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En Afghanistan, les talibans répandent encore et toujours la peur auprès des journalistes

Depuis le retour au pouvoir des talibans en août 2021 en Afghanistan, la liberté de la presse est quasi inexistante. Les médias sont sous l’étroite surveillance et le contrôle permanent de la milice talibane. Entre censure médiatique, persécutions, emprisonnements, tortures et assassinats de journalistes, le gouvernement a mis en place un véritable règne de la terreur qui traque les journalistes et les professionnels des médias pour les réduire au silence. Retour sur l’état de la liberté de la presse en Afghanistan deux ans après le retour au pouvoir des talibans

Le 15 août 2021, les talibans prenaient le contrôle de l’Afghanistan. Apparu pour la première fois en 1994, le mouvement taliban prône un retour à l’islam pur (proche de celui existant au temps du prophète), et s’appuie sur une interprétation extrémiste de la loi divine aussi appelée la charia.

Le 27 septembre 1996, les talibans s’emparent de Kaboul et prennent le contrôle du pays pour la première fois, où ils font régner la peur et imposent des lois strictes. Le théâtre, la musique, le sport et la télévision sont interdits. Les femmes sont privées d’éducation et n’ont plus le droit de travailler. Les exécutions publiques font partie du quotidien.

Mais les attentats du 11 septembre 2001 réveillent la colère des Etats-Unis, marquant le début de la guerre d’Afghanistan. Le 13 novembre 2001, les soldats américains, aidés par l’Alliance du Nord, libèrent Kaboul, la capitale afghane. Le régime taliban s’écroule après cinq ans de terreur.

Le 1er mai 2021, les Etats-Unis annoncent officiellement le retrait de leurs derniers soldats présents sur le sol afghan, et les talibans ne tardent pas à s’emparer du pouvoir pour la deuxième fois. 

À leur retour au pouvoir en août 2021, ils avaient pour objectif de séduire les médias et de faire oublier le souvenir de leur premier régime (1996-2001). Ils se sont ainsi montrés souriant, posant pour des selfies, mangeant des glaces, répondant à une interview télévisée avec une femme journaliste, ou encore faisant des tours d’autos tamponneuses et de manège dans un parc d’attractions à Kaboul.

Alors qu’ils avaient déclaré vouloir faire partie de la communauté internationale, évoqué un « gouvernement inclusif », et promis que « les droits des minorités et de tous les citoyens seront garantis par le système à venir », le gouvernement mène une politique de répression médiatique qui ne laisse aucune chance de survie à la liberté de la presse

Les autorités multiplient les menaces envers les médias, qu’elles considèrent comme des « ennemis » du régime en vigueur. Interdictions de travailler, arrestations, emprisonnements, tortures, et assassinats de journalistes se succèdent en Afghanistan.

Lorsqu’ils accèdent au pouvoir en 2021, les talibans établissent 11 règles à respecter pour les journalistes. Parmi elles, on retrouve l’interdiction de diffuser des sujets contraires à l’islam et celle de critiquer le gouvernement, de près ou de loin.

Être journaliste en Afghanistan, un métier de tous les dangers

En Afghanistan, les journalistes risquant des accusations « d’immoralité ou de conduite contraire aux valeurs de la société ». De nombreux journalistes sont traqués par la milice talibane et sont forcés de se cacher ou de prendre la fuite.

Certains journalistes afghans formulent des demandes d’asile ou de visa, mais ces requêtes peuvent être des procédures longues et incertaines. Des centaines d’entre eux ont fui l’Afghanistan et se sont rendus en Iran et au Pakistan dans l’espoir d’y obtenir un visa pour un pays sûr, comme la France. 

En ce qui concerne les journalistes étrangers, il est difficile de se rendre en Afghanistan, notamment en raison de la difficulté à obtenir un visa.

L’ambassade de France en Afghanistan étant fermée, « le respect des droits fondamentaux et la sécurité des personnes ne sont pas assurés » en cas d’arrestation ou de détention, comme l’indique le site internet du Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères. 

Selon les derniers chiffres datant de 2022, plus de 60 % des journalistes ont perdu leur emploi. Près de 40 % des médias afghans ont disparu. La presse écrite est entièrement contrôlée par le gouvernement et c’est environ la moitié des radios qui ont cessé leurs activités.

Les journalistes femmes ont quasiment disparu du paysage médiatique afghan: plus de 80 % d’entre elles n’ont plus de travail. Dans 15 des 34 provinces du pays, il n’y a plus aucune femme journaliste en activité.

L’Afghanistan occupe la 156e place sur 180 pays au classement mondial de la liberté de la presse de RSF en 2022. Le pays était passé de la 150e place (en 2012) à la 122e place (en 2021). 

Dès les premières semaines qui ont suivi leur prise de pouvoir, les autorités se sont attaquées aux journalistes. L’assassinat de Dawa Khan Menapal, ex-journaliste et ancien porte-parole adjoint du président afghan Ashraf Ghani, marqua le début d’une longue série d’assassinats et de violences envers les journalistes.

Dawa Khan Menapal, figure emblématique des médias à Kaboul, n’hésitait pas à critiquer le gouvernement à travers les réseaux sociaux. Il a été assassiné par la milice talibane lors de la prière du vendredi, le 6 août 2021. Quelques jours avant lui, Fazal Mohammad, un policier qui publiait des vidéos humoristiques sur internet, a également été tué par les talibans suite à ses commentaires en ligne.

En septembre 2021, les journalistes Taqi Daryabi et Nematullah Naqdi ont été tabassés par les autorités. Les deux hommes couvraient une manifestation de femmes pour défendre leurs droits à travailler et étudier à Kaboul. Ils ont été arrêtés puis violemment frappés à coups de bâtons, de câbles, et de tuyaux

Les journalistes Taqi Daryabi et Nematullah Naqdi tabassés et frappés avec des câbles par les talibans le 8 septembre 2021. WAKIL KOHSAR VIA GETTY IMAGES

Le 1er décembre 2022, les talibans avaient annoncé avoir interdit deux grands médias présents dans le pays, The Voice of America et Radio Azadi, la branche afghane de Radio Free Europe/Radio Liberty. Leurs sites internet respectifs avaient été suspendus. 

Depuis le 1er janvier 2023, deux journalistes ont été tués en Afghanistan, et cinq ont été emprisonnés.

Le 14 février 2023, les autorités ont organisé une descente dans les locaux de la chaîne de télévision afghane, Tamadon TV, où le personnel a été violemment agressé.

Reporters sans frontières (RSF) a réagi et leur a demandé de libérer les journalistes et de respecter la liberté d’informer. Ce n’est pas la première fois que les talibans ciblent les chaînes de télévision ou de radio.

