Entrées par Rédaction

BELARUS. Svetlana Tikhanovskaïa sollicite Emmanuel Macron depuis la Maison des journalistes

Reçue récemment par Angela Merkel, Joe Biden et Boris Johnson, Svetlana Tikhanovskaïa choisit d’interpeller Emmanuel Macron depuis la Maison des journalistes (MDJ) accueillant des journalistes réfugiés et demandeurs d’asile.

Devant une salle comble, la conférence de presse “Droit d’informer et droits fondamentaux au Bélarus” s’est tenue mercredi 15 septembre à la Maison des Journalistes (MDJ). L’événement s’inscrit dans le cadre de l’exposition « Si près, si proche : Bélarus, un an de lutte vue par les photojournalistes[1]» organisée par, la MDJ, la Communauté des Bélarusses à Paris, l’Institut Polonais de Paris et l’Ambassade de Lituanie en France.

Darline Cothière, directrice de la MDJ, ouvre cette rencontre en soulignant la symbolique de la date et du lieu. Coïncidant avec la journée internationale de la démocratie, cette rencontre est une opportunité pour “mettre en lumière la situation des droits humains au Bélarus et de rappeler l’importance de la démocratie pour l’équilibre de nos sociétés”. Darline Cothière relie ensuite les journalistes réfugiés accueillis à la MDJ aux exilés bélarusses. Accueillir ces femmes et hommes dans ce lieu emblématique, la Maison des journalistes, renvoie aux 210 250 personnes ayant abandonné le Bélarus en 2020 pour fuir la dictature.

Darline Cothière. © Ahmad Muaddamani

Faire entendre la voix des biélorusses en France et dans le monde

Les regards et les projecteurs se sont ensuite tournés vers l’opposante Svetlana Tikhanovskaïa, ancienne candidate à l’élection présidentielle d’août 2020 et épouse du célèbre youtubeur emprisonné Sergueï Tikhanovski. Cette professeure d’anglais est la bête noire du régime de Loukachenko, “le dernier dictateur d’Europe”.

Depuis son exil en Lituanie où est établi son QG, Svetlana Tikhanovskaïa tente d’organiser l’opposition en multipliant les déplacements et les “tournées diplomatiques”. Reçue récemment par Angela Merkel, Joe Biden et Boris Johnson, elle est arrivée mercredi dernier à Paris pour deux jours.

© Karzane Hameed

Depuis la Maison des journalistes, elle appelle la France et Emmanuel Macron à prendre des “mesures décisives pour résoudre la crise bélarusse”. Elle estime que “la voix forte” de la France au sein des instances internationales, -comme l’Organisation des Nations Unies, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) ou encore le Conseil de l’Europe et de l’Union Européenne-, est capable de faire de la question du Bélarus, “une des principales priorités de la politique mondiale”. Si Svetlana Tikhanovskaïa, alerte sur la répression exercée par le régime en place dans son pays, elle s’inquiète surtout de l’oubli de la cause des Bélarusses.

Arnaud Ngatcha, adjoint à la Mairie de Paris en charge des Relations internationales et de la Francophonie, et Jean-Luc Romero-Michel, adjoint à la Mairie de Paris en charge des droits humains, de l’intégration et de la lutte contre les discriminations, ont salué le travail de la Maison des journalistes tout en réaffirmant le soutien de la Mairie de Paris.

Arnaud Ngatcha et Jean-Luc Romero-Michel. © Ahmad Muaddamani

Romero-Michel considère que la question bélarusse est un sujet qui a été “malheureusement un peu oublié car une crise en fait partir une autre, aujourd’hui on a été très focalisé sur l’Afghanistan” tout en rappelant l’importance que les parisiens sachent ce qui se passe dans ce pays qui est “le seul sur notre continent qui légalise encore la peine de mort”. 

Michel Eltchaninoff. © Karzane Hameed.

Le journaliste et philosophe Michel Eltchaninoff va dans le même sens et qualifie la situation de “non-assistance d’un peuple en danger”. Il pense qu’il est important de s’interroger également sur “l’indifférence et l’impuissance” face à la situation terrible vécue par les Bélarusses. Mais “l’impuissance est souvent le produit de l’indifférence” conclut-il.

Christophe Deloire. © Ahmad Muaddamani

Secrétaire général de Reporters Sans Frontières, Christophe Deloire a salué le travail de Darline Cothière et d’Albéric De Gouville (président de la MDJ) via cette exposition. “La Maison des journalistes est aussi un lieu de mobilisation” affirme-t-il. Le Bélarus est le pays le plus dangereux en Europe pour les journalistes. Le pays occupe la 158ème position dans le classement mondial de Reporters Sans Frontières.

A tour de rôle, les intervenants ont dressé le bilan accablant du régime de Loukachenko vis-à-vis de sa population et des droits de la presse.

[1] Découvrez les œuvres de 7 photojournalistes bélarusses sur les murs de la Maison des Journalistes du 9 septembre au 21 octobre 2021 et à partir du 15 septembre sur les grilles du jardin Villemin Mairie du 10ème arrondissement de Paris.


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Karzan Hameed, journaliste Kurde exilé, “ Il a toujours son nom : Irak, mais le pays n’existe plus” (#Portrait)

Journaliste depuis 20 ans, Karzan, 42 ans, est né au Kurdistan Irakien, région autonome rattachée à l’Irak. Pour s’être intéressé de trop près au clan Barzani dirigeant le Kurdistan Irakien, il a dû fuir le pays où sa vie était menacée. Résident en France, Karzan est aujourd’hui un des 14 résidents de la Maison des journalistes (MDJ). Portrait.

  •  Ange Fabre, étudiant en droit et science politique, stagiaire à L’oeil de la  Maison des journalistes. 

