièrement attendu, protégeant d’autant plus la presse « des régimes libéraux ».

Elle a également félicité la Commission d’avoir inscrit dans son règlement les droits fondamentaux des éditeurs et journalistes, une première dans le droit européen mais qui devront s’accompagner de mesures plus impactantes.

Rien dans le texte ne protège les journalistes et lanceurs d’alerte des menaces civiles et privées, qui conduisent parfois à leur mort pour tuer leurs investigations.

De nombreux ateliers, débats publics, diffusions de documentaires et expositions ont ponctué ces journées d’information. Participante active des Assises, la Maison des Journalistes a eu le plaisir de se joindre le 30 mars à une rencontre avec les élèves du club journal du lycée Jean Monnet de Joué, à Tours.

L’occasion pour évoquer l’essence et les travaux fournis par l’œil de la MDJ, autrefois l’œil de l’exilé, et plateforme dédiée aux journalistes du monde entier.

Albéric de Gouville, président de la MDJ, Alhussein Sano, journaliste guinéen réfugié et Samad Ait Aicha, journaliste marocain, étaient présents pour répondre aux questions des étudiants.

Ils ont tous deux parlé de leur vie et de leur travail au Maroc et en Guinée Conakry, n’omettant pas les poursuites judiciaires et les menaces qu’ils ont subi. Touchés, les élèves ont longuement applaudi les deux journalistes après une série de questions.
Alhussein Sano et Albéric de Gouville.

Des assassinats de plus en plus nombreux

En 2022, 86 journalistes ont été tués, soit un tous les quatre jours et la moitié en-dehors de leur vie professionnelle. Pourtant, tous ont perdu la vie pour avoir couvert un sujet sensible.

Un reflet bien triste de l’état de l’indépendance de la presse dans le monde, menacée de toutes parts. Mais alors, comment protéger les professionnels des médias et leur travail ?

Les Assises ont donné la parole à Laurent Richard, fondateur de Forbidden Stories, et sa journaliste Cécile Andrzejewski pour détailler les missions de Forbidden, un consortium constitué de journalistes du monde entier.

L’objectif ? Terminer les enquêtes des journalistes massacrés, afin que leur travail ne disparaisse pas en même temps qu’eux. Ils ont dévoilé de grands scandales tels que l’affaire Pegasus en 2021 et Story Killers en 2022. L’affaire avait exposé des entreprises d’influence perturbant les périodes électorales de multiples pays.

Le projet a été initié en 2017, suite à la mort de la journaliste maltaise Daphné Caruana, assassinée la même année. Journaliste d’investigation, Daphné Caruana enquêtait sur une affaire de corruption avant que l’on ne piège sa voiture avec une bombe.

« Je voulais rendre les tueries de journalistes contre-productives »

Sa mort avait suscité l’émotion et l’indignation internationale, poussant les journalistes à se rassembler et collaborer avec des ONG et associations. En six ans, de nombreuses enquêtes ont permis de dévoiler des secrets étatiques et internationaux.

Selon Laurent Richard, « les journalistes sont toujours tués à cause de sujets sociétaux majeurs : corruption, environnement ou encore abus de pouvoir », sujets trop importants pour s’éteindre avec leur auteur.

Grâce à sa « safebox network », un coffre-fort numérique, les journalistes d’investigation peuvent désormais télécharger et stocker leurs données d’enquête n’importe où dans le monde. Une fois déposées dans le coffre, elles ne deviennent accessibles qu’aux journalistes du consortium.

De cette façon, les menaces et pressions que subissent les journalistes finissent par être inutiles. À travers Forbidden Stories, Laurent Richard tenait à « rendre les tueries de journalistes contre-productive en enquêtant après le disparu. »

Il a toutefois assuré que Forbidden « n’est pas une assurance-vie, nous n’offrons pas de protection physique » aux journalistes lanceurs d’alerte.

Mais comment s’assurer que la « safebox network » ne sera pas compromise ou victime d’une cyberattaque ? Pour la MDJ, Laurent Richard a détaillé que le système « était sécurisé par SecureDrop (plateforme développée par les équipes d’Edward Snowden), et n’est accessible qu’en passant par Tor. »

Ils sont également conseillés par des experts en cybersécurité. « Avec l’affaire Pegasus, nous sommes entraînés » à ce genre de problématique. « Nos journalistes sont déjà menacés, alors nous travaillons avec les solutions les plus sûres aujourd’hui. »

Une façon efficace et durable de préserver la liberté et l’indépendance de la presse à travers le monde.

Problématique de plus en plus alarmante à laquelle la Commission européenne tente aujourd’hui de répondre avec le règlement « Media Freedom Act », contenant des dispositions prometteuses. D’autres mesures (telle l’éducation aux médias) demeurent néanmoins incontournables pour relever ce défi.

Maud Baheng Daizey

Finlande : quelles leçons tirer de sa lutte contre la désinformation ?

Depuis 2014, le pays nordique est l’une des cibles privilégiées des campagnes de désinformation massives russes, dans le cadre de l’invasion de la Crimée. Des campagnes de désinformation qui s’accompagnent d’actions concrètes sur le terrain, complexifiant d’autant plus la lutte. Mais comment la Finlande combat-elle ces nouvelles menaces ?

Si les bombes pleuvent sur Kiev, leurs retombées atteignent jusqu’à Helsinki. Depuis 1970 et du fait de sa délicate position géographique, la Finlande se démène pour contrer l’influence russe. Très vite, le pays a réalisé qu’il fallait armer sa population des bons outils pour déjouer les opérations de désinformation, notamment à l’école.

