Interview de Mago Torres : “La menace contre les journalistes existe, notre travail y répond”
/dans Amérique, Justice, Liberté d'informer, Liberté de la presse /par Guillaume LuerMago Torres est à la fois journaliste et chercheuse, elle fait partie d’une équipe de journalistes mexicains et américains qui ont enquêté sur les fosses non répertoriées au Mexique. Ce travail d’investigation de plus d’un an et demi répertorie plus de 2.000 “fosses” clandestines au Mexique entre 2006 et 2016. Un site a été créé adondevanlosdesaparecidos.org : “Où vont les disparus?”, ainsi qu’une carte interactive pour géolocaliser ces fosses. Leur approche du terrain et le travail d’équipe dans ce pays extrêmement dangereux pour les journalistes, ont été récompensés le 3 mai 2019 par le prix Breach/Valdez, créé en mémoire de deux reporters assassinés en 2017 au Mexique. A l’occasion de la remise d’un prix à la Mairie de Paris, Mago Torres a rendu visite à la MDJ et nous a accordé cette interview.
Le plan interactif sur le site permet de naviguer à travers les états du Mexique et de lire les reportages associés à chaque fosse. Il permet aussi de voir l’évolution sur ces dix annéess, entre le début de l’offensive militaire contre la drogue, lancée en 2006 par l’ex-président Felipe Calderon, et le lancement de cette enquête journalistique.
Depuis, près de 250.000 personnes ont été assassinées à travers le pays, selon les chiffres officiels. “En 2006, il y avait deux fosses, l’année suivante on est passé à 100, puis on n’est pas descendu sous les 250 fosses” découvertes par an, a expliqué à l’AFP Marcela Turati, journaliste. Selon les estimations du gouvernement, un peu plus de 1.100 fosses clandestines ont été localisées et il y a environ 26.000 cadavres non identifiés dans les morgues.
Qu’est ce qu’une fosse ?
Une fosse sert de tombe ou de charnier.
Au Mexique, la “fosse” est majoritairement composée de plusieurs corps (et non pas d’un seul), souvent de simples fragments d’os en décomposition.
Ces fosses ne sont pas que dans des endroits reculés, elles sont aussi en pleine ville. Plusieurs d’entre elles ont été découvertes lors de démolition d’immeubles, un mur de séparation peut avoir été utilisé pour camoufler un ou plusieurs corps.
Outre Marcela Turati, les reporters mexicains Alejandra Guillen, Mago Torres, Marcela Turati, Erika Lozano, Paloma Robles et Aranzazu Ayala, ainsi que le journaliste américain David Eads ont travaillé avec 15 autres collaborateurs pour mettre en place cette plateforme.
La remise du prix Breach/Valdez, à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse le 3 mai 2019, intervient le jour même de l’annonce d’un nouvel homicide de journaliste au sud du Mexique. Telesforo Santiago Enriquez, qui animait une émission sur une radio communautaire, est le quatrième journaliste assassiné au Mexique depuis le début de l’année 2019.

La journaliste Mago Torres à la Maison des journalistes #MDJ
C’est avec Mago Torres que nous avons rendez-vous. Chercheuse et journaliste, elle est venue rencontrer les journalistes de la MDJ et apporter son soutien à notre association.
Nous en avons profité pour l’interviewer et comprendre comment une équipe de journalistes a pu enquêter dans ce pays si dangereux pour les journalistes et avec autant de données à traiter.
Maison des journalistes : Mago Torres, qui êtes-vous et avec qui avez-vous travaillé pour cette enquête des 2000 tombes clandestines au Mexique?
Mago Torres : Je suis journaliste d’investigation et chercheuse. Je suis également membre d’un collectif de journalistes indépendants qui s’est confronté au phénomène des personnes disparues au Mexique.
Nous avons décidé de nous réunir en faisant collaborer différentes disciplines: la recherche de données, l’expérience du terrain, les méthodologies, les accès aux archives publiques et la collecte de graphiques, les photographies, les videos…
C’est cet ensemble de compétences qui nous réunit et qui fait notre force d’investigation.
#MDJ : Quel était votre rôle dans cette équipe d’investigation ?
[MG] J’ai appris le journalisme (ou plus précisemment à faire du journalisme), non pas en suivant un cursus traditionnel, mais en collectant des données. J’ai ensuite été intéressée par les différentes méthodologies et les outils de recherche à notre disposition. C’est donc devenu mon rôle au sein du groupe de journaliste.
Je dois penser ma recherche des faits à partir de la documentation. Où sont les documents que nous pouvons interroger et à partir desquels nous pouvons construire, comprendre, raconter puis publier une histoire ?
En en tant que chercheuse, je travaille surtout en arrière-plan. Donc je n’échange pas avec les gens, je ne leur parle presque pas. Mon travail, c’est d’interroger les documents.
Dans cette équipe de journalistes, mon rôle met en lumière les différentes manières de faire une enquête.
Pour mener à bien ces investigations, qui subissent dissimulations et fausses pistes, la collaboration entre les disciplines est vitale. C’est dans cette interdisciplinarité que je situe ma contribution au journalisme.
Quel fut le point de départ de cette enquête ?
Cette enquête n’a pas commencé par un fait précis en particulier, c’est le fruit d’une accumulation d’expériences.
Pendant des années, les journalistes ont mis à jour la présence de fosses communes dans le pays et ont décrit la peine que les familles de disparus endurent tous les jours.