“Les Kurdes sont un peuple différent des turcs, des arabes et des perses. C’est une autre ethnie, différente.” explique Karzan à propos des Kurdes. “Nous avons deux dialectes, le kurmandji, parlé par les Kurdes syriens et turcs. En Irak et Iran, les Kurdes parlent soranî”, ajoute-il. Il explique que les Kurdes sont éparpillés sur quatre États : la Syrie, la Turquie, l’Irak et l’Iran. Selon lui, la population kurde compte environ trente millions de personnes, chiffre inférieur aux 44 millions officiels. Au moment de présenter les villes du Kurdistan Irakien telles Erbil, la capitale et Souleimaniye une autre grande ville, il s’arrête sur Halabja et n’oublie pas d’évoquer un douloureux épisode historique. Halabja, a été bombardée chimiquement parle gouvernement irakien en 1988, ce fût un génocide pour nous, comme un second Hiroshima.”

Karzan entame sa carrière de journaliste en 2000, en tant que reporter-photographe à Erbil, capitale du Kurdistan, puis à Bagdad de 2003 à 2005 où il est témoin de la guerre en Irak, puis de la violence d’Al-Qaïda. De 2005 à 2007 il est envoyé à Kirkouk, au nord de l’Irak. Sa maîtrise des dialectes kurdes et arabe lui est un atout précieux.

Pourtant rien ne le destinait à devenir journaliste. “C’est bizarre (rire). Avant d’être journaliste,  ce que j’aimais beaucoup c’étaient les livres. A 20 ans j’ai suivi une formation de six mois pour devenir chercheur en économie, sociologie, science politique.  À la fin de cette formation, un étudiant, Hendren Ahmed, qui travaillait dans un journal, m’a contacté et proposé de venir travailler avec lui. Je ne connaissais rien au journalisme et avais un problème avec l’écriture.  Il m’a dit “c’est facile on va t’aider.” Cet ami et collègue, Hendren Ahmed, journaliste réputé, est secrétaire du Conseil du Syndicat de la Presse du Kurdistan. “ Tout le monde l’appelait “boss”, mais il disait “ Je ne suis pas votre boss, je suis votre collègue !”, on l’appelait comme ça quand même”. La vocation de Karzan a débuté par cette amitié. Il affectionne alors particulièrement le métier de reporter, entre l’Irak et la province du Kurdistan.  “Après trois ans, ils voulaient mon aide au bureau. Mais je préférais être reporter. De plus, j’avais acquis de bonnes connexions avec des hommes politiques.”

“Une main avec le diable et une autre avec Dieu”

Karzan est au Kurdistan lorsqu’éclate la deuxième guerre du golfe en 2003. Il ne peut aller en Irak alors que la coalition menée par les Etats-Unis envahit le pays. Lorsque le régime de Saddam Hussein tombe, en mai 2003, Karzan rejoint l’Irak et parcourt le pays. Il assiste alors à la violence des affrontements entre les forces américaines et les groupes armés irakiens et terroristes. “J’ai travaillé à Bagdad, un jour je suivais l’armée américaine, l’autre je suivais l’Armée du Mahdi, milice islamiste chiite combattant l’occupation américaine. Quand tu fais ce métier tu as une main avec le diable et l’autre avec Dieu.” Il a également assisté à la violence des attentats d’Al-Qaïda à Bagdad. “ J’ai encore des photos, je peux vous les montrer mais attention, elles peuvent être choquantes.” prévient-il au moment de nous les montrer.  Sur l’une d’elles, on voit des blessés ensanglantés  être évacués en urgence à l’arrière d’une voiture . “Cette photo date de mai 2005 après l’explosion d’une voiture piégée, près du ministère de la défense. C’était après la deuxième guerre du golfe, lors des attaques d’Al Qaïda contre le nouveau gouvernement et les américains.” Il vend certaines de ses images aux agences de presse internationales et les autres sont envoyées à un média Kurde d’opposition pour lequel il travaille alors.

Karzan évoque ensuite ses ennuis avec les autorités en Irak. Il est arrêté une première fois en 2005. Alors qu’il a rendez-vous à Bagdad, une explosion se produit, il prend des photos de l’évènement.  “Retenu trois heures, ils m’ont demandé comment il se faisait que juste après l’explosion je sois là à prendre des photos.” Ce jour-là, Karzan devait interviewer un professeur d’université. “Ils ne comprenaient pas, pensant que j’étais en lien avec les terroristes, qui m’auraient appelé, ils ont voulu voir mon téléphone. Heureusement, mon numéro uniquement adapté au réseau du Kurdistan, ne fonctionnait pas en Irak”, ils finirent par le relâcher.  “L’officier pensait que je mentais. Moi je n’en savais rien, en tant que journaliste, j’ai juste eu de la chance d’être au ‘bon endroit au bon moment’ !”

Mais Karzan a aussi eu de nombreux ennuis avec la police du Kurdistan. “ La police au Kurdistan, ils t’arrêtent trois fois. La quatrième fois tu meurs. J’ai été arrêté deux fois, avant la troisième j’ai quitté mon pays. Ce n’est pas possible de parler de certaines choses, si tu parles de la famille Barzani tu es fini.” En 2007, lors d’une manifestation à Erbil, il est arrêté alors qu’il prend des photos sur lesquelles figurent des policiers. Il parvient à effacer les clichés de son appareil mais les policiers le gardent une semaine. “Ils ne te disent rien, ils te mettent juste en prison. Tu ne sais pas pourquoi. C’est comme une guerre psychologique.” Quelques jours plus tard, il est à nouveau arrêté lors d’une nouvelle manifestation au même endroit. Cette fois, les policiers retrouvent les photos et le gardent à nouveau une semaine. Ils lui ordonnent de ne plus prendre de photos de policiers sans leur accord. Il parvient à récupérer son matériel et s’en sort sans conséquence grâce à une relation du ministère de la défense. “Ils m’ont dit : ‘Très bien, tu peux sortir mais on te connaît, ton jour viendra.’”

Karzan intègre ensuite la rédaction de la chaîne de télévision Rudaw basée au Kurdistan irakien, de 2012 en 2016. Après 2016, il s’oriente vers l’aide humanitaire, “Je travaillais avec les réfugiés, syriens, irakiens, arabes, qui fuyaient Daesh. Je travaillais entre le Kurdistan et l’Irak, à Mossoul. On les aidait dans leur démarche, on écoutait leurs histoires, on leur apportait des soins.”

