Liberté d’expression à tout prix, à quel prix ? Entretien avec Antoine Deltour

Qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte, cette figure polémique qui suscite tant d’engouement médiatique ? Dans le cadre de la table ronde ” Les lanceurs d’alerte à l’heure de la démocratie numérique ” organisée par l’Université de la Paix à Paris, le 21 mars 2018, nous avons pu nous entretenir avec l’un des intervenants: Antoine Deltour. Anciennement salarié de PwC, un cabinet d’audit, et lanceur d’alerte dans l’affaire LuxLeaks, il répond sans détour à nos questions.

Antoine Deltour démissionne en 2010 emportant avec lui des fichiers documentant les pratiques de tax-ruling luxembourgeoises. Avec l’aide d’Edouard Perrin de Cash Investigation (France 2) en 2011 et du Consortium International des journalistes d’investigation (ICJI) en 2014, il met en lumière des agréments fiscaux anticipés, le tax-ruling. Cette affaire réveille le débat public sur la question des pratiques fiscales accommodantes effectuées par les grandes entreprises multinationales. L’affaire LuxLeaks aboutit finalement à des avancées réglementaires concrètes.

Inculpé par la justice luxembourgeoise, la Cour de cassation reconnait enfin à Antoine Deltour le statut de lanceur d’alerte, et la protection qui y est associée, en 2018.

Tout d’abord nous voulions vous féliciter pour le verdict du 11 janvier 2018 puisque la Cour de cassation vous a donné raison en vous attribuant le statut de lanceur d’alerte en annulant le verdict de la Cour d’appel.
Ce jour-là vous avez déclaré en quittant le Palais de justice : «Aujourd’hui, c’est une victoire». Qu’est-ce qui a traversé votre esprit à ce moment-là ?

J’ai pensé qu’enfin nos arguments étaient reconnus ! Depuis le premier procès notre défense est restée inchangée. Nous nous sommes appuyés sur la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) qui définit précisément ce qu’est un lanceur d’alerte et à quelles conditions il peut être protégé. Or, à mon sens et à celui de mes avocats, je remplissais ces critères sans aucun doute.

Malgré tout, j’ai été condamné en première instance parce que cette jurisprudence n’avait quasiment pas été prise en compte. En appel, elle a été prise en compte mais de manière inédite et avec une compréhension singulière d’un des critères, ce qui avait comme effet d’affaiblir la protection accordée aux lanceurs d’alertes. À présent, la Cour de cassation a remis de l’ordre et a enfin reconnu ce qui, pour nous, était une évidence. Dans le cas contraire, j’aurais eu recours à la CEDH qui aurait probablement mis plusieurs années à se prononcer. C’est donc un grand soulagement.

Comment se fait-il que la Cour de cassation n’a pas reconnu ce statut à Raphaël Halet qui a également transmis des documents à la presse  ?

La Cour de cassation et la Cour d’appel ont employé le même argument, à savoir celui de l’intérêt prétendument insuffisant des documents qu’il a transmis aux journalistes. Ces documents sont des déclarations fiscales qui montrent comment les tax-ruling ont été mises en application, et non des tax-ruling à proprement parler. La justice a donc considéré qu’il n’y avait pas d’intérêt à divulguer ces déclarations fiscales, le scandale LuxLeaks étant avant tout celui des tax-ruling.

Je ne partage pas l’analyse de la justice luxembourgeoise, je pense que les seuls à même d’évaluer l’intérêt public de ces documents, ce sont les journalistes. Or, il se trouve qu’Edouard Perrin a basé tout un numéro de Cash Investigation sur les documents transmis par Raphaël Halet, et que ces mêmes documents ont également été intégrés à ceux des LuxLeaks par la ICJI.

Par ailleurs, les entreprises concernées avait pour la plupart déjà fait l’objet de procédures de la part de la Commission Européenne, ce qui confirme qu’il y ait eu un problème dans la fiscalité de ces entreprises. Il me paraît donc difficile aujourd’hui de dire qu’il n’y avait pas d’intérêt public à publier ces documents.