Pionnière dans le domaine, The Finnish Newspaper Association accompagne les professeurs depuis plus de 50 ans dans l’éducation aux médias (EMI). « Nous organisons plusieurs campagnes nationales chaque année (notamment la Semaine de l’information, une collaboration entre les écoles et les journaux, au début de l’année, et une campagne pour la Journée internationale de l’alphabétisation au début du semestre d’automne) et menons des recherches sur l’utilisation quotidienne des médias par les jeunes. »

Ils sont également pourvoyeurs de matériel pour les professeurs, comprenant des manuels d’analyse de l’actualité climatique, des jeux de société ludiques, des conseils de formation ou encore des cartes thématiques. Leurs programmes et financements ont rencontré un tel succès qu’ils ont étendu leurs compétences aux tranches les plus âgées de la société.

Des programmes adaptés aux enfants comme aux plus grands

Susanna Ahonen, chargée de projets dans l’association, nous détaille que « la guerre en Ukraine nous a beaucoup impacté. En janvier 2022, mon équipe et moi-même travaillions sur une intelligence artificielle, et avons créé une série de podcasts sur la manière dont les IA impactent le travail des journalistes. Nous étions censés approfondir le sujet mais nous avons dû laisser tomber notre projet le 24 février 2022, jour de l’invasion de l’Ukraine. Nous nous sommes focalisés sur les campagnes de désinformation, et avons promu le journalisme pour en faire la matière principale de l’EMI. »

« Nous n’avons pas vraiment de programmes pour les Finnois adultes, notre objectif principal visant les enfants et les adolescents », a-t-elle ajouté au micro de la MDJ. « Nous offrons cependant des guides et du matériel d’EMI aux étrangers vivant en Finlande, et nous collaborons avec les professeurs de finnois pour apprendre la langue aux expatriés. Dans les écoles, nous travaillons avec les enseignants d’histoire et de finnois pour l’EMI. »

Photo d’illustration de Kenny Eliason

Pour contrer les attaques, le « pays du Soleil de minuit » se concentre sur les collèges et lycées, où les élèves apprennent à vérifier des informations durant des ateliers. Les parents peuvent parfois y être conviés. Les jeunes Finlandais découvrent durant ces heures dédiées à quel point il peut être aisé de manipuler une photo ou une info, afin qu’ils puissent prendre du recul et analyser d’eux-mêmes le contenu en ligne.

L’éducation aux médias sans restriction d’âge

Les professeurs finlandais sont également encouragés à discuter pendant les heures de cours avec leurs élèves si ces derniers ont des questions au sujet de telle information ou rumeur. Ils n’hésitent pas à échanger avec des élèves de maternelle pour mieux les préparer à faire la différence entre info et intox. Une éducation complète incluant aussi une formation sur les statistiques et leur manipulation. Très vite, les écoliers apprennent à se fier aux chiffres plutôt qu’aux beaux discours.

Toutes les couches civiles de la société sont impliquées : parents, professeurs, ONG européennes, n’ont de cesse de proposer des activités. Mieux, la “formation continue” se poursuit au-delà de l’école : « l’éducation aux médias fait partie des activités des bibliothèques, de plusieurs ONG, des organisations de médias et du secteur privé. Beaucoup d’activités liées à l’éducation au cinéma, aux jeux et à l’art sont également réalisées » dans le cadre de cette formation, explique l’ONG The Finnish Society sur son site.

Hybrid CoE, fer de lance de la lutte contre les menaces hybrides

Créé en 2017, le Centre européen d’excellence pour la lutte contre les cyber-attaques est un des points centraux du combat européen. Hybrid CoE a par ailleurs son siège dans la capitale finnoise Helsinki, où le projet a vu le jour il y a plusieurs années. Depuis 2017, l’institution s’est développée au point d’accueillir désormais 33 pays de l’OTAN et de l’Union européenne, dont la France.

Tous s’y retrouvent pour mettre en place et échanger des méthodes d’apprentissage et des techniques contre les attaques hybrides, telles les cyber-attaques et campagnes de désinformation. Ces méthodes peuvent être utilisées autant par les citoyens que par les agents des Etats-membres. Leur ennemi ? Les attaques hybrides : elles peuvent être à la fois militaires et civiles (joindre une attaque physique avec une campagne massive de désinformation par exemple). En 2023, l’un des objectifs du Centre cible les faiblesses des pays occidentaux face à cette menace.

Markus Kokko, chef du service Communication d’Hybrid CoE, explique que si les pays participant à l’initiative sont tous affiliés à l’UE ou à l’OTAN, Hybrid CoE n’a « aucune connexion officielle avec ces deux organisations. Nos activités couvrent de nombreux domaines, comme par exemple la protection du processus démocratique de nos pays participants. Notre rôle n’est pas celui d’un acteur opérationnel, nous fournissons seulement des conseils et analyses sur les meilleures pratiques à adopter contre les menaces hybrides. »

Se prémunir d’une déstabilisation extérieure lors d’élections, ou encore savoir faire face à une campagne de désinformation massive, font partie des exercices d’entraînement d’Hybrid CoE. Grâce à ses conseils, nouveaux concepts et outils mis à la disposition des gouvernances, l’institution permet à ces dernières « de renforcer leur législation ainsi que leur administration pour être plus résilientes », précise Markus Kokko pour l’œil de la MDJ.