De la corruption à la répression pour faire taire les journalistes

Il explique qu’en 2018, alors qu’il travaille au Kurdistan, beaucoup de choses changent pour lui en tant que journaliste. Le nouveau premier ministre est Masrour Barzani, la famille Arzani tenant les rênes du Kurdistan irakien depuis plusieurs décennies. C’est là que les vrais problèmes commencent pour Karzan et ses confrères journalistes. “Le nouveau premier ministre vient des services secrets. Fils de l’ex-président, il n’aime pas la démocratie. Il règne d’une main de fer. Il ne croit pas au dialogue, ni à la liberté de la presse.” Il explique alors, qu’exercer librement son métier devient impossible, sept de ses amis et collègues journalistes sont arrêtés pour “espionnage” et “collusion avec des puissances étrangères”. “Après 20 ans que fais-tu ? Tu quittes ton travail ? Non c’est ton travail, c’est ta vie. Te battre ? Tu ne peux pas te battre, ils ont les militaires, ils ont le pouvoir. Tu es seul. De plus, tu as une famille. Et ils peuvent s’en prendre à eux, ils se fichent que ce soient des enfants ou des femmes…”

Pour autant, il explique qu’avant 2018, “il n’y avait pas de liberté, on ne peut pas dire qu’avant on avait la liberté et qu’on l’a perdue, c’est différent.” Avant la violence, c’était plutôt la corruption. “Lors du mandat du précédent premier ministre il y avait un peu de liberté. Il y avait des médias indépendants, radios, télévisions… Si tu parlais de politique, il venait, et il t’achetait, maintenant il n’y a plus ce type de business, seulement le silence.”

En 2019, face à l’impossibilité d’exercer librement son métier de journaliste, Karzan fait une demande de visa au consulat français à Erbil. En mai de la même année, il obtient son visa et arrive en France en juin 2019. “C’était rapide” commente-t-il. Il vit à Paris chez des connaissances puis à Orléans pendant plusieurs mois. A Paris, il rencontre quelqu’un de la Fédération internationale des journalistes qui lui parle de la Maison des journalistes (MDJ), il fait donc sa demande et trois mois plus tard il intègre la résidence.

Aujourd’hui, Karzan suit des cours de français auprès de la Croix Rouge mais aussi de l’association France terre d’asile et de la professeure de français bénévole de la Maison des journalistes. Il écrit toujours et fait des traductions de l’arabe vers le kurde pour un média en ligne Kurde, AVA today.  Son projet désormais est d’aller vivre dans le Sud-Ouest avec sa famille, composée de sa femme, sa fille de dix ans et son fils de cinq ans, restée à Erbil. “J’ai fait un dossier pour les faire venir. Je l’ai envoyé au consulat, j’ai passé des entretiens et je dois attendre peut-être quatre ou cinq mois. Mes enfants et ma femme pourront venir.”. Contrairement à lui, Karzan estime que sa famille n’est pas menacée, et espère pouvoir bientôt la faire venir en France.  Sa fille lui demande régulièrement quand ils pourront enfin se rejoindre. “Ma fille lit en français. Je l’aide, je lui apprends les nombres, les semaines, à se présenter, à dire son âge, je lui dis “je t’aime”, “ tu me manques”… On communique via Whatsapp ou Telegram.”

Karzan n’a pas l’intention de retourner dans son pays. “Non, honnêtement non. Je peux dire que l’Irak et le Kurdistan c’est fini.” Un constat pessimiste au premier regard “ Le Premier ministre a détruit la politique, l’économie, il veut installer une dictature.  Cela ferme toutes les fenêtres de liberté, peu à peu il détruit le pays.” Karzan explique que les Barzani, puissante famille d’Erbil descendant de Mustafa Barzani[1], règnent de manière quasi-monarchique sur le Kurdistan, au-delà les institutions officielles. “ C’est la famille du premier ministre, son père, son grand-père… Ils dirigent tout au Kurdistan. Ils ont des affaires en Irak, en France et ailleurs dans le monde, la fortune de la famille Barzani se compte en milliards de dollars !”

Quant à l’Irak, “Après 2003, l’Irak c’était fini. Il n’y avait plus de pays irakien, seulement des groupes armés.” Il explique alors longuement les maux dont souffre l’Irak, pays qu’il a sillonné comme reporter durant les périodes les plus violentes. Il affirme que le gouvernement officiel, à part une green zone, une enclave hautement sécurisée dans Bagdad, ne contrôle plus rien. Le pays n’existe plus en lui-même, “Il y a toujours le nom, Irak, mais le pays n’existe plus. Il n’y a que le Hezbollah et les autres milices armées sunnites et chiites.” Il explique alors que les manifestations de 2019 étaient le signe d’un peuple orphelin de sa patrie, partagée entre groupes armés et influences des pays étrangers. “En 2019 lors des manifestations, que demandaient les gens dans la rue ? Juste un mot, ‘Nous avons besoin d’un pays.’ ‘Nous avons besoin d’une terre.’ Où est leur pays ?” Quant à une solution provenant de l’État irakien, cela paraît bien illusoire pour Karzan. “Le premier ministre n’est personne ! Il ne pourrait rien changer, même s’il le voulait, les militaires ne l’accepteront pas. Les groupes armés diront peut-être ‘d’accord on accepte mais on veut tant de millions, on veut du pétrole, on veut ce business, ce marché etc..’. C’est impossible pour l’Irak. Tous les ministères sont soutenus par des groupes militaires”. Il rappelle que la vie pour le peuple irakien est un calvaire quotidien. “Tout est privé, il faut payer pour tout, payer, payer… Tout appartient à des compagnies, des entreprises… Les compagnies tiennent le pétrole, les écoles, les affaires, le commerce, etc.”

