« Être journaliste en Haïti, c’est être un héros »

Lundi 23 octobre, le Rapporteur Spécial de l’ONU en Haïti a publiquement dénoncé la hausse des violences en Haïti, alors que 5 millions d’habitants ont besoin d’assistance humanitaire. Dans l’ouest du pays et à la capitale, les gangs font régner le chaos et terrorisent la population. Entre janvier et octobre 2023, plus de 2 800 personnes auraient été tuées. Les médias locaux tentent tant bien que mal de couvrir les événements mais ne bénéficient d’aucun soutien, et beaucoup de journaux télé, radio et papier ont dû fermer boutique. Avec une telle insécurité, comment garantir la pratique du journalisme ? 

L’ONU a validé l’envoi de forces internationales pour maintenir l’ordre, sans qu’il n’y ait plus d’avancées. Les frontières restent fermées à la circulation des hommes avec la République dominicaine, qui avait pris cette décision le 15 août dernier, face à la recrudescence de violence. Plus de 200 000 Haïtiens ont dû fuir les villes, en particulier Port-au-Prince, et ont perdu leur logement. Un millier d’hommes du Kenya devaient être envoyés pour rétablir l’ordre (sous l’égide de l’ONU), mais les parlementaires du pays ont suspendu la décision, de crainte d’ingérence étrangère. Suspension confirmée par un tribunal kenyan le 24 octobre dernier, laissant Haïti se débrouiller seule.

Mais la capitale n’est pas la seule à être menacée : les multiples attaques dans la région rizicole de l’Artibonite font craindre une perte des récoltes, dans un pays où plus de 100.000 enfants sont en état de malnutrition sévère. « De plus en plus de parents ne parviennent plus à nourrir convenablement leurs enfants ni à leur prodiguer les soins appropriés, et l’escalade terrible des violences perpétrées par les groupes armés les empêche de se rendre dans les centres de santé », selon le Représentant de l’UNICEF en Haïti, Bruno Maes.

Près de 30 places perdues dans le classement RSF en un an

Pour le site d’informations en ligne Haïti Libre, fondé dans les années 2000, la situation critique pèse sur l’objectivité des journalistes. « L’information diffusée par nos médias haïtiens est fortement influencée par les aspects commerciaux, la pression de divers groupes d’intérêts, la crainte de représailles politiques, sans parler des menaces de mort ou d’enlèvement. De plus, ne le cachons pas, nos médias dans ce pays souffrent d’un manque criant de ressources qualifiées et doivent, de surcroît, exercer leur mission d’information dans une situation post-séisme, ce qui ajoute beaucoup de stress quotidien. »

Anderson D. Michel, journaliste haïtien et réfugié politique en France, a accepté de répondre à nos questions. Bien qu’exilé, cet ancien résident de la MDJ continue à travailler pour plusieurs médias, mais officieusement « car ma situation peut mettre mes proches en difficulté sur place. » Il collabore aussi avec l’École de la Radio et Guiti News. « C’est également complexe pour mes collègues de collaborer explicitement avec moi, ce pourquoi je reste dans l’ombre. »

Classé 99e sur 180 du classement RSF, Haïti est devenu ces dernières années un pays où il ne fait pas bon vivre pour les journalistes. Premier obstacle de taille à l’accomplissement du travail d’Anderson, les menaces qui pèsent sur lui et ses confrères. Selon lui, « les journalistes haïtiens ne sont pas protégés par les lois, contrairement aux européens. » Si Haïti est bel et bien dotée de l’article 28.1 de la Constitution de 1987 garantissant l’exercice du journalisme, la protection de la liberté de la presse est plus ténue. Aucun article de loi ne la garantit explicitement, elle ne s’exerce que par la liberté d’expression.

« Cela devient très précaire pour mes confrères et consœurs au niveau juridique et économique », en plus des pressions et de la censure. Lui-même s’y soumet volontairement pour protéger sa famille, de nombreux sujets demeurant tabous : la corruption des juges, les gangs, la sécurité… Les journalistes sont « libres » d’en parler (ou plutôt libres de s’exposer), mais pas n’importe comment s’ils ne veulent pas risquer leur vie.

