Wagner : comment la mutinerie a-t-elle été traitée par les médias russes ?

Du 24 au 25 juin, le chef de la milice paramilitaire Evgueni Prigojine a lancé une offensive en Russie à la surprise générale, prêt à s’emparer de Moscou. Mais moins de 24 heures plus tard, Prigojine a finalement accepté de faire demi-tour après un accord avec Poutine. Cette tentative de coup d’Etat a fait couler beaucoup d’encre, tant à l’étranger qu’en Russie : comment les médias d’Etat et la presse indépendante russes ont-ils analysé le sujet ?

Mais quel était le véritable objectif de Prigojine avec cette attaque, dont seuls les dégâts matériels sont connus ? Pour comprendre l’imbroglio, il faut remonter à l’origine-même de la création de Wagner, en 2014.

Bien qu’elle opère pour servir « les intérêts de la Russie » en Ukraine et dans plusieurs pays d’Afrique, la milice Wagner n’a sur le papier aucune légitimité. En Russie, les sociétés militaires privées sont illégales.

Depuis janvier 2023, les Etats-Unis considèrent même Wagner comme « organisation terroriste. » Malgré cela, Prigojine continue d’opérer au nom du Kremlin à l’étranger.

Mais depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2021, les relations entre la milice et l’Etat s’effritent. Evgueni Prigojine réclame plus de reconnaissance et d’indépendance, accusant les autorités de tuer ses hommes, s’attirant l’ire du président russe.

« Une atmosphère d’incertitude » en Russie

Des tensions entre les deux hommes cristallisées durant le week-end du 24 au 25 juin, où les troupes Wagner se sont emparés de la ville de Rostov et ont menacé de prendre Moscou. Le directeur de l’école de journalisme Mohyla à l’université nationale de Kiev, et cofondateur du site « StopFake.org », Yevhen Fedchenko a accepté de répondre à nos questions. Fier d’une vingtaine d’années d’expérience dans le journalisme, l’Ukrainien se concentre aujourd’hui sur le signalement des fakes news, notamment russes et ukrainiennes. 

Selon lui, la couverture médiatique russe a été « très incertaine » du début jusqu’à la fin de l’insurrection. Il évoque le « bruit de l’information » pour parler de la couverture de la rébellion de Wagner et de l’invasion russe en Ukraine : pléthore d’informations inondant les réseaux sociaux russes (Telegram) ainsi que les médias, sans que des conclusions concrètes ne soient tirées. 

Yevhen Fedchenko n’hésite pas à parler de « fausse rébellion » de la part de Prigojine, qui tentait de sauver Wagner « car il se savait en faible posture. » S’il avait vraiment voulu prendre le pouvoir, « Prigojine aurait réussi. Je pense qu’il a voulu s’introduire sur la scène internationale, faire de lui-même un nouveau partenaire pour les pays étrangers qui n’apprécieraient pas Vladimir Poutine. » 

Car avant qu’il n’envahisse l’Ukraine, Poutine était vu comme un président « prévisible » et consistant. Aujourd’hui, l’image n’est plus la même et les médias « ne semblent plus aussi assurés de prendre sa défense », affirme Yevhen Fedchenko.

Toujours selon le journaliste ukrainien, les médias russes auraient « amplifié » ce message, où les Russes et la communauté internationale doivent choisir « entre Poutine et Prigojine dans un futur incertain. » Car « si les mercenaires sont capables de s’emparer de certaines villes et du pouvoir, cela signifie que Poutine n’a pas le contrôle total du pays. » 

Toutefois, il y a bien un fil rouge dans la couverture médiatique russe, à savoir la « surprise et l’incertitude » : si auparavant les médias mettaient en avant l’autorité totale de Poutine, ils ont opéré un changement d’attitude avec l’incident Wagner. Tout d’abord, « les journalistes Russes reçoivent toujours des directives quant à leur couverture médiatique. Mais lors de la rébellion de Wagner, le Kremlin n’a pas eu le temps de le faire, les laissant dans le flou. »

Presse d’état : Poutine donne le « la »

« Qui devaient-ils soutenir ? Poutine ou Prigojine ? » Ils ont alors choisi une forme de « neutralité », en ne donnant que des informations générales relayées sur Telegram. Les mots « insurrection, rébellion, mutinerie » n’ont pas été utilisés, mais plutôt des « euphémismes » comme le note le fondateur de « StopFake », notamment en évoquant des « problèmes » et « tensions » entre Poutine et Prigojine. 

La méfiance régnait du 24 au 25 juin : toute l’opération « aurait pu s’agir d’un faux coup afin de débusquer des traitres », tant dans les rangs de Wagner que dans les médias du pays. Et si Wagner était parvenu à prendre réellement le pouvoir, leur défiance aurait pu signer la fin de leur journal.