Cette situation décrite par Karzan, entraîne l’Irak depuis de nombreuses années dans une crise profonde, des conflits interminables et fratricides dont le pays ne semble pas près de voir la fin. “En 2007 les chiites et les sunnites s’entretuaient, maintenant les chiites se tuent entre eux. Au Kurdistan c’est pareil.” Karzan indique alors du doigt un livre de sa bibliothèque, Léviathan (1651). “Thomas Hobbes a écrit “ la guerre, de tous contre tous[2].” L’Irak n’a plus d’État, le pays est maintenant toujours en guerre, si tu veux voir la guerre, tuer des gens, va en Irak.” L’ancien reporter, ayant vu de ses propres yeux le drame irakien ne se fait pas non plus d’illusions sur la possible aide américaine ou occidentale. “Pour eux, c’est du business. Avant ils devaient négocier avec le pouvoir central Irakien, qui avait le contrôle des richesses. Maintenant ils peuvent le faire avec tous les groupes armés, c’est plus profitable.” La part de responsabilité américaine est selon lui indéniable, le “business” prime sur la reconstruction d’une démocratie en Irak. “Aujourd’hui ils t’aident, demain ils t’achèteront, ils s’en fichent, ils ne se soucient pas des réalités du pays.” Au moment de terminer notre entretien, il clôt la question par un constat clair : “ L’Irak meurt car  déchiré entre les militaires, le Kurdistan meurt car sous le joug d’un seul homme.”

 

[1] Mustafa Barzani est le principal chef du mouvement national kurde d’Irak au XXᵉ siècle. Il est le président-fondateur du Parti démocratique du Kurdistan et un symbole de la cause kurde.

[2] Bellum omnium contra omnes : « la guerre de tous contre tous », est la description que Thomas Hobbes donne à l’existence humaine dans l’expérience de pensée de l’état de nature qui le conduit au Léviathan.

 

 


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Merdan Eheteli : “C’est une guerre entre l’identité chinoise et celle du Turkestan Oriental ” (Entretien)

Poète ouïghour réfugié en France, Merdan Eheteli vient du Xinjiang où se déroulent actuellement des violences inouïes à l’encontre des Ouïghours qui peuplent la région. Résident de la Maison des journalistes, engagé dans la lutte pour l’indépendance du Turkestan Oriental, il explique en quoi les violences qui s’y déroulent ne sont pas le fruit de l’oppression d’une minorité ethnique mais de la volonté de Pékin d’achever le processus de colonisation d’un peuple et d’un territoire à l’identité bien distincte de la Chine. 

  •   Propos recueillis par Ange Fabre, étudiant en droit et science politique, stagiaire à L’oeil de la  Maison des journalistes. 

Merdan est poète, il est né dans la ville de Khotan en 1991, puis est parti en 2013 faire ses études à Pékin. Passionné de littérature, il souhaite quitter la Chine. En tant qu’étudiant à Pékin, il bénéficie d’un passeport et fait une demande pour étudier en échange universitaire à Chypre en 2016.
Une fois là-bas, il abandonne ses cours après quelques mois puis supprime ses comptes sur les réseaux sociaux chinois sur lesquels les agents de la sécurité intérieure chinoise le traquent et le questionnent sur son activité à Chypre. En 2018, il part en Serbie où il crée un groupe de musique avec ses frères et anime un salon littéraire. Il participe à des conférences en Serbie mais aussi en Turquie. Les autorités chinoises le pressent de récupérer ses papiers à l’ambassade de Chine à Belgrade et de rentrer en Chine. 

Après trois ans en Serbie,  il obtient en 2020 un visa pour la France grâce aux démarches entreprises par l’Institut Ouïghour d’Europe, basé à Paris, en accord avec le ministère des affaires étrangères. Arrivé en France en mars 2021, Merdan vit chez des amis durant trois mois puis il intègre finalement la Maison des journalistes en juin 2021


Vous dites venir du Turkestan Oriental et non du Xinjiang, quelle différence ? 

Je viens du Turkestan oriental que l’on appelle maintenant le Xinjiang, mais les habitants du Turkestan n’utilisent pas ce nom. C’est le nom donné par les colonisateurs, par les Chinois. Ça signifie “colonie” en ancien chinois et “nouveau territoire” en chinois moderne.  Je suis né dans le sud du Turkestan oriental, dans la ville de Khotan. Une fois l’occupation chinoise installée, la politique de région autonome a divisé notre territoire en deux : le sud et le nord. Le nord a reçu beaucoup de soutien économique, il y a beaucoup de ressources énergétiques là-bas, il y a une politique économique. La partie sud c’est un désert, après 50 ans nous sommes devenus la région la plus pauvre contrairement à la partie nord. 

Pourquoi avoir quitté la Chine ? 

Petit, j’avais le rêve de devenir artiste ou poète. Mais pour les habitants du Turkestan oriental c’est difficile, nous vivons sous la surveillance d’un état policier, la présence de la police est partout. Il n’y a pas de liberté d’expression, pas de liberté tout court. 

Je rêvais donc d’aller à l’étranger, de voir le monde, de fuir la Chine. Je n’étais pas visé personnellement mais je ne me sentais pas libre en général. Je voulais fuir le régime. C’était comme vivre derrière un mur. Après deux ans d’études d’informatique, je ne voulais plus étudier, je voulais partir de Chine. Alors j’ai demandé à aller étudier à l’étranger, ce qui ce qui m’a donné enfin l’opportunité de fuir car en tant qu’étudiant à Pékin j’avais droit à un passeport. Il faut de nombreuses années aux habitants du Turkestan Oriental pour avoir un passeport normalement. 

Merdan à Istanbul durant la conférence ”Transcript of Contemporary Poetry Symposium” 2018.

Que se passerait-il si tu retournais en Chine?

Je serai tué ou emprisonné. Si je rentre à l’aéroport, des officiers de police vont venir me prendre et me poser des questions. Si j’ai de la chance je vais seulement être détenu une à deux semaines, sinon je vais être envoyé dans les camps de concentration ou même aller dans un camp où je serai être tué directement.

Pour quel motif officiel ? 

Avoir fui à l’étranger, “fugitive abroad” est le terme officiel.

Pourquoi as-tu fait une demande à l’ambassade française ? 

Vous connaissez Dilnur Reyhan [présidente de l’Institut ouïghour d’Europe, IODE]? C’est une femme qui passe beaucoup dans les médias. L’Institut a des accords avec beaucoup de gouvernements, il y a un programme avec le gouvernement français. Si l’Institut souhaite rapatrier quelqu’un en France, il peut s’adresser à l’administration française. 

