Mandela Day : Livres pour se protéger

Livres dans une école à Alep, en Syrie, utilisés pour se protéger des sniper.
Photo de Muzaffar SALMAN

© Muzaffar Salman

Le voyage d’un Achille syrien en fuite vers l’Europe

[Par Rana ZEID]

Article paru dans Alhayat.com, le 9 mars 2014

Traduit de l’anglais au français par Susan Clot.

Je ne suis pas Achille, je suis G.T., et, contrairement à lui, son talon est devenu ma force, car j’ai survécu à ma mort et à ma propre personne. J’ai placé la carte d’identité italienne que le passeur m’avait donnée dans l’interstice entre mon talon et ma chaussure. Je voulais que la photo mise sur la carte prenne un aspect usé comme le style et l’écriture des lettres italiennes, avec nos identités humaines. Je continue de marcher et de me déplacer… Je voulais passer de l’Autriche en Allemagne, tout en sachant que la frontière allemande est difficile et que si l’on découvre que je suis Syrien, ou plutôt que je ne suis pas Italien, je serai renvoyé vers mon pays, où j’ai toujours vécu.

طفل من مقدونيا اسمه أيوب

Photo crédits : G.T.

J’ai joué «Poker face » avec le soldat allemand, en utilisant mes deux mots d’italien afin de m’en sortir, et jusqu’aujourd’hui, je revois la tolérance exprimée dans le regard de cet homme civilisé, me permettant de continuer mon chemin. Quelle est cette rencontre qui marqua les débuts de ma nouvelle identité pendant ma fuite depuis la Turquie (puis la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Hongrie et enfin l’Autriche) en route pour un pays Européen que j’avais choisi les Pays-Bas – parcourant sans aucun arrêt en bus des distances fantastiques depuis l’Allemagne, en laissant derrière moi la musique de Vienne. Personne ne sait que l’économie des Pays-Bas est une économie forte, et là-bas, en tant que réfugié, je pourrai espérer trouver des conditions de vie correctes, après avoir tout subi, protesté, être parti vers le nord ensoleillé en échappant à l’arrestation et avoir vécu dans la détestation de Daesh « L’État islamique », tout ce qu’un Syrien peut subir pendant cette troisième guerre mondiale contre son peuple.
Sans cheval, j’ai chevauché le vent et gravi Le Monténégro.
Devant moi, à Amsterdam, s’étire la vaste mer ; elle m’offre la tentation de marcher lentement sur les flots jusqu’à la ligne où l’eau et le ciel se rencontrent, pour y fumer une cigarette. Cette mer est faite pour la contrebande. Un Syrien doit venir ici et traverser en courant la Mer du Nord, semblable à un immense dallage bleu.
Maintenant, je suis dans un camp pour réfugiés. Les conditions matérielles sont excellentes, toutefois le surréalisme syrien, seul, bouleverse le silence du lieu. Le vent arrête de souffler devant les portes des caravanes afin d’écouter des conversations à bâtons rompus. Un réfugié dit à un autre : « Entre dans la caravane à côté pour rencontrer ton prochain, le vieillard Hamayan. Son fils a été un martyr ». Le jeune homme répond : « La belle affaire. Mon frère était un martyr aussi. J’en ai assez des Hamayan et de leurs conversations ». Le vieux Hamayan passe dans les allées de boîtes noires unies, disposées horizontalement de manière dramatique. Tel une roue, son point culminant devient le point le plus bas alors qu’il roule inlassablement, il est comme une armoire à aubes tremblotante, c’est un puits tremblant et mouvementé, laissant derrière lui des taches poisseuses ; ce n’est pas de l’eau, ces taches sont rouges et des araignées rôdent autour d’elles. Le jeune homme de la caravane N°3 crie : « C’est mon père, dont j’avais perdu la trace en Grèce ».
C’était le vingt-neuf octobre, mon anniversaire, quand on nous a été attrapés en train de chercher à gagner la Grèce en passant par les bois turcs. Les Turcs nous ont ramenés au centre de détention, où j’ai eu droit à un morceau de pain supplémentaire car mon anniversaire coïncidait avec la journée de l’indépendance turque.
Sur la terre rien ne m’effraie. Je cours pour échapper aux sons des fusillades et des bombardements. Sur la terre, je donne la mort à la mort.
Dans les bois glacials, en attendant, le matin pour traverser le fleuve Evros, l’eau et la nourriture commençaient à manquer. A cause de la police grecque et de leurs patrouilles incessantes, nos respirations étaient lourdes, comme provenant de poumons d’ogres, des respirations qui menaçaient notre couverture et témoignaient de notre présence : Il est interdit de respirer, d’inspirer et d’expirer, et dans le meilleur des cas, tu te retrouves mort avec un passeur aguerri et tyrannique. Sans savoir pourquoi j’ai eu envie de faire du sexe. Je m’endors, je rêve que je monte au ciel et que je retombe, tenant dans ma main une pomme verte de laquelle sort un macabre ver de terre.
Nous avions froid. Moktar, l’homme originaire de Homs, dormait sur son sac. Il rêvait de son magasin de bonbons bombardé. Il veut épouser une femme suédoise, mais si tout le monde rêve de s’installer en Suède, le pays idéal, comment faire ? A la fin de la journée, toutes ces considérations ne signifient plus rien pour le passeur Sherko, un Kurde de 24 ans qui fait passer des Syriens depuis trois ans, alors même qu’il n’a pas de carte d’identité. Je lui demande : « Veux-tu fuir avec moi ? ».

