TUNISIE. Les plaies de la liberté de la presse ravivées par le président Kaïs Saïed

L’expulsion des journalistes d’Al Jazeera Tunis, le 26 juillet 2021, a soulevé de multiples questions en Tunisie après la prise des pleins pouvoirs du président Kaïs Saïed. Un mois après ces évènements, les acteurs de la société civile s’inquiètent pour la liberté de la presse.

 

  •  Par Luna Laferiere

Dimanche 25 juillet 2021. En direct à la télévision tunisienne, Kaïs Saïed, président de la République de Tunisie, annonce qu’il prend les pleins pouvoirs. Il fait usage de l’article 80 de la Constitution, suspend les activités du Parlement pendant 30 jours puis “jusqu’à nouvel ordre” et présente la démission de son Premier ministre et ministre de l’Intérieur par intérim Hichem Mechichi.

Les jours suivants ont inquiété les acteurs et protecteurs de la liberté de la presse. Le lendemain, lundi 26 juillet, les forces de police tunisienne expulsent tous les journalistes des bureaux d’Al Jazeera à Tunis. Sans mandat, les forces de l’ordre ont évacué les locaux et confisqué les clés. Une quinzaine de journalistes se réfugient dans les locaux de la SNJT (Syndicat National de Journalistes Tunisiens). Ils travaillent et retransmettent avec les ordinateurs qu’ils possèdent. Kaïs Saïed n’a pas commenté cette atteinte envers la liberté de la presse dont l’ordre provenait directement du palais présidentiel. Cet abus de pouvoir aurait pu être le début d’une longue liste d’atteintes à la liberté de la presse. Il s’avère pourtant qu’Al Jazeera est le seul média privé à avoir subi un tel traitement. « Bien sûr que la fermeture d’Al Jazeera est une atteinte à la liberté de la presse, souligne Kamel Labidi, journaliste tunisien, ancien directeur d’Amnesty International et l’ancien président de l’Instance Nationale pour la Réforme de l’Information et de la Communication (INRIC) dissous en 2012. “Si on replace cet évènement dans son contexte, Al Jazeera est un cas particulier. Car, il est un outil entre les mains des Qataris. Les Qataris comme la Turquie, soutiennent le parti Ennahdha et veulent voir l’islam politique gagner le pouvoir. » Sa fermeture, dont l’origine reste encore floue, résulterait de nombreux désaccords politiques entre Kaïs Saïed et les partis islamistes. 

Deux jours plus tard, mercredi 28 juillet. Kaïs Saïed limoge le président de la chaîne Nationale Wataniya après que le vice-président de la LTDH (Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’Homme) Bassem Trifide et la vice-présidente du SNJT (Syndicat National des journalistes tunisiens), Amira Mohamed sont interdits d’accès au bâtiment de la chaîne par un agent de sécurité pendant 30 minutes. L’émission à laquelle devaient participer Bassem Trifide et Amira Mohamed a commencé avec une heure de retard. Une enquête a été ouverte à la suite de cet incident, aujourd’hui impossible d’affirmer de qui provenait réellement l’ordre. Pour Bassem Trifide, il a été donné à l’agent de sécurité par l’armée. Selon le président de la SNJT, le limogeage du président de la chaîne était déjà en préparation. Cet événement ne l’aurait que poussé vers la sortie.


Kaïs Saïed a fait l’usage de l’article 80 au  prétexte d’un péril imminent. De nombreuses manifestations, rassemblant plusieurs milliers de personne, se sont déroulées dans le pays notamment à Tunis, Gafsa, Sousse et Monastir pour dénoncer les conditions socio-économiques, et sanitaires déplorables. La crise sanitaire bat son plein en Tunisie. Au mois de juillet, les hôpitaux étaient saturés dans le pays. Le taux de mortalité lié au virus est le plus élevé du continent africain. La Tunisie enregistre toujours une moyenne de 150 à 200 morts du Covid-19 par jour. Un pays aussi à bout de souffle sur le plan économique et financier : l’endettement public a dépassé les 100 % du PIB, le pouvoir d’achat des tunisiens baisse depuis 10 ans. Une crise aussi politique : depuis des mois, le président de la République était en conflit politique ouvert avec le Premier ministre Hichem Mechichi.