Elle est venue à l’Elysée, elle a discuté avec le ministère des affaires étrangères, pour permettre d’accueillir des Ouïghours coincés dans certains pays dans le monde. Elle a évoqué mon cas comme exemple. En effet, à ce moment-là, après avoir quitté Chypre sans l’autorisation des autorités chinoises j’avais rejoint la Serbie où j’étais bloqué, je n’avais plus accès à mes documents officiels. 

L’Institut Ouïghour d’Europe a donc transmis ma situation au ministère qui a contacté l’ambassade de France en Serbie. Il y a eu tout un procédé pour faire une demande de visa. Trois mois après, ils m’ont appelé pour me dire que mon visa était prêt. 

Pourquoi avoir choisi la France ? 

Pour deux raisons. Tout d’abord, Paris est une ville de poésie, ce qui est important pour moi en tant que poète. L’autre raison, c’est l’aspect politique. Mon opinion politique est que la France est une république moderne et c’est un idéal pour beaucoup de pays. C’est ici que les idées de droits de l’Homme sont nées. Je pense que la République est la meilleure voie pour les sociétés humaines et pour la liberté, tout cela a été construit il y a deux cents ans en combattant. Les autres pays n’offrent pas cette possibilité d’accueil, même l’Allemagne que j’aime pourtant pour la philosophie.

Que souhaites-tu faire maintenant que tu es en France ? 

Pour l’instant mon premier objectif est de finir mon livre qui traite de la poésie classique ouïghoure. Ensuite, je veux étudier le français. J’ai également des objectifs sur l’aspect politique : donner des conférences, essayer de faire des travaux d’éducation politique dans notre communauté, pour la liberté d’expression, la démocratie, etc. C’est important de savoir ce qu’on peut faire, sur quoi on doit se focaliser et comment construire notre pays. C’est une immense tâche, c’est trop pour un seul homme, nous devons le faire ensemble. Mais je suis venu ici pour profiter d’une atmosphère saine où j’ai le droit de m’exprimer, pour respirer l’air démocratique si l’on veut.

Tu veux donc continuer de mener ton combat ? 

On peut appeler cela “un combat”, mais c’est un combat de l’esprit, je ne suis pas terroriste (rire). Je veux montrer le problème sous le vrai aspect. 

Tu penses qu’on ne voit pas la question Ouïghour sous son “véritable aspect” ? Pourtant on en parle beaucoup en ce moment…

Maintenant les gens font attention à la cause des Ouïghours mais ce n’est pas que le problème des Ouïghours. Il ne s’agit pas uniquement d’une crise de droits humains, c’est un problème pour tous les peuples opprimés par les han. Le gouvernement chinois n’agit pas de la sorte parce qu’on est simplement des Ouïghours, et que nous sommes minoritaires. 

Il agit ainsi parce que nous sommes un peuple du Turkestan, nous ne sommes absolument pas chinois. Ils veulent nous intégrer, ils veulent finir le processus de colonisation. Mais nous ne sommes pas chinois ! 

Ils ont échoué à résoudre le problème de la colonisation lors des 70 dernières années passées. Ils emploient donc, depuis trois ans, la manière forte. Ils tuent, déportent, etc. 

C’est une guerre entre deux identités. Ce n’est pas la guerre des Ouïghours, c’est la guerre entre l’identité chinoise et celle du Turkestan oriental. 

 

Merdan à Chypre, 2017.

Donc le problème n’est pas que les Ouïghours sont une minorité religieuse ? 

Ça n’a rien à voir avec le fait que les Ouïghours sont musulmans, ce sont des bêtises. Sinon comment expliquer ce qui se passe au Tibet ? Ils sont bouddhistes et il leur arrive la même chose. La Chine est un empire à mes yeux, au Tibet, en Mongolie ils font un processus de colonisation. Ils veulent que ça se termine, que ces terres annexées deviennent des territoires chinois mais ça n’arrivera pas, car nous ne sommes pas chinois, c’est aussi simple que ça. 

Et ils n’ont pas encore réussi ce “processus de colonisation” ? 

Ils n’y arrivent     pas jusqu’à présent mais ils veulent que ça réussisse par la manière forte. Ils n’ont pas d’autres moyens de le faire. La Chine a ses propres ambitions pour l’avenir, le président Xi Jinping a parlé en 2013 du “rêve chinois”. Nous sommes un problème pour l’achèvement de ce rêve car nous ne le partageons pas. Nous n’avons pas ces objectifs d’enrichissement, de développement, de bonheur du peuple ou de communisme, on s’en fiche de tout ça. Nous voulons juste l’indépendance et la liberté. Nous voulons seulement des droits politiques, notre souveraineté politique et non pas être les citoyens d’un autre pays. 

Quel est l’intérêt économique de la Chine à concentrer tant d’efforts sur le Turkestan ? 

Il y a une importante route qui passe par notre région. Notre région sera traversée par le projet des “nouvelles routes de la soie”, ce sera le point de départ de ce nouvel axe vers le continent Eurasiatique. 

Donc, d’abord ils doivent maintenir le calme dans cette région stratégique, rien ne doit arriver qui puisse perturber les futurs échanges. Il y a deux ou trois ans, un haut gradé de l’armée a donné la consigne suivante aux autorités locales : “faites juste en sorte que rien n’arrive et vous pouvez faire ce que vous voulez”. 

Ils veulent juste qu’il y ait la paix, pas une réelle paix, une paix de cimetière. Ils veulent que rien ne vienne déranger le processus économique dans la région. Pour la Chine c’est si important, nous sommes à la frontière de beaucoup de pays. Si la Chine perd notre territoire, elle peut aussi perdre les autres territoires colonisés, qui sont des territoires frontaliers, et ce serait une énorme perte.

Le Turkestan oriental recèle sans doute d’importantes ressources stratégiques pour la Chine ? 

Premièrement, nous avons beaucoup de pétrole. Une grande production de coton également. Il faut savoir que 80% du coton chinois vient du Turkestan oriental. Il y a aussi d’immenses cultures de tomates. Dans le Xinjiang, la Chine produit aussi beaucoup de charbon et de gaz naturel. Sans oublier la main-d’œuvre à faible coût qui y est disponible. Il y a donc beaucoup de raisons pour que la Chine se concentre sur le Turkestan oriental. 