Certains médias, notamment Komsomolskaïa Pravda, n’ont pour autant pas hésité à parler d’insurrection dès le dimanche 25 juin, le lendemain de la première prise de parole de Vladimir Poutine. Le président russe avait alors promis que les « traîtres à la Nation » seraient punis et évoqué un « coup de poignard dans le dos » de la part de Wagner. 

Aujourd’hui, les journaux n’hésitent plus à parler de « mutinerie » et « rébellion ratée », à l’instar de Rossiyskaya Gazeta (journal d’Etat), après l’allocution de Vladimir Poutine aujourd’hui et une fois le ton donné. Mais le sujet demeure néanmoins très peu documenté pour certains quotidiens, notamment Izvestia : seulement une poignée d’articles sur la rébellion ont été écrits, et le nom de Wagner y est très peu évoqué, avec un discours plus clément. 

Le quotidien évoque par exemple la « bravoure et le courage » des soldats Wagner en Ukraine et en Afrique, rappelant que la rébellion « n’est pas allée jusqu’au bain de sang fratricide » et que la guerre civile a été évitée. Pas de critique ni d’interrogations pour ces quotidiens, simplement soulagés de la résolution du conflit.

Alors, Evgueni Prigojine murmure-t-il toujours à l’oreille de Vladimir Poutine ? Rien n’est moins sûr. Le chef de la milice paramilitaire est arrivé hier après-midi en Biélorussie avec quelques-uns de ses hommes, et a assuré que les opérations de Wagner en Ukraine et en Afrique ne seraient pas interrompues. Reste à savoir si la clémence de Poutine durera éternellement.

Maud Baheng Daizey

En Russie, parler de la vie quotidienne pour obtenir plus de justice

Yurii est un jeune journaliste de 26 ans, qui a grandi en Sibérie et s’est consacré au journalisme d’investigation en Russie depuis quelques années. Il a commencé dans un journal de la ville Yekaterinburg (Sibérie occidentale) en 2016, s’intéressant en premier lieu aux affaires de prisonniers politiques de Russie, issus de différents domaines : journalistes, critiques du pouvoir ou simples citoyens, Yurii avait à cœur à médiatiser leurs situations.

Malgré son jeune âge et l’absence de diplôme de journalisme, il a très rapidement appris les ficelles du métier et s’est concentré sur ses enquêtes politiques. Yurii a toujours voulu parler et dévoiler les persécutions politiques que les Russes subissent. Selon lui, « il faut bien quelqu’un pour en parler » et ce, malgré une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Aujourd’hui hébergé à la Maison des journalistes, il se confie sur la censure russe et son parcours.

Enquêter pour la justice

Après Yekaterinburg, Moscou : le jeune homme est devenu journaliste pour le Grani.ru en fin 2016, un site d’informations généralistes en ligne depuis 2000. Fruit d’une collaboration franco-russe, le site auparavant basé à Moscou a été interdit sur le sol russe en 2012 mais continue de fonctionner et de produire des articles indépendants depuis l’étranger. 

Yurii écrivait alors quotidiennement pour Grani.ru sur des scandales ou affaires politiques russes, biélorusses et ukrainiennes. S’il n’est pas très bavard, il explique qu’il n’avait point peur des répercussions fédérales malgré le danger. « Je voulais parler de notre vie de tous les jours et si possible, la changer et obtenir plus de justice dans notre pays. » 

La censure ne lui faisait pas peur car il s’était armé contre elle. « Le système de censure en Russie est assez complexe, mais je le contournais facilement en ligne… » admet Yurii avec un petit sourire. « Mais en règle générale, les sites d’informations peuvent être rapidement bloqués par une simple décision d’un juge ou d’un procureur s’ils parlent des manifestations. Quant aux réseaux sociaux, ils sont totalement contrôlés par le gouvernement. »

Des exercices militaires russes pour préparer la guerre en Ukraine

Photo de Tetiana Shyshkina d’une manifestation contre la guerre en Ukraine.

Des techniques subsistent pour contrer le Kremlin. « Avec un bon VPN, vous pouvez plus aisément passer les mailles du filet. Il y avait toujours des personnes concernées par la guerre en Ukraine ou nos propres problèmes de société en Russie pour venir me parler. Je me souviens par exemple de la femme d’un prisonnier politique qui m’avait fourni un nombre conséquent d’informations sur les conditions de détention dans la prison de son mari, afin que cela soit rendu public. » Aujourd’hui hélas, Yurii n’a plus « aucun contact » avec ses collègues, pour des raisons qu’il ne tient pas à détailler.

