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EMI. « Déconstruire ou dénoncer, mais ne rien laisser passer »

Les assassinats de Samuel Paty (16 octobre 2020) et Dominique Bernard (13 octobre 2023) ont profondément bouleversé la France. Tués pour avoir voulu transmettre leurs connaissances et le respect de la démocratie, la disparition des deux hommes a marqué le pays. Un mois après la mort de Dominique Bernard, comment les professeurs vivent-ils leur métier ? L’enseignement est-il toujours une arme face à la violence ?

L’Œil de la Maison des journalistes s’est penché sur le corps de métier des enseignants longtemps critiqué, et qui aujourd’hui se retrouve victime du terrorisme. Alors qu’une centaine d’élèves ont reçu une sanction disciplinaire pour avoir perturbé les hommages dans leurs établissements, les enseignants éprouvent de plus en plus de difficultés à parler de laïcité et de liberté d’expression. Lundi 27 novembre, un premier procès s’est ouvert à l’encontre de six adolescents, accusés de complicité dans l’assassinat de Samuel Paty et de dénonciation calomnieuse.

Nous sommes allés interroger deux professeurs de lycée, l’un documentaliste et le second enseignant d’histoire-géographie, ainsi que Serge Barbet, le directeur du CLEMI, afin de savoir si ce ressenti était généralisé à tous les acteurs de l’éducation. 

L’empathie des élèves très forte envers leurs enseignants

Dans un lycée polyvalent à Bourg-en-Bresse, la professeure documentaliste Danielle G. témoigne d’une hausse de la sécurité autour de son établissement depuis la mort de Dominique Bernard. Elle a animé en avril 2023 un Renvoyé Spécial avec la journaliste ukrainienne Nadiia Ivanova en ce sens, une expérience riche en découvertes pour elle et les élèves. Une rencontre des plus primordiales pour la documentaliste, que la mort de Dominique Bernard a ébranlée. Car élèves comme professeurs se sont sentis concernés par les menaces envers les enseignants. 

« Notre établissement était particulièrement touché car nous avons reçu des menaces à la mort de Dominique Bernard, dès le lundi 16 octobre. Des policiers sont venus surveiller le lycée. Puis le lendemain, ce sont les soldats Sentinelle » qui ont pris le relais, explique Danielle G. « Nous avons même dû évacuer le vendredi 20, suite à une alerte à la bombe. »

Un sentiment d’insécurité qui n’arrivera pas à prendre le pas sur l’enseignement, mais qui marque les esprits. Pour la documentaliste, le deuil de Dominique Bernard n’a pas été vécu comme celui de Samuel Paty. « Cette année, j’étais un peu sidérée. Pour Samuel Paty j’avais besoin d’en parler et de partager avec les collègues. J’avais réalisé un mur virtuel sur un pad numérique à destination des enseignants, avec des ressources pour les aider ainsi que les élèves. Je m’étais démenée. Cette fois-ci, n’ayant pas cours le lundi 16, j’ai hésité à me rendre au lycée. Je n’avais pas envie de me regrouper avec les autres, j’ai eu une réaction très différente », nous confie-t-elle avec quelques hésitations. Mais les mots de Danielle G. sont toujours justement choisis. Elle exprime simplement une certaine incompréhension des événements, à l’unisson avec ses confrères et consœurs.

« J’ai culpabilisé de ne pas rejoindre les collègues mais je n’avais pas envie, pourtant je m’étais beaucoup engagée avec mes collègues et les élèves, notamment par des hommages à la date anniversaire de la mort de Monsieur Paty. Ici, j’avais envie d’être seule. Je voulais attendre d’avoir plus de recul avant d’en discuter avec les élèves. Et étant professeur documentaliste, je n’ai pas de classe à prendre en charge. Je suis donc arrivée le lundi après-midi, pour la minute de silence. »