Fugitifs, nous portons des œillères, suivant le passeur comme un troupeau docile. On ne parle ni d’hier ni d’avant. C’est un voyage sans retour. Ibn Arabi a dit : « Ceux qui avancent trouveront la lumière », mais il n’a pas dit : « Si un Syrien avance, la route derrière lui est démolie ».
On nous a obligés à rester assis dans une maison, nous sommes six Afghans et un groupe de (quelques) Syriens. Enfin ce n’était pas vraiment une maison, plutôt une masure au milieu de nulle part, sans toit, avec un sol en terre battue. Une maison dans les bois semblable à des maisons syriennes détruites. J’ai pensé au code que l’intermédiaire (entre moi et le passeur principal) m’a communiqué. Je parle de moi-même : le numéro de code est 733 (ce numéro est numéro confidentiel, seuls moi et l’intermédiaire le connaissent)… j’imagine et je me pose cette question: est-ce que le 733ème martyr me regarde quand je fuis? Alors pourquoi ai-je senti cette piqûre dans ma tête? Comme si ma conscience était un moustique suçant mon cerveau fragile, est ce qu’Il me observe quand je fuis ? Je saigne, mais je dois me dépêcher et gonfler le bateau en caoutchouc, « une petite barque », et oublier le visage terne de ce jeune homme que je viens de remarquer, il s’agit d’un de mes camarades de première année du lycée de Damas, une école de teinte marron clair, presque couleur terre. Je suis un squelette sur une terre affamée.

مخيم لجوء في اليونان

Photo crédits : G.T.