La vie de Yurii bascule la même année, alors qu’il n’était âgé que de 20 ans. La guerre de Crimée avait débuté en 2014 et continuait de faire rage deux ans plus tard, un sujet particulièrement sensible pour le jeune journaliste. L’une de ses connaissances le contacte alors depuis la région de Pskov, lui écrivant qu’il avait observé des hommes de l’armée russe se soumettre à des exercices militaires. 

Situé aux frontières de la Lettonie, l’Estonie et la Biélorussie, Pskov est un oblast russe à l’extrême-est du pays. Son contact s’interroge sur la cause des exercices dans la région, pensant que les soldats se rendraient par la suite en Ukraine.

Yurii a alors flairé la bonne information et ne perd pas une seconde pour enquêter. Après la publication de son enquête, un membre du Kremlin l’a contacté pour le menacer. Il a ensuite divulgué les informations personnelles de Yurii sur Internet, l’accusant d’avoir colporté et diffusé des fausses informations sur l’armée russe. S’ensuivit une campagne de harcèlement contre sa personne, comprenant agressions physiques, menaces de mort et d’emprisonnement. Yurii était victime de doxxing, des cyberattaques ayant pour but d’exposer vos données les plus vulnérables, l’empêchant de se réfugier chez lui après la fuite de son adresse.

Un procès expéditif et des menaces de mort

Le jeune homme comprend alors que sa vie est en danger et décide de fuir la Russie la même année, pour se réfugier en Ukraine. Passer la frontière n’a pas présenté de difficultés majeures, ne faisant pas encore l’objet d’un mandat d’arrêt.

Le jeune journaliste précise à plusieurs reprises qu’il demeure un citoyen engagé qui a à cœur de dévoiler la vérité. Il a passé deux ans dans la capitale ukrainienne en poursuivant ses investigations et en demandant l’asile à Kiev. Mais en 2018, après avoir participé à une manifestation contre la guerre, une enquête a été ouverte par le Kremlin. 

Un procès s’est tenu par contumace dans la capitale russe, toujours pour divulgation de fausses informations. Sa demande d’asile a été rejetée par Kiev à la même période, sans qu’il n’obtienne la moindre justification. Il lui était désormais impossible de retourner en Russie après avoir été reconnu coupable à son procès, un mandat d’arrêt étant dorénavant actif à son encontre. 

La Géorgie ne lui a pas accordé l’asile non plus et Yurii s’est alors tourné vers la France. « La France est un pays démocratique où la liberté de la presse est très forte, je me suis dit que votre pays pourrait m’aider. Je ne savais plus vers qui me tourner », explique-t-il d’un ton impassible.

Yurii compte bien continuer son travail de journaliste en France, mais n’est pas fermé à l’idée d’apprendre un nouveau métier. La Maison des journalistes représente pour lui une halte salvatrice, le temps de reprendre pied et de se protéger de la répression russe. 

Maud Baheng Daizey

PORTRAIT. Nadiia Ivanova : fuir la guerre pour retrouver Paris, ville de la paix

Nadiia Ivanova, Ukrainienne au carré long et impeccable, possède un sourire empreint de gentillesse. Née en avril 1981 en Crimée, Nadiia Ivanova est une femme pugnace et souriante, détentrice de trois masters : l’un en économie après un cursus à l’Université des ressources naturelles de Crimée, le second en journalisme et le troisième en marketing. Réfugiée à Paris et accompagnée par la Maison des Journalistes depuis mars, la brune a confié son parcours à l’Œil de la MDJ. Portrait d’une voix ukrainienne inépuisable.

Tout commence en 1998 pour Nadiia Ivanova, lorsqu’elle prend les commandes d’une radio de divertissement en Crimée, en tant que rédactrice cheffe de la rubrique informations. La femme grimpera les échelons au fil des années en même temps qu’elle obtiendra ses diplômes, avant de se rendre à Kiev pour poursuivre sa carrière et travailler pour une radio locale, en tant que cheffe de la rubrique musicale.

En 2015, Nadiia entre au service de Lux FM en tant que journaliste info, un tournant significatif pour sa carrière. Dès 2018, la journaliste radio devient une professeure des arts oratoires de l’école de Journalisme Radio à Kiev, un métier qui la passionne encore aujourd’hui.

Véritable voix des Ukrainiens, Nadiia incarne deux ans plus tard la voix officielle de l’application mobile des services publics Diia.gov.ua, utilisée par la population pour envoyer, signer et remplir des documents administratifs. La quarantenaire a conduit plus de 500 interviews en live et possède une solide carrière de 20 ans en radio.

