RENCONTRE. Au Bangladesh, comment « les disparitions forcées » se banalisent 

Avocat bangladais spécialisé dans les droits des minorités et personnes LGBTQI+, Shahanur Islam est l’un des lauréats 2023 de l’Initiative Marianne. Dévoué depuis de longues années à la communauté queer à travers ses actions et affaires pénales, l’avocat a été récompensé par l’Initiative pour son engagement sans faille. L’Œil de la Maison des journalistes a eu l’opportunité de l’interviewer sur son engagement et son ONG.

Marié et père d’un petit garçon, Shahanur a souvent craint pour sa famille. Sa femme s’est elle-même spécialisée dans la défense des droits des femmes et des enfants, eux aussi brimés au Bangladesh.

Shahanur Islam n’a pour autant jamais cédé aux menaces, intimidations et agressions qu’il subit de la part de ses détracteurs. Avocat par passion et profondément animé par le respect des droits humains, rien ne semble pouvoir l’arrêter. 

Et pour cause : le Bangladesh est un pays d’Asie du Sud dominé par la religion islamique. Là-bas, la communauté LGBTQI+ est confrontée à de nombreuses et diverses formes de violence, de discrimination et de marginalisation au sein de sa famille, de la société et de l’État en raison de lois ségrégatives, de sentiments religieux et de normes sociales. Ayant une cousine transgenre déjà agressée, Shahanur sait de quoi il parle. 

Le Bangladesh a également connu des périodes d’instabilité politique, avec des changements fréquents de gouvernement et des cas de violence politique. Un environnement toxique voire mortel pour les défenseurs des droits, où leur travail est perçu comme un défi au gouvernement ou à des acteurs puissants. 

« La faiblesse des institutions démocratiques et le manque de respect de l’État de droit empêchent la mise en œuvre et l’application des protections des droits de l’Homme », explique le lauréat 2023 de l’Initiative Marianne.

« Il existe une culture d’impunité pour les violations des droits de l’homme. Cela décourage les gens de demander et d’obtenir justice, ce qui rend difficile notre lutte », regrette-t-il.

« Les journalistes, les militants et les défenseurs des droits de l’homme sont les victimes constantes de harcèlement, de menaces, voire de violences pour avoir dénoncé des violations ou critiqué le gouvernement. Les cas d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées sont très répandus au Bangladesh. »

« Cela contribue à créer un climat de peur et de méfiance à l’égard des forces de l’ordre et entrave les efforts de protection des droits humains. »

Mais d’autres paramètres doivent également être pris en compte : la pauvreté et l’analphabétisme (taux d’alphabétisation de 75%), « qui exacerbent les problèmes de droits de l’homme au Bangladesh, car les personnes marginalisées n’ont pas accès aux droits et aux services de baseDe plus, les organisations et institutions de défense des droits de l’homme disposent de ressources limitées, ce qui les empêche d’enquêter efficacement sur les violations, de les documenter et d’apporter un soutien aux victimes. »

Un avocat dévoué à la communauté LGBTQI+

« Cette situation m’a profondément choqué et ému, d’autant plus que j’ai été témoin de persécutions et de discriminations similaires dans mon quartier et au sein de ma famille élargie. » Ressentant un fort sentiment d’empathie et d’inquiétude pour leur bien-être, « j’ai su que je devais agir pour changer les choses. »

Il a commencé il y a quelques années à s’informer sur les questions LGBTQI+ dans le monde et à entrer en contact avec des militants et des institutions engagés.

« Ces expériences ont renforcé ma détermination à défendre les droits LGBTQI+ dans mon propre pays », dans sa vie personnelle comme professionnelle. Il croit fermement aux principes fondamentaux des droits humains, de l’égalité et de la dignité pour tous les individus, indépendamment de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur expression.

Son travail vise à renforcer les capacités des personnes LGBTQI+, en les aidant à faire valoir leurs droits et à revendiquer la place qui leur revient dans la société. Il sait son rôle d’avocat « essentiel » pour « promouvoir un changement positif, sensibiliser l’opinion et faire pression pour une meilleure protection juridique de la communauté. »

« En tant que défenseur des droits de l’homme, avocat et journaliste citoyen au Bangladesh, je défends depuis quelques années les droits des minorités, ainsi que des victimes de torture, d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées et de violences organisées. »

Un « engagement inébranlable » pour la communauté queer, et n’arrêtera jamais de contribuer à un avenir « où tous les individus pourront vivre dans la dignité et la liberté. »

De multiples et violentes agressions au Bangladesh

Un combat qui semble sans fin. « L’année dernière, j’ai reçu des menaces d’extrémistes islamiques, qui visaient aussi ma femme et mon enfant. C’est pourquoi nous avons pris diverses mesures de sécurité pour les protéger lorsqu’ils vivent au Bangladesh. » Des menaces qu’il reçoit toujours aujourd’hui. 