« Cinq à six journalistes sont tués tous les ans. Récemment, la journaliste émérite Marie Lucie Bonhomme a été enlevée puis libérée quelques heures après, sans qu’il n’y ait d’enquête ouverte ni même d’explications. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres : pas un seul crime envers les journalistes n’a été puni depuis plusieurs années. »

© Sergey Nemirovsky

Anderson est formel, « le simple fait de sortir représente un risque mortel : nous sommes la cible des gangs, des politiques et parfois même de la police. Les violences peuvent être des agressions, des critiques, voire de la censure. » Lui-même se soumet volontairement à la censure pour protéger sa famille. « Certains policiers appartiennent à un gang ou fraternisent avec ces derniers, nous ne pouvons avoir confiance ni nous tourner vers personne. » Un fait déjà rapporté par le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) basé en Haïti. 

« La Police nationale d’Haïti (PNH) ne pourra obtenir des résultats durables que lorsque la sécurité publique sera rétablie et que l’Etat reprendra ses fonctions, en particulier dans les quartiers défavorisés où sévissent les gangs », a pour sa part déclaré Maria Isabel Salvador, Rapporteur Special de l’ONU ce 23 octobre.

La précarité économique, sociale et sécuritaire des journalistes

Des attaques que Radio Télé Zénith, média d’opposition au pouvoir, a violemment expérimenté. « Il a été la cible d’une attaque armée de plusieurs individus cagoulés. Le local a été criblé de balles et les journalistes employés ont décidé de prendre la fuite, faute de protection. » Il existe « plus d’une centaine de groupes armés dans le pays, principalement basés à Port-au-Prince, qu’ils contrôlent à 80%. »

Aux agressions, la censure et à l’absence de protection juridique, s’ajoute la précarité économique des acteurs de la presse : « beaucoup vont sur le terrain sans équipement, qu’ils ne peuvent pas acheter », confie Anderson. « La plupart de mes collègues gagnent moins de 200 euros par mois en tant que journaliste. Il est devenu impossible de vivre de son métier ou de réaliser certains reportages. Ils sont en situation d’extrême précarité », appuie-t-il d’une voix ferme.

C’est bien pour toutes ces raisons qu’il considère qu’il « n’y a pas de liberté de la presse en Haïti : non pas parce qu’il n’y a pas de médias, mais bien parce que les journalistes ne sont pas libres dans leur travail et mouvements. »

Même son de cloche pour Mederson Alcindor, ancien journaliste reporter pour Radio Nativité Internationale à Port-au-Prince. Il est aujourd’hui rédacteur en chef adjoint de l’agence Clin d’œil Info (CDI), et rédacteur HIP (Haiti Info Pro). Il affirme privilégier le télétravail pour des questions de sécurité. « Je me déplace s’il y a un évènement d’intérêt général (conférence de presse du gouvernement ou d’autres officiels, interview avec des sources clés, couverture de manifestation entre autres). » 

« Dans les zones contrôlées par les hommes armés, il est très difficile voire impossible parfois pour les travailleurs de la presse de pratiquer ou d’avoir accès à certaines informations. Et depuis la dégradation du climat sécuritaire, un nombre incalculable de travailleurs de la presse ont quitté le pays. »

« La conjoncture sociopolitique, économique et sécuritaire d’Haïti n’est pas sans conséquence sur les médias car les entreprises commerciales sont frappées de plein fouet par la crise multidimensionnelle et alarmante. Les médias pour lesquels je travaille ne sont pas exempts », conclut tristement Mederson Alcindor. 