A partir de toute cette expérience accumulée et de la compréhension du terrain que nous possédons, nous avons voulu avoir d’autres perspectives. Par exemple, que se passe-t-il lors du processus d’identification des personnes retrouvées dans ces fosses ?
C’est ce qui nous a conduit à enquêter sur les archives publics et à publier nos travaux à la fin de l’an dernier. C’est l’aboutissement d’un lent processus.
Pouvez-vous nous décrire cette méthodologie d’investigation ?
Tout d’abord nous voulions savoir quelles données étaient disponibles concernant la découvertes de ces tombes clandestines.
Nous avons donc utilisé l’expérience des membres de l’équipe sur le terrain et de tous ces journalistes au Mexique, et nous nous sommes demandés quelles étaient les données à notre disposition ?
Afin d’obtenir ces données, nous avons utilisé la loi d’accès à l’information (freedom of information act) du Mexique. Nous avons donc soumis des requêtes auprès du gouvernement fédéral mais aussi auprès des 32 états et entités du pays. Au fur et à mesure que nous recevions les documents, nous avons commencé à créer une base de données nationale en les organisant pour leur donner du sens.
Au cours de notre travail, nous avons rencontré quelques difficultés car sur les 32 états, seulement 24 ont reconnu la présence de tombes clandestines sur leur territoires; 8 ont donc nié leur existence.
Nous parlons d’un pays où environ 40.000 personnes ont disparu.
Nous avons décidé de nous en tenir au niveau des données du gouvernement fédéral, et c’est ce que nous utilisons dans notre enquête et dans la carte nationale que nous avons publiée.
Ensuite, il s’agissait d’organiser et de trier ces données. Nous avons pu constater ce qu’observaient les familles de disparus depuis bien longtemps : l’absence d’une méthodologie commune utilisée par les autorités pour documenter les découvertes des tombes clandestines.
Je tiens également à préciser que notre enquête s’étend de 2006 à 2016. C’est la période sur laquelle nous travaillons. A partir de là, nous avons soulevé plus de questions.
- Pourquoi n’existe-t-il pas une méthodologie commune ?
- Pourquoi n’utilisent-ils pas systématiquement les mêmes catégories ?
- Pourquoi utiliser des critères différents ?
- Pourquoi tant de lacunes dans les informations ?
Par exemple, dans certains endroits où des corps ont été trouvés, nous n’avons pas de données précises: est-ce un corps entier ou un fragment d’os ?
C’est ce manque d’information que nous essayons de résoudre. En fin de compte, ce que nous essayons de déterminer se résume facilement ; Combien de personnes ont été trouvées ? Quels procédés utilisent les autorités pour identifier les corps ?
Nous parlons d’un pays où environ 40.000 personnes ont disparu. Vous comprendrez que pour résoudre cette enquête nous avons besoin d’une méthodologie!
Tandis que nous organisions les données et les placions sur une carte, nous avons commencé à identifier des cas dont nous connaissions déjà l’existence. C’est là où l’expérience sur le terrain prend toute son importance, tout comme le travail de visualisation des données (data visualisation).
L’interdisciplinarité de notre équipe journalistique nous a permis de rassembler tous ses éléments ensemble en travaillant efficacement.
Quel impact votre enquête a eu au Mexique ?
L’apport principal de cette enquête est la création d’une base de données nationale qui n’existait pas avant. Au nom des familles des victimes et aussi en tant que citoyen, je pense que c’est ce qui fait la différence.
Et maintenant, les autorités, après notre publication mais aussi après le changement de gouvernement, sont prêtes à présenter des rapports concernant l’amélioration des processus d’identification et la tenue de ces registres nationationaux.
Le gouvernement a aussi annoncé que notre enquête avait constitué avec d’autres publications les principales références concernant les processus de documentation des fosses communes.
Plus les données dont nous disposerons et dont la société disposera, seront de qualité, plus les avancées dans les étapes d’identification des affaires de personnes disparues seront importantes.
L’un des problèmes que nous avons constaté concernant ce manque d’information, est qu’il impacte directement les familles de disparus et les fait souffrir. Je pense donc que le plus grand apport de notre enquête est de fournir des informations à propos de l’état des recherches au Mexique. Et je dirais que nous allons voir ce qui va arriver.
Je ne pense pas que les familles devraient attendre plus longtemps. Plus les données dont nous disposerons et dont la société disposera, seront de qualité, plus les avancées dans les étapes d’identification des affaires de personnes disparues seront importantes.
Avez-vous été menacée durant cette enquête ?
A ma connaissance, nous n’avons pas reçu de menaces directes. Mais je pense que le travail d’équipe et l’ensemble de compétences qui nous a réuni est une façon de nous protéger.
Quand nous ne pouvons pas aller sur le terrain, quand nous avons identifié que certaines régions pouvaient représenter un danger, nous avons décidé d’utiliser d’autres moyens d’informations.
Lors de l’exploration de certaines zones, nous avons bien eu droit à quelques remarques comme «c’est mieux que vous partez». Mais cette réalité présente au Mexique depuis longtemps, est aussi ce qui nous pousse à travailler ensemble, à collaborer dans un effort collectif et interdisciplinaire et de développer de nouvelles techniques afin de traiter au mieux les sujets sur lesquels nous travaillons.
La menace contre les journalistes existe, notre travail y répond.
Thank you @MDJournalistes for receiving me, for the conversation and your work. It was a deep, lovely and humbling experience. Merci beaucoup. https://t.co/Lxx1JXd68S
— mago torres (@magiccia) September 13, 2019
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