En effet, le 12 février 2023, la seule radio pour femmes qui diffusait des programmes éducatifs destinés aux filles, Radio Sahar, a elle aussi reçu l’interdiction d’émettre.

Le 11 mars 2023, une explosion à la bombe a tué un agent de sécurité et fait huit blessés dont cinq journalistes afghans lors d’une cérémonie en l’honneur de la  « Journée nationale des journalistes » à Mazar-I-Sharif, dans le nord de l’Afghanistan. 

Entre 2022 et 2023, plusieurs journalistes ont été arrêtés sur le sol afghan: Mohammad Yaar Majroh, reporter de ToloNews, l’une des principales chaînes de télévision du pays, Khairullah Parhar, de la chaîne de radio et télévision Enikass, ou encore Mortaza Behboudi, reporter franco-afghan dont l’arrestation a été largement médiatisée.


Le 7 janvier dernier, Mortaza Behboudi, âgé de 29 ans, a ainsi été interpellé par une patrouille de combattants avant d’être accusé d’espionnage, puis placé en détention. Sa femme, Reporters sans frontières (RSF) et de nombreux médias français tels que France 2, Mediapart, Libération, Arte, ou encore Radio France (pour lesquels il a travaillé) se sont mobilisés et réclament toujours sa libération de prison à ce jour.

La Maison des Journalistes se tient également aux côtés de Mortaza Behboudi.

Sous les talibans, les journalistes vivent dans la peur, un quotidien synonyme de censure et de persécutions. Certains se cachent, d’autres tentent de trouver refuge ailleurs. Force est de constater que la répression médiatique n’est pas prête de s’arrêter au vu des récents événements.

France : faire de l’éducation aux médias « une vraie politique publique »

Campagne de désinformation, fake news, concentration des médias, baisse de la confiance envers les journalistes… En 2023, le monde du journalisme fait face à de nombreux défis mettant à mal son indépendance. En Europe comme en France, acteurs de la presse, du monde associatif et éducatif se mobilisent pour redonner le goût de l’information au public.

En France, l’éducation aux médias (EMI), bien qu’assez récente, se cristallise dans l’espace éducatif. Des associations et des programmes sont mis en place, alors que les campagnes de désinformation massive en ligne prolifèrent en Europe. Comment les citoyens français se protègent-ils de telles menaces ?

Des actions françaises entièrement dédiées à l’EMI

Lors de la création d’Entre les lignes en 2010, Olivier Guillemain voit clair dans sa mission. « Nous avions l’idée avec ma cofondatrice [Sandra Laffont, NDLR] de rétablir le lien de confiance entre les citoyens et les médias car nous étions passionnés par notre métier et nous voulions transmettre ce goût de l’information. »

A ce moment, un climat de méfiance envers les médias s’installe durablement en France, malgré une bonne situation de la liberté de la presse.

Un paradoxe « toujours valable aujourd’hui. Il n’y a jamais eu autant de médias et nous n’avons jamais eu autant de mal à nous informer. »

Pour l’association, il est primordial que les jeunes possèdent « les outils pour faire le tri et développer un esprit critique. Nous voulions aussi sensibiliser sur le pluralisme des médias en France, nos ateliers permettent de découvrir de nouveaux médias. Nous avons choisi de nous focaliser sur les jeunes pour leur donner les bons réflexes dès le début de leur vie citoyenne », explique avec engouement Olivier Guillemain.

Des collégiens devenus journalistes

Si « Entre les lignes » bataille seule les premières années pour mener sa mission à bien, l’année 2015 signe un tournant pour l’association.

« En 2010, l’EMI n’était pas du tout un thème porteur, nous étions très peu d’acteurs. Nous ne bénéficions pas de financement public, mais nous avons assisté à un vrai point de bascule avec les attentats de 2015 et Charlie Hebdo. »

Après les attentats, des campagnes de désinformation se sont mises à pulluler sur les réseaux, poussant les pouvoirs publics à s’intéresser de plus près à l’éducation aux médias.

« Nous avons alors reçu des financements publics ainsi que le soutien de l’Éducation nationale, du ministère de la Culture et de la DILCRAH. Vint ensuite le financement par les fondations privées. »

« Aujourd’hui nous comptons 240 bénévoles dans nos équipes, pour 430 interventions en 2022 dans 44 départements. Nous souhaitons que l’EMI devienne une vraie politique publique, car le public adulte en a besoin aussi. Nous avons prêché dans le désert pendant longtemps les premières années, aujourd’hui nous remarquons une volonté solide de la part de tous les acteurs de l’EMI », constate Olivier Guillemain, plein d’entrain et d’espoir pour la jeunesse française.

Renvoyé Spécial

Loin d’être étrangère dans le domaine, la Maison des journalistes est un acteur important de l’éducation aux médias. Elle entretient depuis 2006 un partenariat avec le CLEMI (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information) et le ministère de l’Éducation nationale.

Ce partenariat productif permet aux journalistes de la MDJ de rencontrer des lycéens pour discuter de leur parcours et de leur métier, en France métropolitaine comme en Outre-mer.

Plus de 10 000 élèves ont ainsi pu entendre le récit de ces journalistes et échanger avec eux. La MDJ et le CLEMI comptabilisent plus de 100 interventions conjointes avec des journalistes syriens, tchadiens, afghans, soudanais, irakiens, marocains ou encore yéménites.

Tous viennent exprimer devant les élèves la difficulté d’exercer leur métier dans leur pays d’origine. D’une richesse exceptionnelle, ces rencontres offrent aux élèves un contact direct avec l’actualité, un témoignage qui permet d’incarner des concepts souvent abstraits, une prise de conscience de l’importance de la liberté d’expression et de la pluralité dans les médias.

Inviter à la discussion pour permettre la critique

« Nous proposons cinq ateliers différents de deux heures chacun », relate le directeur de l’association. L’atelier rencontrant le plus de succès demeure « démêler le vrai du faux sur Internet », mais il assure non sans humour « se battre pour faire vivre les autres thèmes aussi. »

« Les jeunes apprécient cette approche où nous partons des usages du public en s’interrogeant sur leur quotidien. Le journaliste partage son expérience et vice-versa. Des collégiens ayant participé à des ateliers il y a quelques années sont même devenus journalistes aujourd’hui ! » Signe que l’éducation aux médias est un enseignement contemporain incontournable.

Si les premières années étaient consacrées aux élèves de collège et lycées, l’action de l’association s’est élargie aux élèves de primaire. « C’est au collège et au lycée que les usages numériques sont les plus développés », explique l’ancien journaliste.