Les postes de contrôle et les tours militaires qui régulent les frontières à travers le monde sont comme les aiguilles que ma grand-mère enfonçait dans une pelote de laine. Je voudrais les collecter toutes, les mettre dans ma petite poche et aller à l’usine d’armement la plus proche pour fabriquer un pistolet en fer et me tuer… Ce serait mon premier geste dans la maturité. C’est comme ça que réfléchissent tous les adolescents syriens qui portent un souvenir funeste. La pauvreté est comme les cinq sous qui me manquaient, m’obligeant à faire à pied le chemin de l’université jusqu’à chez moi… jusqu’au tombeau.
Après la terre il y a la mer, et la mer, que des Syriens comme moi doivent traverser avec leur talon blessé, est jonchée d’orties.
Mon voyage illégal par les terres ayant échoué, j’ai repris la mer. Je me trouve à Izmir, le lieu divin des passeurs maritimes. A Izmir, Le passeur est sûr de son succès. Moi par contre je suis frappé par un échec émotionnel qui motive ma décision de partir en Europe. Ma compagne syrienne pensait que je m’intéressais à elle à cause de sa nationalité européenne et je décide de la retrouver pour lui dire que mon humanité propre dépasse toutes les nationalités du monde. Je lui dirai simplement : « Je divorce », et je déchirerai le certificat de mariage fait par le Cheikh à Istanbul. Sauf que je ne l’ai pas sur moi car je n’ai pas le droit à beaucoup de bagages afin que le petit bateau sur lequel nous nous entassons par douzaines ne coule pas. C’est un petit bateau de pêche qui ne devrait pas porter plus de quatre personnes sur lequel nous fuyons éternellement de mort en mort.
Le passeur a crié : « Courez ! », et tout le monde s’est figé. Il faut quitter le bus et courir vers le bateau. J’étais le seul à courir. Je me vois en train de courir avec mon appareil photographique. Un sniper me vise (l’adrénaline monte dans ce bateau ridicule), les avions lâchent des bombes, des Scud détruisent des bâtiments à Hraytan et à Alep. Dans de telles situations je cours toujours seul car je suis le cameraman. Je cours lors des laps de temps créés par les Scud, ces laps de temps qui emmènent les martyrs vers un endroit meilleurs que Hraytan. Des gens transportent des corps, alors que des bombes à fragmentation remplacent les Scud, et les gens derrière moi disent : « Ce bateau est pourri ! ». Et j’étais le seul à courir pour monter à bord, tout comme je courais pour filmer les bombardements successifs. Moi qui ne voulais pas traverser la mer, j’étais mouillé jusqu’à la poitrine et le premier à monter à bord du bateau.
C’était une image résumant la mort, un bateau de pêche en bois avec un petit moteur et une place pour transporter la marchandise que nous avons remplis à nous seize. Seize personnes qui ont failli mourir en échange des quelques dollars dont rêvait le passeur. A l’arrivée, nous n’étions plus que quinze. L’un de nous manquait, perdu en mer. Les poissons l’ont adoré et il s’est échappé avec eux vers le monde de la lumière.
Le voyage pour la Grèce qui ne devait pas dépasser quarante minutes a duré trois heures. Je me suis assis comme je faisais dans les bus syriens, tourné vers le fond, détourné de mon destin syrien, fixant le vigoureux capitaine turc. Son visage ne trahissait aucune émotion pendant qu’il guidait le bateau. Je me souvenais de tout, mes parents, mon père qui s’était un peu fâché avec moi la dernière fois que je l’avais vu. Je me suis souvenu de toi. En approchant des eaux territoriales, les vagues ressemblaient à ceux du dessin animé L’Ile aux Trésors. Elles ont failli déchiqueter le bateau. Où est Long John Silver avec sa jambe de bois ? Et pourquoi n’y a-t-il pas d’enfants à bord pour incarner le personnage de Jim?? Où est Jim? Où est son chat ? Tout de même en Syrie, les chats ne sont pas très utiles car ils ne mangent pas de souris et de l’ombre.
Le moteur s’est arrêté un moment, dont j’ai ignoré la durée. Pendant le voyage, une voix s’est levée pour louer Dieu. Certains avaient le mal de mer. Ici, pas de pommes ni de légumes comme avait Long John Silver. Aucun remède contre le mal de mer ici. Le bateau ressemble à une pierre sur l’eau, prêt à sombrer à chaque instant sous le coup d’une large vague. Les Syriens pleurent. Le capitaine a commencé à taper sur le moteur. Voila comment ça marche. On tape pour se faire obéir. Ce moteur était rebelle et fou d’essayer de protester car la protestation n’est pas reconnue dans le monde des passeurs.
Nous subissons le froid effrayant. Le moteur reprend vie mais notre destination est encore loin… Tout comme la liberté. Depuis combien de temps voyageons-nous ? Combien d’entre nous sont morts ? Actuellement, je n’arrive pas à dormir car je me revois en train de nager (après que le moteur s’est arrêté une deuxième fois) sur plus de cent mètres pour atteindre la plage avec toutes mes affaires, mes vêtements lourds qui me tiraient vers le fond… Mon talon… Je me suis livré aux autorités grecques. Comme j’aime la nudité maintenant… La nudité des morts.

 

Qui a dit que nous voulions rentrer en Palestine ?

Article de Mohammed Sha’ban, palestinien-syrien
Traduit de l’arabe au français par Aline Goujon
Article publié en arabe sur www.alaraby.co.uk

La distance qui me sépare de la Palestine me paraît si grande, autant qu’est éloignée la libération de la Palestine des intentions de ceux qui parlent en son nom. Le dernier moyen grâce auquel nous avions une idée de notre éloignement par rapport à la Palestine était celui que nous ont communiqué nos grands-parents : le nombre de nuits qu’ils avaient passées à dos d’âne ou, au meilleur des cas, de cheval.