Une carrière interrompue par les bombardements

Mais en février 2022, Nadiia assiste impuissante aux premiers jours de la guerre, alors qu’elle représente l’une des journalistes radios les plus en vue de Lux FM. Celle-ci est obligée de fermer dès les premières heures des hostilités, coupant court à ses aspirations professionnelles.

Le sourire de Nadiia s’efface un peu à l’évocation des bombes, tandis que ses yeux roulent pour fouiller dans sa mémoire. Le second jour de la guerre l’a terriblement marquée : alors que Kiev est bombardée par la Russie, son appartement situé à l’ouest de la capitale échappe de peu à un obus, qui tombera sur le bâtiment à côté.

« C’était effrayant et très compliqué », assure-t-elle en déviant le regard. « Je dormais chez moi, le 24 février, lorsque les premières bombes sont tombées à cinq heures du matin. C’était la première fois que j’entendais ce son qui m’a fait réaliser que la guerre avait véritablement commencé. »

Nadiia Ivanova à son bureau

Depuis début février 2021, les Ukrainiens étaient prêts à la guerre, qu’on « pouvait sentir dans l’air. » Ils avaient préparé pour la majorité des sacs de secours en cas de fuite. « Lorsqu’un bombardement est annoncé à travers les sirènes de la ville, vous avez une quinzaine de minutes pour fuir », relate Nadiia sans attarder son regard trop longtemps. « Votre sac doit déjà être prêt avec quelques vêtements, de la nourriture, une trousse de secours et de l’eau. » Nadiia ne partira pas seule : un ami la rejoindra à son appartement, plus proche de la frontière que partagent la Pologne et l’Ukraine, pour qu’ils puissent se rendre en France ensemble.

Un véritable parcours du combattant. Les deux amis établissent leurs pénates d’abord dans un petit village à l’ouest du pays pour quelques jours, village qui fait face comme le reste du pays à des problèmes d’électricité, gaz et eau courante. « J’ai dû porter les mêmes habits pendant douze jours environ », affirme-t-elle de sa voix douce avec un demi-sourire gêné. « Nous étions tellement stressés avec les alertes à la bombe qu’on ne pouvait plus dormir ou manger correctement, nous ne pensions pas à nous changer au cas où il faudrait s’enfuir au plus vite. »

Vingt minutes d’antenne par jour pour Lux FM

Ils passent quelques jours en Allemagne avant de rejoindre la capitale française, que Nadiia a toujours portée dans son cœur et où d’autres amis vivent. Le traumatisme la suit jusqu’à Paris, où elle a eu les premiers mois l’impression d’entendre le sifflement mortel des bombes. Aujourd’hui encore, il est difficile pour elle de se dire qu’elle est finalement saine et sauve et que la guerre ne la poursuivra pas.

De son appartement, Nadiia n’a quasiment rien emporté : les vêtements qu’elle porte à Paris les premiers mois sont ceux de ses amis. Toujours en location, l’appartement est aujourd’hui utilisé par une de ses connaissances après son départ, qui lui a attesté du vol de plusieurs de ses affaires. « Je me suis énervée au début, avant de relativiser. En temps de guerre, ce vol est beaucoup plus compréhensible. »

Quant à la radio Lux FM, elle peut à nouveau émettre des émissions. Problème, la couverture électrique est terriblement chamboulée par les bombardements. De nombreux blackouts minent les journées des Ukrainiens, avec quelques minutes d’électricité par jour dans tout le pays. « Les drones iraniens ont détruits nos centrales électriques, les habitants doivent pouvoir cuisiner, se laver et laver leurs vêtements en l’espace d’une vingtaine de minutes seulement. A Lux FM, seulement deux journalistes sont revenus travailler et ne bénéficient que d’un temps d’antenne quotidien très court », explique-t-elle d’une voix ferme.

Paris, ville des Lumières et de la paix

Nadiia évoque la libération de la ville de Kherson comme « un jour marquant, comme si on entrait dans une période de vacances très spéciales. » Elle ne compte cependant pas retourner à Kiev et Lux FM car elle ne veut plus vivre seule comme auparavant dans son appartement. « J’ai trop sacrifié pour faire le chemin inverse, la guerre m’a trop effrayée. Je veux vivre à Paris, la ville des Lumières et en temps de paix. J’ai toujours été fascinée par la langue française et Paris. La capitale est comme mon amante, je comprends cette ville et ses habitants, je m’y retrouve bien. Je ne veux pas perdre ma gentillesse et vivre dans la haine », confie la journaliste avec un franc sourire.