« Aujourd’hui cet usage se fait de plus en plus tôt, les enfants de 10 ans sont sur les réseaux malgré l’interdiction pour les moins de 13 ans. Il faut les protéger aussi. Nous ne parlons pas de fake news avec eux mais de rumeurs, nous créons du contenu sur-mesure pour les plus jeunes. »

« Nous partons des usages des gens en face de nous : nous nous adaptons en fonction du primaire, collège, lycée… Selon leurs pratiques et usages. Nous ne les jugeons ni ne les culpabilisons sur leurs pratiques, car il y a des bonnes sources d’infos sur les réseaux sociaux – il faut simplement pouvoir les identifier. »

Et de rappeler que les parents ont un rôle à jouer. « Nous les encourageons à discuter avec leurs enfants, en leur expliquant comment bien s’informer. Certaines interventions peuvent déclencher des discussions avec les enseignants et les parents, qui ne savent pas vraiment ce que font leurs enfants en ligne. Les parents constituent un public qu’on n’oublie pas, nous organisons des ateliers avec les adultes en médiathèque ou des centres sociaux pour les sensibiliser. »

L’association est fière des « retours très encourageants » des enseignants et de certains parents, et cherche à étendre son dispositif au niveau national. Elle a mis en place un laboratoire d’EMI en 2020, englobant 12 écoles primaires dans huit départements métropolitains et en Guadeloupe.

Une initiative des plus bienvenues en France, où le gouvernement ne se penche que depuis quelques années sur la question. Qu’il s’agisse d’une collaboration internationale ou de mesures gouvernementales, l’Etat français semble être en décalage avec ses concitoyens sur l’éducation aux médias : aucun programme institutionnel n’a encore été mis en place, malgré l’urgence de la situation.

Maud Baheng Daizey

Assises du journalisme, ou comment préserver l’indépendance de la presse

Campagne de désinformation, fake news, concentration des médias, baisse de la confiance envers les journalistes… En 2023, le monde du journalisme fait face à de nombreux défis mettant à mal son indépendance.

En Europe comme en France, acteurs de la presse et politiciens se réunissent et tentent de redonner « le goût de l’information » au public.

Dernière rencontre en date, les Assises du journalisme à Tours du 27 mars au 1er avril, où journalistes et représentants de la Commission européenne ont pu faire part de leur avancée dans le domaine.

Six jours de réflexion et de partage entre les journalistes, associations d’éducation aux médias et citoyens, cette 16ème édition s’est consacrée à la préservation de l’indépendance des médias et la protection des journalistes.  

Media Freedom Act, texte européen « novateur »

Aux Assises de Tours, la porte-parole de la Commission européenne en France Adina Revol, s’est attardée sur ce nouveau règlement. Elle a vanté un « texte novateur » dans la lutte contre la désinformation et la protection des médias.

À l’heure de la concentration des médias et des menaces envers les journalistes sont de plus en plus nombreuses, comment l’Europe compte-t-elle préserver l’indépendance de sa presse ?

Le 16 septembre 2022, la Commission européenne esquisse une réponse et adopte le « Media Freedom Act (MFA) » pour protéger le pluralisme sur le continent.  Sans détour, la porte-parole a assuré que le MFA « faisait partie du plan d’action pour la démocratie européenne » initié en 2020.

Des dispositions ont donc été mises en place afin de lutter contre les ingérences politiques et de garantir un « financement stable » des médias publics.

La transparence des rédactions est également mise à l’honneur, grâce à une série de mesures « visant à protéger l’indépendance des rédacteurs et à divulguer les conflits d’intérêts. »

Les Etats-membres ont désormais l’obligation de prévoir des fonds pour les médias publics, s’exposant autrement à des sanctions.

La porte-parole en a profité pour informer le public des récentes propositions faites par la Commission européenne pour lutter contre les logiciels-espions, qui une fois consolidées et acceptées, feront partie intégrante du règlement.

Des avancées européennes positivement accueillies, mais encore fragiles selon Cécile Dubois, co-présidente du Syndicat de la Presse Indépendante d’Informations en Ligne.

Elle a tenu à saluer un règlement européen particulièrement attendu, protégeant d’autant plus la presse « des régimes libéraux ».

Elle a également félicité la Commission d’avoir inscrit dans son règlement les droits fondamentaux des éditeurs et journalistes, une première dans le droit européen mais qui devront s’accompagner de mesures plus impactantes.

Rien dans le texte ne protège les journalistes et lanceurs d’alerte des menaces civiles et privées, qui conduisent parfois à leur mort pour tuer leurs investigations.

De nombreux ateliers, débats publics, diffusions de documentaires et expositions ont ponctué ces journées d’information. Participante active des Assises, la Maison des Journalistes a eu le plaisir de se joindre le 30 mars à une rencontre avec les élèves du club journal du lycée Jean Monnet de Joué, à Tours.

L’occasion pour évoquer l’essence et les travaux fournis par l’œil de la MDJ, autrefois l’œil de l’exilé, et plateforme dédiée aux journalistes du monde entier.

Albéric de Gouville, président de la MDJ, Alhussein Sano, journaliste guinéen réfugié et Samad Ait Aicha, journaliste marocain, étaient présents pour répondre aux questions des étudiants.

Ils ont tous deux parlé de leur vie et de leur travail au Maroc et en Guinée Conakry, n’omettant pas les poursuites judiciaires et les menaces qu’ils ont subi. Touchés, les élèves ont longuement applaudi les deux journalistes après une série de questions.
Alhussein Sano et Albéric de Gouville.

Des assassinats de plus en plus nombreux

En 2022, 86 journalistes ont été tués, soit un tous les quatre jours et la moitié en-dehors de leur vie professionnelle. Pourtant, tous ont perdu la vie pour avoir couvert un sujet sensible.

Un reflet bien triste de l’état de l’indépendance de la presse dans le monde, menacée de toutes parts. Mais alors, comment protéger les professionnels des médias et leur travail ?

Les Assises ont donné la parole à Laurent Richard, fondateur de Forbidden Stories, et sa journaliste Cécile Andrzejewski pour détailler les missions de Forbidden, un consortium constitué de journalistes du monde entier.

L’objectif ? Terminer les enquêtes des journalistes massacrés, afin que leur travail ne disparaisse pas en même temps qu’eux. Ils ont dévoilé de grands scandales tels que l’affaire Pegasus en 2021 et Story Killers en 2022. L’affaire avait exposé des entreprises d’influence perturbant les périodes électorales de multiples pays.