Cartoonist : Hani Abbas

Cartoonist : Hani Abbas

Jusqu’à un beau jour de l’année 2008 où un ami m’a fait connaître le logiciel Google Earth, qui existait alors déjà depuis environ trois ans. Il se trouve que le logiciel avait récemment été enrichi d’un nouvel outil permettant de mesurer la distance entre un point et un autre de la surface de la Terre.
Je me suis mis à tester cette invention stupéfiante, en choisissant des lieux au hasard, parfois entre plusieurs États, d’autres fois entre plusieurs continents. Jusqu’au moment où j’ai appris, pour la première fois, la distance entre notre maison du campement de Yarmouk, au sud de Damas, et mon village palestinien occupé (Firim, dans la région de Safed) : 97 kilomètres seulement.
Quatre-vingt-dix-sept kilomètres qui m’ont conforté de plus en plus dans l’idée que nous sommes tout aussi colonisés que la terre, et m’ont fait prendre conscience de l’étendue du territoire que nous perdons à la suite de chaque discours ou sommet arabe au cours duquel est évoquée la Palestine.
Nous atteignons aujourd’hui le soixante-sixième anniversaire de la Nakba (défaite palestinienne contre Israël), dans un climat manifeste d’indifférence et de négligence concernant cet événement. Pire, les réfugiés palestiniens sont traités de la façon la plus ignoble, dans les pays frères-ennemis. Leurs pièces d’identité ne sont pas reconnues, voire, dans de nombreux endroits, ceux qui possèdent de tels papiers font l’objet de soupçons ou sont considérés comme des criminels, ce qui les conduit à être expulsés ou emprisonnés. Les exemples de tels cas ne manquent pas.
Oui, cela fait longtemps que nous avons quitté le pays pour la première fois, mais, pour ceux qui n’ont pas encore compris, je déclare à messieurs les acteurs du conflit israélo-arabe (gelé) :
Moi, citoyen palestinien réfugié pour la quatrième fois en 28 ans (en Syrie, Libye, Syrie à nouveau, au Liban, et à présent en France), bien qu’appartenant à la troisième génération depuis la Nakba et ignorant tout de la géographie des pays, je continue à plaisanter avec mon ami en lui disant : « Chez vous, à Safed, le sol de la ville est pavé de dalles », et lui me répond : « Chaque nuit, la mer est criblée de balles, chez nous, à al-Tira ».
Non, nous ne voulons plus rentrer en Palestine, parce qu’en réalité elle ne nous a jamais quittés.

 

Dans la carte ci-dessus, l’itinéraire le plus rapide entra Yarlouk et Safed conseillé par Google Heart. Au même temps, vous pouvez vois le vrai distance entra les deux villes : juste 97 Km.

Dans la carte ci-dessus, l’itinéraire le plus rapide entra Yarmouk et Safed conseillé par Google Earth. Au même temps, vous pouvez voit le vrai distance entra les deux villes : juste 97 Km.

 

 

 

 

L’Exode : de Pharaon à… Bachar el-Assad

[Par Ahmad BASHA]

Traduction de l’anglais par Aline GOUJON

Article publié en arabe sur Orient-news.net

Version anglaise traduite par Anne-Marie MCManus : The Exodus

 

سفر الخروج The Exodus from abou naddara on Vimeo.

La guerre est ainsi faite : elle modifie nos frontières émotionnelles habituelles et ouvre à la cruauté humaine des possibilités infinies de s’exprimer. Avec la guerre qui s’intensifie à chaque instant, les Syriens continuent de chercher, dans leur quotidien, tout ce qui peut leur apporter ne serait-ce qu’un sentiment minime de chaleur ou de sécurité. L’isolement profond extirpe les peurs personnelles de leurs cachettes. Elles deviennent alors un sentiment collectif, partagé, à la fois moteur et passif, qui s’installe sous la forme d’un large spectre dont le cœur bat indubitablement là-bas, sur les terres syriennes. Mais entre la Syrie intérieure, chaque jour davantage réduite au silence, et l’extérieur du pays, où s’entassent les valises des réfugiés, exilés, émigrés, expatriés et autres, les plus petits détails doivent bien passer, et insuffler aux vivants comme aux morts le vague sentiment que le froid qu’ils ressentent aux extrémités s’apparente à la mémoire, et que celle-ci, réciproquement, ressemble au froid.

Même le terme « tragédie » semble trop faible pour refléter l’étendue des destructions quotidiennes, qu’il s’agisse de vies, de villes, d’enfants, mais aussi des esprits. L’ombre de l’espoir s’estompe à mesure que l’aiguille représentant le bilan des victimes s’élève. L’aiguille tremble à chaque fois qu’un obus hostile heurte le mur où s’est réfugiée la peur et les réduit tous deux en ruines. Mais toujours la cruelle aiguille demeure affamée et repart à zéro, renvoyant le peuple faire la queue pour du pain, afin d’en faire une cible plus facile pour un habile pilote.

Quoi que soit ce que l’on convient –vainement– d’appeler la vie, elle est toujours prodigue de surprises. Elle étale devant nous des fragments d’histoires sur les enfants de la guerre et ses victimes, et c’est comme si l’espoir qui était né en nous pendant la première année de la révolution syrienne nous punissait et anéantissait la légitimité de notre rêve. La violence, dont les images s’accumulent sous nos yeux, atteint sa troisième année, laissant ses victimes en proie à des cauchemars qui les plongent dans le désarroi le plus total, cauchemars qui ont tôt fait de revenir commettre leurs péchés. Alors, la vision elle-même devient le péché – ou peut-être est-ce l’exact opposé. Il est difficile de mettre un nom sur tout cela, mais on peut tout à fait le rapprocher de l’histoire de ce petit garçon d’Alep qui apparaît dans le court‑métrage intitulé « L’Exode », récemment mis en ligne par le collectif de cinéastes Abounaddara.