Ils ont toujours peur qu’il y ait une révolution contre la Chine dans les régions colonisées. Quoi qu’il se passe dans notre région, ils veulent que les gens ne fassent pas de bruit, les autorités ont carte blanche pour tout, elles peuvent faire ce qu’elles veulent du moment que rien n’émerge. 

Le fait que la cause Ouïghour ait émergé dans le débat public te semble augurer des progrès ? 

C’est important d’en parler. Les gens commencent à faire attention, mais ils ne comprennent pas réellement le problème. Nous étions un pays indépendant, nous avions un drapeau, des armes, nous combattions la Chine. 

Le Guomindang a tout d’abord obtenu des accords avec la Russie Soviétique pour occuper le Turkestan oriental dans les années 1940. En 1944 il y eut une rébellion contre l’occupant chinois et nous commencions à construire notre République dans le Nord du Xinjiang libéré, avec le soutien des soviétiques. Mais en 1949, après l’arrivée au pouvoir du Parti Communiste Chinois,  l’Armée populaire de libération a annexé notre territoire par la force. 

Ils ont prétexté “nous venons pour administrer votre pays”, “nous sommes vos frères” et plein d’autres mensonges. Ils ont commencé par dissoudre notre propre armée puis ont tué nos leaders. Environ 200.000 personnes sont mortes les premières années d’invasion. Ce sont les chiffres officiels, je pense donc que c’est plus. Le taux de natalité a baissé de 40% ces trois dernières années. Ce que nous voyons aujourd’hui n’est qu’une part de ce qui se passe. Ce n’est pas qu’une histoire de camp de concentration qui a commencé il y a trois ans mais une occupation qui dure depuis 70 ans. 


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FRANCE-MAROC. Hicham Mansouri de la Maison des journalistes parmi les cibles du logiciel espion Pegasus

“Le téléphone d’Hicham Mansouri a été infecté à une vingtaine de reprises via le logiciel espion Pegasus, entre février et avril 2021” selon l’analyse technique réalisée par Security Lab d’Amnesty International, en partenariat avec le consortium Forbidden Stories.

Chargé d’édition au sein de la Maison des journalistes, Hicham Mansouri est parmi les cibles des autorités marocaines via le logiciel espion israélien Pegasus. Réfugié en France depuis 2016 et ancien résident de la Maison des journalistes, Mansouri n’est pas totalement à l’abri d’un pouvoir de plus en plus répressif (lire son témoignage “Maroc. « Comment j’ai été tracé à Vienne par Pegasus » publié dans Orient XXI dont il est membre de rédaction). “Le téléphone d’Hicham Mansouri a été infecté à une vingtaine de reprises via le logiciel espion Pegasus, entre février et avril 2021” selon l’analyse technique réalisée par Security Lab d’Amnesty International, en partenariat avec le consortium Forbidden Stories. Voici le reportage de Forbidden Stories réalisé par Phineas Rueckert (traduit de l’anglais par Clément Le Merlus) sur son cas. 

Loin des yeux, mais pas hors d’atteinte

Les murs de son bureau à la Maison des Journalistes sont couverts d’affiches de Reporters Sans Frontières et d’autres organisations de défense de la liberté de la presse. Hicham Mansouri vivait auparavant dans le bâtiment, qui sert à la fois de lieu d’exposition et de résidence pour les journalistes réfugiés. Il a depuis déménagé mais partage toujours un petit bureau au rez-de-chaussé où il se rend trois fois par semaine.

Avant de discuter avec Forbidden Stories, le journaliste marocain éteint le portable qu’il a emprunté et le plonge au fond de son sac à dos. Une analyse scientifique de son téléphone précédent, réalisée par le Security Lab d’Amnesty International, a montré qu’il a été infecté par Pegasus plus de vingt fois sur une période de trois mois, de février à avril 2021.

Journaliste d’investigation indépendant et co-fondateur de l’Association Marocaines des Journalistes d’Investigation (AMJI), Hicham Mansouri rédige actuellement un livre sur le trafic de drogue illégal dans les prisons marocaines, lui qui a fui son pays en 2016 en raison des nombreuses menaces physiques et judiciaires à son encontre.

En 2014, il est roué de coups par deux agresseurs anonymes alors qu’il quitte un rendez-vous avec d’autres défenseurs des droits humains, dont Maati Monjib, qui a plus tard, lui aussi, été ciblé par Pegasus. Un an après, des agents du renseignement armés perquisitionnent sa maison dès 9h et le trouvent dans sa chambre en compagnie d’une amie. Ils l’ont alors entièrement déshabillé et arrêté pour « adultère », ce qui est un crime au Maroc. Hicham Mansouri passe dix mois dans la prison de Rabat. Sa cellule est celle réservée aux criminels les plus dangereux et les autres détenus le surnomment « La Poubelle ». Au lendemain de sa libération, il saute dans un avion pour la France où il demande et obtient l’asile. En juin 2016, Hicham Mansouri et six autres journalistes et activistes de ce projet sont accusés de « menacer la sécurité intérieure de l’Etat » en ayant organisé ce programme [condamné à une année de prison ferme par accoutumance]. 

Cinq ans plus tard, Hicham Mansouri découvre qu’il est toujours une cible du gouvernement marocain. « Tous les régimes autoritaires voient le danger partout », dénonce-t-il auprès de Forbidden Stories. « On ne se considère pas dangereux parce qu’on fait ce que l’on pense être légitime. On sait que l’on est dans notre droit. Mais pour eux nous sommes dangereux. Ils ont peur des étincelles parce qu’ils savent qu’elles peuvent mettre le feu. »

Au moins 35 journalistes basés dans 4 pays ont été sélectionnés comme cibles par le Maroc, selon l’enquête publiée aujourd’hui. Nombre des journalistes marocains sélectionnés comme cibles ont été à un moment donné arrêtés, diffamés ou ciblés d’une certaine manière par les services de renseignement. D’autres, en particulier les rédacteurs en chef Taoufik Bouachrine et Souleimane Raissouni, sont actuellement en prison pour des accusations que les organisations de défense des droits humains prétendent être instrumentalisées avec pour objectif d’écraser le journalisme indépendant au Maroc.