Une façon comme une autre de vivre le traumatisme, qui relève également d’une certaine « lassitude. » Selon la documentaliste, d’autres professeurs « ont préféré rester dans les classes pour éviter les mouvements de foule et s’attendaient à des perturbations », qui n’ont pas eu lieu. Le discours du directeur « a apaisé » les élèves, qui ont « tout de suite été très respectueux. » 

Une « surprise » pour Danielle G., « car notre minute de silence a été programmée pour le lundi après-midi dans la cour. Alors qu’à la mort de Samuel Paty, les élèves étaient restés dans les classes pour éviter les perturbations et mouvement de foule – pour rappel, nous avons 2 300 élèves dans nos locaux. Mais cette fois-ci, et à la demande de quelques professeurs, nous nous sommes retrouvés dehors. Nous étions au moins 1 000 personnes. Je m’attendais vraiment à ce qu’il y ait de la provocation, des petites incivilités… Ils restent des adolescents après tout. Mais tout s’est très bien passé, il n’y a eu aucun bruit parasite ni dérangement pour l’hommage. »

Le Centre de Documentation et d’Information sous-estimé dans l’EMI ?

Depuis plusieurs années, les professeurs documentalists font venir une fois par an les expositions du collectif Cartooning For Peace auprès des élèves « pour travailler sur les caricatures, de la liberté de la presse et d’expression », souvent en collaboration avec les professeurs d’histoire. « Même s’il y a de la provocation, le dialogue reste possible », assure-t-elle sur un ton mesuré.

« Malheureusement, les collègues sont psychologiquement armés, nous commençons à avoir l’expérience pour aborder ces thématiques », atteste-t-elle avec une pointe de fatalisme dans la voix. Liberté d’expression, laïcité, éducation à l’information… Tant de sujets susceptibles de provoquer l’ire des jeunes, et dont la sensibilité s’est profondément accrue ces dernières années. Malgré les alertes du corps enseignant, les politiques publiques ne semblent suffire à apaiser les tensions.

« Nous ne nous sentons pas du tout soutenus par le gouvernement ou les autres acteurs de l’enseignement », constate tristement la professeure. « Nous ne parlons jamais du travail des professeurs documentalistes concernant l’éducation aux médias et à l’information, on se concentre surtout sur les professeurs d’histoire-géographie et on oublie nos compétences. » 

« Il faut aussi nous donner les moyens humains de faire des cours complets d’EMI », tempête Danielle G. « Par exemple j’ai 17 classes de seconde, de 35 élèves chacune », l’empêchant de suivre tout le monde. « Clairement, nous ne pouvons pas faire de la sensibilisation tout seuls ! Pareillement au collège, où les profs documentalistes font découvrir l’EMI aux élèves : ils sont seuls et ont du mal à organiser des séances de sensibilisation. Les chefs d’établissements refusent de bloquer les CDI pendant plusieurs heures par exemple, il faut donc trouver du temps et de l’espace », ce qui peut mener à des casse-tête organisationnels

« Il y a donc beaucoup de disparités » dans le suivi des élèves et leur enseignement. « A vrai dire, on ne pense à l’EMI que lorsqu’un professeur est assassiné ou qu’il y a des attentats. En dehors, on l’oublie totalement. Nous nous sentons abandonnés », déplore la documentaliste en évoquant ses confrères et consœurs. 

« En conséquence, nous faisons de l’EMI par saupoudrage. On ne peut pas dire que rien ne se fait car il y a des professeurs très compétents et le travail très important du CLEMI. Mais j’ai beaucoup de collègues qui n’y connaissent rien et doivent se former eux-mêmes », conclut-elle.