Le scénario est le suivant : un enfant syrien, « le héros du film », qui doit avoir dix ans tout au plus, a entendu une rumeur selon laquelle il pourrait trouver le salut (« l’Europe ») en traversant la mer, mais aussi y réunir sa famille et ainsi la délivrer de l’enfer de la guerre qui frappe son pays. Il parvient à Alexandrie et se prépare pour la dernière étape de son voyage, la traversée en mer. Mais la malédiction le poursuit et, le jour précédant son départ, il change d’avis et appelle sa mère, lui disant qu’il ne veut plus partir et souhaite revenir parmi les siens.

Qu’est-ce qui l’a poussé à revenir sur sa décision ? Cet enfant triste, embarrassé face à la caméra, raconte son histoire avec peine. Dès le début du film, il explique avec son accent d’Alep et sa voix tremblotante, que son enfance lui a été dérobée. Il semble dénoncer, à quiconque le regardera : nous avons grandi trop vite, ou peut-être sommes-nous déjà vieux.

Aujourd’hui, il n’est en rien étonnant qu’un enfant aille à Alexandrie confronter son destin, celui de sa famille et sa propre enfance à l’immensité de la mer, où, s’il ne se noie pas, il sera touché par les tirs des garde-côtes. Il parait idiot de chercher des raisons logiques qui auraient conduit la famille à prendre une telle décision. Il faudrait donc replacer les choses dans leur contexte, mais la localisation n’est nullement indiquée, on ne sait pas où a eu lieu l’entretien avec le jeune garçon d’Alep, et s’il est finalement retourné ou non auprès de sa famille. Ces précisions ne sont peut-être absolument pas importantes. La seule certitude est qu’il est revenu sur sa décision après avoir fait un rêve.

Apparenter ce qu’a vécu l’enfant du film « L’Exode » à une histoire relève du luxe littéraire, et ce pour une unique raison : la violence exercée par el-Assad est bien pire que tout ce que peut concevoir l’imagination humaine. Parmi les récits de « L’Exode », beaucoup rappellent ceux que l’on trouve dans le Coran. Devant « L’Exode », on est assaillis par des visions façonnées par l’horreur du drame permanent. Dans « L’Exode », un enfant assis, vêtu de sa djellaba rayée, dit haut et fort : désormais, il n’y a plus de lois.

Le tragique, dans « L’Exode », nait à mesure que l’histoire prend forme dans l’esprit du spectateur, tant le non-dit l’emporte sur les faits rapportés. Si, admettons, le garçon avait réussi à traverser la mer et à parvenir de l’autre côté sain et sauf, cela aurait rendu le film plus palpitant, ou bien lui aurait conféré un ton plus mélodramatique. Mais au lieu de cela, nous nous surprenons à nous contredire en qualifiant d’œuvre cinématographique ce court film, fragment de vies opprimées, ou à tenter de trouver la frontière entre nos sentiments de confusion et d’empathie. Cela n’enlève en rien à sa valeur artistique, mais contribue à communiquer les émotions des réalisateurs, hantés par toute la terreur qu’ils ont imaginée et vue auparavant –qui agitera aussi l’esprit du spectateur – et qui les a poussés à décider de faire ce film. Car ce sont eux qui ont œuvré à transmettre cette histoire dont le héros est un jeune garçon qui a échappé à la mort à maintes reprises : une fois de la brutalité d’un pharaon, une deuxième fois en arrivant indemne à Alexandrie, et à nouveau (mais non pour la dernière fois) par son récent rêve.

Il n’est pas indispensable de couvrir l’écran de sang pour que les paroles aient un impact, ni de décrire la violence, de montrer cadavres, cercueils et blessés, ou encore de faire résonner les pleurs et les lamentations. Il suffit d’un enfant qui parle pendant trois minutes face à la caméra pour qu’un documentaire incarne la terrible réalité, avec sa symbolique, son intensité et sa cruauté. Ainsi, l’intervalle dans lequel on hésite à qualifier ces quelques images de film documentaire pourrait bien être la condition suffisante et satisfaisante pour définir tout documentaire réalisé en temps de guerre.

 

Abd al Hadi Awad, le martyr qui a vaincu ses geôliers par son sourire

[Par Raafat Alomar Alghanim]

Traduit de l’arabe par Emmanuelle Ricard

Abd al Hadi Awad

Abd al Hadi Awad

Il y a quelques jours, j’ai appris la mort sous la torture de l’activiste syrien Abd al Hadi Awad, dans une des prisons où se perpètrent les crimes d’al-Assad. Ce nom n’a pas trouvé d’écho dans ma mémoire, peut-être à cause de l’abondance des noms et des évènements que l’on entend, ou parce que je ne l’avais rencontré que rarement. Mais sa photo, lorsque je l’ai vue sur Facebook, à côté de laquelle figurait : « Mort en martyre sous la torture », m’a immédiatement rappelé le visage souriant que j’avais rencontré en 2012 au cours d’un stage organisé par l’institut NDI à Amman, avec un sourire que le coeur syrien ne peut ignorer, un sourire qui inspire l’optimisme et la confiance en soi, un sourire perpétuel comme un secret, d’une présence qui ne s’oublie pas.