Nadiia participera bientôt aux activités de la MDJ, notamment l’édition 2022 de Renvoyé Spécial, le programme de sensibilisation à la liberté d’expression et de la presse. Elle étudie aujourd’hui le français et les arts à la Sorbonne et ne compte pas retravailler dans l’économie, mais “devenir une personne utile à la société française” et lui rendre tout ce que le pays a su lui donner. « J’ai suivi un parcours économique pour faire plaisir à mes parents, mais je suis une personne artistique et là est ma voie. J’ai des projets que je veux développer en France concernant la culture artistique du pays, des projets avec l’Unesco » explique-t-elle, enveloppée dans un manteau à carreaux marron. « Cette ville m’a sauvé », conclut-elle en accrochant son regard dans le nôtre. Pour le prouver, son compte Instagram intitulé « elle murmure. »

Lorsqu’on lui demande pourquoi, Nadiia n’hésite pas à rire à l’évocation de ce bon souvenir. « Il y a 12 ou 15 ans, mon Instagram était mon blog, mon journal intime. Mon copain de l’époque parlait un peu français, et je trouvais la prononciation des mots « elle murmure » très élégante. Ce n’est qu’au bout de plusieurs années que j’ai appris la signification réelle de ces termes. En tant que journaliste radio et professeure de journalisme, tu « murmures » au micro lorsque tu prends ta voix de radio. C’est mon petit jeu de mots. » Un jeu de mots qu’elle partage avec Paris, à qui elle murmure ses projets et aspirations. Elle n’attend plus que la ville lui prête oreille.

Maud Baheng Daizey

« Portrait(s) d’une Résistance » La MDJ reçoit la photographe Justyna Mielnikiewicz.    INTERVIEW

Traduction Rim Benomar

Invitée à La Maison des journalistes à l’occasion de son exposition photo « Portrait(s) d’une Résistance », Justyna Mielnikiewicz, photographe polonaise installée à Tbilissi (Géorgie) a été interviewée par Manar Rachwani, Journaliste syrien actuellement résident de La MDJ.

M.R : Généralement, les gens admirent les photos, mais s’intéressent peu à la personne derrière l’objectif. Selon vous, quelle est la différence entre un photojournaliste et un journaliste, et comment pourriez-vous décrire votre expérience en tant que photographe de guerre ? 

J.M : La photographie est un outil de communication dont disposent les journalistes, à travers lequel ils peuvent transmettre au monde des fragments de nos réalités. J’ai capturé ces cinq dernières années l’évolution de l’invasion russe et ses conséquences sur la vie quotidienne du peuple ukrainien. C’était important pour moi de dévoiler la réalité d’une vie en guerre et de raconter l’histoire d’une résistance qui dure depuis 2014. J’ai vécu sous l’ombre de l’invasion russe en Géorgie et notamment en Ukraine. Ma motivation pour documenter la guerre est surtout personnelle avant d’être professionnelle. Je raconte tout simplement les difficultés des deux pays qui m’ont accueillie. Je considère que la technologie permet de faciliter la communication dans le monde, ma mission est de donner une voix à l’Ukraine et la Géorgie. Ces deux pays manquent de moyens nécessaires pour transmettre leurs propres messages. Depuis le début de l’invasion russe, de nombreuses fausses informations sur l’Ukraine ont été diffusées sur internet. La Russie a le pouvoir d’orchestrer de diverses campagnes de désinformation sur la guerre en Ukraine. En tant que photographe, je désire partager la vérité.

M.R : On parle souvent de l’objectivité et surtout de l’obligation de neutralité en journalisme. Selon vous, est-ce que chaque journaliste doit disposer d’un message particulier à transmettre ?

J.M : En tant que journalistes, l’objectivité est un outil que nous devons appliquer et respecter dans nos recherches. Il faut partager l’information sans faire intervenir des préférences personnelles. C’est à nous de restaurer la crédibilité des médias, et dévoiler les vérités. Toutefois, il est difficile d’atteindre l’objectivité dans certaines situations, surtout face à des événements monstrueux. 

M.R : Que représente pour vous cette exposition de vos portraits à la Maison des journalistes ?

J.M : Voir mes portraits tirés en grand format et exposés sur la façade de la MDJ me fait très plaisir, cela les rend beaucoup plus accessibles, en effet, les passants s’arrêtent et peuvent découvrir les photographies directement, contrairement aux galeries. De plus, j’admire beaucoup le travail de cette structure qui défend les journalistes menacés. La France se mobilise beaucoup plus que la Géorgie et l’Ukraine pour les journalistes.  

Quelques pages du livre “Ukraine Runs Through it (2019)” de Justyna Mielnikiewicz

M.R : Les photos affichées sur la façade de la MDJ ne sont qu’une petite partie des portraits que vous avez pris lors de votre déplacement en Ukraine. Quelle est la particularité de ces photos et est-ce qu’elles montrent les différents aspects de la guerre ? 

