France : faire de l’éducation aux médias « une vraie politique publique »

Campagne de désinformation, fake news, concentration des médias, baisse de la confiance envers les journalistes… En 2023, le monde du journalisme fait face à de nombreux défis mettant à mal son indépendance. En Europe comme en France, acteurs de la presse, du monde associatif et éducatif se mobilisent pour redonner le goût de l’information au public.

En France, l’éducation aux médias (EMI), bien qu’assez récente, se cristallise dans l’espace éducatif. Des associations et des programmes sont mis en place, alors que les campagnes de désinformation massive en ligne prolifèrent en Europe. Comment les citoyens français se protègent-ils de telles menaces ?

Des actions françaises entièrement dédiées à l’EMI

Lors de la création d’Entre les lignes en 2010, Olivier Guillemain voit clair dans sa mission. « Nous avions l’idée avec ma cofondatrice [Sandra Laffont, NDLR] de rétablir le lien de confiance entre les citoyens et les médias car nous étions passionnés par notre métier et nous voulions transmettre ce goût de l’information. »

A ce moment, un climat de méfiance envers les médias s’installe durablement en France, malgré une bonne situation de la liberté de la presse.

Un paradoxe « toujours valable aujourd’hui. Il n’y a jamais eu autant de médias et nous n’avons jamais eu autant de mal à nous informer. »

Pour l’association, il est primordial que les jeunes possèdent « les outils pour faire le tri et développer un esprit critique. Nous voulions aussi sensibiliser sur le pluralisme des médias en France, nos ateliers permettent de découvrir de nouveaux médias. Nous avons choisi de nous focaliser sur les jeunes pour leur donner les bons réflexes dès le début de leur vie citoyenne », explique avec engouement Olivier Guillemain.

Des collégiens devenus journalistes

Si « Entre les lignes » bataille seule les premières années pour mener sa mission à bien, l’année 2015 signe un tournant pour l’association.

« En 2010, l’EMI n’était pas du tout un thème porteur, nous étions très peu d’acteurs. Nous ne bénéficions pas de financement public, mais nous avons assisté à un vrai point de bascule avec les attentats de 2015 et Charlie Hebdo. »

Après les attentats, des campagnes de désinformation se sont mises à pulluler sur les réseaux, poussant les pouvoirs publics à s’intéresser de plus près à l’éducation aux médias.

« Nous avons alors reçu des financements publics ainsi que le soutien de l’Éducation nationale, du ministère de la Culture et de la DILCRAH. Vint ensuite le financement par les fondations privées. »

« Aujourd’hui nous comptons 240 bénévoles dans nos équipes, pour 430 interventions en 2022 dans 44 départements. Nous souhaitons que l’EMI devienne une vraie politique publique, car le public adulte en a besoin aussi. Nous avons prêché dans le désert pendant longtemps les premières années, aujourd’hui nous remarquons une volonté solide de la part de tous les acteurs de l’EMI », constate Olivier Guillemain, plein d’entrain et d’espoir pour la jeunesse française.

Renvoyé Spécial

Loin d’être étrangère dans le domaine, la Maison des journalistes est un acteur important de l’éducation aux médias. Elle entretient depuis 2006 un partenariat avec le CLEMI (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information) et le ministère de l’Éducation nationale.

Ce partenariat productif permet aux journalistes de la MDJ de rencontrer des lycéens pour discuter de leur parcours et de leur métier, en France métropolitaine comme en Outre-mer.

Plus de 10 000 élèves ont ainsi pu entendre le récit de ces journalistes et échanger avec eux. La MDJ et le CLEMI comptabilisent plus de 100 interventions conjointes avec des journalistes syriens, tchadiens, afghans, soudanais, irakiens, marocains ou encore yéménites.

Tous viennent exprimer devant les élèves la difficulté d’exercer leur métier dans leur pays d’origine. D’une richesse exceptionnelle, ces rencontres offrent aux élèves un contact direct avec l’actualité, un témoignage qui permet d’incarner des concepts souvent abstraits, une prise de conscience de l’importance de la liberté d’expression et de la pluralité dans les médias.

Inviter à la discussion pour permettre la critique

« Nous proposons cinq ateliers différents de deux heures chacun », relate le directeur de l’association. L’atelier rencontrant le plus de succès demeure « démêler le vrai du faux sur Internet », mais il assure non sans humour « se battre pour faire vivre les autres thèmes aussi. »

« Les jeunes apprécient cette approche où nous partons des usages du public en s’interrogeant sur leur quotidien. Le journaliste partage son expérience et vice-versa. Des collégiens ayant participé à des ateliers il y a quelques années sont même devenus journalistes aujourd’hui ! » Signe que l’éducation aux médias est un enseignement contemporain incontournable.

Si les premières années étaient consacrées aux élèves de collège et lycées, l’action de l’association s’est élargie aux élèves de primaire. « C’est au collège et au lycée que les usages numériques sont les plus développés », explique l’ancien journaliste.

« Aujourd’hui cet usage se fait de plus en plus tôt, les enfants de 10 ans sont sur les réseaux malgré l’interdiction pour les moins de 13 ans. Il faut les protéger aussi. Nous ne parlons pas de fake news avec eux mais de rumeurs, nous créons du contenu sur-mesure pour les plus jeunes. »

« Nous partons des usages des gens en face de nous : nous nous adaptons en fonction du primaire, collège, lycée… Selon leurs pratiques et usages. Nous ne les jugeons ni ne les culpabilisons sur leurs pratiques, car il y a des bonnes sources d’infos sur les réseaux sociaux – il faut simplement pouvoir les identifier. »

Et de rappeler que les parents ont un rôle à jouer. « Nous les encourageons à discuter avec leurs enfants, en leur expliquant comment bien s’informer. Certaines interventions peuvent déclencher des discussions avec les enseignants et les parents, qui ne savent pas vraiment ce que font leurs enfants en ligne. Les parents constituent un public qu’on n’oublie pas, nous organisons des ateliers avec les adultes en médiathèque ou des centres sociaux pour les sensibiliser. »

L’association est fière des « retours très encourageants » des enseignants et de certains parents, et cherche à étendre son dispositif au niveau national. Elle a mis en place un laboratoire d’EMI en 2020, englobant 12 écoles primaires dans huit départements métropolitains et en Guadeloupe.

Une initiative des plus bienvenues en France, où le gouvernement ne se penche que depuis quelques années sur la question. Qu’il s’agisse d’une collaboration internationale ou de mesures gouvernementales, l’Etat français semble être en décalage avec ses concitoyens sur l’éducation aux médias : aucun programme institutionnel n’a encore été mis en place, malgré l’urgence de la situation.

Maud Baheng Daizey