PORTRAIT. Avec Anas, photojournaliste syrien, «dans sa maison»

Photojournaliste syrien réfugié en France, Anas a été au plus près du drame syrien pendant sept ans dans la périphérie de Damas.

  •   Par  Ange Fabre, étudiant en droit et science politique et Clémence Papion, étudiante en Master de Droit International Public, stagiaires à la  Maison des journalistes. 

“Je suis Anas Mohamed Ali. Syrien, vivant en France depuis avril 2019, je viens de la Ghouta orientale près de Damas et j’ai 27 ans.” C’est ainsi, sur un ton mesuré, que se présente Anas. Ce qui frappe à la première rencontre avec lui, c’est le calme de son expression verbale, la douceur de ses gestes et la sérénité dans son regard, tout cela contraste avec la rudesse de son récit.

      Anas a connu la Révolution syrienne, en 2011, puis la guerre jusqu’en 2018, année pendant laquelle il s’est réfugié en France. Lorsque la Révolution éclate, en 2011, 

tous les médias et journalistes étaient pro-gouvernementaux”. Il se retrouve acteur de l’Histoire, par la force des choses et débute sa vocation de photojournaliste, “A chaque manifestation quotidienne il n’y avait aucun journaliste. J’ai commencé par filmer avec mon téléphone, ayant pris cette habitude, les gens m’ont appelé journaliste. Cette activité est ainsi devenue mon métier.” Anas a appris sur le tas pendant les événements. Au début, il développe cette activité de photojournaliste via les réseaux sociaux et un média syrien “peu renommé”. “ Au début, je filme pour les gens parce que j’adhère au mouvement, mais au bout de trois, quatre ans je fais comme tous journalistes, ayant appris sur internet, et en ayant fait ma profession, sans donner mon avis personnel. Avoir cette éthique journalistique expose les journalistes au danger des groupuscules de l’opposition syrienne un peu partout dans le pays. C’est ce qui m’est arrivé moi-même lorsque Faylaq al-Rahmane [La Légion du Tout Miséricordieux ») un groupe islamiste rebelle] m’a arrêté pendant deux jours. On m’a libéré uniquement grâce au soutien des ONG. En 2014 Jaych al-Islam (L’armée de l’Islam, un groupe rebelle de la guerre) m’a contraint de signer un engagement dans lequel j’atteste ne plus interview les ancienes détenus maltrétaites dans leur geôles”.  

Quand nous lui demandons s’il utilisait son propre nom et exprimait sa propre opinion il nous confie n’avoir révélé son identité qu’après trois, quatre ans. Comme dans tout régime despotique, la surveillance est omniprésente : “Dans chaque ville en Syrie il y a des collaborateurs, mais on ne sait jamais vraiment qui…” Les premières représailles n’ont pas tardé. Dès la première année sa famille en est le témoin direct : “Fin 2011, la police secrète, les moukhabarat sont venus chez moi et deux de mes frères. J’ai eu de la chance, je n’étais pas là, mais après cela j’ai dû me cacher sept mois.” Le régime de Bachar al-Assad veille, il est particulièrement visé en tant que photojournaliste mais également ses frères. “Quand ils venaient chez nous ils disaient que s’ils nous attrapaient ils enverraient nos têtes coupées. “Si on l’attrape on t’enverra sa tête morte”, disaient-ils à mon père. C’était les services secrets.” 

Pendant quatre ans, Anas a vécu le siège dans sa ville de Kafr Batna. “Le siège a commencé en 2013. Après on a eu les attaques chimiques, jusqu’à sa fin. Encerclés par les militaires, il nous était impossible de partir.” Durant ce conflit Anas nous narre avoir été au plus près des combats, entre les rebelles, l’armée du gouvernement et les russes. “J’étais photojournaliste dans les quartiers où il y avait des affrontements”. Ce travail était son quotidien, “si on a un travail avec un média on travaille, sinon on filme quand même parce qu’il y a forcément quelque chose qui va se produire, quelqu’un qui meurt ou une action importante, donc il faut toujours être prêt à filmer. L’appareil photo était toujours avec moi.” 