Il vous serait douloureux d’apprendre que l’un de vos proches a disparu sans que vous en ayiez été informé. Mais il vous serait plus douloureux encore de trouver sa photo par hasard sur Facebook, en buvant un thé, ou en vous préparant à partir au travail, ou encore en parcourant avant de vous endormir les dernières nouvelles publiées par vos amis. Sa mort me parvient comme une surprise brutale, d’autant plus douloureuse que la torture en est la cause. C’est de cette façon, sans les préliminaires traditionnels de proches ou d’amis, ou même des médecins dans les hôpitaux, lorsqu’ils informent d’un nouveau décès, que m’est parvenue cette nouvelle, plus d’une fois, sur Facebook. Et c’est ce qui se produit régulièrement avec tous les Syriens qui cherchent les dernières nouvelles de leurs amis sur les réseaux sociaux et sont saisis d’apprendre la mort d’un fils de leur village ou d’un membre de sa famille. Le drame électronique des Syriens s’ajoute au drame de leur réalité, et ainsi échangent-ils leurs condoléances sur ces mêmes réseaux dans le temps syrien des condoléances.

Abd al Hadi Awad est mort après quatre mois d’emprisonnement. Originaire de Damas, il documentait les violations des droits des détenus. Ses geôliers lui ont fait goûter les tortures contre lesquelles il s’était élevé de sa plume et de sa voix, cette voix qui est restée libre jusque dans les prisons des tortionnaires alors même qu’il criait de douleur sous la torture. Une voix qui s’ajoute à la liste des crimes perpétrés par le régime d’al-Assad, une voix dont ceux qui s’intéressent à celui qui la porte ne peuvent rester du côté des assassins, un visage dont ceux qui le voient sourire ne peuvent imaginer l’agonie sous la souffrance, sans ressentir un choc envers ces tortionnaires qui vivaient avec lui dans le même pays.

Abd al Hadi a oeuvré loin de la scène médiatique. Il n’était pas célèbre sur les pages de Facebook, même s’il avait de nombreuses connaissances du fait de son infatigable activité. Abd al Hadi Awad était membre de l’Institut Démocratique Syrien, de la Tribune Démocratique et du Mouvement de l’Appel. Ceux qui l’ont rencontré s’accordent sur son amour du travail en toute discrétion à l’écart des médias et sur son activité inlassable, lui, jeune qui avait l’ambition d’une Syrie libre, dont nous serions fiers et qui serait fière de nous, et rêvait non du prestige et des honneurs mais d’une vie simple.

Lorsque j’ai appris la nouvelle et que je n’ai plus pu en douter, j’ai écrit : « ceux qui connaissaient Abd al Hadi Awad savent combien ses assassins méritent la mort ».
Ses amis également, n’ont, au début, pas cru cette nouvelle, et se sont demandé si c’était bien vrai. Voici quelques extraits de ce qu’ils ont écrit sur lui :

« Le bruit court que Abd al Hadi Awad est mort sous la torture. Ceux qui l’ont connu savent combien est grand le crime commis par les mains de ses assassins. Les mots ne suffisent pas », Khalaf Ali al Khalaf.
« Je vais rassembler vos photos et les cacher, je vais remplir les murs de vos photos, j’ai peur de perdre quelqu’un… je ne veux pas y croire… paix à ton âme, à ta belle âme… nous les pourchasserons, et nous arriverons à la Syrie dont nous rêvons », Chadi Abou Karam.
« Honneur à toi, honte à tes assassins qui souillent la Syrie et son peuple. Tu resteras dans nos mémoires l’emblème du Syrien dont la Syrie est fière ! », Bassam ‘Owayl.
« Abd al Hadi Awad était un Syrien, un activiste civil des droits de l’Homme, originaire de Damas. Il a oeuvré loin de toute publicité ces dernières années, inconnu des réseaux sociaux, occupé seulement à travailler » ; « Abd al Hadi, je ne veux pas croire ce que j’entends, que Dieu t’accorde sa miséricorde, bienheureuse est la terre de Damas dans laquelle tu reposes », Sami Choukri.