J.M : La guerre n’est qu’une partie de la vie parmi tant d’autres, et elle n’empêche pas les habitants du pays de pratiquer leurs activités et d’assurer les responsabilités quotidiennes : faire les courses, emmener les enfants à l’école, etc.. Ces aspects de la vie, certes, impactés par la guerre, continuent d’exister.

Le but de ces photographies est de montrer que la vie de ces femmes et ces hommes continue malgré la pression du conflit, afin que chacun puisse s’identifier dans leur quotidien et de se retrouver dans leur histoire.

Dans mon travail, j’essaye de mettre en avant la résistance de tous ces gens ordinaires face à cette guerre qu’ils sont en train de subir, et essentiellement les femmes, afin de déconstruire les idées reçues et démontrer que la guerre n’est pas qu’une affaire d’hommes.

M.R : En tant que photographe qui documente la vie en Ukraine depuis 2014, est-ce que vous étiez surprise par la résistance Ukrainienne, ou vous vous y attendiez ? 

J.M : En 2014, un grand nombre d’Ukrainiens s’est porté volontaire dans l’armée et l’État ne pouvait pas fournir l’équipement à tout le monde. Donc les Ukrainiens ont organisé plusieurs campagnes de collecte de fonds afin de se procurer des armes, des gilets de sauvetage et des médicaments. C’est en restant unis qu’ils ont réussi à résister face à l’invasion russe. Actuellement, l’armée de l’Ukraine est mieux équipée et mieux gérée, mais  les Ukrainiens continuent à faire des dons et d’aider de toutes les manières possibles. Par exemple, une de mes amies a perdu son compagnon durant le conflit de 2014. Suite à ce drame, elle a décidé de travailler dans le bureau des personnes disparues à Dnipro en tant que bénévole en parallèle de son travail à l’Université. Quand la guerre a éclaté en 2022, elle a commencé à récolter les dons pour les réfugiés et à préparer les médicaments pour les soldats. Les gens qui sont bien informés sur la situation de l’Ukraine, savent très bien que les Ukrainiens ont toujours résisté face à l’occupant russe. 

M.R : Est-ce que vous avez peur que le monde commence à oublier la guerre en Ukraine et à négliger la souffrance du peuple ukrainien ? 

J.M : Je pense que c’est un souci qui vient avec chaque guerre. Les guerres en Syrie et Afghanistan ont été oubliées au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine. J’espère que le monde n’oubliera pas l’Ukraine et que le peuple ukrainien continuera à écrire son histoire. 

Justyna Mielnikiewicz avec Darline Cothière, directrice de la MDJ, et Alberic De Gouville, président de la MDJ

 « Portrait(s) d’une Résistance – Ukraine 2004-2022 » est une exposition de photographies de la photographe-documentaire Justyna Mielnikiewitcz, mise en place par la Maison des journalistes en partenariat avec L’Institut polonais de Paris, le Centre Culturel Ukrainine et la communauté des bellaruss à paris 

Justyna Mielnikiewicz, photographe polonaise, vit à Tbilissi, en Géorgie, depuis 2003. Ses travaux ont été publiés dans le monde entier entre autres par le New York Times, Newsweek, Le Monde, Stern et National Geographic. Elle a été lauréate du World Press Photo, de la Bourse Canon de la Femme Photojournaliste , du prix du jeune photographe du Caucase de la Fondation Magnum, de l’Aftermath Project Grant et du Eugene Smith Fund. La plus grande partie de son travail est consacrée à des projets personnels de long terme, publiés sous forme de livres: Woman with a MonkeyCaucasus in Short Notes and Photographs (2014), Ukraine Runs Through it (2019). Ce dernier a été présélectionné parmi les 20 meilleurs livres par Paris Photo et Aperture. Justyna Mielnikiewicz est représentée par l’agence MAPS

© Elyaas Ehsas


Revue de presse

« Photographie : la résistance ukrainienne dans l’objectif de Justyna Mielnikiewicz », La Croix

« Exposition « Portrait(S) D’une Résistance – Ukraine 2004-2022 » À Paris XV », Carnets de Week-end

« L’Ukraine dans le viseur de Justyna Mielnikiewicz : « Portrait(s) d’une résistance ». Maison des Journalistes, Paris », Blog de Philippe Rochot

« UKRAINE : UNE EXPO PHOTO À LA MAISON DES JOURNALISTES », Sgen-CFDT 

« Portrait(s) d’une ukrainienne sur les grilles de l’Hôtel de Ville », Mairie de Paris

« Portrait(s) d’une résistance ukrainienne sur les grilles de l’Hôtel de Ville », Sortir à Paris