Le projet a été initié en 2017, suite à la mort de la journaliste maltaise Daphné Caruana, assassinée la même année. Journaliste d’investigation, Daphné Caruana enquêtait sur une affaire de corruption avant que l’on ne piège sa voiture avec une bombe.

« Je voulais rendre les tueries de journalistes contre-productives »

Sa mort avait suscité l’émotion et l’indignation internationale, poussant les journalistes à se rassembler et collaborer avec des ONG et associations. En six ans, de nombreuses enquêtes ont permis de dévoiler des secrets étatiques et internationaux.

Selon Laurent Richard, « les journalistes sont toujours tués à cause de sujets sociétaux majeurs : corruption, environnement ou encore abus de pouvoir », sujets trop importants pour s’éteindre avec leur auteur.

Grâce à sa « safebox network », un coffre-fort numérique, les journalistes d’investigation peuvent désormais télécharger et stocker leurs données d’enquête n’importe où dans le monde. Une fois déposées dans le coffre, elles ne deviennent accessibles qu’aux journalistes du consortium.

De cette façon, les menaces et pressions que subissent les journalistes finissent par être inutiles. À travers Forbidden Stories, Laurent Richard tenait à « rendre les tueries de journalistes contre-productive en enquêtant après le disparu. »

Il a toutefois assuré que Forbidden « n’est pas une assurance-vie, nous n’offrons pas de protection physique » aux journalistes lanceurs d’alerte.

Mais comment s’assurer que la « safebox network » ne sera pas compromise ou victime d’une cyberattaque ? Pour la MDJ, Laurent Richard a détaillé que le système « était sécurisé par SecureDrop (plateforme développée par les équipes d’Edward Snowden), et n’est accessible qu’en passant par Tor. »

Ils sont également conseillés par des experts en cybersécurité. « Avec l’affaire Pegasus, nous sommes entraînés » à ce genre de problématique. « Nos journalistes sont déjà menacés, alors nous travaillons avec les solutions les plus sûres aujourd’hui. »

Une façon efficace et durable de préserver la liberté et l’indépendance de la presse à travers le monde.

Problématique de plus en plus alarmante à laquelle la Commission européenne tente aujourd’hui de répondre avec le règlement « Media Freedom Act », contenant des dispositions prometteuses. D’autres mesures (telle l’éducation aux médias) demeurent néanmoins incontournables pour relever ce défi.

Maud Baheng Daizey

Finlande : quelles leçons tirer de sa lutte contre la désinformation ?

Depuis 2014, le pays nordique est l’une des cibles privilégiées des campagnes de désinformation massives russes, dans le cadre de l’invasion de la Crimée. Des campagnes de désinformation qui s’accompagnent d’actions concrètes sur le terrain, complexifiant d’autant plus la lutte. Mais comment la Finlande combat-elle ces nouvelles menaces ?

Si les bombes pleuvent sur Kiev, leurs retombées atteignent jusqu’à Helsinki. Depuis 1970 et du fait de sa délicate position géographique, la Finlande se démène pour contrer l’influence russe. Très vite, le pays a réalisé qu’il fallait armer sa population des bons outils pour déjouer les opérations de désinformation, notamment à l’école.

Pionnière dans le domaine, The Finnish Newspaper Association accompagne les professeurs depuis plus de 50 ans dans l’éducation aux médias (EMI). « Nous organisons plusieurs campagnes nationales chaque année (notamment la Semaine de l’information, une collaboration entre les écoles et les journaux, au début de l’année, et une campagne pour la Journée internationale de l’alphabétisation au début du semestre d’automne) et menons des recherches sur l’utilisation quotidienne des médias par les jeunes. »

Ils sont également pourvoyeurs de matériel pour les professeurs, comprenant des manuels d’analyse de l’actualité climatique, des jeux de société ludiques, des conseils de formation ou encore des cartes thématiques. Leurs programmes et financements ont rencontré un tel succès qu’ils ont étendu leurs compétences aux tranches les plus âgées de la société.

Des programmes adaptés aux enfants comme aux plus grands

Susanna Ahonen, chargée de projets dans l’association, nous détaille que « la guerre en Ukraine nous a beaucoup impacté. En janvier 2022, mon équipe et moi-même travaillions sur une intelligence artificielle, et avons créé une série de podcasts sur la manière dont les IA impactent le travail des journalistes. Nous étions censés approfondir le sujet mais nous avons dû laisser tomber notre projet le 24 février 2022, jour de l’invasion de l’Ukraine. Nous nous sommes focalisés sur les campagnes de désinformation, et avons promu le journalisme pour en faire la matière principale de l’EMI. »

« Nous n’avons pas vraiment de programmes pour les Finnois adultes, notre objectif principal visant les enfants et les adolescents », a-t-elle ajouté au micro de la MDJ. « Nous offrons cependant des guides et du matériel d’EMI aux étrangers vivant en Finlande, et nous collaborons avec les professeurs de finnois pour apprendre la langue aux expatriés. Dans les écoles, nous travaillons avec les enseignants d’histoire et de finnois pour l’EMI. »

Photo d’illustration de Kenny Eliason

Pour contrer les attaques, le « pays du Soleil de minuit » se concentre sur les collèges et lycées, où les élèves apprennent à vérifier des informations durant des ateliers. Les parents peuvent parfois y être conviés. Les jeunes Finlandais découvrent durant ces heures dédiées à quel point il peut être aisé de manipuler une photo ou une info, afin qu’ils puissent prendre du recul et analyser d’eux-mêmes le contenu en ligne.

L’éducation aux médias sans restriction d’âge

Les professeurs finlandais sont également encouragés à discuter pendant les heures de cours avec leurs élèves si ces derniers ont des questions au sujet de telle information ou rumeur. Ils n’hésitent pas à échanger avec des élèves de maternelle pour mieux les préparer à faire la différence entre info et intox. Une éducation complète incluant aussi une formation sur les statistiques et leur manipulation. Très vite, les écoliers apprennent à se fier aux chiffres plutôt qu’aux beaux discours.

Toutes les couches civiles de la société sont impliquées : parents, professeurs, ONG européennes, n’ont de cesse de proposer des activités. Mieux, la “formation continue” se poursuit au-delà de l’école : « l’éducation aux médias fait partie des activités des bibliothèques, de plusieurs ONG, des organisations de médias et du secteur privé. Beaucoup d’activités liées à l’éducation au cinéma, aux jeux et à l’art sont également réalisées » dans le cadre de cette formation, explique l’ONG The Finnish Society sur son site.