En seconde, depuis septembre 2019, les élèves ont désormais des cours de SNT, Sciences Numériques et Technologie. Ces derniers sont censés démocratiser l’usage du numérique, d’en saisir les enjeux et les dangers. « Dans ces cours, il y a un chapitre sur les réseaux sociaux ; nous proposons donc aux professeurs en charge – dans notre cas, le prof de maths – de compléter avec nos enseignements. Mais ce n’est jamais suffisant ni équivalent pour toutes les classes et tous les établissements », affirme la documentaliste. « Le CLEMI veille véritablement à nous former en EMI mais il en faudrait plus et sur tout le territoire. »

Enfin, un autre point critique pour la professeure : le manque de formation initiale en EMI du corps enseignant. « Nous devons nous former nous-mêmes la plupart du temps, que nous ayons des facilités ou non. En 30 ans de carrière, je n’ai jamais eu de formation initiale EMI, qui n’existait pas dans les années 90. Certains de mes confrères et consœurs ne s’y connaissent pas du tout, alors qu’on doit être assurés pour en parler aux élèves. Nous avons dû avoir recours à l’autoformation, pour compléter la formation continue. Cette discipline, passionnante mais en évolution constante, exige de rester informé au fur et à mesure de ses évolutions. »

« Sans compter qu’aujourd’hui, il faut également consacrer des heures à l’égalité des sexes, l’inclusion, les valeurs de la République… On nous en demande toujours plus. » De quoi décourager les plus aguerris.

« Les professeurs sont loin de se désengager »

Mais pour Serge Barbet, directeur du CLEMI, ce renoncement serait fictif ou du moins exagéré. Le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (CLEMI) créé en avril 1983 a pour mission « de promouvoir, notamment par des actions de formation, l’utilisation pluraliste des moyens d’information dans l’enseignement afin de favoriser une meilleure compréhension par les élèves du monde qui les entoure », peut-on lire sur leur site

Pour parvenir à ses fins, le CLEMI assure depuis 40 ans la formation en EMI d’enseignants des premier et second degrés, conçoit et diffuse des ressources pédagogiques en direction des enseignants et des familles. Le Centre organise également des rencontres, des concours ou des événements comme la Semaine de la presse et des médias dans l’École à des fins éducatives.

Serge Barbet travaille depuis de longues années aux côtés des enseignants, et s’est tenu à leurs côtés lors des assassinats de Dominique Bernard et Samuel Paty. Auprès de l’Œil, il rapporte ne pas avoir perçu de retour d’une baisse d’attention de la part des élèves dans ces thématiques.  

« Je n’ai pas ce type de remontées précisément, mais il est vrai que nous sommes dans un contexte de tensions internationales et nationales inédites par leur ampleur. Lorsqu’on aborde les questions de terrorisme, cela se fait avec une certaine gravité. Cette gravité ne peut qu’entraîner une écoute, un questionnement plus intense de la part des élèves. Nous ne partons malheureusement pas d’un terrain vierge car l’école a déjà été la cible d’attaque terroriste. Il y a trois ans avec Samuel Paty mais aussi en janvier 2015, en mars 2012 à Otzar Hatorah à Toulouse… Tous ces éléments constituent une antériorité, qui ont poussé les opérateurs comme le CLEMI à proposer aux enseignants des ressources et formations plus en lien avec les problématiques que ces attaques terroristes soulèvent. »

Le CLEMI travaille actuellement sur plusieurs axes : la lutte contre la désinformation, contre les discours de haine et le renforcement des fondamentaux de l’EMI (comment l’information est réalisée, par qui, dans quels conditions et contexte…) afin que les élèves aient une appréhension plus rationnelle de l’information. Il programme aussi de la prévention primaire aux processus de radicalisation des jeunes, les rendre plus critiques face à des récits de propagande. 

« Ce travail est plus que jamais indispensable dans un contexte de « brouillard informationnel » où il nous faut impérativement savoir donner des repères et des bons réflexes pour accéder à une information fiable. »

Alors les enseignants seraient-ils vraiment muselés dans leur travail ? « Nous entendons souvent ressurgir, lorsqu’il y a des attentats, le débat « les enseignants vont-ils se censurer face aux élèves ? » Cela m’a souvent fait réagir, car les discours ne s’accordent pas avec nos observations. » Serge Barbet en est formel et tient absolument à mettre l’accent sur le phénomène. 