Des gangs désormais populaires

Comme si les difficultés des journalistes n’étaient pas assez grandes, la croissante popularité de certains membres et chefs de gang commence à peser lourdement dans l’opinion publique. Y voyant une certaine légitimation, les bandits n’hésitent pas à se mettre en scène dans des clips musicaux enregistrant des milliers de vues et d’abonnés. « Ils sont sur tous les réseaux sociaux : Twitter, Tik Tok, Facebook… Ils ne se cachent pas, dévoilent leur visage, car ils vivent dans l’impunité la plus totale. Certains sont devenus des blogueurs ou des stars des réseaux sociaux ! » A l’instar d’Izo Lucifer, accusé de multiples assassinats mais avec 80.000 abonnés sur Tik Tok

Pourtant, les journalistes haïtiens continuent d’accomplir leur travail malgré les difficultés. « Ils font du journalisme par vocation, alors qu’il n’y a rien pour encourager les jeunes à faire ce métier maintenant. Être journaliste en Haïti c’est être un héros, car tu sais que ta vie est en danger sitôt que tu prends un micro. Le prix de l’info en Haïti est payé par la vie de plusieurs journalistes », conclut Anderson. 

Crédits photos : © Sergey Nemirovsky, © Cindy Régis Page Facebook.

Maud Baheng Daizey

Le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi libéré après plus de 9 mois de détention

Après exactement 284 jours d’emprisonnement à Kaboul, la justice talibane a ordonné ce mercredi 18 octobre la libération du journaliste Mortaza Behboudi. Un véritable soulagement pour ses proches.

Libéré et délivré. Âgé de 29 ans, le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi a appris ce mercredi 18 octobre sa libération, après plus de neuf mois de détention. Le collaborateur de France Télévisions, Arte, Radio France ou encore Médiapart et hébergé par la Maison des journalistes en 2015 a été acquitté par la justice afghane ce jour. L’ONG Reporters sans frontières (RSF), qui l’a accompagné tout au long de ces 284 jours derrière les barreaux s’est réjouie de sa libération.
« Lors d’une audience de la cour criminelle de Kaboul, ce jour, les juges ont prononcé son acquittement de toutes infractions, incluant , l’espionnage, le « soutien illégal à des étrangers » et l’aide au franchissement de frontières vers « l’étranger », réagit RSF.

Arrêté pour espionnage
Alors qu’il était arrivé à Kaboul (Afghanistan) le 5 janvier 2023 et qu’il effectuait des démarches pour obtenir une accréditation dans le but de réaliser un reportage, Mortaza Behboudi a été placé en détention deux jours plus tard. Il a été accusé d’espionnage par les Talibans. « Il a été arrêté pas en tant que journaliste, mais parce qu’il a des relations directes avec des opposants à notre régime », a déclaré Zabihullah Mujahid, le porte parole des Talibans au pouvoir, dans un reportage de France Télévisions, diffusé au début du mois de juillet.

Son arrestation, rendue publique par RSF un mois plus tard, avait provoqué une forte mobilisation des médias français en faveur de sa libération. Mortaza Behboudi est notamment co-auteur de la série de reportages « À travers l’Afghanistan, sous les Talibans » publiée sur Médiapart et récompensée l’année
dernière par le prix Bayeux des correspondants de guerre
et le prix Varenne de la presse quotidienne française.

« Le journalisme n’est pas un crime »
L’épouse de Mortaza Behboudi, Aleksandra Mostovaja, a tout de suite réagi à sa remise en liberté, dans un communiqué publié par Reporters sans frontières : « Avec la libération de Mortaza, la lumière est revenue dans mon monde et la vie peut désormais recommencer. Je suis reconnaissante pour tout le soutien reçu, pour avoir pu voir comment la personnalité de Mortaza a brillé même dans les moments les plus sombres. Personne ne devrait subir de détention arbitraire ni la douleur de ne pas savoir ce qu’il est advenu d’un être cher. Je le répète : le journalisme n’est pas un crime ».

Chistophe Deloire, le secrétaire général de RSF, a précisé que Mortaza Behboudi devrait regagner la France d’ici la fin de semaine.

Au total dans le monde, 514 journalistes et 23 collaborateurs de médias restent en détention, d’après Reporters sans frontières.

Mortaza Behboudi, enfin libre

Article de Chad Akoum


Photo en avant © Le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi, le 16 octobre 2020, à Lorient (Morbihan). (QUEMENER YVES-MARIE / MAXPPP)

“Faire du lobbying pour mieux protéger les journalistes” : les ex’ du JDD présentent “Article 34”, leur nouvelle association

Ce lundi 9 octobre au Théâtre du Châtelet, les anciens journalistes du Journal du Dimanche se sont réunis en collectif et ont organisé la « Nuit de l’indépendance pour une presse libre » après l’arrivée de Geoffroy Lejeune à la tête de l’hebdomadaire.