Au final, cela revient à se demander ce qu’est réellement un lanceur d’alerte. Pour vous, comment le définir ?

Je n’ai pas de définition personnelle, mais je suis plutôt d’accord de la définition du Conseil de l’Europe qui a le mérite d’être assez large. Je ne la connais pas par cœur, mais j’en retiens qu’un lanceur d’alerte, c’est toute personne qui divulgue des informations d’intérêt public. C’est là tout l’enjeu des lanceurs d’alerte et plus on les définit étroitement, moins on protège de situations.

Là-dessus, je pense que la loi Sapin II a retenu une définition suffisamment large. J’ai néanmoins regretté qu’on n’y parle que des personnes physiques et pas des personnes morales, or on voit bien que certaines associations qui ont un rôle de lanceur d’alerte.

Quel était votre objectif en divulguant ces documents ? Vous aviez 26 ans quand vous avez récupéré ces informations auprès de PwC, mais vous avez transmis les documents seulement quelques mois plus tard. Aviez-vous anticipé les conséquences ?

Ce serait mentir que de prétendre avoir un eu plan parfaitement établi. À mon sens, il n’y a qu’Edward Snowden qui a réellement pensé les choses trois coups à l’avance avec une stratégie digne d’un jeu d’échec. La plupart des lanceurs d’alerte agissent suite à une indignation, ce qui peut mener à des situations totalement insoupçonnées.

Personnellement, j’espérais susciter un débat public sur des pratiques fiscales qui me posaient problèmes. Je voulais donc clarifier la légalité ou non des dites pratiques et si leur légalité était confirmée, de faire en sorte que ce ne le soit plus. Néanmoins, une fois qu’on transmet les documents, on ne sait pas quelle trajectoire ils vont prendre.

Chronologiquement, j’ai travaillé de 2008 à 2010 comme auditeur, autrement dit, j’avais pour mission de vérifier la sincérité des comptes clients au Luxembourg. Progressivement, j’ai pris connaissances de pratiques fiscales qui dépassent l’entendement. J’ai donc démissionné et copié ces tax-ruling. Mais j’ai pris le temps de me demander ce que j’en ferai.

Étant auditeur, j’avais été confronté au tax-ruling et je savais donc que ça permettait une optimisation fiscale agressive. Toutefois, n’étant pas fiscaliste, je n’étais pas à même d’analyser toute la portée des documents, notamment sur la question de la légalité. On voit d’ailleurs que la Commission Européenne a eu besoin d’une dizaine d’agents qui ont travaillé sur un seul dossier pour tirer les choses au clair.

En n’agissant pas, on peut être surs que la situation ne change pas et je ne voulais pas laisser passer cette occasion. Ma première tentative a été de contacter des ONG expertes en justice fiscale, mais ça n’a pas abouti à grand chose puisque c’est délicat quand on est un auditeur anonyme et éloigné.

C’est Edouard Perrin qui est entré en contact avec moi par la suite. Il avait trouvé un commentaire que j’avais posté sur un blog alors que j’étais encore en poste, avant même que je ne copie les documents. Je parlais alors de manière anonyme de ce que je voyais en tant qu’auditeur, mais sans citer d’entreprises. Lui paraissant bien informé, il a demandé à entrer en contact avec moi.

Pensez-vous avoir rempli votre objectif ?

Bien évidemment, et même au-delà de mes espérances. Le numéro de Cash Investigation dédié, diffusé sur une chaîne grand public, était un excellent travail de vulgarisation des pratiques qui me tracassaient. J’étais donc ravi qu’on les mette en lumière de façon à faire avancer le débat démocratique, et in fine faire avancer le cadre réglementaire en exerçant une pression politique.

Par la suite, le fait que l’ICJI poursuive ce travail avec une dizaine de journalistes partenaires et à une échelle quasi mondiale était inespéré ! C’est d’ailleurs eux qui ont eu la force de frappe permettant des changements concrets. Bien que ce soit certainement insuffisant, il ont quand même obtenu une directive européenne relative à l’échange automatique d’informations sur les tax-ruling. Sans ces révélations, cela n’aurait pas existé, ou du moins pas aussi rapidement.

