“Au Tchad, être journaliste c’est être sans cesse sous surveillance” – Portrait du journaliste Mahamat
/dans Afrique, Journaliste MDJ, Liberté de la presse /par Liso CAMPANAComme beaucoup de ses confrères, Mahamat n’a pas eu d’autre choix que de mettre ses compétences de journaliste au service de Télé Tchad, une chaîne de télévision du régime dictatorial tchadien. Mais une fois rentré chez lui, le jeune homme enquête sur les massacres perpétrés dans son pays. Un soir de novembre, c’est la recherche de trop. Mahamat est arrêté.
Été 2011, Mahamat est officiellement bachelier. Il s’inscrit à un concours pour intégrer une école de journalisme basée au Soudan. Mahamat est admis. Le gouvernement lui octroie alors une bourse pour ses études. Le jeune homme fait pour la première fois ses valises, et quitte son pays natal, le Tchad.
“Une fois ma formation terminée, j’ai dû rentrer pour travailler au service du gouvernement”.
2014, Mahamat a 22 ans, et fait ses premiers pas de journaliste à la rédaction arabe de Télé Tchad, l’une des plus grandes chaînes télévisées du pays. Là bas, il réalise des reportages, et travaille au desk.
Mais au Tchad, être journaliste rime avec censure et surveillance acharnée. Les recherches, qu’elles soient personnelles ou professionnelles, sont constamment contrôlées. “La rédaction nous a à l’œil, et tout ce que l’on fait est centralisé au gouvernement”.
Un contrôle également présent à plus petite échelle : “les journalistes se surveillent même entre eux”.
Pour Mahamat, la réalité du métier de journaliste dans son pays est désolante: “Au Tchad, être journaliste c’est être sans cesse sous surveillance”.
Le mois d’avril 2016 s’ouvre sur l’élection présidentielle. Idriss Deby, le candidat sortant, brigue un cinquième mandat. Pour les tchadiens, l’heure est à la contestation: ils demandent le départ du dictateur, au pouvoir depuis 26 ans.
“Ils me reprochaient de ne pas dire la vérité, alors qu’aucun journaliste n’a de liberté d’expression”.
A Télé Tchad, on se prépare à couvrir l’événement. Mahamat est désigné “envoyé spécial” pour les régions de Dar Sila et de Ouaddaï, à l’est du pays. Arrivé sur place, la couverture médiatique est difficile et inédite pour le jeune homme : “Pendant un mois, je suis au coeur des tensions et des violences”.
Mahamat est marqué par la brutalité humaine qu’entraine ces élections.
Lors d’un meeting du PLD (Parti pour les Libertés et le Développement) un parti d’opposition au régime, Mahamat est à son tour pris pour cible. Des militants l’attaquent physiquement. “Ils me reprochaient de ne pas dire la vérité, alors qu’aucun journaliste n’a de liberté d’expression”.
Sa liberté d’expression, Mahamat la retrouve le temps d’un instant, lorsqu’il discute des questions des droits de l’homme dans l’émission “choc des idées” sur FM Liberté : une radio privée, non tolérée par le pouvoir.
Dire la vérité. A tout prix. C’est pourtant ce qui anime Mahamat et deux autres journalistes tchadiens.
Le 26 novembre 2016, un massacre a lieu à Ngueli, au nord du pays: : une bagarre entre deux familles fait cinq morts et plusieurs blessés. Quelles sont les réelles circonstances du drame ? Qui sont les vrais responsables ? Les trois journalistes décident de mener leur propre enquête.
Mais très vite, leur investigation est interrompue. Le 10 décembre 2016, Mahamat et ses deux confrères sont arrêtés à leurs domiciles respectifs et sont amenés à la police judiciaire. “Pendant deux jours, on a été interrogés et torturés”. Une signature sur un papier promettant l’arrêt des recherches permet finalement aux trois journalistes d’être relâchés.
Quelques semaines plus tard, Mahamat apprend que l’un de ses deux collègues a été tué. Accident ? Vengeance personnelle ? Coup du gouvernement ? Mahamat l’ignore, encore aujourd’hui. La mauvaise nouvelle n’arrête pourtant pas les deux journalistes.
Le 1er novembre 2018, c’est l’enquête de trop… “Je me souviens exactement de l’heure, il était 21h30 précisément”.
Deux ans plus tard, ils lancent une autre enquête : divers bombardements ont lieu à Miski dans le Tibesti, un massif montagneux du Sahara central, zone frontalière de la Libye.