Il y avait foule ce lundi 9 octobre à l’entrée du Théâtre du Châtelet, dans le 1ᵉʳ arrondissement de Paris à 20h30. Et pour cause : les anciens journalistes du JDD étaient à l’honneur. Après une grève de 40 jours pour défendre leur indépendance suite à l’arrivée de Geoffroy Lejeune, ancien de Valeurs Actuelles les « ex » du Journal du Dimanche se sont regroupés pour proposer la « Nuit de l’indépendance pour une presse libre ». Au programme de ces plus de deux heures de spectacle engagé : des prestations entre autre de Flavien Berger, Lison Daniel, Sara Forever, des apparitions d’humoristes tels que Nicole Ferroni, Guillaume Meurice ou encore François Morel, mais aussi des débats avec des politiques de tous bords, animés par Julia Cagé et le streameur Jean Massiet.

« Combattre la montée de l’extrême droite au quotidien et défendre la liberté et l’indépendance de la presse ». Les mots sont lâchés lors du discours d’introduction d’Olivier Py, directeur du Théâtre du Châtelet. Tel un mot d’ordre, les artistes ont enchaîné leurs prestations sur scène. Lecture de textes de George Orwell, chants, danses, anecdotes… Chaque performance livrait un message ferme sur la situation actuelle de la presse, comme cette lecture puissante de Nicolas Mathieu qui revenait notamment sur la garde à vue de 39 heures d’Ariane Lavrilleux, journaliste à Disclose.

Les journalistes du JDD acclamés

L’un des moments forts de cet événement était indéniablement l’apparition des journalistes du Journal du Dimanche, acclamés par le public. Après être revenus sur la désormais longue grève de la rédaction, les anciens journalistes ont profité de cette « Nuit de l’indépendance » pour dévoiler une nouvelle association, créée collectivement : « Article 34 ». Ce nom fait explicitement référence à l’article éponyme de la Constitution qui définit la loi et délimite son domaine. Dans sa mise à jour de 2008, ce texte garantit « la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ». Présente sur scène avec les quelques 90 ex’ du JDD, Juliette Demey, co-présidente de ce grand collectif a expliqué que cette association en cours de développement servira entre autres au « lobbying auprès de l’ensemble des politiques pour mieux protéger les journalistes ».

Sur scène, les anciens journalistes du JDD ont dévoilé les contours de leur nouvelle association, « Article 34 »
Sur scène, les anciens journalistes du JDD ont dévoilé les contours de leur nouvelle association, « Article 34 »

Plus original, le collectif a indiqué avoir créé un site, article34.org, sur lequel sera publié le lundi 16 octobre le Journal du lundi, réalisé à l’occasion de cette Nuit de l’indépendance. « Une manière pour nous de garder une trace de cet événement exceptionnel, de le partager avec ceux qui n’ont pas pu y assister et de prolonger les débats au-delà de cette Nuit particulière », précise le groupe sur le site web de l’association.

Des politiques chahutés

Pour montrer qu’il existe d’autres solutions au sein de différents médias, le streameur Jean Massiet a accueilli sur scène quatre journalistes qui appartiennent à des bureaux de SDJ (société de journalistes) qui ont un droit de vote sur le directeur de leur rédaction : Libération, le Monde, les Echos et Médiapart. Chacun d’entre eux a pu décrire son mode de fonctionnement. Aux Echos par exemple, la rédaction a rejeté le 28 septembre dernier le nom de François Vidal soumis par LVMH, leur actionnaire, afin de prendre la tête du quotidien spécialisé en économie.

Les échanges se sont un peu plus tendus lorsque trois politiques, Sophie Taille-Polian, du mouvement Génération.s, Violette Spillebout, de Renaissance et Jérémie Patrier-Leitus, de Horizons ont présenté une proposition de loi transpartisane. Ce texte propose de créer un droit d’agrément qui permet aux journalistes de voter pour la nomination d’un directeur de la rédaction.