« Le CLEMI mène un certain nombre d’actions (à l’instar de la Semaine de la presse et des médias dans l’Ecole), et n’a pas enregistré de désaffection ou retrait des enseignants, bien au contraire. Nous avons comptabilisé plus d’inscrits à nos programmes depuis l’attentat contre Samuel Paty. Loin de se désengager, les enseignants nous demandent plus de formations en éducation aux médias et à l’information. »

« Nous formons les enseignants à l’EMI, mais aussi les chefs d’établissement, les CPE, personnels de direction et d’encadrement qui sont de plus en plus concernés par cette problématique. Eux-mêmes demandent à être formés, ce pourquoi nous développons des formations spécifiques et un certain nombre de ressources les concernant directement », à leur demande et à celle du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse.

« Personnellement, cela m’a fait souvent réagir : on parle de désengagement mais ce n’est pas ce que nous constatons, notamment lors de la Semaine de la presse et des médias dans l’école qui s’étend sur près d’un mois, ainsi que nos autres activités », dénote le directeur de CLEMI. « C’est le cas avec nos concours de médias scolaires, Mediatiks et Zéro Cliché, où nous avons de plus en plus de professeurs qui s’inscrivent. »

L’histoire-géographie en première ligne ?

Une volonté dans laquelle David Lucas, enseignant d’histoire-géographie depuis 2004 et auparavant professeur de lettres, peut se reconnaître. Il est dans l’éducation depuis 1994 et aujourd’hui, enseigne l’EMI « à travers l’écrit et de manière un peu plus poussée que l’histoire-géographie, du fait de mon parcours de lettres. » 

Travaillant à Brunoy dans le lycée Joseph Talma, il stipule que « l’éducation aux médias et à l’information demeure absolument essentielle, car elle ne passe pas seulement par les disciplines scolaires ou universitaires » : les jeunes sont confrontés en permanence à des images qu’il faut savoir recontextualiser ou déconstruire, ce qu’on n’apprend pas dans les manuels scolaires classiques.

Il avait candidaté à Renvoyé Spécial en 2022 après discussion avec les documentalistes de son établissement, qui lui ont présenté le dispositif. « Je travaille avec eux assez régulièrement notamment durant la semaine de la presse », explique l’enseignant. « C’est ainsi qu’avec un autre collègue, nous avons fait une demande collective, puis j’ai pris en charge la visite de Manar Rachwani prévue pour le 10 février 2023. »

Sa visite, qualifiée de « rouleau-compresseur » et « d’absolument passionnante » par David Lucas, a rencontré un franc succès auprès des jeunes. « Nous avons pu faire un travail poussé et de qualité avec le journaliste, et cette rencontre a constitué l’un des temps forts de l’année, ce qui m’a incité à repostuler pour 2024. » L’intervention de Manar a été un « déclic » pour ces derniers, qui se sont plus intéressés à la liberté de la presse et à la protection des journalistes.

Le meurtre de Samuel Paty correspond à la période où le lycée Joseph Talma décide de prendre quelques mesures de sécurité : les entrées et sorties sont « davantage contrôlées » grâce à une nouvelle carte d’identification, également du fait d’intrusions antérieures. « Ce n’est pas une conséquence immédiate et directe de la mort de Samuel Paty », précise l’enseignant. 

« La semaine du 13 octobre 2023 était très chargée en émotions, nous préparions l’hommage pour Samuel Paty (décédé le 16 octobre 2020) lorsque Dominique Bernard a été assassiné à son tour. »

« Nous avons d’abord été sidérés, nous pensions annuler l’hommage dans la journée. » Mais très rapidement, s’ensuivent des directives ministérielles et un double hommage est alors organisé dans l’établissement. « Nous étions au comble de l’émotion, tant les professeurs que les élèves» 