Quels obstacles, difficultés ou pressions avez-vous rencontrés ?

Je suis un exemple à contre-courant d’autres lanceurs d’alerte parce que j’ai démissionné avec la volonté de changer de secteur d’activité. Par conséquent, n’ayant jamais recherché à travailler au Luxembourg ou dans la finance, je n’ai eu de pressions ni au niveau de mon poste, ni des lois du travail. Ça m’a donc plutôt protégé.

Vous avez reçu des nombreux prix de la part d’institutions, notamment européennes. Ces institutions vous ont-elles ensuite contacté pour vous permettre d’intégrer une équipe ?

Une parlementaire européenne m’a proposé de me donner du travail, mais il s’agissait davantage d’un soutien matériel s’il y avait besoin pour éviter une situation d’inemployabilité ou de difficulté matérielle. Ce n’était donc pas pour mon expertise.

Autrement, la Commission spéciale, Commission « Taxe » créée à la suite de l’affaire LuxLeaks, m’avait auditionné en 2015. J’avais accepté l’invitation et témoigné puisque c’était une forme de reconnaissance de ce que j’avais fait, mais il n’y a pas eu de suite. Je ne suis pas fiscaliste, or il existe des acteurs, dont des gros réseaux d’ONG européennes qui font des propositions concrètes. Je préfère laisser la parole à ces personnes-là.

On imagine donc que si c’était à refaire, vous le referiez ?

Bien sûr, ne serait-ce que pour les répercussions de mon action ! Loin d’être dans un optimisme béat, je pense qu’il demeure encore une optimisation fiscale inadmissible en Europe, et ce malgré les évolutions récentes. Néanmoins, toute cette affaire a permis d’alimenter le débat et de faire avancer les choses dans le bon sens.

Vous assisterez à la conférence du 21 mars Les lanceurs d’alerte à l’heure de la démocratie numérique organisée dans le cadre de l’Université de la Paix à la Cité Internationale Universitaire de Paris.
Pensez-vous que la démocratisation du numérique est bénéfique pour les lanceurs d’alerte ? Comment peuvent-ils en tirer profit ?

Limité par mon expertise, je ne peux prédire quel sera l’avenir du numérique. Sans connaître en profondeur le sujet, je considère toutefois que les outils numériques sont des alliés du lanceur d’alerte. D’une part, à l’ère du papier, on avait moins facilement accès à de grosses quantités d’information. Pour les LuxLeaks, j’aurais dû passer plusieurs heures devant la photocopieuse, ce qui aurait été délicat à faire de manière discrète. D’autre part, les contacts entre les acteurs clés sont facilités. Un journaliste entrera plus facilement en contact avec ses sources, comme Edouard Perrin avec moi, et un lanceur d’alerte aura plus facilement accès à des journalistes ou des experts sur le sujet. Les relations sont donc davantage horizontales.

Globalement, le lanceur d’alerte est une manière de court-circuiter des institutions qui à un moment donné sont défaillantes. On favorise un fonctionnement horizontal. Internet fait la même chose, notamment avec les réseaux sociaux permettant de contourner les médias traditionnels. Ça apporte donc une dimension plus participative.

Allez-vous continuer à vous battre pour la liberté d’expression ou envisagez-vous un retour à une vie plus tranquille ?

J’essaie de préserver un équilibre, tout en restant quelqu’un d’engagé ou qui du moins, se sent préoccupé par notre avenir collectif. Par exemple, je vais bientôt prendre des responsabilités dans une organisation qui vise à protéger les lanceurs d’alerte. Il s’agit d’un engagement limité en termes d’heures, mais j’essaie de prendre toutes les opportunités qui me paraissent être dans le prolongement de mes actions passées et actuelles.

Propos recueillis par Inés Perez Fdez et Isobel Mohyeddin

Retranscrits et mis en forme par Hélène Seynaeve