Liberté : Le fruit défendu des iraniens

[Par Sadegh HAMZEH]

Sans la force des médias, seule puissance capable de poser un regard critique sur la société et ses activités, un pays et son peuple ne peuvent pas continuer à avancer sur un chemin stable.

Dessin tiré par le site www.kayhanpublishing.uk.com/

Dessin tiré par le site www.kayhanpublishing.uk.com/

Quand les dictatures et les régimes fondés sur une idéologie s’emparent du pouvoir, ils plantent leurs griffes acérées dans le cœur de la Constitution. Ils font ensuite du peuple les esclaves d’un système rigide dont le principal objectif est de garder le pouvoir politique. Dans ce système, c’est la santé des médias qui est menacée. La préoccupation première des dictateurs et des idéologues étant de censurer et de s’assurer du contrôle des médias afin de les asservir au profit de leur propagande. En Iran, depuis que la République Islamique a pris le pouvoir en 1979, nous avons été les témoins d’un régime qui n’a pu fonctionner et perdurer uniquement par l’arrestation des personnes susceptibles de dénoncer ou de s’opposer au système. En première ligne, de très nombreux journalistes, dont les publications ont été bien entendus interdites, mais également des avocats et des personnes travaillant pour les Droits de l’Homme. Ils ont été condamnés au silence et à l’isolement en prison, jusqu’à la mise à mort de nombreux journalistes. Le dernier d’entre eux qui a succombé en prison s’appelait Hoda Saber (en juin 2011).
Mashallah Shamsolvaezin, journaliste et consultant au Centre d’Etudes du Moyen Orient, fait un parallèle entre les quatre saisons et les quatre piliers de la démocratie : le droit, le parlement, les partis politiques et les médias. Pour lui, dans le cas de l’Iran, la démocratie ne repose que sur trois piliers, le quatrième ayant été confisqué par le pouvoir. Il manque à la démocratie les médias. Lorsqu’un nouveau journal paraît, il lui est difficile de survivre plus d’un jour dès lors que le gouvernement estime qu’un article ne va pas dans le sens de l’idéologie islamique. Tous les domaines, politiques, économiques, ou les questions de société, sont concernés. La durée de vie des médias en Iran est donc toujours très précaire.
Les journalistes et sociologues iraniens s’interrogent constamment sur les raisons d’une telle précarité des médias : qui en est le responsable ? Les journalistes eux-mêmes ou l’Etat iranien ? En fait, les journalistes ont souvent accusé l’Etat iranien d’être le responsable de cette situation car cet acharnement sur les médias n’est pas nouveau. En effet, lorsque la monarchie était encore en place, avant la révolution, le gouvernement avait déjà cette fâcheuse manie de contrôler, censurer et exterminer tout média susceptible de critiquer le gouvernement. Après la révolution, le terrible héritage paranoïaque est tombé entre les mains du nouveau gouvernement islamique, poursuivant ainsi le travail de censure de son prédécesseur.
Depuis le régime du Shah et durant les présidences successives, jusqu’à aujourd’hui avec Hassan Rohani, nombreux ont été les journalistes emprisonnés et les journaux interdits. Au moment où j’écris cet article, 48 journalistes sont toujours détenus en prison. Il y a trois semaines, le corps des Gardiens de la Révolution Islamique (ou Sepah-e Pasdaran,organisation paramilitaire dépendant directement du Guide de la Révolution, le chef de l’Etat iranien), a envoyé un groupe armé dans la prison Evin section 350 à Téhéran, prison réservée aux journalistes et aux opposants politiques. Ce groupe, qui figure sur la liste officielle des organisations terroristes des Etats-Unis, a été envoyé pour torturer les journalistes et les politiques contestataires. Ils les ont brutalisés gravement à coup de bâtons, leur ont brisé les mains, la nuque et rasé la tête, car en prison, ils continuaient à communiquer avec l’étranger et faisaient la grève de la faim pour dénoncer l’atrocité de leur détention. Lorsque les familles des victimes ont décidé de manifester auprès du procureur, les services secrets les ont arrêtés à leur tour pour les jeter en prison.
Finalement, nous pouvons dire que la liberté d’expression des journalistes est le fruit défendu des iraniens. Comme Dieu a interdit à Adam de manger la pomme, l’Etat Iranien interdit aux journalistes d’exercer leur métier. Si le journaliste se risque à croquer le fruit défendu, tel Adam chassé du paradis, la patte griffue se pose sur sa proie. Le dénouement est presque toujours le même… réduit au silence.​

L’art n’est pas seulement chez les iraniens

[Par Sadegh HAMZEH]

 

art12

Annabelle Richard

« L’art est seulement chez les iraniens ». Si vous voyagez en Iran et que vous parlez aux iraniens à propos de l’art vous entendrez certainement cette phrase de Ferdowsi, le grand poète iranien.