En somme, « notre mission est de conseiller et renforcer les capacités de défense des pays membres et ce dans plusieurs domaines. La Chine et la Russie tentent de faire du mal aux démocraties tout en échappant aux définitions rigides, et leur développement est en permanente évolution. Elles ne sont pas classifiables, leur phénomène est continu. » Hybrid CoE ne se cantonne pas à la théorie et aux conseils mais organise des exercices d’entraînement, en présence de l’Union européenne et l’OTAN. 

Il rappelle que « les opérations des menaces hybrides exercées par les Russes en Ukraine ne sont pas récentes, car cela fait plus de dix ans que le Kremlin tente de gagner en influence en Ukraine. La guerre à grande échelle en Ukraine que nous vivons aujourd’hui est la première où de nouveaux éléments de guerre, tels que les cyber-opérations et les opérations d’information, jouent un rôle de premier plan et visible. »

Une réponse française encore balbutiante

En six ans, quelles leçons la France a-t-elle tiré du savoir de l’Hybrid CoE ? Très peu pour le moment. Selon un rapport de l’Hybrid datant de juillet 2021, la France a bel et bien mis en place l’agence nationale Viginum, sous les recommandations de l’institut. Ayant pour objectif la vigilance et la protection contre les ingérences numériques étrangères, Viginum détient quelques actions à son actif. L’agence est composée d’une quarantaine d’agents « spécialistes en investigation et analyse numériques, en marketing digital, en sciences de la donnée, en sciences politiques et géopolitique » avec pour missions de « protéger le débat public numérique et sécuriser les rendez-vous électoraux ». Lors de l’élection présidentielle de 2022, Viginum assure avoir stoppé 5 ingérences numériques étrangères, comprenant des campagnes de désinformation portant atteinte à la crédibilité des scrutins. Depuis, silence radio sur ses actions. Sollicité par notre journal, Viginum ne nous a jamais répondu.

Maud Baheng Daizey

En Russie, parler de la vie quotidienne pour obtenir plus de justice

Yurii est un jeune journaliste de 26 ans, qui a grandi en Sibérie et s’est consacré au journalisme d’investigation en Russie depuis quelques années. Il a commencé dans un journal de la ville Yekaterinburg (Sibérie occidentale) en 2016, s’intéressant en premier lieu aux affaires de prisonniers politiques de Russie, issus de différents domaines : journalistes, critiques du pouvoir ou simples citoyens, Yurii avait à cœur à médiatiser leurs situations.

Malgré son jeune âge et l’absence de diplôme de journalisme, il a très rapidement appris les ficelles du métier et s’est concentré sur ses enquêtes politiques. Yurii a toujours voulu parler et dévoiler les persécutions politiques que les Russes subissent. Selon lui, « il faut bien quelqu’un pour en parler » et ce, malgré une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Aujourd’hui hébergé à la Maison des journalistes, il se confie sur la censure russe et son parcours.

Enquêter pour la justice

Après Yekaterinburg, Moscou : le jeune homme est devenu journaliste pour le Grani.ru en fin 2016, un site d’informations généralistes en ligne depuis 2000. Fruit d’une collaboration franco-russe, le site auparavant basé à Moscou a été interdit sur le sol russe en 2012 mais continue de fonctionner et de produire des articles indépendants depuis l’étranger. 

Yurii écrivait alors quotidiennement pour Grani.ru sur des scandales ou affaires politiques russes, biélorusses et ukrainiennes. S’il n’est pas très bavard, il explique qu’il n’avait point peur des répercussions fédérales malgré le danger. « Je voulais parler de notre vie de tous les jours et si possible, la changer et obtenir plus de justice dans notre pays. » 

La censure ne lui faisait pas peur car il s’était armé contre elle. « Le système de censure en Russie est assez complexe, mais je le contournais facilement en ligne… » admet Yurii avec un petit sourire. « Mais en règle générale, les sites d’informations peuvent être rapidement bloqués par une simple décision d’un juge ou d’un procureur s’ils parlent des manifestations. Quant aux réseaux sociaux, ils sont totalement contrôlés par le gouvernement. »

Des exercices militaires russes pour préparer la guerre en Ukraine

Photo de Tetiana Shyshkina d’une manifestation contre la guerre en Ukraine.

Des techniques subsistent pour contrer le Kremlin. « Avec un bon VPN, vous pouvez plus aisément passer les mailles du filet. Il y avait toujours des personnes concernées par la guerre en Ukraine ou nos propres problèmes de société en Russie pour venir me parler. Je me souviens par exemple de la femme d’un prisonnier politique qui m’avait fourni un nombre conséquent d’informations sur les conditions de détention dans la prison de son mari, afin que cela soit rendu public. » Aujourd’hui hélas, Yurii n’a plus « aucun contact » avec ses collègues, pour des raisons qu’il ne tient pas à détailler.

La vie de Yurii bascule la même année, alors qu’il n’était âgé que de 20 ans. La guerre de Crimée avait débuté en 2014 et continuait de faire rage deux ans plus tard, un sujet particulièrement sensible pour le jeune journaliste. L’une de ses connaissances le contacte alors depuis la région de Pskov, lui écrivant qu’il avait observé des hommes de l’armée russe se soumettre à des exercices militaires. 

Situé aux frontières de la Lettonie, l’Estonie et la Biélorussie, Pskov est un oblast russe à l’extrême-est du pays. Son contact s’interroge sur la cause des exercices dans la région, pensant que les soldats se rendraient par la suite en Ukraine.