Dans une déclaration à l’attention de Forbidden Stories et ses partenaires, les autorités marocaines ont écrit qu’ils « ne comprennent pas le contexte de la saisine par le Consortium International de Journalistes » et que les autorités sont toujours « dans l’attente de preuves matérielles » pour « prouver une quelconque relation entre le Maroc et la compagnie israélienne précitée. »

Réponse des autorités marocaines 

Les autorités marocaines ont répondu à Forbidden Stories qu’il n’existait pas de preuve qu’elles étaient clientes de l’entreprise NSO. L’entreprise NSO n’a pas répondu aux questions de Forbidden Stories concernant des attaques spécifiques mais a déclaré qu’elle « continuerait à enquêter sur toutes les allégations crédibles d’utilisation abusive et prendrait les mesures appropriées en fonction des résultats de ces enquêtes ».


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Ahmad Muaddamani, journaliste syrien exilé: « Les Misérables » me rappelle ma situation

Je suis Ahmad Muaddamani, je viens de Syrie. J’habite maintenant à Paris. En Syrie, j’ai travaillé en tant que photographe et designer graphique dans la ville qui s’appelle Daraya.” C’est par ces mots que le jeune journaliste de 28 ans se présente, en français, qu’il a appris en six mois seulement.

 

  •  Par Léna Jghima, étudiante, stagiaire à Maison des journalistes (MDJ). 

Le 27 août 2016, Ahmad est contraint de quitter sa ville, Daraya, après que le régime de Bachar Al Assad l’ait finalement conquis et chassé les rebelles. Lorsqu’on lui demande pourquoi il est forcé de s’en aller de ce lieu symbole de la révolte, Ahmad répond: Parce que nous avons fait une révolution à Daraya et donc le régime syrien a fait un siège. Ils ont bombardé la ville avec leurs forces aériennes”. Ici, Ahmad évoque la Révolution syrienne, en cours depuis le 15 mars 2011. Cette dernière a depuis laissé place à une répression sanglante de la part du régime, dont le triste bilan s’élève à 400 000 morts. La moitié de la population a été déplacée et un quart de la population, dont Ahmad et sa famille, ont dû s’exiler à l’étranger. 

Dès 2011, beaucoup choisissent de fuir à la suite de l’éclatement de la Révolution. “Je suis resté parce qu’il n’y a pas beaucoup de journalistes pour documenter les violations et les transmettre au monde.” C’est donc par engagement, pour dénoncer les exactions commises par le régime d’Al Assad lors du siège de Daraya, qu’Ahmad choisit de ne pas s’enfuir, malgré le danger, et de mener à bien sa mission de “media activist”. Lors de ce siège, qui dura près de 4 ans (de novembre 2012 à août 2016) et à l’issue duquel 90 % de la ville est détruite, la répression du pouvoir à l’encontre des journalistes bat son plein.

Photo prise par Ahmad du lieu de commémorations de ses amis journalistes, photographes ou photojournaliste tués par les bombes du régime alors qu’ils faisaient leur métier.

A Daraya, Ahmad ne se sépare jamais de son appareil photo, car il entend bien transmettre au monde la réalité de ce qu’il se passe en Syrie : la vérité. Mais ce n’est pas tout, “pendant le siège, j’ai travaillé avec Delphine Minoui, une journaliste française, pour faire un film et un livre sur ce qu’il se passe à Daraya : Les passeurs de livres de Daraya”. Ces deux productions qu’évoque Ahmad retracent l’histoire de la construction d’une bibliothèque secrète à Daraya. Au milieu des ruines d’une ville assiégée, affamée et détruite par les bombardements incessants du régime, un groupe de jeunes syriens, parmi lesquels se trouve Ahmad, va partir à la recherche de livres dans les décombres. Ils sauvent ainsi près de 15 000 ouvrages qu’ils rassemblent dans un abri clandestin, donnant naissance à la bibliothèque de Daraya.

Photo de la bibliothèque secrète de Daraya prise par Ahmad et suite à laquelle il fut contacté par Delphine Minoui

Forcé de quitter Daraya et d’aller vivre à Idlib en 2016, une ville au Nord de la Syrie, l’engagement d’Ahmad, son combat en faveur de la liberté devenu un devoir d’information, et de l’instruction massive commencée avec la bibliothèque, se poursuit. “Après j’ai habité un an à Idlib et j’ai fait de la voiture avec mes amis. Nous avons fait le tour d’Idleb pour aider les enfants à lire et écrire etc… Parce qu’à Idleb la situation est très difficile pour tout le monde.” En effet, la ville qui a accueilli des centaines de milliers de réfugiés depuis le début de la guerre est, aujourd’hui encore, le théâtre de violences extrêmes perpétrées par le régime d’Al Assad. Ces dernières ont même été qualifiées de crimes de guerre voire de crimes contre l’humanité par les Nations Unies. C’est au milieu de ce chaos qu’Ahmad et ses amis tentent de permettre à des enfants de s’instruire, “parce qu’il y a les forces aériennes qui bombardent les écoles et la ville.” Lorsqu’on lui demande si le régime bombarde les écoles alors même que des enfants s’y trouvent, Ahmad répond : “Oui, ils bombardent tout le monde.”

C’est finalement en 2018 qu’Ahmad décide de quitter à son tour la Syrie et part s’installer en Turquie. Là-bas, il travaille en tant que designer graphique avec une organisation syrienne basée en Syrie. Son choix de quitter son pays, voici comment il l’explique : “Il n’y a pas d’universités. Il n’y a pas de futur. Et la situation en Syrie elle passe par beaucoup d’intermédiaires. Il y a beaucoup de pays comme la Russie, les Etats-Unis ou l’Iran qui prennent contrôle de la Syrie.” Pour Ahmad, si la situation en Syrie est si compliquée et semble s’enliser, c’est en grande partie à cause de ces puissances étrangères. Le pays en guerre est devenu le théâtre d’affrontement de leurs intérêts : “C’est très difficile à cause des pays comme l’Iran et la Russie, car les Etats-Unis et l’UE sont partis et les ont laissés dévorer la Syrie”.