Le 1er novembre 2018, c’est l’enquête de trop… “Je me souviens exactement de l’heure, il était 21h30 précisément”. Mahamat et son confrère sont en train de recouper leurs sources, quand ils sont soudainement interrompus. Des hommes de l’Agence Nationale de Sécurité (service des renseignements tchadiens) se tiennent derrière eux. Tout va très vite. Les deux journalistes sont menottés, embarqués. Leur téléphone et leur ordinateur sont saisis. Leur enquête, effacée…
La sanction est plus lourde que lors de leur première arrestation. Cette fois, Mahamat et son confrère ne seront pas relâchés. Ils sont placés en cellule d’isolement, et torturés quotidiennement…
Un matin de novembre, une bonne étoile vient mettre fin aux vingt-cinq jours de calvaire de Mahamat. “On me dit que je vais être transféré“. Le jeune homme est sorti de sa cellule, et laissé de côté. Quelques minutes plus tard, sa bonne étoile apparait devant lui. “Je suis relâché, cagoulé, et emmené dans une ferme, à une douzaine de kilomètre de la capitale”.
Mahamat reste caché dans cet endroit jour et nuit. Mais il risque à tout moment d’être retrouvé. Sa bonne étoile s’organise, et finit par trouver une solution.
“Même à l’ambassade, au moment de faire mon empreinte digitale, je ne savais toujours pas où je partais.”
Le 19 décembre 2018, pour la deuxième fois dans sa vie, Mahamat doit faire ses valises. Mais ce second voyage n’a rien d’exaltant : Mahamat doit quitter le pays. Pour aller où ? Il l’ignore… Mahamat a rendez-vous en terre inconnue. La peur l’envahit. “Même à l’ambassade, au moment de faire mon empreinte digitale, je ne savais toujours pas où je partais”.
Son escale à Istanbul le mettra sur la voie… Dans la salle d’embarquement, Mahamat observe les visages des individus autour de lui: “Je comprends que je suis en train de voyager vers la France”.
Pour autant, la découverte de la destination ne rassure pas le jeune tchadien, “Tant que je n’avais pas de réelle protection, je n’arrivais pas à me réjouir”.
Arrivé à l’aéroport en France, Mahamat est déboussolé. Il ne connaît “RIEN de la France“… Un taxi lui propose ses services, mais Mahamat refuse. Il se méfie. “Ici aussi, il y des services de sécurités. A tout moment, je pouvais être reconnu et dénoncé aux autorités françaises”.
C’est finalement un ami de la banlieue parisienne qui viendra le récupérer, mettant fin à ses angoisses et ses inquiétudes. Mahamat passera plusieurs mois à la Roche-sur-Yon avant de rejoindre la capitale.
Aujourd’hui, la peur et l’insécurité ont laissé place à un esprit serein. Mahamat est désormais rempli d’espoirs et d’ambitions: “J’aime mon métier de journaliste, et même si je suis loin de mon pays, je veux continuer à clarifier la situation sur ce qu’il s’y passe”.
Souvenir
Mahamat glisse sa main dans la poche de son pantalon, et en sort un papier imprimé, quelque peu froissé.
Un soir, parmi les quelques billets de Francs CFA que son père tenait entre ses mains, un dollar s’était glissé. Mahamat le regardait, ébahi. Son père décida de lui donner ce billet.
Aujourd’hui, le dollar a parcouru plus de 5000 kilomètres et ne quitte jamais la poche du jeune homme.
Découvrir nos articles
Liberté de la presse : la démocratie est-elle en danger ?22/09/2023 - 1:15
Ce mardi 19 septembre à la Bourse du travail dans le 3ᵉ arrondissement de Paris était organisé un colloque sur la thématique « Conditions de travail des journalistes : la démocratie est-elle en danger ? Quelles solutions ? ». L’objectif : échanger sans filtres avec plusieurs intervenants sur les différentes pressions exercées sur les journalistes et sur la fracture […]
FRANCE. La journaliste d’investigation Ariane Lavrilleux en garde-à-vue20/09/2023 - 11:12
La journaliste du site Disclose, Ariane Lavrilleux, a été placée en garde-à-vue. En cause, ses révélations sur les “Egypt Papers.”
Procédures-bâillons : bientôt une nouvelle législation européenne ?18/09/2023 - 1:20
Comment la directive anti-SLAPP de la Commission européenne va-t-elle protéger les journalistes de l’UE des procédures judiciaires abusives ?
Rentrée 2023 : JARIS, un centre de formation qui prône l’inclusion 13/09/2023 - 2:03
JARIS accueille pour sa rentrée 13 personnes en situation de handicap ou avec des troubles du développement. Focus avec son fondateur, Eric Canda.