Yurii a alors flairé la bonne information et ne perd pas une seconde pour enquêter. Après la publication de son enquête, un membre du Kremlin l’a contacté pour le menacer. Il a ensuite divulgué les informations personnelles de Yurii sur Internet, l’accusant d’avoir colporté et diffusé des fausses informations sur l’armée russe. S’ensuivit une campagne de harcèlement contre sa personne, comprenant agressions physiques, menaces de mort et d’emprisonnement. Yurii était victime de doxxing, des cyberattaques ayant pour but d’exposer vos données les plus vulnérables, l’empêchant de se réfugier chez lui après la fuite de son adresse.

Un procès expéditif et des menaces de mort

Le jeune homme comprend alors que sa vie est en danger et décide de fuir la Russie la même année, pour se réfugier en Ukraine. Passer la frontière n’a pas présenté de difficultés majeures, ne faisant pas encore l’objet d’un mandat d’arrêt.

Le jeune journaliste précise à plusieurs reprises qu’il demeure un citoyen engagé qui a à cœur de dévoiler la vérité. Il a passé deux ans dans la capitale ukrainienne en poursuivant ses investigations et en demandant l’asile à Kiev. Mais en 2018, après avoir participé à une manifestation contre la guerre, une enquête a été ouverte par le Kremlin. 

Un procès s’est tenu par contumace dans la capitale russe, toujours pour divulgation de fausses informations. Sa demande d’asile a été rejetée par Kiev à la même période, sans qu’il n’obtienne la moindre justification. Il lui était désormais impossible de retourner en Russie après avoir été reconnu coupable à son procès, un mandat d’arrêt étant dorénavant actif à son encontre. 

La Géorgie ne lui a pas accordé l’asile non plus et Yurii s’est alors tourné vers la France. « La France est un pays démocratique où la liberté de la presse est très forte, je me suis dit que votre pays pourrait m’aider. Je ne savais plus vers qui me tourner », explique-t-il d’un ton impassible.

Yurii compte bien continuer son travail de journaliste en France, mais n’est pas fermé à l’idée d’apprendre un nouveau métier. La Maison des journalistes représente pour lui une halte salvatrice, le temps de reprendre pied et de se protéger de la répression russe. 

Maud Baheng Daizey

PORTRAIT. Nadiia Ivanova : fuir la guerre pour retrouver Paris, ville de la paix

Nadiia Ivanova, Ukrainienne au carré long et impeccable, possède un sourire empreint de gentillesse. Née en avril 1981 en Crimée, Nadiia Ivanova est une femme pugnace et souriante, détentrice de trois masters : l’un en économie après un cursus à l’Université des ressources naturelles de Crimée, le second en journalisme et le troisième en marketing. Réfugiée à Paris et accompagnée par la Maison des Journalistes depuis mars, la brune a confié son parcours à l’Œil de la MDJ. Portrait d’une voix ukrainienne inépuisable.

Tout commence en 1998 pour Nadiia Ivanova, lorsqu’elle prend les commandes d’une radio de divertissement en Crimée, en tant que rédactrice cheffe de la rubrique informations. La femme grimpera les échelons au fil des années en même temps qu’elle obtiendra ses diplômes, avant de se rendre à Kiev pour poursuivre sa carrière et travailler pour une radio locale, en tant que cheffe de la rubrique musicale.

En 2015, Nadiia entre au service de Lux FM en tant que journaliste info, un tournant significatif pour sa carrière. Dès 2018, la journaliste radio devient une professeure des arts oratoires de l’école de Journalisme Radio à Kiev, un métier qui la passionne encore aujourd’hui.

Véritable voix des Ukrainiens, Nadiia incarne deux ans plus tard la voix officielle de l’application mobile des services publics Diia.gov.ua, utilisée par la population pour envoyer, signer et remplir des documents administratifs. La quarantenaire a conduit plus de 500 interviews en live et possède une solide carrière de 20 ans en radio.

Une carrière interrompue par les bombardements

Mais en février 2022, Nadiia assiste impuissante aux premiers jours de la guerre, alors qu’elle représente l’une des journalistes radios les plus en vue de Lux FM. Celle-ci est obligée de fermer dès les premières heures des hostilités, coupant court à ses aspirations professionnelles.

Le sourire de Nadiia s’efface un peu à l’évocation des bombes, tandis que ses yeux roulent pour fouiller dans sa mémoire. Le second jour de la guerre l’a terriblement marquée : alors que Kiev est bombardée par la Russie, son appartement situé à l’ouest de la capitale échappe de peu à un obus, qui tombera sur le bâtiment à côté.

« C’était effrayant et très compliqué », assure-t-elle en déviant le regard. « Je dormais chez moi, le 24 février, lorsque les premières bombes sont tombées à cinq heures du matin. C’était la première fois que j’entendais ce son qui m’a fait réaliser que la guerre avait véritablement commencé. »

Nadiia Ivanova à son bureau

Depuis début février 2021, les Ukrainiens étaient prêts à la guerre, qu’on « pouvait sentir dans l’air. » Ils avaient préparé pour la majorité des sacs de secours en cas de fuite. « Lorsqu’un bombardement est annoncé à travers les sirènes de la ville, vous avez une quinzaine de minutes pour fuir », relate Nadiia sans attarder son regard trop longtemps. « Votre sac doit déjà être prêt avec quelques vêtements, de la nourriture, une trousse de secours et de l’eau. » Nadiia ne partira pas seule : un ami la rejoindra à son appartement, plus proche de la frontière que partagent la Pologne et l’Ukraine, pour qu’ils puissent se rendre en France ensemble.