Durant sept ans vécus au plus près de la guerre, il explique avoir eu de nombreux problèmes, avec le régime qui le recherchait mais aussi avec les russes, le hezbollah, les iraniens… Lorsque la police secrète est venue le chercher, il s’est caché pendant sept mois, changeant sans cesse de cachette. Après la reprise de sa ville par les forces de Bachar Al-Assad soutenues par les Russes, il a été déplacé dans une ville au Nord de la Syrie. Rester était impossible. “ Les gens manifestaient depuis 2011. Si nous restions, nous étions morts ou prisonniers, il n’y avait pas d’autre choix, Certains sont restés, aujourd’hui ils sont en prison ou bien morts.” Son pays est désormais déchiré entre les influences étrangères, “Les turcs, les russes, les américains, les iraniens, chacun veut quelque chose de mon pays.

Anas a dû quitter sa ville au cours d’un déplacement forcé organisé par les militaires syriens et russes, comme soixante mille autres personnes. Il a dû payer 700 € à des passeurs pour pouvoir fuir en Turquie, en échappant aux militaires turcs. “J’ai fait comme les petits enfants. J’ai rampé par terre pendant 15h, devant éviter les militaires Turcs, toutes les nuits, et on se cachait la journée.” Une fois en Turquie il s’est envolé vers la France après avoir fait sa demande de visa obtenu en 3 mois, auprès de l’ambassade de France en Turquie. 

Quand on lui demande comment s’est déroulée son arrivée en France, Anas nous répond “C’était dur. La première année en France a été compliquée.” Il lui a fallu huit mois pour intégrer ce qui est désormais chez lui, la Maison des journalistes. Mais il a évidemment connu les déboires de tout exilé dans un pays inconnu et dont il ne parle pas la langue “ Chaque semaine ou chaque mois je me déplaçais chez mon ami ou chez une personne. Ne pas parler anglais, ni français, ne connaître personne…ce fut un peu compliqué la première année en France.” 

S’il reconnaît que “la première année en France c’était dur,” il affirme que “Maintenant ça va, je suis calme, j’apprends toujours le français.” Anas se qualifie de journaliste-citoyen. Cependant en France il ne peut continuer sa vocation à plein temps et doit travailler dans d’autres domaines pour vivre : “Je travaille avec les personnes âgées depuis un mois. Ça ne fait pas longtemps mais ça va, je suis heureux de travailler.” Il n’a pas renoncé à sa profession de journaliste et compte bien continuer à l’exercer : “L’an prochain je vais étudier la photographie, en ce moment je prépare le dossier pour m’inscrire à Paris 8.” Cela peut sembler ironique, ayant filmé la guerre au plus près pendant sept ans, de devoir ensuite étudier un métier déjà pratiqué, “Je pense avoir l’avantage de mon expérience.” nous répond-il modestement. Quand nous lui demandons s’il est confiant pour son admission il semble serein pour la suite, “Pour l’instant je suis étudiant à l’université, l’assistante sociale m’a dit de ne pas m’inquiéter et de rester calme, qu’on allait s’occuper de mon dossier. Mais ça va pour l’instant je ne m’inquiète pas car je sens que de bonnes choses arrivent.”

Malgré d’autres possibilités, il a choisi de rester en France. Il explique son choix, et nous rappelle que notre pays, pour beaucoup d’exilés et de réfugiés dans le monde, est un idéal, “la France c’est le pays qui nous accepte quand on vient par la Turquie, il n’y a pas d’autre pays. Mais, une autre raison est que la France est le pays des libertés. Beaucoup de gens rêvent d’y venir.” D’autres destinations en Europe lui ont été conseillées, mais Anas dit avoir tenu à rester ici, “Le premier mois ici en France, beaucoup d’amis m’ont conseillé, “ ne reste pas ici en France, pars en Belgique ou en Allemagne ”, j’ai dit non, je veux rester en France.” Les propos d’Anas peuvent toucher notre sensibilité patriotique mais nous rappellent aussi notre devoir vis-à-vis des valeurs humanistes qu’inspire notre pays, “Je trouve que les lois pour les réfugiés, pour les étrangers sont plus claires en France. Quand on voit le gouvernement du Danemark, qui souhaite renvoyer les réfugiés en Syrie.” 