Le choc passé, les professeurs élaborent des textes à lire à leurs lycéens, afin de transmettre leurs ressentis. Des temps forts et émouvants, ponctués par les questions des élèves. « Pour la première fois, ils m’ont demandé si j’avais peur en tant qu’enseignant. Je voulais leur dire que je ressentais une peur diffuse, mais pas de ceux qui j’avais en face de moi. Pourtant dans un premier temps, j’ai assuré ne pas avoir peur, puis j’ai nuancé : je ne me sentais pas en danger dans l’établissement, mais qu’il s’agissait d’une peur diffuse qui touche tous les profs, en particulier ceux d’histoire-géographie. »

Car les professeurs d’histoire sont les premiers à être confrontés à la défiance des élèves. « Nous transmettons la démocratie française, la construction des valeurs de la République, les retours en arrière comme au temps de Vichy… Nous sommes souvent pris à partie et nous devons démontrer l’importance de la démocratie. Nous sommes alors en opposition avec les élèves, donc nous nous disons que nous aussi, nous pourrions être attaqués. Il en va de même lorsqu’on parle de l’égalité hommes-femmes. »

« Mais nous nous devons d’enseigner la différence entre la dictature et la démocratie, nous avons pour travail de transmettre les valeurs de la République », explique-t-il. Continuer de travailler dans ce funeste contexte ? « Plus que jamais », assène David Lucas. Il en tire une grande force pour donner ses cours. « C’est bien parce que j’ai peur et que la question se pose que je dois continuer mes leçons », et discuter avec les élèves. « Mais j’ai parlé de la peur à mes élèves car ils m’ont posé la question. Ce qui me vient d’abord à l’esprit et au cœur, c’est la tristesse. C’est cela qui compte le plus, et qui nous ou a le plus marqué avec mes collègues. Nous donnons tout pour enseigner, notre démarche est humaniste. Pourquoi nous tuer ? »

Il affirme par ailleurs sentir sa profession être « plus soutenue depuis la mort de Dominique Bernard que celle de Samuel Paty » ; les discours, textes et directives sont « plus rassurantes » qu’en 2020, bien que leur mise en œuvre demeure complexe et lente. « Après la mort de Samuel Paty, nous avions l’impression que le pays était plus dans l’hommage et non la protection », confie-t-il d’une voix un peu lasse. Ce qui n’est, pour l’heure, plus le cas aujourd’hui. Le professeur espère néanmoins que des actions concrètes suivront. 

Pour le professeur d’histoire-géographie, il est indéniable que l’apologie du terrorisme en classe et les menaces aux enseignants doivent être prises plus sérieusement en compte, et ne jamais être ignorées. « Déconstruire ou dénoncer, mais ne rien laisser passer », martèle-t-il au téléphone.

 « Le problème, c’est l’emprise que peuvent avoir les idées complotistes notamment en ligne. Elles sont très complexes à déconstruire. Pour exemple, un exposé que j’avais fait faire aux élèves sur le complotisme. Je voulais qu’ils définissent ce mot, qu’ils expliquent pourquoi et comment lutter contre. Mais ils n’ont pas saisi la même problématique : pour eux, il fallait traiter la théorie complotiste comme une opinion. » Un jeu dangereux où chacun peut cataloguer un fait comme avéré sans vérification préalable. « Cela démontre aussi l’importance de l’intervention de journaliste comme Manar Rachwani », rajoute David Lucas, ravi par le programme Renvoyé Spécial.

Une nécessité dans un contexte aussi sensible que le meurtre d’agents de l’Education nationale et face à la recrudescence de violences. Grâce aux programmes comme ceux du CLEMI et de la MDJ, les professeurs sont enfin épaulées dans l’EMI et l’approche de la liberté de la presse. L’éducation étant un pilier de la société, ces enseignants et enseignantes ne pourraient délaisser leur vocation : il s’agit de la première barrière contre la violence et le terrorisme, capables d’accompagner les jeunes citoyens tout au long de leur vie.

Maud Baheng Daizey

Médias en Seine. Dans les cœurs des Français, la confiance règne ?