La démission d’Hichem Mechichi et le gel du Parlement avait pour but de faire reculer la mainmise des islamistes modérés afin que le président reprenne les rênes du pays. Kaïs Saïed est confiant quant à la légalité de ses actions au point où il repousse “jusqu’à nouvel ordre” la suspension du Parlement. Aucune institution ne peut condamner sa décision. À part la Cour Constitutionnelle, instaurée dans la Constitution de 2014, qui n’a pas encore été formée. Populaire, le président jouit d’une confiance de la majorité du peuple tunisien même s’ils gardent toujours un œil sur ses faits et gestes. Désespérément à la recherche de stabilité et de liberté, la population de la seule démocratie émergée du printemps arabe se méfie : « Bien sûr qu’il y a un risque. C’est à la société civile de la Tunisie de redoubler de vigilance », estime Kamel Labidi.


Une liberté de la presse défaillante qui persiste

Le président tient à rassurer ses alliés et les journalistes : « « Croit-on qu’à 67 ans je vais me lancer dans une carrière de dictateur ? » me lance le président, citant Charles de Gaulle [lors d’une conférence de presse en 1958]. « Il n’y a aucune raison de craindre une atteinte à la liberté d’expression, affirme le président, aujourd’hui âgé de 63 ans, pas plus qu’il ne faut s’inquiéter pour le droit de manifester », écrit Vivain Yee, correspondante pour le New York Times , dans son article Tunisia’s President Holds Forth on Freedoms After Seizing Power [Le président tunisien défend les libertés après avoir pris le pouvoir]. Mardi 27 juillet, deux jours après la prise des pleins pouvoirs de Kaïs Saïed, la journaliste Vivian Yee et son équipe ont été brièvement arrêtés, interrogés pendant deux heures puis relâchés après les demandes de la SNJT. Plus tard, le président Kaïs Saïed l’a convoqué à une conférence où le chef d’Etat lui aurait donné « une drôle de leçon de démocratie », titrait le Courrier International. 

L’état de la liberté d’expression n’est pas pour autant en alerte rouge selon Sarra Grira, journaliste pour Orient XXI : « Le président a fait appel à l’article 80, le 25 juillet au soir. Dès le 26 juillet au matin, les débats médiatiques, comme les tribunes dans les journaux, portaient sur : « Est-ce un coup d’État ? ». Les journalistes qui ont qualifié cela d’un coup d’Etat n’ont jamais eu de problème. Même les représentants du parti Ennahdha ont eu des prises de paroles. On n’est pas dans un paysage homogène où il n’y a que la version officielle par le président qui est diffusée. »

Alors, comment expliquer de tels incidents et les défaillances de la liberté de la presse en Tunisie ?

Pour Sarra Grira, ces atteintes à la liberté d’expression sont des pratiques ancrées qui ne sont pas entièrement démantelées après la chute de Ben Ali. « Je rentre régulièrement en Tunisie. À chaque fois, à l’arrivée comme au départ, on me pose la question : où est-ce que je travaille en France et dans quel média ? Ils n’ont pas le droit de me poser cette question, ils le font quand même. Plus d’une fois je leur demande « pourquoi vous me posez ces questions ? » et ils me répondent que c’est juste par curiosité ou qu’il s’agit d’une vieille habitude. Pourtant, les jeunes ne posent pas ces questions. Ce sont surtout les agents sous Ben Ali qui ne se défont pas de leurs habitudes. »

Des piliers à refonder

D’après les journalistes contactés, il « est donc nécessaire » de réformer la législation tunisienne pour mettre fin à ses abus et protéger les journalistes. Depuis 2014, aucune avancée significative n’a été faite par le Parlement. La liberté de la presse est menacée non plus seulement par les vestiges d’un régime autoritaire, mais également par l’introduction de lois liberticides. En réaction à une série d’attaques armées et d’attentats en 2015, la Tunisie a déclaré l’état d’urgence. Cette mesure permet régulièrement des arrestations arbitraires, des détentions, l’usage de la violence par la police, ainsi que l’utilisation du code pénal pour accuser les journalistes et les blogueurs de diffamation. Aucune harmonisation entre la Constitution et le code pénal n’a été engagée. Certaines lois relatives à la sécurité criminalisent la liberté d’expression. Comme l’article 128 du code pénal, qui prévoit jusqu’à deux ans de prison le fait d’imputer aux fonctionnaires publics des faits illégaux en rapport avec leurs fonctions, ou encore l’article 86 du code des télécommunications datant du règne de Ben Ali, qui prévoit un à deux ans de prison pour quiconque « nuit aux tiers ou perturbe leur quiétude à travers les réseaux publics des télécommunications ».