Hybrid CoE, fer de lance de la lutte contre les menaces hybrides

Créé en 2017, le Centre européen d’excellence pour la lutte contre les cyber-attaques est un des points centraux du combat européen. Hybrid CoE a par ailleurs son siège dans la capitale finnoise Helsinki, où le projet a vu le jour il y a plusieurs années. Depuis 2017, l’institution s’est développée au point d’accueillir désormais 33 pays de l’OTAN et de l’Union européenne, dont la France.

Tous s’y retrouvent pour mettre en place et échanger des méthodes d’apprentissage et des techniques contre les attaques hybrides, telles les cyber-attaques et campagnes de désinformation. Ces méthodes peuvent être utilisées autant par les citoyens que par les agents des Etats-membres. Leur ennemi ? Les attaques hybrides : elles peuvent être à la fois militaires et civiles (joindre une attaque physique avec une campagne massive de désinformation par exemple). En 2023, l’un des objectifs du Centre cible les faiblesses des pays occidentaux face à cette menace.

Markus Kokko, chef du service Communication d’Hybrid CoE, explique que si les pays participant à l’initiative sont tous affiliés à l’UE ou à l’OTAN, Hybrid CoE n’a « aucune connexion officielle avec ces deux organisations. Nos activités couvrent de nombreux domaines, comme par exemple la protection du processus démocratique de nos pays participants. Notre rôle n’est pas celui d’un acteur opérationnel, nous fournissons seulement des conseils et analyses sur les meilleures pratiques à adopter contre les menaces hybrides. »

Se prémunir d’une déstabilisation extérieure lors d’élections, ou encore savoir faire face à une campagne de désinformation massive, font partie des exercices d’entraînement d’Hybrid CoE. Grâce à ses conseils, nouveaux concepts et outils mis à la disposition des gouvernances, l’institution permet à ces dernières « de renforcer leur législation ainsi que leur administration pour être plus résilientes », précise Markus Kokko pour l’œil de la MDJ.

En somme, « notre mission est de conseiller et renforcer les capacités de défense des pays membres et ce dans plusieurs domaines. La Chine et la Russie tentent de faire du mal aux démocraties tout en échappant aux définitions rigides, et leur développement est en permanente évolution. Elles ne sont pas classifiables, leur phénomène est continu. » Hybrid CoE ne se cantonne pas à la théorie et aux conseils mais organise des exercices d’entraînement, en présence de l’Union européenne et l’OTAN. 

Il rappelle que « les opérations des menaces hybrides exercées par les Russes en Ukraine ne sont pas récentes, car cela fait plus de dix ans que le Kremlin tente de gagner en influence en Ukraine. La guerre à grande échelle en Ukraine que nous vivons aujourd’hui est la première où de nouveaux éléments de guerre, tels que les cyber-opérations et les opérations d’information, jouent un rôle de premier plan et visible. »

Une réponse française encore balbutiante

En six ans, quelles leçons la France a-t-elle tiré du savoir de l’Hybrid CoE ? Très peu pour le moment. Selon un rapport de l’Hybrid datant de juillet 2021, la France a bel et bien mis en place l’agence nationale Viginum, sous les recommandations de l’institut. Ayant pour objectif la vigilance et la protection contre les ingérences numériques étrangères, Viginum détient quelques actions à son actif. L’agence est composée d’une quarantaine d’agents « spécialistes en investigation et analyse numériques, en marketing digital, en sciences de la donnée, en sciences politiques et géopolitique » avec pour missions de « protéger le débat public numérique et sécuriser les rendez-vous électoraux ». Lors de l’élection présidentielle de 2022, Viginum assure avoir stoppé 5 ingérences numériques étrangères, comprenant des campagnes de désinformation portant atteinte à la crédibilité des scrutins. Depuis, silence radio sur ses actions. Sollicité par notre journal, Viginum ne nous a jamais répondu.

Maud Baheng Daizey

A Cuba, l’art au service de la liberté

Entre 2018 et 2022, de nombreux artistes, journalistes et intellectuels cubains ont manifesté et protesté face au régime dictatorial cubain. Connu sous le nom de « Movimiento San Isidro » et formé dans le quartier éponyme de l’île, le collectif « artiviste » a attiré de nombreux citoyens et a fortement impacté sur la naissance du mouvement « 27N ». Retour sur un mouvement protestataire inédit.

Mouvement composé d’intellectuels, artistes et journalistes cubains à l’origine d’une grande manifestation en 2019 contre le pouvoir, Movimiento San Isidro perdure encore aujourd’hui. Ses membres se sont renommés « artivistes », ayant manifesté leurs colères à travers des graffitis, des peintures, sculptures, chants et poèmes. Bien que la plupart de ses membres aient été emprisonnés, forcés à l’exil et les locaux saisis, le cœur San Isidro n’a jamais cessé de battre. Depuis un an, le collectif 27N — en référence au 27 novembre 2020, jour d’une manifestation historique devant le ministère de la Culture —  s’est rallié à San Isidro. Bien que 27N tire ses origines du premier mouvement, les deux groupes demeurent distincts.

La plume et le plomb

Pour comprendre l’enjeu des deux collectifs, il faut revenir aux origines de ces derniers ; l’application, dès 2018, de deux décrets liberticides. Le décret 349, voté par le gouvernement cubain, pénalise la liberté artistique, culturelle, d’expression et de presse cubaines et régule la « politique culturelle » de l’île. Désormais, chaque œuvre artistique devra être approuvée par le régime. Les chanteurs n’avaient même plus la possibilité de savoir si chanter leur répertoire pouvait les conduire à la prison. Une aberration pour les intellectuels, éditeurs et journalistes du pays, notamment le plasticien Luis Manuel Otero Alcantara, fondateur du Movimiento San Isidro

Entre 300 et 500 personnes s’étaient alors réunies devant le ministère de la Culture le 27 novembre 2022 pour réclamer plus de libertés sociales et culturelles. Si le nombre peut paraître faible à côté des manifestations que la France peut connaître, il n’en est pas moins très significatif dans un pays où le droit de manifester est exceptionnel et strictement encadré. Face à l’audace, le vice-ministre de la Culture leur propose un dialogue quelques jours plus tard au sein du ministère. 

Mais face aux nombreuses revendications des « artivistes » (abrogation du décret 349 et fin du siège par la police devant les locaux du mouvement), le gouvernement cubain finit par clore le débat début décembre 2022. 

Les membres du collectif n’ont pourtant jamais cessé de faire entendre leurs réclamations et exprimer leur mécontentement à coup de plume et pinceaux, évènement très rare sur l’île. Événement auquel le rappeur Michael Osorbo, membre de Movimiento San Isidro, a participé en donnant un concert dans son repaire, pourtant interdit et conduisant à son emprisonnement en mai 2021. Il avait refusé de quitter le pays malgré les menaces gouvernementales, ce qui avait représenté une épine dans le pied du pouvoir.