Un véritable parcours du combattant. Les deux amis établissent leurs pénates d’abord dans un petit village à l’ouest du pays pour quelques jours, village qui fait face comme le reste du pays à des problèmes d’électricité, gaz et eau courante. « J’ai dû porter les mêmes habits pendant douze jours environ », affirme-t-elle de sa voix douce avec un demi-sourire gêné. « Nous étions tellement stressés avec les alertes à la bombe qu’on ne pouvait plus dormir ou manger correctement, nous ne pensions pas à nous changer au cas où il faudrait s’enfuir au plus vite. »

Vingt minutes d’antenne par jour pour Lux FM

Ils passent quelques jours en Allemagne avant de rejoindre la capitale française, que Nadiia a toujours portée dans son cœur et où d’autres amis vivent. Le traumatisme la suit jusqu’à Paris, où elle a eu les premiers mois l’impression d’entendre le sifflement mortel des bombes. Aujourd’hui encore, il est difficile pour elle de se dire qu’elle est finalement saine et sauve et que la guerre ne la poursuivra pas.

De son appartement, Nadiia n’a quasiment rien emporté : les vêtements qu’elle porte à Paris les premiers mois sont ceux de ses amis. Toujours en location, l’appartement est aujourd’hui utilisé par une de ses connaissances après son départ, qui lui a attesté du vol de plusieurs de ses affaires. « Je me suis énervée au début, avant de relativiser. En temps de guerre, ce vol est beaucoup plus compréhensible. »

Quant à la radio Lux FM, elle peut à nouveau émettre des émissions. Problème, la couverture électrique est terriblement chamboulée par les bombardements. De nombreux blackouts minent les journées des Ukrainiens, avec quelques minutes d’électricité par jour dans tout le pays. « Les drones iraniens ont détruits nos centrales électriques, les habitants doivent pouvoir cuisiner, se laver et laver leurs vêtements en l’espace d’une vingtaine de minutes seulement. A Lux FM, seulement deux journalistes sont revenus travailler et ne bénéficient que d’un temps d’antenne quotidien très court », explique-t-elle d’une voix ferme.

Paris, ville des Lumières et de la paix

Nadiia évoque la libération de la ville de Kherson comme « un jour marquant, comme si on entrait dans une période de vacances très spéciales. » Elle ne compte cependant pas retourner à Kiev et Lux FM car elle ne veut plus vivre seule comme auparavant dans son appartement. « J’ai trop sacrifié pour faire le chemin inverse, la guerre m’a trop effrayée. Je veux vivre à Paris, la ville des Lumières et en temps de paix. J’ai toujours été fascinée par la langue française et Paris. La capitale est comme mon amante, je comprends cette ville et ses habitants, je m’y retrouve bien. Je ne veux pas perdre ma gentillesse et vivre dans la haine », confie la journaliste avec un franc sourire.

Nadiia participera bientôt aux activités de la MDJ, notamment l’édition 2022 de Renvoyé Spécial, le programme de sensibilisation à la liberté d’expression et de la presse. Elle étudie aujourd’hui le français et les arts à la Sorbonne et ne compte pas retravailler dans l’économie, mais “devenir une personne utile à la société française” et lui rendre tout ce que le pays a su lui donner. « J’ai suivi un parcours économique pour faire plaisir à mes parents, mais je suis une personne artistique et là est ma voie. J’ai des projets que je veux développer en France concernant la culture artistique du pays, des projets avec l’Unesco » explique-t-elle, enveloppée dans un manteau à carreaux marron. « Cette ville m’a sauvé », conclut-elle en accrochant son regard dans le nôtre. Pour le prouver, son compte Instagram intitulé « elle murmure. »

Lorsqu’on lui demande pourquoi, Nadiia n’hésite pas à rire à l’évocation de ce bon souvenir. « Il y a 12 ou 15 ans, mon Instagram était mon blog, mon journal intime. Mon copain de l’époque parlait un peu français, et je trouvais la prononciation des mots « elle murmure » très élégante. Ce n’est qu’au bout de plusieurs années que j’ai appris la signification réelle de ces termes. En tant que journaliste radio et professeure de journalisme, tu « murmures » au micro lorsque tu prends ta voix de radio. C’est mon petit jeu de mots. » Un jeu de mots qu’elle partage avec Paris, à qui elle murmure ses projets et aspirations. Elle n’attend plus que la ville lui prête oreille.

Maud Baheng Daizey

Les Assises du journalisme : prouver l’utilité sociale et démocratique des journalistes

Du 24 au 26 novembre prochains se tiendront les Assises du journalisme à Bruxelles, la première édition européenne des Assises. Fondées par Jérôme Bouvier, ancien chef de rédaction de RFI, elles ont pour vocation de penser le futur journaliste et réconcilier le public avec ce dernier, alors qu’une crise de confiance et de conscience ébranle la profession depuis quelques années. 

Dans un pays comptabilisant plus de 35.000 journalistes dotés de la carte de presse, il paraissait indispensable à Jérôme Bouvier de créer un espace d’échanges de la profession. Journalistes, éditeurs et citoyens sont donc conviés une fois par an depuis 2007 à venir s’interroger sur la définition du métier de journaliste et ses moyens de production. Mais en quoi consiste ce rendez-vous annuel et quels sont ses plus grands défis ?