Mais même en Turquie, la situation demeure très difficile pour Ahmad qui, en tant que réfugié syrien sans papiers, est obligé d’obtenir une autorisation du gouvernement afin de se déplacer d’une ville à une autre. De plus, Ahmad dépeint une atmosphère presque xénophobe qui le pousse à prendre contact avec l’ambassade française de Turquie en 2020, dans le but d’obtenir un visa. Au bout de six mois, il obtient les papiers l’autorisant à traverser la frontière pour se rendre en France.

Arrivé en France, Ahmad reste d’abord à Grenoble où une famille française l’héberge quelques jours. Il passe ensuite quelques mois à Bordeaux au sein d’une autre famille qui lui permet de faire d’important progrès en français. Ahmad garde une grande affection pour cette famille bordelaise avec qui il est toujours en contact : “je les aime beaucoup parce qu’ils m’ont beaucoup aidé. Je ne les oublierai pas.” Il espère même pouvoir leur rendre hommage en faisant ce qu’il fait de mieux : “j’espère un jour pouvoir faire un petit film qui parle des gens, comme cette famille, qui aident les personnes”. Ce qui marque Ahmad lorsqu’il arrive en France, c’est d’abord la gentillesse des personnes qu’il rencontre : “tout le monde en France est mignon et gentil. Et tout le monde essaye de nous aider, car on ne parle pas bien français”. Mais c’est aussi la facilité avec laquelle il parvient à établir le contact “En France, je peux avoir une connexion avec les Français. En Turquie c’est très difficile.”

C’est au bout de deux mois passés avec la famille bordelaise qu’Ahmad décide de contacter la Maison des journalistes, dont il avait entendu parler alors qu’il était encore en Turquie. Depuis qu’il l’a intégrée, Ahmad cherche à travailler mais aussi à reprendre des études : “Actuellement j’ai besoin des deux. D’un travail et d’étudier.” Il recherche notamment un cours de français à la faculté. Lorsqu’on lui demande s’il aimerait continuer à faire le même travail, Ahmad répond de façon très réaliste : “Non, parce que c’est difficile de faire comme avant, spécialiste média. C’est difficile d’écrire des textes en français. C’est pourquoi j’ai choisi le design qui est plus facile en français et le montage vidéo.”

En effet, Ahmad garde les pieds sur terre et a conscience que même en France, tout n’est pas parfait. Bien qu’il affirme ne jamais avoir été victime de racisme sur le territoire, il a récemment eu une mauvaise expérience lors d’un rendez-vous chez Pôle Emploi : “Cette femme elle m’a dit : « pourquoi tu viens à Pôle Emploi tout seul ? Viens avec quelqu’un qui parle français, arabe. » C’était très méchant.” Par ailleurs, un autre événement récent l’a beaucoup marqué, voire perturbé. “La France a accepté il y a un mois que le régime syrien fasse un centre d’élection dans l’ambassade syrienne. Il est difficile de comprendre pourquoi.” Le 26 mai 2021 ont eu lieu les élections présidentielles syriennes, à l’issue desquelles Bachar el-Assad a été réélu président pour un nouveau mandat de 7 ans, à 95,1 % des voix. Ces élections jouées d’avance, Ahmad ne comprend pas qu’elles aient été autorisées à avoir lieu en France : “c’est très difficile de voir quelqu’un faire une élection non démocratique en France : le pays de la démocratie” alors que l’Allemagne a quant à elle, interdite aux Syriens d’aller voter dans son ambassade. Aux yeux d’Ahmad, la France a accepté la tenue d’élections dont le résultat allait de toute façon jouer en la faveur d’une “machine à tuer”, dit-il en parlant du régime de Bachar el-Assad. “Le gouvernement français accepte que des criminels de guerre et dictateurs fassent une élection en France.” finit-il par ajouter.

Lorsqu’on l’interroge sur un éventuel retour en Syrie, Ahmad confie. Mais cela nécessiterait une amélioration de la situation en Syrie qui semble malheureusement peu probable pour l’instant selon lui.


Interrogé sur les raisons de son pessimisme, Ahmad évoque à nouveau le rôle joué par les puissances étrangères dans l’enlisement de la situation, “Parce que l’Iran et la Russie donnent de l’argent au régime syrien et ils ont aidé le régime à attaquer les gens et la ville. Les Etats-Unis et l’UE ensemble nous ont aidé mais seulement en donnant de l’argent.” Pour lui, un soutien économique ne suffit pas : “nous avons besoin d’être aidés politiquement. Pour la démocratie, pour finir avec les 40 ans au pouvoir de la même famille à la tête du régime syrien…une machine à tuer”. Car le rêve d’Ahmad, et celui de millions d’autres syriens, c’est la liberté et la démocratie. “Et la démocratie est très importante pour tout le monde” rappelle-t-il. “Je n’ai pas confiance en la communauté internationale pour changer les choses. Ils sont entrés en Syrie juste pour se battre contre Al Qaïda, contre les terroristes. Mais le terrorisme c’est aussi le régime syrien.” Selon lui, le régime de Bachar al-Assad ayant tué bien plus de Syriens que les organisations extrémistes, c’est ce dernier qui est “fondamentalement le premier partisan du terrorisme.”


Photo prise par Ahmad d’un cimetière de fortune dans lequel sont enterrées des victimes du régime de Bachar al-Assad

Lorsque Ahmed raconte son parcours difficile, il reste humble et doux. Il est motivé par son désir de faire des progrès en français et fait de nombreux efforts pendant notre échange.

Pour finir, Ahmad a accepté de partager un morceau qu’il aime tout particulièrement. Ce dernier est issu du film musical Les Misérables, réalisé par Tom Hooper en 2012. Ce film, Ahmad l’a vu à de nombreuses reprises pendant le siège de Daraya. Cette chanson fait écho à son histoire, à la situation dans laquelle il se trouvait au sein de cette ville assiégée

Les paroles, les personnages dans le film, celles des Misérables… Tout me rappelle ma situation dans ma ville, Daraya.”

 

There’s a grief that can’t be spoken

There’s a pain goes on and on

Empty chairs at empty tables

Now my friends are dead and gone

Here they talked of revolution

Here it was they lit the flame

Here they sang about tomorrow

And tomorrow never came…” complète Ahmad, alors que la musique joue.

 

 


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