« Journée internationale de la liberté de la presse : mise à l’honneur de la résistance ukrainienne par la Maison des journalistes », L’Oeil de la Maison des journalistes 

« Une exposition pour rendre hommage aux reporters de guerre en Ukraine », France 24, reportage 

« Portrait(s) d’une résistance en Ukraine », TV5 monde

Journée internationale de la liberté de la presse : mise à l’honneur de la résistance Ukrainienne par la Maison des journalistes

Par Emma Rieux-Laucat

« C’est une guerre géopolitique mais c’est aussi une guerre de l’information avec tout ce qui va avec : les fakes news, la manipulation, le complotisme. Présenter ce travail c’est montrer en « toute objectivité » ce qui se passe en Ukraine » a expliqué Darline Cothière, directrice de la MDJ, invitée par la chaîne de télévision TV5 monde pour présenter l’exposition grand format «Portrait(s) d’une Résistance. Ukraine 2004-2022. Justyna Mielnikiewicz » accueillie sur la façade de l’association du 3 mai au 3 septembre 2022.

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*S.E Vadym Omelchenko, ambassadeur d’Ukraine, pendant sa prise de parole
* Natalia Barbarska, chef de projet à l’Institut Polonais de Paris, et Laetitia Ganaye, coordinatrice chez MAPS, en train de présenter l’exposition
*Darline Cothière, directrice de la MDJ, lors de sa prise de parole

Le 3 mai dernier, journée mondiale de la liberté de la presse et dans le cadre des célébrations de ses vingt d’existence, la Maison des journalistes a mis à l’honneur le travail de Justyna Mielnikiewicz, journaliste polonaise qui documente la situation ukrainienne depuis le début des années 2000. Résidents-journalistes, partenaires et amis de la MDJ ont pu découvrir sur la façade de la Maison, 13 photos grands format prises en Ukraine par la photographe entre 2004 et 2022. Date à la symbolique forte, pour la liberté de la presse et les droits des journalistes dans le monde et aussi fête nationale pour la Pologne.

En collaboration avec l’Institut Polonais, l’Ambassade d’Ukraine en France et la Communauté des Bélarusses à Paris, ce projet, lancé à une date hautement symbolique pour la défense du droit à l’information et des droits des journalistes, a surtout été l’occasion de mettre en lumière l’actualité immédiate du conflit en Ukraine, notamment en offrant une tribune à son Ambassadeur en France, S.E Vadym Omelchenko. Devant une assemblée de représentants diplomatiques et politiques européens et internationaux, tels que l’Ambassadeur de Colombie en France, l’Ambassadeur d’Haïti en Belgique, le Ministre plénipotentiaire auprès de l’Ambassade d’Allemagne, la Représentante de la France auprès de l’Unesco ou encore le Maire du 15ème arrondissement,  l’ambassadeur ukrainien en France a délivré un poignant discours.  Prenant en exemple l’assassinat de la journaliste russe Anna Politovskaïa et le rapprochant des décès des 12 journalistes depuis le début du conflit, il a rappelé l’importance de documenter la guerre et a salué cette exposition expliquant, qu’ « être ukrainien c’est le choix d’être libre et cela est très bien exprimé dans le travail de Justyna Mielnikiewicz ».

Monsieur l’ambassadeur d’Ukraine S.E Vadym Omelchenko accompagné de son traducteur, pendant sa prise de parole le 3 mai 2022.

Sur le terrain en Ukraine, au moment du vernissage, la photographe a cependant rédigé un texte pour accompagner ses photographies. Elle y explique notamment son travail de documentation depuis plus de 10 ans sur les divergences politiques entre l’Ukraine et la Russie vis-à-vis de leur passé soviétique commun et des conflits idéologiques et territoriaux qui en ont découlés. Les photographies de Justyna Mielnikiewicz sont prises dans les régions avoisinantes du Dnipro, fleuve qui traverse le Bélarus et l’Ukraine, que la documentariste  a choisi comme ligne métaphorique de son travail. Ce choix n’est pas le fruit du hasard :  ce courant d’eau est devenu au fil des années la ligne de défense des soldats ukrainiens face à l’arrivée des troupes russes. Au travers de ses reportages, la photographe cherche à mettre en lumière l’omniprésence de la guerre et ses impacts immédiats sur le quotidien des Ukrainiens. Dans le texte accompagnant l’exposition, elle explique d’ailleurs que « les récits rassemblés ici sont le témoignage d’expériences individuelles sur fond de problèmes fondamentaux, moteurs de la transformation d’un pays et de sa société ».  Des portraits de femmes et d’hommes dans l’ombre de la guerre pour parvenir à dresser celui d’un peuple en résistance.