« On a conscience que le texte arrive après la longue bataille menée par le JDD. Eux- mêmes nous l’ont dit. Mais on veut agir pour éviter que cette situation puisse se reproduire dans d’autres médias », explique Violette Spillebout. Des sifflets et des exclamations viennent perturber les échanges : « C’est honteux d’inviter Renaissance ! », s’exclame un spectateur. « À bas le 49.3 ! », lance un autre.

Sur scène, les anciens journalistes du JDD ont dévoilé les contours de leur nouvelle association, « Article 34 »

Cette « Nuit de l’indépendance pour une presse libre » s’est conclue par un morceau de batterie interprété par Léonie Pernet, dont le refrain « Y’en a marre ! » peut être perçu comme un message subliminal de lassitude de l’état actuel de la presse, à l’heure où s’ouvrent les États généraux de l’information.

Par Chad Akoum / ©Chad Akoum

PORTRAIT. Naama Al Alwani, une journaliste syrienne au mental d’acier

Du haut de ses  31 ans, Naama Al Alwani, journaliste syrienne, garde le sourire, malgré un parcours semé d’embûches. Ancienne résidente de la Maison des journalistes, elle accepte de revenir sans filtre sur son parcours. Portrait d’une journaliste dotée d’une confiance en soi inébranlable.

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Un rire facile et un débit de phrase posé. Voilà ce qui caractérise Naama Al Alwani lorsqu’elle accepte de remonter le temps et de retracer son parcours.  Née en 1991, elle a rapidement trouvé sa vocation grâce à son esprit très curieux et sa passion d’être sur le terrain. Dès son plus jeune âge, elle sait tout de suite ce qu’elle veut : être journaliste. Elle lance sa carrière à l’âge de 20 ans. Nous sommes en plein printemps arabe, au cœur de l’année 2011. Naama Al Awani se définit alors comme « journaliste activiste ».

Très concrètement, elle partage sur ses réseaux sociaux toutes les actualités sur les mouvements de la révolution dans sa ville de Homs, en Syrie, située à 100 kilomètres de Damas, la capitale. En particulier les frappes israéliennes qui ont détruit sa ville. Le tout en variant les supports afin de donner encore plus de poids à ces informations : photographies, vidéos, témoignages de locaux sur place… En 2012, le conflit prend une tournure encore plus grave pour Naama : “Ma maison à Homs a été bombardée par le régime de Bachar El-Assad. J’ai vraiment eu peur pour ma vie, mais aussi pour celle de mes proches. C’était la goutte de trop, je devais partir”, raconte-t-elle, d’une voix tremblante. 

Le cœur lourd, elle décide de prendre la direction de Daraya, dans la province de Damas. “Sur place, j’ai notamment pu travailler pour l’organisation Life Institute : the Lebanese Institute For Democraty and Human Rights, une instance qui milite pour les droits humains. Je réalisais des rapports et des comptes-rendus sur la situation des droits de l’Homme en Syrie, tout en continuant bien-sûr à dénoncer l’injustice et les crimes commis par ce dictateur, je conserve toujours ma liberté de penser, malgré les multiples pressions, telles que l’intimidation ou les menaces de mort”, se remémore Naama. 

Le régime syrien, qui a toujours gardé un œil sévère sur les activités de Naama, n’apprécie guère son militantisme. À tel point qu’il décide de passer à la manière forte. En octobre 2013, Naama a été arrêtée par le régime, qui voulait depuis un moment museler la journaliste. Pendant cette période, il était en effet interdit de diffuser et de partager toute diffusion d’information en rapport avec le régime syrien et la révolution.

“Je me souviens qu’ils ont arrêté plusieurs autres journalistes qui étaient contre le pouvoir, retrace Naama. Rendez-vous compte, à cause de nos convictions, de nos idées, ils nous ont bâillonné en nous envoyant en prison. Moi, j’y suis restée pendant huit mois. J’ai toujours gardé la force mentale, grâce à la spiritualité, avec ma religion. Cela m’a rendue encore plus forte pour surmonter cette épreuve très dure”, complète-t-elle. Musulmane très pratiquante, Naama Al Alwani a recours à sa foi pour ne pas sombrer. Durant sa détention, elle en profite notamment pour réaliser un rapport sur les conditions des femmes en prison. “Je pensais en permanence à mon entourage, à mes proches. Cela m’a aidé à tenir”, souffle-t-elle.