 

Cette phrase, comme pour la plupart des iraniens, provoquait en moi un fort enthousiasme, mais aujourd’hui, ayant fuit l’Iran pour me réfugier en France, j’ai pu comparer la place de l’art iranien avec l’art d’autres pays, et en particulier l’art en France.

 

Installé à Paris, j’ai été frappé par le sentiment de vivre au milieu de l’art. Architecture, peinture, théâtre, musique, poésie, littérature, danse, cuisine, paysage, l’art en France est partout, dans chaque recoin du pays.

 

Pour rencontrer l’art il n’est pas nécessaire de visiter les grands musées parisiens comme le Louvre, il suffit de marcher dans les rues de Paris pour découvrir le plus beau musée du monde. Les discutions à la française sont également une des beautés caractéristiques de la France. Lorsque je parle avec un français,j’ai l’impression d’assister à un théâtre contemporain. La manière avec laquelle les français s’expriment est unique. Pour communiquer leurs sentiments, ils utilisent les mains et les expressions du visage de telle façon que l’interlocuteur peut comprendre l’idée générale même s’il ne parle pas français. Une autre beauté caractéristique de la France qu’on ne peut ignorer est ses cafés. L’émulation des rencontres et des discutions entre les gens, les tables installées sur les trottoirs, les terrasses pleines à craquer au moindre rayon de soleil m’émerveillent et me fascinent.

 

Il y a quelques jours, je suis allé dans un charmant salon de thé de la banlieue ouest de Paris où j’ai découvert l’intervention d’une jeune artiste qui était par chance présente sur les lieux. Etant touché par la singularité et à la sensibilité de son travail, j’ai profité de l’occasion pour lui poser quelques questions.

 

Pouvez-vous vous présenter ?

 

Je m’appelle Annabelle Richard, après un Master en Arts plastiques et Sciences de l’art j’ai obtenu l’agrégation d’arts plastiques qui m’a permis d’enseigner depuis maintenant 3 ans tout en développant ma pratique artistique.

 

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre exposition ?

 

Cette exposition est très importante pour moi car c’est la première fois que je montre mon travail hors de mon atelier ou de la fac. Je l’ai conçue spécifiquement pour ce lieu singulier qu’est le Dinette Café. Cette charmante petite maison transformée en salon de thé, à deux pas de la gare, laissait déjà entrevoir une certaine fantaisie dans sa cuisine et dans sa décoration avec des théières transformées en lampes et des assiettes qui semblaient s’envoler dans les escaliers. J’ai eu envie d’y ajouter ma petite touche personnelle afin de révéler au mieux l’esprit poétique du lieu.

 

Vous utilisez de manière récurrente certains éléments comme la couleur rose, le riz ou les œufs, pourquoi, qu’est-ce que cela signifie ?

 

Le rose est effectivement une couleur très importante dans mon travail. A l’origine c’est d’abord la couleur du papier toilette rose qui, une fois mouillé, se transforme en une matière très séduisante par sa couleur vive et sa texture charnelle. A travers mon travail je questionne la vie, sesorigines et ses mécanismes. Mon observation détaillée de la nature m’a également amenée à voir des correspondances entre le monde animal et végétal. La rencontre du grain de riz et de l’œuf intervient donc comme une évidence dans mon travail. L’exposition, telle qu’elle est conçue, peut être envisagée comme une célébration allégorique du printemps.

 

Vous avez intitulée une de vos installations La Rosière, pourquoi avoir choisi ce même nom pour l’exposition ?

 

L’idée du titre de l’exposition m’est venue par hasard, en cherchant un mot dans le dictionnaire des synonymes. J’y ai lu « rosière : vierge. » Ce titre m’a semblé parfaitement adapté au lieu et à mon travail. Le coté désuet, le rose, l’idée de fête, de célébration, de mariage dont la rosière est chargée, et surtout la question de la vertu, de la bonne moralité, et de la virginité m’a semblée correspondre parfaitement à mon projet printanier. La bonbonnière ne renferme pas toujours les roudoudous que l’on attend. La boucle était bouclée lorsque le drapé extérieur qui devait être une simple parure est devenu la vulve géante mais dissimulée de notre petite Rosière.

 

Quels sont les artistes qui vous ont inspirés ?

 

Pour l’exposition j’ai dressé une liste non exhaustive de tous les artistes qui peuvent être mis en relation avec mon travail. Je retiens prioritairement Fragonard pour ses scènes très érotiques et son tableau Le Verrou pour avoir dissimulé des sexes dans ses drapés, Meret Oppenheim pour ses détournements surréalistes d’objets, et bien sûr celle que je considère comme ma grand-mère spirituelle, Louise Bourgeois.