L’information, pilier d’une société démocratique

Jérôme Bouvier, cheveux bruns, lunettes claires et moustache blanche, est président depuis 16 ans de l’association Journalisme et Citoyenneté, qui produit les Assises. Il possède deux sites, journalisme.com pour accompagner toutes les activités de l’association – et depuis deux ans Mediaeducation.fr, centré sur l’éducation à l’information. Les sites d’information sont connectés mais demeurent deux entités séparées, ayant un objectif commun : apprendre aux citoyens à s’informer et à faire confiance au travail des journalistes. 

Jérôme Bouvier, fondateur des Assises.

Jérôme Bouvier est un journaliste de renom, ayant été chef de rédaction à RFI, médiateur de Radio France ainsi que conseiller au cabinet du ministère de la Culture de 2015 à 2017. « Il ne peut pas y avoir une profession comme la nôtre tant critiquée sans avoir un moment de rassemblement », assure le président de Journalisme et Citoyenneté. Pour lui, les Assises étaient une nécessité dans un métier aussi méprisé, ce pourquoi il s’est tant battu pour leur donner vie.

Les Assises ont d’abord été organisées en itinérance en 2007, car Jérôme Bouvier a fait le choix des régions plutôt que celui de la capitale. Metz, Strasbourg, Tours, le Forum fait le tour de France. Des éditeurs, journalistes et citoyens sont invités à venir débattre et échanger gratuitement aux Assises sur les questions de liberté de la presse et l’attrait pour l’information. Forte de son succès en 2007, la première édition du forum avait conduit aux états généraux de la presse écrite diligentés par l’ancien président Nicolas Sarkozy. À partir de 2009, séduit par l’initiative, le Conseil de l’Europe proposera à Jérôme Bouvier de tenir une édition à Strasbourg.

En 2015,  les Assises s’installent à Tours pour de multiples raisons. Jérôme Bouvier répond que la ville héberge déjà une des 14 écoles reconnues par la profession, l’École Publique de Journalisme de Tours, située à moins d’une heure de Paris en voiture, permettant aisément des allers-retours. Les élèves de l’EPJT mettent ainsi la main à la pâte pour préparer et animer chaque édition de Tours. Depuis 7 ans maintenant, Tours est devenue LA ville des Assises françaises du journalisme.  

Leur mission est simple : « réinstaurer la confiance en apprenant aux citoyens à bien s’informer », un enjeu démocratique majeur qui passe par l’éducation à l’information. Des prix sont décernés aux meilleures initiatives à l’éducation, des workshops sont organisés avec le public, des visites dans les hôpitaux et les prisons sont planifiées. Plus de 1.000 jeunes passent ainsi chaque année dans les ateliers des Assises aux côtés des adultes. Si elles constituent un lieu d’échange autour du métier de journaliste, les Assises peuvent également être un refuge. Jérôme Bouvier le confirme d’une voix certaine, lui et son équipe sont les seuls à proposer de tels rendez-vous de la profession, validés par la communauté internationale des journalistes. Bien évidemment, « les Assises ne suffisent pas à résoudre pour autant la crise de confiance entre les journalistes et le public », mais constituent un excellent point de départ. Elles ont par ailleurs contribué à la naissance d’autres collectifs en vue de dialoguer avec le public. 

Le renouveau européen

Depuis le début d’année 2022, le gouvernement d’Emmanuel Macron évoque régulièrement la nouvelle tenue des états généraux, sans pour autant les concrétiser. Sans faiblir, le patron de Journalisme et Citoyenneté exprime avec fermeté son envie de transposer « toute la matière de réflexion des assises » aux états généraux. Son équipe et lui-même seraient honorés d’y participer à nouveau, notamment pour parler de leur baromètre sur l’utilité du journalisme, créé il y a six ans. Selon ce baromètre et Jérôme Bouvier, « la défiance envers les journalistes est toujours aussi forte, mais leur utilité est perceptible selon 92% de la population. Les journalistes sont remis en cause mais pas le journalisme. Si on veut regagner la confiance du public, il faut prouver notre utilité sociale et démocratique », martèle l’ancien conseiller au cabinet de la ministre de la Culture.

Il compte bien mettre en lumière cette utilité en novembre dans les locaux de l’IHECS, à Bruxelles. Cette édition, la première européenne, a été influencée par la guerre en Ukraine mais était en construction depuis un long moment déjà. « La grande soirée des Assises sera consacrée à l’Ukraine en partenariat avec Reporters sans frontières, ainsi que des journalistes ukrainiens et européens couvrant la guerre. Les questions relatives à la couverture de la guerre, les manipulations d’opinion et le rôle des médias seront au cœur des discussions », détaille Jérôme Bouvier. 

Le principal objectif ? Tenter de répondre au manque manifeste d’intérêt pour l’information d’une partie de la population, toute classe d’âge confondue. De multiples réflexions seront également abordées, notamment sur les nouveaux acteurs de la démocratie. « Avant, les collègues discutaient et argumentaient avec l’État », se remémore Jérôme Bouvier, « mais dans cinq ou 10 ans nous risquons d’avoir à discuter avec les multimilliardaires de la même trempe qu’Elon Musk. » Aujourd’hui, « une frange de la population tourne le dos aux journalistes malgré le fact-checking, notamment au niveau des vaccins. Ce n’est plus ‘voir pour le croire’ mais ‘je ne vois que ce je crois’ », se désole notre intervenant. Il veut recentrer le rôle du journalisme autour de l’essentiel, l’information. « Nous ne sommes pas là pour penser à la place des citoyens, mais pour rassembler des informations vérifiées et vérifiables pour leur laisser se forger leur propre opinion. » Comment s’en prémunir et obtenir des informations objectives ? Des réponses seront peut-être apportées entre le 24 et 26 novembre prochains.