Ce mercredi 22 novembre s’est tenu le festival annuel « Médias en Seine », organisé par France Info et le groupe Les Echos-Le Parisien dans les locaux de la Maison de la Radio. Cette année, l’événement s’est concentré sur la confiance des Français envers les médias ainsi que l’EMI. Retour sur les grands débats et solutions rapportées par les journalistes et experts de l’information.

Les Français inscrits dans une relation paradoxale avec les médias

Le même jour, les résultats de la 37ème édition du baromètre La Croix sur la confiance des Français ont été rendus publics. Jean-Christophe Ploquin et Guillaume Caline, respectivement rédacteur en chef du journal La Croix et membre de l’institut de sondage Kantar, ont présenté les chiffres au festival. 

Les deux spécialistes dénotent d’abord une « consommation très diversifiée des médias », ainsi qu’un certain nombre de paradoxes : 58% des personnes interrogées font confiance à la presse quotidienne nationale mais 56% estiment que « les journalistes ne sont pas indépendants des pressions de l’argent et du pouvoir. » Il ressort du sondage une histoire d’amour-haine entre les Français et leurs médias. Les journaux télévisés et les chaînes d’informations en continu demeurent très plébiscités par les Français, bien que 57% d’entre eux se méfient des médias lorsqu’ils traitent des grands sujets d’actualité.

Fait intéressant, ce sont les – de 35 ans qui sont les plus enclins à payer pour une information de qualité, contrairement aux Français plus âgés : 55% se disent favorables à un soutien financier, contre 26% des plus âgés. « Lorsque l’info est sourcée, elle demande un coût, une valeur, ce pourquoi elle a un prix », explique Nathalie Sonnac, ex-membre du CSA. « Or les gens ne sont plus prêts à payer, ce pourquoi il faut revaloriser l’information. Le journaliste a un rôle à jouer avec ses connaissances, sa distinction des faits et participe à la fabrication de l’opinion française. Il existe par ailleurs deux leviers pour contrer la défiance : la régulation des réseaux sociaux et l’éducation aux médias et à l’information ».

Les JT, la presse régionale et la radio sont les médias dans lesquels les Français accordent le plus leur confiance. Pourtant, sur les 58% qui ont foi en la presse quotidienne nationale, 80% d’entre eux se tournent d’abord vers leurs proches pour s’informer. Enfin, 70% des Français usent des réseaux sociaux pour s’informer, mais seulement 25% d’entre eux font confiance à ces canaux.

© Maud Baheng Daizey
Présentation du baromètre par Jean-Christophe Ploquin et Guillaume Caline.

« Le baromètre sur la confiance dans les médias montre qu’il y a une défiance qui s’installe entre les citoyens et les médias », avait reconnu la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak lors de son intervention à Médias en Seine. « Aujourd’hui, indépendance comme pluralisme sont des enjeux clés pour resserrer ce lien de confiance entre les citoyens et les médias. Si nous voulons prendre soin de notre démocratie, nous devons prendre soin de ce bien commun qu’est l’information. »

« Il faut que les journalistes soient indépendants de leur actionnaire, économiquement et idéologiquement. Qu’il y ait un pluralisme d’opinions plutôt qu’une seule ligne avec que des personnes qui pensent la même chose dans le même média », a-t-elle proposé. Mais elle a réaffirmé son opposition « à une régulation européenne de la presse, ou à la création d’un super régulateur européen de la presse », comme discuté à la Commission européenne.

Pour Nicolas Charbonnier, directeur des rédactions du Parisien/Aujourd’hui en France et vice-président du Press Club de France, il ne faut surtout pas « oublier les lecteurs, nous avons aussi laissé la parole à ceux qui n’auraient pas dû l’avoir. Si on veut être sérieux, donnons la parole à des chercheurs, scientifiques et médecins » et non des pseudo-experts. « On nous reproche aujourd’hui de ne pas aller à Gaza, mais on ne peut pas y aller sauf avec l’armée israélienne, ce qui nous empêcherait de travailler convenablement. L’information et aller sur le terrain, ça coûte cher, il faut que le public s’en rende compte. Nous sommes des médiateurs, on dit ce que l’on observe sur le terrain. Tout cela, il faut l’expliquer dans une démarche de transparence », a-t-il avancé.