Le pays enregistre ces dernières années de nombreux témoignages d’harcèlements, d’agressions et de violences policières envers les journalistes. Pour le président de la SNJT, Mohammed Jelassi : « Dans tous les gouvernements de transition, nous avons observé des abus des forces de l’ordre et des violences policières. » D’après RSF, au moins 29 reporters, dont 15 femmes journalistes, ont été agressés le 27 février 2021 lors d’une manifestation organisée par Ennahdha. Trois d’entre elles ont rapporté avoir été victimes de violences sexuelles. Des abus ont été notamment observés ce mois de juin et lors des dernières manifestations de juillet. Certains journalistes ont reçu des coups et leurs appareils photos ont été détruits pendant que les manifestants dont certains membres du parti Ennahdha se tenaient devant les portes du Parlement pour réclamer la reprise des activités des parlementaires.

« Les gouvernements successifs depuis 2011 ont tout fait pour que les Tunisiens ne croient plus au processus démocratique », dénonce Kamel Labidi. Plus récemment, un projet de loi gouvernemental relatif à la communication 2020 venait soutirer une des prérogatives de la HAICA s’il était voté. Un amendement relatif au décret-loi 116 du 2 novembre 2011 propose de supprimer l’octroi de licences par la HAICA pour la création des chaînes de télévision. Pour créer un média il suffirait désormais d’une simple déclaration à la HAICA. Cet amendement irait à l’encontre des principes de régulation des médias énoncés dans la Constitution de 2014. Le SNJT et la Fédération générale des médias (FGM) ont vivement critiqué ce projet de loi. Hichem Mechichi l’a donc retiré en octobre 2020 au moment où les parlementaires allaient examiner ledit amendement. Durant son mandat, il s’était engagé à le renvoyer à l’Assemblée après sa révision. Ses interférences « [ouvrent] la voie à un projet de loi sur mesure pour les partis politiques et les lobbies ainsi qu’à leurs chaînes illégales », avait déclaré le député Attayar Chaouachi.

En parallèle, les conflits d’intérêts préexistent dans la gouvernance des médias. Des hommes politiques sont à la tête de certains journaux pour appuyer leur influence. Les projets de loi pour l’indépendance des médias dorment dans les casiers, ne sont pas votés ou repoussés pour surfer sur un flou et un vide juridique. Six télévisions sur les dix analysées par RSF ont été fondées ou sont détenues par des personnalités politiques alors que la HAICA interdit le cumul entre responsabilité politique et propriété d’un média audiovisuel. « Nebil Karoui, le fondateur de Nessma TV a des responsabilités au sein de Nidaa Tounes », “Oussama Ben Salem [fils de l’ancien ministre de l’Enseignement supérieur, Moncef Ben Salem lui-même ancien membre du parti Ennahdha], fondateur de Zitouna TV [chaîne conservatrice qui se décrit comme « une chaîne qui s’attache à l’identité tunisienne arabo-musulmane »] et de Zitouna Hidaya, est cadre au sein du parti Ennahdha . » Certaines chaines enfreignent leur interdiction de diffuser. L’instance de régulation des médias la HAICA a rapporté que Nessmatv, ZitounaTv et la radio Quran diffusaient leurs programmes sans licence. Elles sont considérées depuis des années comme des chaînes pirates. Sous les observations de la HAICA, leurs matériels ont déjà été saisis par exemple. En vain. Depuis février 2020,  leurs cas ont été transmis à l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC).

La HAICA ne peut pas appliquer la loi sans passer par un pouvoir exécutif comme l’Instance Supérieure Indépendante des Elections (ISIE) ou le gouvernement. Ces décisions prennent donc effet uniquement avec leur aval. « Jusqu’à maintenant ce Parlement, le précédent ainsi que tous les gouvernements ont refusé de voter les projets de loi en faveur de la liberté de la presse. Les propriétaires ne veulent pas que les médias prennent leur indépendance pour qu’ils restent sous leur influence », déplore le président du syndicat des journalistes tunisiens Mohammed Jelassi. Kamel Labidi, ancien président de l’INRIC (Instance Nationale pour la Réforme de l’Information et de la Communication) estime que sans réforme approfondie du paysage médiatique « la démocratie ne peut s’enraciner ». 

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