La Tunisie, berceau des Assises africaines

La France n’est pas le seul pays à avoir besoin de soutenir ses journalistes et de leur permettre de se retrouver, loin de là : de nombreux journalistes au-delà de la Méditerranée avaient fait part de leur intérêt à faire naître et grandir leurs propres Assises dès la première édition. En Tunisie, alors que Kaïs Saïed s’est arrogé tous les pouvoirs et exerce une pression de plus en plus forte sur les médias nationaux, les Assises internationales de Tunis ont vu le jour en 2018, bien avant les nouvelles réformes du président. Jérôme Bouvier ne peut s’empêcher de dénoter une grande différence de traitement entre l’édition de 2018 et celle de mars 2022. 

Le premier forum avait été ouvert par le Premier ministre de l’époque en personne, et l’association avait pu constater « une véritable adhésion voire une fierté » de la part des Tunisiens à l’événement. Le pays a été choisi par l’association car il a vu naître le Printemps Arabe et il n’y avait pas meilleur pays pour le forum des journalistes africains et arabophones. Le ton de la seconde édition a néanmoins été plus austère, marquée par l’absence de représentants du gouvernement. Jérôme Bouvier assure cependant ne ressentir « aucune hostilité » de la part des autorités tunisiennes, ne recevant « pas un dinar pour tenir les Assises. »

En 2021, Maroc Hebdo a critiqué l’image « complètement erronée » de Jérôme Bouvier concernant la liberté de la presse au Maroc, arguant que les journalistes marocains invités à certaines conférences « ne sont plus liés à l’exercice du métier de journaliste que depuis l’extérieur du Maroc. » Sur un ton légèrement ironique, l’ancien directeur de rédaction de RFI assure qu’il « y a bien eu des incidents verbaux entre des journalistes marocains lors de la seconde à Tunis, lors des focus sur le Niger, le Yémen et le Maroc pour parler de leur presse muselée. » Certains intervenants ont eu des propos très critiques sur la liberté d’expression et de presse, alors que le Royaume du Maroc est très sensible à tout commentaire. « D’autres journalistes ne l’ont pas accepté », explique-t-il par téléphone. Selon lui, les accusations entre les deux camps de journalistes témoignent de la fracture du monde des médias au Maroc. « C’est un débat qui les concerne, mais les journalistes sont emprisonnés au Maroc et les vifs échanges ne concernaient que les Marocains. » Il rappelle que la seconde édition de Tunis ne constituait pas « une agression envers le régime, mais une réflexion. »

Pour vous inscrire aux Assises de Bruxelles, vous pouvez cliquer ici.

Maud Baheng Daizey

« Portrait(s) d’une Résistance » La MDJ reçoit la photographe Justyna Mielnikiewicz.    INTERVIEW

Traduction Rim Benomar

Invitée à La Maison des journalistes à l’occasion de son exposition photo « Portrait(s) d’une Résistance », Justyna Mielnikiewicz, photographe polonaise installée à Tbilissi (Géorgie) a été interviewée par Manar Rachwani, Journaliste syrien actuellement résident de La MDJ.

M.R : Généralement, les gens admirent les photos, mais s’intéressent peu à la personne derrière l’objectif. Selon vous, quelle est la différence entre un photojournaliste et un journaliste, et comment pourriez-vous décrire votre expérience en tant que photographe de guerre ? 

J.M : La photographie est un outil de communication dont disposent les journalistes, à travers lequel ils peuvent transmettre au monde des fragments de nos réalités. J’ai capturé ces cinq dernières années l’évolution de l’invasion russe et ses conséquences sur la vie quotidienne du peuple ukrainien. C’était important pour moi de dévoiler la réalité d’une vie en guerre et de raconter l’histoire d’une résistance qui dure depuis 2014. J’ai vécu sous l’ombre de l’invasion russe en Géorgie et notamment en Ukraine. Ma motivation pour documenter la guerre est surtout personnelle avant d’être professionnelle. Je raconte tout simplement les difficultés des deux pays qui m’ont accueillie. Je considère que la technologie permet de faciliter la communication dans le monde, ma mission est de donner une voix à l’Ukraine et la Géorgie. Ces deux pays manquent de moyens nécessaires pour transmettre leurs propres messages. Depuis le début de l’invasion russe, de nombreuses fausses informations sur l’Ukraine ont été diffusées sur internet. La Russie a le pouvoir d’orchestrer de diverses campagnes de désinformation sur la guerre en Ukraine. En tant que photographe, je désire partager la vérité.

M.R : On parle souvent de l’objectivité et surtout de l’obligation de neutralité en journalisme. Selon vous, est-ce que chaque journaliste doit disposer d’un message particulier à transmettre ?

J.M : En tant que journalistes, l’objectivité est un outil que nous devons appliquer et respecter dans nos recherches. Il faut partager l’information sans faire intervenir des préférences personnelles. C’est à nous de restaurer la crédibilité des médias, et dévoiler les vérités. Toutefois, il est difficile d’atteindre l’objectivité dans certaines situations, surtout face à des événements monstrueux. 

M.R : Que représente pour vous cette exposition de vos portraits à la Maison des journalistes ?

J.M : Voir mes portraits tirés en grand format et exposés sur la façade de la MDJ me fait très plaisir, cela les rend beaucoup plus accessibles, en effet, les passants s’arrêtent et peuvent découvrir les photographies directement, contrairement aux galeries. De plus, j’admire beaucoup le travail de cette structure qui défend les journalistes menacés. La France se mobilise beaucoup plus que la Géorgie et l’Ukraine pour les journalistes.  