De nombreuses solutions sont déjà mises en place dans divers pays d’Europe, notamment ceux du Nord. La Norvège fait ainsi figure de proue dans sa liberté de la presse et la confiance envers les médias qu’elle inspire. Alors, quels enseignements tirer de ses pratiques du journalisme ? Pourquoi la Norvège est-elle si spéciale ?

La pandémie, amplificatrice de la méfiance

Des interrogations auxquelles « Médias en Seine » a accordé une oreille très attentive, par le biais d’une table ronde. Animée par la productrice radio Cathinka Rondan, et Nic Newman, chercheur senior à l’Institut Reuters, « Médias scandinaves : comment conserver la confiance du public » a débattu des différences systémiques entre la Norvège et la France sur le sujet.

Première différence notable, le traitement des informations comme la pandémie et l’impact sur la population : en France, la confiance n’a fait que baisser, avec une perte de 8% depuis 2015 (38 à 30 points), en particulier avec le coronavirus. Les Français avaient trouvé le traitement des informations très « anxiogène » selon le baromètre 2022, alors que les Norvégiens ont accru leur foi envers leurs propres médias (46 à 53 points). La France s’est vue perdre de l’intérêt envers l’information, aux antipodes du pays nordique où les gens sont plus enclins à payer pour rester informés que les Français. (39 contre 11%). 

Selon Cathinka Rondan, les journalistes norvégiens « avaient une vision plus positive de la pandémie et tentaient de mettre les solutions en avant. De plus, les journaux coûtent aussi moins chers, nos médias parlent directement aux enfants » avec de nombreuses émissions adaptées et un solide programme d’EMI dans les écoles. Des journaux télévisés sont diffusés tous les jours pour leur expliquer les informations, ou encore pour leur enseigner les méthodes d’analyse d’une image. L’éthique du journalisme est également une thématique chérie par les Norvégiens, qui se forment dès le plus jeune âge à l’éducation aux médias et à l’information.

« L’EMI, c’est aussi éduquer à l’usage des écrans et des algorithmes »

Une politique qui rentre en forte résonance avec la conférence réunissant le directeur du CLEMI Serge Barbet, la doctorante Medialab Manon Berriche, ainsi que la maîtresse de conférences en psychologie Séverine Erhel. Tous réclament un « enseignement transversal » de l’EMI en France, qui ne saurait reposer sur les seules épaules des professeurs d’histoire-géographie et documentalistes.

L’EMI peut en effet être assimilée à d’autres matières scolaires : le français, l’enseignement moral et civique, les Sciences Numériques et Technologiques, les Sciences Economiques et Sociales… Car il ne s’agit pas seulement d’apprendre à « lire » une image : il faut également savoir décrypter des données, ou bien comprendre le fonctionnement des algorithmes (pourquoi reçois-je telle information sur mes réseaux par exemple). 

« L’EMI permet de renforcer les capacités de compréhension du sujet sur tous les supports », a clamé Serge Barbet lors de la conférence. « C’est aussi un enjeu de salubrité publique : arrêtons de nous concentrer sur le temps d’écran pour se poser la question des pratiques de l’écran. Sont-elles bénéfiques, permettent-elles la socialisation, ou sont-elles délétères et renforcent-elles l’isolement, abaissent-elles la capacité d’attention ? »

Selon la chercheuse Séverine Erhel « l’EMI concerne aussi pour les parents, faut trouver des terrains communs pour que les parents puissent eux-mêmes se renseigner et s’informer, car ils sont parfois démunis par les réseaux sociaux. En tant que citoyens, il faut que nous prenions les rênes de ces derniers afin qu’ils soient décentralisés. »

Mais surtout, de solides connaissances en EMI permettraient aux citoyens d’avoir une meilleure perception et critique des médias français, comme le prouve la Norvège et la Finlande. À travers « Médias en Seine », des solutions ont pu être transmises et permettre de faire avancer la réflexion. Le baromètre Lacroix pourrait révéler en quelques années de nouveaux chiffres bien plus rassurants si la France investissait dans l’EMI, tant auprès des jeunes que des parents. 