Sur place, sa famille évite les endroits bondés, ne sort qu’en groupe et pas après la tombée de la nuit ; ils changent fréquemment d’itinéraire lorsqu’ils se déplacent, de même que de lieu de résidence.

Des précautions aux impacts lourds sur leur vie quotidienne. « La sécurité de ma famille est une priorité absolue et je serais reconnaissant de toute aide que nous pourrions recevoir pour surmonter ces circonstances difficiles », précise l’avocat.

Shahanur en conférence.

« J’ai été confronté à des expériences terrifiantes, notamment des menaces répétées, des menaces de mort, des intimidations, des agressions physiques, et des poursuites judiciaires illégales », se confie-t-il sans baisser la tête. Shahanur porte plainte à chaque assaut, en vain.

D’abord le 9 janvier 2011, dans le district de Thakurgaon, au nord du pays. Il est alors en présence de deux autres défenseurs des droM2307-DHOYVits, pour mener une mission d’enquête concernant une violation des droits de l’homme.

« Au cours de notre visite, nous avons été attaqués par un groupe d’une dizaine de personnes. L’un des assaillants s’est présenté comme un membre de l’union locale Parishad (NDLR : conseil rural), tandis qu’un autre a prétendu en être le président. »

« Ils nous ont interrogés de manière agressive sur l’objet de notre présence dans la région, puis l’un d’entre eux m’a agressé physiquement alors que j’essayais d’appeler la police locale. Ils ont alors commencé à nous voler sous la menace d’une arme, emportant notamment des caméras vidéo, un ordinateur portable, des documents importants et de l’argent liquide. J’ai subi d’autres blessures au cours de cette agression lorsque j’ai tenté désespérément de demander de l’aide. »

Le drame ne s’est pas arrêté là : les hommes ont forcé le groupe « à poser pour des photos en tenant des sommes d’argent en dollars américains. » Menacés de mort et de diffusion des photos compromettantes dans les journaux, les défenseurs des droits ne signalent pas l’agression à la police. 

Le 26 août 2020, alors qu’il travaillait au tribunal du district de Naogaon, au nord du pays, Shahanur a été attaqué « par un groupe de terroristes islamiques. Dès que j’ai quitté la salle d’audience et atteint la véranda, j’ai été soudainement attaqué avec l’intention manifeste de m’enlever et de me tuer. »

Des avocats et clercs d’avocats le sauvent in extremis des terroristes. Il en ressort traumatisé, avec de graves blessures sous l’œil gauche, sur le front et le reste du corps, nécessitant son hospitalisation. Une situation qui conforte d’autant plus Shahanur à s’engager pour les droits humains.

« Je continuerai à défendre la justice, l’égalité et la protection des droits de l’homme pour tous, quels que soient les risques auxquels nous sommes confrontés », martèle-t-il à plusieurs reprises.

Lorsqu’il signale les incidents à la police, celle-ci refuse d’agir ou d’enquêter. « Pour l’agression survenue en 2020, j’ai pu déposer plainte et deux des agresseurs ont été appréhendés. Ils ont ensuite été libérés sous caution et l’enquête n’a pas permis d’arrêter les autres criminels impliqués. La police a même présenté un rapport d’enquête erroné contre trois des auteurs de l’attentat, les déchargeant à tort. » 

« En octobre 2022, ma cousine transgenre et moi-même avons été détenus de force par un groupe d’individus à Kolabazar, dans le district de Naogaon. Ils m’ont menacé de mort si je ne retirais pas la plainte déposée contre Jahurul Islam et mes agresseurs de 2020. Malgré ces défis et ces menaces, je n’ai pas obtenu justice et je continue à me battre pour que les responsables rendent des comptes et pour que moi-même et d’autres personnes soient protégés. »

Des menaces et un harcèlement continu, même s’il n’est plus au pays. : « le 11 juillet 2023, un sous-inspecteur de la Special Branch of Police (SB) de Badalgachhi, Naogaon, s’est rendu à mon domicile au Bangladesh. Il a cherché à obtenir des informations détaillées sur moi et ma famille, et m’a demandé des renseignements personnels. »

Il a également interrogé son cousin sur son travail, « lié à l’établissement des droits des LGBTQI+ et sur mon plaidoyer pour la décriminalisation de l’homosexualité au Bangladesh. »

De plus, le 21 juin 2023, « un utilisateur nommé “Mon Day” sur Facebook a lancé une campagne vicieuse contre moi, sur un groupe Facebook extrémiste islamique appelé “Caravan”.