De ses photos prises en Syrie, Anas explique qu’il ne les montre pas à tout le monde, de temps en temps à certains de ses amis intéressés, mais il ne les a jamais montrées aux médias français. “ Parfois il y a des médias qui viennent ici mais je n’aime pas leur en parler parce que je me sens mal, ils vont nous voir comme un cake, comme un gâteau : “Waouh toi Syrien tu as fait cela, plus jeune tu as été photojournaliste”. C’est normal, mais moi je me sens mal par rapport à cela.” Le regard de l’autre peut être dur voire violent. Quand on lui demande s’il a subi du racisme en France il répond “ je vois toujours des gens très gentils. J’ai beaucoup d’amis français gentils avec moi. Je n’ai jamais été victime d’actions bizarres.” Il retient cependant un épisode marquant, partagé par beaucoup de ceux qui viennent d’arriver en France et qui souhaitent travailler et commencer une nouvelle vie, celui de la confrontation avec l’administration de Pôle emploi. “ J’ai dit que je voulais travailler en tant que photojournaliste, elle m’a dit “Non tu ne peux pas.” J’ai demandé pourquoi et elle m’a dit que je ne parlais pas vraiment français.” Continuer son travail de journaliste ici en France, alors qu’il commençait à peine à apprendre le français, semblait inconcevable pour le personnel de l’administration française. “Elle m’a dit que le métier de photojournaliste serait trop difficile pour moi et que les français étudiaient 3 ou 4 ans pour le devenir. Moi j’ai dit que j’ai travaillé 8 ans mais elle m’a dit que ce n’était pas une bonne idée.” “Lorsque je lui ai demandé de répéter une de ses questions car je ne comprenais pas certains mots, elle m’a dit “C’est la France, il faut parler français.” Moi je parle français avec vous et je l’ai vécu comme du racisme.” Pour beaucoup de journalistes exilés en France, il est presque impossible de continuer, ils se voient donc souvent proposer d’autres métiers, plus “accessibles”, qui n’ont rien à voir avec leur vocation. “Elle m’a dit, ne travaille pas en tant que photojournaliste, va travailler comme électricien car il y a beaucoup d’argent, tu n’as pas besoin de parler français, tu travailles avec les arabes.”

Lorsque nous l’interrogeons sur un éventuel retour en Syrie, quand la guerre et les troubles seront passés, il nous répond assez catégoriquement, “ je pense que non.” Puis il hésite un peu, il nous dit que, peut-être, plus tard, il pourrait revenir pour sa famille “ juste pour les voir”. Les siens, il ne les a pas revus depuis son arrivée en France. Ses frères avec leurs femmes et leurs enfants y sont toujours : “ ils sont au calme, ils ont leurs enfants, ils travaillent… mais pour les autres familles comme mes parents la situation est compliquée, parce qu’ils sont à Damas.”

Au moment de clore notre entretien nous lui demandons s’il possède quelque chose qui lui rappelle son pays. Il part un moment puis revient avec un livre. Il nous montre Paroles de Jacques Prévert et tient à nous faire la lecture d’une partie d’un poème du recueil, “Dans ma maison”, tout en expliquant ce qui lui rappelle sa propre histoire. 

 

 

Dans ma maison

Dans ma maison vous viendrez

D’ailleurs ce n’est pas ma maison

Je ne sais pas à qui elle est

Je suis entré comme ça un jour

Il n’y avait personne

Seulement des piments rouges accrochés au mur blanc

Je suis resté longtemps dans cette maison

Personne n’est venu

Mais tous les jours et tous les jours

Je vous ai attendue

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