Crédits photos : Médias en Seine, Maud Baheng Daizey

Maud Baheng Daizey

Dara (dessinateur iranien) : “Des jeunes vivent la liberté sans en avoir conscience”

En collaboration avec la Maison des journalistes, L’Orient à l’envers vous présente Dara, caricaturiste iranien aujourd’hui réfugié en France. Via son parcours, cet ancien résident de la MDJ revient sur son métier, ses conditions de travail en Iran, son arrivée en France et les valeurs qu’il porte aujourd’hui.

Ancien résident de la Maison des journalistes (MDJ), Dara est arrivé en France en 2015 après la fermeture de son journal et fuyant les menaces à son encontre. “Je suis arrivé ici par hasard. C’est étrange, avec toutes les difficultés, comme l’obstacle de la langue. Un changement radical”.

Dessinant depuis l’âge de huit ans, ce langage universel lui permet de penser, communiquer et partager. C’est SA vie, résume-il. D’ailleurs, la première chose faite le jour de son arrivée à Paris, fut de se rendre au musée du Louvre. “C’était MON rêve d’enfant. C’était impressionnant. La culture française en général m’attire beaucoup”.

Dans ce podcast, Dara évoque aussi sa vision de la société française, estimant que son pays est incompris des Français, par leurs jugements “ erronés” sur les Iraniens. Ce constat le choque surtout lorsque les médias sont impliqués. “Nous sommes restés étrangers au monde occidental. L’Iran est malheureusement très absent des médias français, ses images très stéréotypées découlent d’un jugement partial, comme pour voile ou l’autorité religieuse. Parfois c’est vrai, mais ce ne sont pas des choses fondamentales. Nous pourrions par exemple évoquer différents Irans : Iran de la politique, de la culture, de la religion, etc.” Dara estime que les Iraniens sont “plus modernes” qu’ils ne paraissent. “L’Iran n’est pas un pays démodé. Les chiffres montrent que les femmes iraniennes sont plus éduquées que les hommes. Nous sommes une société moderne, bien à jour par rapport à l’actualité, et l’islam iranien est particulier.”

Membre de l’association Cartooning for Peace créée par le dessinateur Plantu et Kofi Annan, prix Nobel de la Paix et ancien Secrétaire général des Nations Unies, Dara est engagé dans des combats lui tenant à cœur. C’est le cas par exemple de l’éducation aux médias avec de multiples ateliers qu’il anime au profit des collégiens et lycéens français. “Il y a des jeunes qui vivent la liberté sans en avoir conscience. J’adore partager cela avec eux et leur dire combien ils ont de la chance”.


Halgurd S. © L’Orient à l’envers

Écoutez également le podcast de Halgurd, réfugié kurde d’Irak et un autre ancien résident de la MDJ.

https://podcast.ausha.co/l-orient-a-l-envers/portrait-du-kurdistan 


À PROPOS DE L’ORIENT À L’ENVERS

Le podcast de décryptage inspirant et réaliste sur le danger d’une histoire unique sur le Moyen-Orient. Une histoire de catastrophes, de guerres incessantes, de pauvreté, de désespoir, mais surtout une représentation incomplète, négative, stéréotypée, qui éloigne, dépossède et déshumanise.

L’Orient à l’envers se propose d’analyser et critiquer ces représentations, de découvrir ces sujets oubliés et de comprendre cette actualité compliquée, méconnue ou mal connue pour porter une représentation différente, juste, authentique.

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