« Cette campagne visait à m’expulser du Bangladesh. Ils m’ont qualifié d’ennemi de l’Islam et en m’accusant à tort de mettre en œuvre un programme occidental visant à légitimer l’homosexualité. Ils ont également demandé l’interdiction de JusticeMakers Bangladesh, une organisation que j’ai fondée. »

JusticeMakers, la voix des Bangladais oubliés

Avec un groupe d’avocats et de jeunes travailleurs sociaux jeunes, Shahanur Islam fonde JusticeMakers Bangladesh en 2010, après avoir reçu la bourse de l’organisation International Bridges to Justice (IBJ), en Suisse.

Leur ONG se consacre à la justice, la réhabilitation et le développement communautaire, en mettant l’accent sur « la protection et la promotion des droits humains », explique le lauréat. Ils vont jusqu’à représenter les victimes au tribunal et les accompagner dans leur plainte.

« Nous nous engageons à respecter les principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme et les dispositions fondamentales de la Constitution du Bangladesh. Nous fournissons aussi une assistance humanitaire aux Bangladais victimes de violations et de discriminations. »

JusticeMakers défend des « victimes d’exécutions extrajudiciaires, de tortures, de violences organisées et de disparitions, ainsi que des personnes confrontées à la violence et à la discrimination, y compris les femmes et les enfants. »

« Malgré les défis et les dangers auxquels je suis confronté, les moments de réussite et le fait de savoir que je fais la différence dans la vie de quelqu’un en valent la peine. Voir les sourires sur les visages de ceux dont les droits ont été défendus, et savoir qu’ils peuvent désormais vivre dans la dignité et la liberté, est vraiment gratifiant. »

L’organisation, aujourd’hui basée en France, a également pour objectif de « contribuer à la défense, à la promotion, à l’éducation, à la protection et à la réalisation des droits de l’homme, en garantissant l’égalité pour tous les individus, peu importe leur race, sexe, orientation sexuelle ou religieuse, caste ou classe sociale. »

« Nous donnons aussi accès aux services de soutien existants pour les demandeurs d’asile, les réfugiés et les immigrés d’origine bangladaise vivant en France », précise Shahanur.

« Nos experts juridiques leur fourniront des connaissances sur la législation existante, les droits constitutionnels et les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. »

Ils communiquent par la même occasion les affaires pénales bangladaises à l’internationale, afin de « sensibiliser l’opinion publique et faire pression pour la résolution des affaires. »

Ils remuent jusqu’aux plus hautes institutions et juridictions internationales qu’ils mobilisent, n’hésitant pas à planifier des meetings, séminaires et formations. Shahanur et JusticeMakers ne compte pas s’arrêter là : ils comptent « publier prochainement un bulletin mensuel sur l’état des violations au Bangladesh”, ainsi que “des documents de recherches et de livres. »

« Nous maintiendrons des relations étroites et une coopération avec d’autres organisations de défense des droits humains, des ambassades, des associations locales d’avocats, de médecins, des associations de journalistes et d’autres professionnels. » Enfin, « une ligne téléphonique d’urgence » sera mise en place au Bangladesh pour toute personne concernée. 

Initiative Marianne, « opportunité inestimable » pour JusticeMakers

Des étapes qui n’auraient pu être atteintes sans sa participation à l’Initiative Marianne, véritable incubateur pour les défenseurs des droits. Shahanur se sent « extrêmement chanceux et honoré » d’être lauréat de la promotion 2023.

« Cette reconnaissance a eu un impact significatif sur mon travail en tant que défenseur des droits », clame-t-il. Son ONG a obtenu plus de visibilité et atteint « un public plus large. » Il parle d’une « opportunité inestimable » au sein du programme, qui lui a permis d’avoir un « plus grand impact positif. »

« Le fait d’être reconnu comme lauréat valide mon dévouement et mon impact dans la promotion des droits de l’homme », nous explique l’avocat. « Cela a renforcé ma crédibilité, attirant le soutien, le partenariat et la collaboration d’individus et d’organisations qui partagent cet engagement commun. »

Il a pu par la même occasion développer ses compétences en plaidoyer et d’approfondir ses connaissances en droit international. En résumé, « l’attention et le soutien internationaux suscités par l’Initiative Marianne ont contribué à ma sécurité et à mon bien-être dans l’accomplissement de mon travail. »

Vaillant, Shahanur n’est pas découragé par les violences ou la masse vertigineuse de travail : il sait à quel point la communauté LGBTQI+ est marginalisée dans son pays, et qu’il s’agit bien trop souvent de vie ou de mort.

Crédits photo : Jon Southcoasting, Shahanur Islam.

Maud Baheng Daizey