Luis Manuel Otero Alcántara. Une photo de Renate Winter.

Le fondateur Luis Alcántara a été arrêté à de multiples reprises par les autorités cubaines, et le site web a été hacké en août 2020. Des photos intimes de Luis « ont été diffusées sur la plateforme dans le but dénigrer son image » a expliqué 27N sur son site. 

Des allers-retours en prison incessants entre 2020 et 2022, avant qu’il ne soit finalement condamné à cinq ans d’emprisonnement ferme il y a tout juste un an, pour dégradation de biens. Depuis, le prisonnier politique purge sa peine à la prison de Guanajay. 

Rappeur et musicien, le Cubain El Funky s’était réfugié aux Etats-Unis lors de la répression du mouvement par le gouvernement cubain en 2020. Par messages audios, il nous a partagé son expérience, qu’il a vécu aux côtés d’un autre rappeur du mouvement San Isidro, Michael Osorbo.

Une fois présenté au leader Luís Manuel Otero Alcántara, El Funky a séduit par ses vers les dizaines d’autres militants. Il a également été membre du mouvement 27N après l’emprisonnement de plusieurs de ses camarades, un collectif né de la vague d’arrestations et de répression gouvernementale subie par les artivistes. 

« 27N était le cri de désespoir des jeunes »

« Le mouvement San Isidro était composé d’un ensemble d’artistes en tout genre », est-il parvenu à expliquer. Dessinateurs, musiciens, comédiens, écrivains, journalistes ou encore sculpteurs, tous se sont alliés aux côtés de Luis Alcántara pour la liberté d’expression. « J’ai d’ailleurs travaillé sur la partie musicale, la partie humaine avec mon ami Michael Osorbo et c’était tout. Nous avions des rappeurs, des défenseurs des droits de l’Homme, des conservateurs du mouvement Rastafari… Michael a été celui qui m’a présenté le leader du mouvement, Luis, et qui m’a formé à l’organisation du mouvement San Isidro. La plupart des participants étaient diplômés de l’Université, ce qui m’a étonné. »

« Mais ce qui m’a le plus impressionné, c’est la façon dont ils ont défendu leurs droits en tant qu’êtres humains. Ils ont fait face à la dictature seulement avec les arts, même s’il s’agissait d’une simple peinture d’un discours ou d’une sculpture », rappelle El Funky avec beaucoup de fierté dans la voix. Mouvement pacifique, San Isidro était allé jusqu’à publier des « manuels de lutte sans violence » à destination de la société civile. 

Plusieurs participants n’avaient pas hésité à entamer des grèves de la faim pour obtenir la libération de camarades arrêtés, ou pour défendre la liberté de la presse. Il aura toujours une grande affection pour 27N, la « petite sœur » de San Isidro. « 27N était simplement le cri de désespoir de nombreux jeunes ou de la plupart des jeunes, y compris des étudiants exigeant la libération d’un artiste plasticien, Luis Manuel Otero Alcantara », nous a confié El Funky. « Leur action entre également dans l’histoire. La plupart des jeunes hommes ayant protesté ont par ailleurs été exilés, chassés de leur travail, pour avoir réclamé le respect de leurs droits humains. »

Sur un ton posé mais néanmoins inflexible, le rappeur a affirmé que « le décret 349 est une loi créée pour entraver les projets créatifs des artistes, notamment les musiciens. Par exemple, les musiciens qui détiennent un studio indépendant sont dans l’illégalité, indépendamment du style de musique selon le décret. Nous ne pouvons pas non plus faire des études privées sans documentation officielle de l’Etat, nous ne pouvons pas nous exprimer sans l’aval du gouvernement », a-t-il fini par résumer. 

« En tant que membre du collectif San Isidro, j’ai su dès la première heure que mon action représentait un danger et que j’étais dans la ligne de mire de la sécurité de l’Etat cubain », assume El Funky sur un ton plus sombre que précédemment. « Pourquoi ? En raison de la profondeur et du poids des paroles de mes chansons, tout comme celles de Mike. »

L’exil plutôt que la mort

« Je ne pouvais pas circuler librement dans mon pays, et même exilé aujourd’hui je continue d’avoir très peur. Si je suis aujourd’hui dans un pays libre, je suis loin d’être rassuré : la sécurité de l’Etat agit comme une mafia qui couvre de nombreuses sphères avec des agents aux Etats-Unis aussi. Je pense par ailleurs être surveillé, cela fait partie des techniques du gouvernement même si je ne puis l’affirmer. Je crains toujours pour ma vie et cette peur ne me sera jamais enlevée. »

Mais El Funky n’a pas eu à connaître la solitude lors de son exil, ayant été « accueilli à bras ouverts » par les Cubains aux Etats-Unis. « C’est la meilleure récompense que je pouvais recevoir : le soutien des Cubains à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Nous sommes nombreux à réclamer du changement et la liberté à Cuba », s’est-il réjoui. « Même si beaucoup ne le veulent pas, je fais quand même partie des pages de l’histoire. »

Le véritable danger pour lui aujourd’hui serait de retourner à Cuba, où il risque sa vie. « Ils m’ont permis de m’exiler, pas de revenir. Quand j’ai pris mon aller simple à l’aéroport, les forces de sécurité m’avaient posé un ultimatum pour m’empêcher de revenir. Tant que le même pouvoir restera en place, je ne pourrais pas revoir mon pays. Là où je vis désormais, je ne suis qu’un banni de plus malheureusement. »

Maud Baheng Daizey

« La persécution ne s’arrête jamais » : à Cuba, les journalistes muselés par le pouvoir

Arrivés à la Maison des journalistes début janvier 2023, le couple cubain Laura Seco Pacheco et Wimar Verdecia Fuentes n’a rien perdu de sa verve. Ils ont toujours cette volonté de se battre pour la liberté de la presse et d’expression à Cuba, et ont accepté de nous détailler la censure subie sur l’île. 

Âgés respectivement de 29 et 35 ans, Laura et Wimar n’avaient jamais visité la France jusqu’à leur arrivée sur le territoire, le 9 décembre 2022. Lors de notre entretien, Wimar n’hésitera pas à s’emparer d’un marqueur pour expliquer sa pensée sur le tableau blanc à notre disposition. Laura, journaliste depuis 2018, a d’abord travaillé pour le journal gouvernemental Vanguardia, où elle produisait des articles sur des thèmes variés, mais principalement culturels. 