Les résidences de journalistes, fer de lance de l’EMI ?01/09/2023 - 9:00
L’Oeil vous fait découvrir la résidence de journalistes, un projet national d’éducation aux médias et à l’information (EMI) pour tous.
PORTRAIT. Farhad Shamo Roto, Ézidi « apatride dans mon propre pays »04/08/2023 - 10:00
Lauréat 2023 de l’Initiative Marianne et fondateur « Voice of Ézidis », Farhad n’a cessé de se battre pour son peuple et les droits humains.
PORTRAIT. Farhad Shamo Roto, Ézidi “stateless in my own country”04/08/2023 - 8:00
Winner of the 2023 Marianne Initiative and founder of Voice of Ezidis, Farhad has never stopped fighting for his people and human rights.
PORTRAIT. Tamilla Imanova : « Il était impossible que le peuple russe se taise »24/07/2023 - 10:31
Lauréate 2023 de l’Initiative Marianne, Tamilla Imanova revient pour l’Œil sur la défense des droits de l’Homme et l’activisme en Russie.
RD Congo : Tshisekedi met les gants contre l’Eglise Catholique05/07/2023 - 8:52
Les tensions entre l’Eglise catholique et le président de la RDC s’aggravent quant à l’élection présidentielle, prévue pour décembre 2023.
Wagner : comment la mutinerie a-t-elle été traitée par les médias russes ?28/06/2023 - 1:14
En Russie, comment les médias d’Etat et la presse indépendante ont-ils analysé la mutinerie de Wagner contre Vladimir Poutine ce week-end ?
CHOKRI CHIHI, exiled journalist: “In Tunisia, it’s a nightmare”14/06/2023 - 10:16
Chokri Chihi, a journalist who has been a victim of police violence for years, was forced to leave Tunisia to stay alive.
In Burkina Faso, is the government trying to silence the French media ?13/06/2023 - 2:28
Disinformation, threats and political propaganda have been the order of the day in the French media since the coup d’état in September 2022.
Brazil : does Lula’s re-election mark the return of the free press ?13/06/2023 - 10:11
More than 150 days after the inauguration of Luiz Inácio Lula da Silva, what has become of the press muzzled by Bolsonaro and his supporters?
CHOKRI CHIHI, journaliste exilé : “En Tunisie, c’est un cauchemar”08/06/2023 - 9:26
Né à Tunis (Tunisie) le 29 avril 1983, Chokri Chihi grandit avec ses quatre frères au sein d’une famille modeste. S’il suit un master en droit international privé en 2006 à la faculté de Tunis, le journalisme apparaît rapidement comme une évidence pour Chokri : “Depuis petit, je suis bavard, je parle beaucoup, je participe […]
Brésil : la réélection de Lula signe-t-elle le retour de la presse libre ?06/06/2023 - 10:38
Plus de 150 jours après l’investiture de Luiz Inácio Lula da Silva, qu’est devenue la presse muselée ? L’Œil de la maison des journalistes fait le point.
PORTRAIT. « Nous n’avons rien fait de mal, juste tendu notre micro et allumé la caméra »05/06/2023 - 12:28
Malgré les menaces de mort et les intimidations, le journaliste malien Malick Konaté n’a jamais tourné le dos à sa vocation : l’information.
À l’Hôtel de ville de Paris, une cérémonie d’accueil des plus symboliques15/05/2023 - 4:13
Ce 3 mai, la MDJ a tenu sa cérémonie d’accueil des journalistes à l’Hôtel de ville avec FMM, RSF, Ouest-France ou encore France Télévisions.
Élections présidentielles turques 2023 : La propagande est de mise15/05/2023 - 9:48
Depuis la tentative de coup d’État ratée contre Recep Tayyip Erdogan en juillet 2016, les journalistes sont muselés, bâillonnés en Turquie. Ce dimanche 14 mai 2023 se déroulaient les élections présidentielles turques, opposant principalement le président actuel Recep Tayyip Erdogan à Kemal Kiliçdaroglu. Erdogan est en tête, mais un second tour se profile. Depuis 20 […]
Au Burkina Faso, le gouvernement tenterait-il de faire taire les médias français ? 10/05/2023 - 9:47
Désinformation, menaces et propagande politique rythment la vie des médias français au Burkina depuis le coup d’Etat d’Ibrahim Traoré en 2022.
En Afghanistan, les talibans répandent encore et toujours la peur auprès des journalistes02/05/2023 - 2:26
Depuis août 2021, les talibans censurent, torturent et assassinent les professionnels des médias afin d’asseoir leur pouvoir sur le pays.