Au premier plan, Laetitia Ganaye membre de l’agence MAPS qui représente Justyna Mielnikiewicz en France, entrain de faire une présentation du travail de la photographe.

« Portrait(s) d’une Résistance. Ukraine 2004-2022. Justyna Mielnikiewicz » est exposée jusqu’au 3 septembre sur la façade de la Maison des journalistes. 

Le travail de la photographe est aussi  visible sur les grilles de l’Hôtel de ville à Paris du 10 mai et jusqu’au 20 juin 

Une table-ronde est organisée à l’Académie du Climat, le 08 juin 2022, avec la participation de Justyna Mielnikiewicz, Mohamed Badra photojournaliste syrien lauréat des Prix Bayeux Calvados-Normandie et Worldpress photographie, Julie Dungelhoeff grande reporter à France 24 et à RFI, Stefan Foltzer journaliste franco-polonais correspondant de la radio “Polskie Radio SA” et Manon Loizeau grande reporter franco-britanique prix Albert Londres et spécialiste de la Russie. Albéric de Gouville, président de la MDJ et Secrétaire général de l’info à France 24  est en charge de la modération de la discussion. 

©Ahmed Muaddamani

REPORTAGE, FRANCE 24

Guerre en Ukraine : l’Afrique prise en étau entre l’Occident et Moscou ?

Par Jean-Jules Lema Landu

Manifestation en soutien à l’Ukraine, Paris, France. © Cédric VT on Unsplash 

” La guerre en Ukraine place l’Afrique dans une position inconfortable.”

Jean-Jules Lema Landu, journaliste congolais, réfugié en France

Il y a, d’abord, les anciens pays d’Europe occidentale. Après la séquence historique de colonisation, ils sont restés liés à leurs anciennes colonies. Y avait-il moyen de faire autrement, pour les Africains, que d’accepter cette relation « naturelle », sur fond de rapports de force largement déséquilibrés ? Ainsi, les deux parties, bon an, mal an, devaient-ils coopérer dans quasi tous les domaines, à ce jour. Et ce, depuis 1960, années des indépendances. Il y a donc de cela plus de six décennies avant que la machine se grippe. Le continent réclame justice, l’Europe promet de modifier le tir. On en est là.

Quant aux deux autres dimensions, il y a celle dans laquelle les relations entre l’Afrique et la Russie sont également liées par l’Histoire. Mais sur l’autre versant, comme par osmose, où Moscou parlait « libération », alors que l’Europe colonialiste, se cabrant, durcissait sa position pour ne pas lâcher-prise. Il s’en suivit une bonne saison de guerres de libération. L’Union soviétique, à l’époque, fut aux côtés des Africains, à travers l’Algérie, l’Afrique du Sud et l’Angola, notamment. Sa part dans le domaine de la coopération militaire, surtout, fut des plus appréciables. Elle permit également à plusieurs Africains de fréquenter ses universités et, qui plus est, construit l’université Lumumba, en mémoire du héros de la lutte de libération. Ce n’est pas rien, en termes de symbole. Et, enfin, la mondialisation, cette réalité qui met le monde en synergie, interconnecté. Où s’exprime un véritable effet papillon, image d’un « village planétaire », cher à McLuhan.

Pour qui opter ?

A cet égard, globalement, la guerre en Ukraine place l’Afrique dans une position inconfortable. Pour qui opter ? Il y a là à boire et à manger. La coopération avec l’Europe n’a pas été que négative sur toute la ligne. Les nouveaux venus, la Chine en première ligne, suivie de la Russie et des autres pays dits émergents, n’a rien d’ange tutélaire. La notion de mondialisation ? Elle ne profite qu’aux pays riches. Le vote à l’ l’Onu sur l’Ukraine, le 2 mars, a donné la mesure sur la considération des pays africains, par rapport aux « blocs économiques » qui dirigent le monde. La tendance a traduit une « neutralité » sensible quand sur 154 pays, un seul a voté pour la Russie ; 28 ayant été contre et le reste s’étant abstenu.

En réalité, c’est une des indications que les Africains se réveillent, en ouvrant un œil… responsable. C’est positif. Nombre d’observateurs rapprochent cette image et celle de l’après-Conférence de Bandung (Indonésie), en 1954, ayant prescrit la politique de « non alignement » pour les pays Africains, vis-à-vis des blocs communiste et occidental. A l’époque. A quelque chose, malheur est bon, dit-on. La guerre en Ukraine a permis au continent de se rappeler au bon souvenir des « fondamentaux », préconisés par les pères des indépendances.

Image drapeau ukrainien flottant, © Noah Eleazaron on Unsplash