Le temps que j’ai passé à Vanguardia était dû à mon service social, qui est obligatoire dans un média d’État après l’obtention du diplôme”, explique-t-elle sur un ton mesuré. Elle y est restée trois ans, années durant lesquelles la jeune femme a nourri une forte envie d’indépendance. Elle finit par rejoindre le quotidien El Toque en janvier 2022, par amour de l’information libre. 

Laura en visite à Paris.

Plus de 1000 prisonniers politiques à Cuba

La presse indépendante est cependant interdite dans le pays par la Constitution cubaine, compliquant d’autant plus sa tâche. En septembre 2022, les pressions gouvernementales étaient telles qu’El Toque a connu une vague de démissions forcées. 

Dans un article datant du même mois, le média explique que « les scénarios d’interrogatoires et de chantage, ainsi que l’utilisation de la réglementation de voyage à plusieurs des collègues résidant à Cuba, ont fait que, jusqu’au 9 septembre 2022, le nombre de démissions de membres de notre équipe s’élevait à 16. » 

Face aux menaces constantes et sérieuses, Laura finit à son tour par renoncer « à la possibilité de travailler dans toute autre plateforme de journalisme indépendant à Cuba. » Ceux qui souhaitent continuer de travailler se voient forcés de le faire depuis l’étranger, au risque d’être emprisonnés, sans accès aux sources et informations gouvernementales. 

« Il y a aujourd’hui le journaliste Lázaro Yuri Valle Roca en prison, à ma connaissance », recense Laura. « Le bureau du procureur l’a inculpé des crimes présumés de propagande ennemie continue et de résistance. Mais il existe au moins 1000 prisonniers politiques à l’heure actuelle. Les disparitions et détentions de plusieurs jours sont monnaie courante à Cuba. »

« Beaucoup ne sont pas politiciens, la plupart sont accusés d’avoir commis des délits de droit commun. Ils sont considérés comme des prisonniers politiques à cause des accusations pesant sur eux : corruption ou espionnage, par exemple. » Politiques, sociaux, économiques ou sportifs, l’équipe d’El Toque tenait à couvrir tous les événements de la société cubaine, au grand dam du gouvernement.

Le caricaturiste Wimar avec sa nouvelle peinture.

De la pointe aiguisée de son crayon, le caricaturiste et illustrateur Wimar Verdecia Fuentes dénonce et défie le régime cubain depuis des années, notamment pour le quotidien El Toque. 

Membre de la presse indépendante depuis 2018, Wimar a d’abord entamé sa carrière en tant qu’illustrateur. Non sans fierté, il a confié au micro de la MDJ être l’un des premiers à introduire la caricature politique dans les nouveaux médias indépendants de Cuba : ses caricatures étaient publiées dans le supplément Xel2, appartenant à El Toque. 

Depuis septembre 2022, il fait partie du “Cartoon Movement”, et a déjà dessiné sur des sujets internationaux (la guerre en Ukraine), sportifs (la coupe d’Europe), ou sociétaux (les armes aux Etats-Unis). Cartoon Movementest une plateforme en ligne, destinée aux dessinateurs et caricaturistes du monde entier afin de publier leurs œuvres et obtenir une meilleure visibilité.

Wimar était également le directeur de publication de Xel2. Sa démission a poussé la rédaction à fermer le site de Xel2, à son plus grand désarroi.

Peu à peu, leur travail au sein d’el Toque a suscité l’ire du gouvernement cubain. Le journal est devenu la cible principale de l’Etat car la population s’intéressait de plus en plus aux dessins de Wimar et aux articles de journalistes telle Laura.

Face à cette popularité dérangeante, le gouvernement cubain a resserré l’étau autour de la presse. Entre 2020 et 2021, la guerre est déclarée. 

Le taux de change, arme de la liberté d’expression cubaine 

« Le journal a publié le taux informel de change entre le dollar et le peso cubain, conduisant de nombreuses personnes à utiliser ce taux comme guide pour leur transaction, dans un pays où l’économie est fortement dollarisé », nous explique Wimar. 

« Après cette publication, El Toque est devenu très populaire aux yeux du public, le même taux était affiché partout dans le pays. Le gouvernement a alors estimé que 120 pesos égalaient un dollar américain (contrairement à notre taux), ce qui a fait monter les prix en flèche avec la spéculation. Ils ont ensuite rejeté la faute sur les journalistes. Mais le peuple n’était pas dupe, le gouvernement savait qu’il avait perdu sa crédibilité pour une grande partie des Cubains. Il a néanmoins maintenu son discours officiel pour ceux qui ont toujours foi en ses dires, mais il a perdu l’hégémonie de la communication grâce aux médias indépendants.”

De là, la vie de Wimar et Laura bascule. « La persécution ne s’arrête jamais. Jusqu’en septembre 2022, je n’avais pas de problème à être une journaliste indépendante. Mais à la fin du mois d’août 2022, les autorités ont visé tous les collaborateurs d’el Toque à Cuba et d’autres journalistes indépendants et militants politiques. »

Un matin, « ils sont venus chercher Wimar en voiture et l’ont emmené durant trois heures pour le menacer. Ils m’ont fait la même chose le lendemain, avec les mêmes menaces à la clé. Ils ont essayé de nous dissuader de continuer notre travail, mais nous avons poursuivi en catimini. » « Ils nous ont obligés à démissionner publiquement et à tourner une vidéo dans laquelle nous reconnaissons avoir travaillé pour El Toque et dévoiler notre salaire. »

Laura Seco Pachecho et Wimar Verdecia Fuentes quelques jours après leur arrivée sur Paris.

« Après cela, ils ont diffusé la vidéo à la télévision nationale en nous accusant d’être des mercenaires à la solde des Etats-Unis, en éditant la vidéo de sorte à ce que l’on pense que nous travaillions pour un gouvernement étranger, afin d’instaurer un changement de régime à Cuba et déstabiliser le pays. Ce type d’accusation est particulièrement utilisé contre les journalistes et les activistes politiques. » 

Heureusement, le journal est entièrement digital et une grande partie de ses journalistes est basée à l’étranger, lui permettant de continuer de tourner.

« A cause de mes caricatures dénonçant les abus du pouvoir, j’ai subi des persécutions et des interrogatoires », confie Wimar. « Ils m’ont forcé à quitter mon travail aussi, me disant que je risquais dix ans de prison si je refusais. Avec le supplément Xel2, nous avons pu contourner la censure à travers Xel2 à laquelle l’humour graphique est soumis depuis plus de 60 ans, notamment dans les médias officiels de l’Etat. » Le simple fait de publier « des articles qui sortaient de l’agenda gouvernemental exposant le gouvernement, était une gifle pour les censeurs », affirme Laura avec un sourire vaillant.