Quelques pages du livre “Ukraine Runs Through it (2019)” de Justyna Mielnikiewicz

M.R : Les photos affichées sur la façade de la MDJ ne sont qu’une petite partie des portraits que vous avez pris lors de votre déplacement en Ukraine. Quelle est la particularité de ces photos et est-ce qu’elles montrent les différents aspects de la guerre ? 

J.M : La guerre n’est qu’une partie de la vie parmi tant d’autres, et elle n’empêche pas les habitants du pays de pratiquer leurs activités et d’assurer les responsabilités quotidiennes : faire les courses, emmener les enfants à l’école, etc.. Ces aspects de la vie, certes, impactés par la guerre, continuent d’exister.

Le but de ces photographies est de montrer que la vie de ces femmes et ces hommes continue malgré la pression du conflit, afin que chacun puisse s’identifier dans leur quotidien et de se retrouver dans leur histoire.

Dans mon travail, j’essaye de mettre en avant la résistance de tous ces gens ordinaires face à cette guerre qu’ils sont en train de subir, et essentiellement les femmes, afin de déconstruire les idées reçues et démontrer que la guerre n’est pas qu’une affaire d’hommes.

M.R : En tant que photographe qui documente la vie en Ukraine depuis 2014, est-ce que vous étiez surprise par la résistance Ukrainienne, ou vous vous y attendiez ? 

J.M : En 2014, un grand nombre d’Ukrainiens s’est porté volontaire dans l’armée et l’État ne pouvait pas fournir l’équipement à tout le monde. Donc les Ukrainiens ont organisé plusieurs campagnes de collecte de fonds afin de se procurer des armes, des gilets de sauvetage et des médicaments. C’est en restant unis qu’ils ont réussi à résister face à l’invasion russe. Actuellement, l’armée de l’Ukraine est mieux équipée et mieux gérée, mais  les Ukrainiens continuent à faire des dons et d’aider de toutes les manières possibles. Par exemple, une de mes amies a perdu son compagnon durant le conflit de 2014. Suite à ce drame, elle a décidé de travailler dans le bureau des personnes disparues à Dnipro en tant que bénévole en parallèle de son travail à l’Université. Quand la guerre a éclaté en 2022, elle a commencé à récolter les dons pour les réfugiés et à préparer les médicaments pour les soldats. Les gens qui sont bien informés sur la situation de l’Ukraine, savent très bien que les Ukrainiens ont toujours résisté face à l’occupant russe. 

M.R : Est-ce que vous avez peur que le monde commence à oublier la guerre en Ukraine et à négliger la souffrance du peuple ukrainien ? 

J.M : Je pense que c’est un souci qui vient avec chaque guerre. Les guerres en Syrie et Afghanistan ont été oubliées au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine. J’espère que le monde n’oubliera pas l’Ukraine et que le peuple ukrainien continuera à écrire son histoire. 

Justyna Mielnikiewicz avec Darline Cothière, directrice de la MDJ, et Alberic De Gouville, président de la MDJ

 « Portrait(s) d’une Résistance – Ukraine 2004-2022 » est une exposition de photographies de la photographe-documentaire Justyna Mielnikiewitcz, mise en place par la Maison des journalistes en partenariat avec L’Institut polonais de Paris, le Centre Culturel Ukrainine et la communauté des bellaruss à paris 

Justyna Mielnikiewicz, photographe polonaise, vit à Tbilissi, en Géorgie, depuis 2003. Ses travaux ont été publiés dans le monde entier entre autres par le New York Times, Newsweek, Le Monde, Stern et National Geographic. Elle a été lauréate du World Press Photo, de la Bourse Canon de la Femme Photojournaliste , du prix du jeune photographe du Caucase de la Fondation Magnum, de l’Aftermath Project Grant et du Eugene Smith Fund. La plus grande partie de son travail est consacrée à des projets personnels de long terme, publiés sous forme de livres: Woman with a MonkeyCaucasus in Short Notes and Photographs (2014), Ukraine Runs Through it (2019). Ce dernier a été présélectionné parmi les 20 meilleurs livres par Paris Photo et Aperture. Justyna Mielnikiewicz est représentée par l’agence MAPS

© Elyaas Ehsas


Revue de presse

« Photographie : la résistance ukrainienne dans l’objectif de Justyna Mielnikiewicz », La Croix

« Exposition « Portrait(S) D’une Résistance – Ukraine 2004-2022 » À Paris XV », Carnets de Week-end

« L’Ukraine dans le viseur de Justyna Mielnikiewicz : « Portrait(s) d’une résistance ». Maison des Journalistes, Paris », Blog de Philippe Rochot

« UKRAINE : UNE EXPO PHOTO À LA MAISON DES JOURNALISTES », Sgen-CFDT 

« Portrait(s) d’une ukrainienne sur les grilles de l’Hôtel de Ville », Mairie de Paris

« Portrait(s) d’une résistance ukrainienne sur les grilles de l’Hôtel de Ville », Sortir à Paris

« Journée internationale de la liberté de la presse : mise à l’honneur de la résistance ukrainienne par la Maison des journalistes », L’Oeil de la Maison des journalistes 

« Une exposition pour rendre hommage aux reporters de guerre en Ukraine », France 24, reportage 

« Portrait(s) d’une résistance en Ukraine », TV5 monde