« Nous avons ravivé le goût pour ce type de journalisme et d’autres médias ont commencé à suivre, ouvrant une place à la caricature dans les médias indépendants. Le gouvernement ne pouvait pas laisser grandir une telle liberté. » 

« Certains journalistes ne peuvent ou ne savent pas comment quitter l’île »

Pour le dessinateur, « le gouvernement cubain poursuit même les médias de gauche qui défendent le socialisme. Même la simple initiative de communication venant de l’extérieur du Parti communiste est considérée comme suspecte et peut conduire à la persécution. Il n’y a pas de gouvernement de gauche à Cuba, il s’agit d’une oligarchie bureaucratique où le pouvoir est entre les mains de quelques proches de la famille Castro. »  

« L’économie, elle, est entre les mains d’un conglomérat d’entreprises militaires appelé GAESA. Il n’y a pas de séparation des pouvoirs à Cuba, tout est contrôlé par le Parti. Cela génère un contexte sans garantie légale pour quiconque considéré comme un dissident. »

Si les deux journalistes sont parvenus à s’enfuir, c’est grâce au réseau international Cartoon for Peace et RSF. « Après nos démissions forcées, Wimar a demandé de l’aide au Cartoon Movement qui l’a mis en contact avec Cartooning for Peace. Ils nous ont aidés à obtenir nos visas et à nous installer à Paris. La France a un historique avec la liberté d’expression, et je pense qu’ils nous ont aidé pour protéger ces valeurs », analyse Laura, qui a connu la France à travers ses idéaux d’égalité et de liberté.

Un pouvoir très discret

Des idéaux auxquels le couple de journalistes et la population cubaine aspirent depuis des années. « Si Cuba demeure très discrète sur ses agissements et sa manière de faire taire la population, il est devenu de plus en plus compliqué pour le gouvernement de cacher ses violations des droits de l’Homme avec l’avènement d’Internet. Il y a cinq ans, on ne savait pas ce qu’il se passait niveau activisme, même quand Laura travaillait pour un journal gouvernemental. Internet a été un véritable levier pour la liberté de la presse. »

S’ils ont réussi à échapper à la dictature, ce n’est pas le cas de la majorité de leurs confrères et consœurs, dont ils essayent d’obtenir des nouvelles. « Certains journalistes ont décidé de rester mais sont toujours menacés, mais ils ne veulent pas quitter le pays qui les a vu naître. Il faut bien qu’il y ait des journalistes à Cuba, surtout indépendants, et d’autres ne savent pas comment quitter le pays. Ou bien d’autres encore préfèrent rester anonymes pour se protéger. » 

Désormais, Cuba est devenue trop dangereuse pour qu’ils puissent y travailler en toute sérénité : ils continuent donc leur combat depuis la France et la Maison des journalistes. Pour l’instant, Laura collabore de temps en temps avec El Toque et Wimar pour “La Joven Cuba”, où il dessine chaque dimanche une colonne humoristique. 

Mais ils ne peuvent pas recevoir de soutien en ligne, « le peuple cubain a très peur car beaucoup dépendent de leur travail avec le gouvernement ou craignent des représailles. Il existe une loi à Cuba permettant d’infliger une amende ou emprisonner quelqu’un pour avoir donné son avis sur les réseaux sociaux ou pour s’être moqué du gouvernement, alors personne n’ose rien dire. » Un phénomène loin de les décourager dans leur combat, qu’ils savent nécessaire et inéluctable. 

Maud Baheng Daizey

URGENT. Le journaliste et ancien résident de la MDJ Mortaza Behboudi capturé en Afghanistan

Ce matin 6 février 2023, la nouvelle de la détention du journaliste Mortaza Behboudi en Afghanistan il y a 30 jours, alors qu’il effectuait un reportage seul, a été rendue publique. Reporters sans Frontières et 14 médias français s’indignent de cet enlèvement et réclament sa libération immédiate dans une tribune, de même que la Maison des journalistes.

Mortaza Behboudi retenu à Kaboul

Selon les dernières informations de Reporters sans Frontières, le journaliste est détenu à la prison de Kaboul depuis le 7 janvier 2023, alors qu’il était arrivé sur le sol afghan seulement deux jours plus tôt. L’organisme indique dans son communiqué de presse avoir « épuisé toutes ses ressources » pour libérer Mortaza, bien qu’ils aient réussi à « établir un canal de communication » avec les Talibans. Il ferait l’objet d’une accusation d’espionnage. Journaliste-photographe depuis 2012, Mortaza Behboudi a travaillé pour les médias Ava press, Bakhtar news et pour son propre journal Bazar

© QUEMENER YVES-MARIE

Il avait dû fuir l’Afghanistan en 2015 après une tentative de reportage sur sa ville natale, dans la province de Wardak. Il avait alors été arrêté par un groupe de Talibans, qui avait confisqué son matériel et ses papiers d’identité. Inquiet pour le contenu de ses pellicules qui pouvaient lui attirer des représailles, Mortaza s’était enfui en Iran de crainte pour sa vie. S’étant déjà rendu en France au nom de l’ambassade afghane basée à Paris, le journaliste photographe avait été invité la même année à l’événement Paris International Model United Nations, où il en profita pour faire une demande de visa et d’asile en France. Il avait alors été accueilli à la maison des journalistes fin 2015.

Un professionnel de l’Afghanistan depuis son plus jeune âge

« Nous appelons le régime des Talibans à mettre un terme à cette situation insensée. Mortaza Behboudi est un journaliste réputé, respecté et apprécié de ses consœurs et confrères. Nous espérons que notre message portera jusqu’à la capitale afghane dans les bureaux des autorités qui ont pris la décision de son arrestation et qui détiennent la clé de sa libération », a déclaré Reporters sans Frontières ce matin. « Il collabore avec de nombreux médias français et francophones : France Télévisions, TV5 Monde, Arte, Radio France, Mediapart, Libération, La Croix, notamment. Il est coauteur de la série de reportages « À travers l’Afghanistan, sous les Talibans », publiée sur Mediapart et qui a été primée en 2022 par le prix Bayeux des correspondants de guerre et le prix Varenne de la presse quotidienne nationale. Il a contribué au reportage « Des petites filles afghanes vendues pour survivre », diffusé sur France 2, qui sera également récompensé en 2022 au Prix Bayeux », peut-on lire sur le site de France Info.

Choquée d’une telle détention arbitraire, la Maison des journalistes apporte son soutien inconditionnel à Mortaza Behboudi et appelle à sa libération immédiate.