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Naama Al Alwani apprécie particulièrement la télévision et le montage vidéo.

Les chiffres clés de la guerre en Syrie depuis 2011
Selon un rapport publié par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme publié en juin 2022, 306 887 civils ont été tués entre le 1ᵉʳ mars 2011 et le 31 mars 2022 en Syrie depuis le début du conflit. En d’autres termes, cette estimation indique qu’au cours de ces dix dernières années, ce sont en moyenne 83 civils par jour qui ont subi une mort violente. “Cela n’inclut pas les très nombreux autres civils qui sont morts en raison de la perte d’accès aux soins de santé, à la nourriture, à l’eau potable et à d’autres droits de l’homme essentiels, qui restent à évaluer” déclare dans ce rapport Michelle Bachelet, Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme. Ce nombre de victimes civiles recensées au cours de ces dix dernières années “représentent un taux stupéfiant de 1,5 % de la population totale de la République arabe syrienne au début du conflit”, indique encore le rapport.

« J’ai fait 8 mois de détention à cause de mes convictions »

Naama Al Alwani, journaliste syrienne

Dès sa sortie de prison, Naama n’oublie pas ses engagements : lutter encore et toujours contre le régime en place, à son échelle. “Personne ne me fera taire”, tonne-t-elle. Ainsi, pendant plusieurs années, elle continue de dénoncer les actes sanglants du régime en enregistrant des vidéos sur son téléphone, en réalisant des reportages vidéos et des articles, qu’elle garde pour elle. Mais le petit écran la titille toujours. Spécialisée dans la télévision, Naama Al Awani réalise des reportages pour le petit écran.

Elle collabore notamment avec Halab Today TV, une chaîne de télévision syrienne depuis septembre 2020. En plus de ses talents de présentatrice, la Syrienne a un profil très polyvalent : polyglotte – elle maîtrise l’arabe, l’anglais et a de bonnes bases en français, elle aide les chercheurs et journalistes étrangers qui la contactent pour faire de la traduction sur des sujets liés à l’actualité de la Syrie. Parmi les sujets traités, Naama a ses domaines de prédilection : “J’apprécie particulièrement tous les sujets de société qui concernent les réfugiés syriens et les femmes syriennes. Je me focalise principalement sur la révolution et sur ce qu’il se passe sur ce long conflit syrien qui dure depuis 2011”, explique-t-elle. Sa mère, qui vit actuellement au Liban, lui apporte une autre culture : “Je me sens syrio-libanaise”, sourit-elle.

Un départ pour développer sa polyvalence

Après ces longs mois, Naama décide de quitter sa Syrie natale pour rejoindre le Liban voisin, toujours dans l’optique d’y exercer son métier de journaliste. “J’ai pu travailler avec plusieurs médias sur place en tant que freelance, comme Al Jazeera magazine, Al Aan TV. Je voulais toucher à tous les médias pour développer ma polyvalence”, précise Naama. En plus de ses activités journalistiques, la jeune femme n’oublie pas la cause qui lui tient à cœur, en accompagnant les réfugiés installés dans des camps au Liban. La journaliste leur fournit notamment les premiers soins et contribue à distribuer des denrées alimentaires aux personnes les plus démunies.

Réfugiés syriens au Liban : un parcours du combattant pour survivre 
Au Liban, on estime le nombre de réfugiés syriens entre 1,5 et 2 millions, faute de données officielles, dont 805 000 sont enregistrés auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Cela fait du Liban l’État qui héberge le plus grand nombre de rescapés de la guerre civile syrienne par habitant. Ces réfugiés représentent environ 25 % du total de la population libanaise. Avant le conflit syrien qui a débuté en 2011, le pays du Cèdre accueillait entre 250 000 et 500 000 Syriens. 

Ils étaient alors pour une partie d’entre eux employés dans le BTP et l’agriculture particulièrement. Alors que le Liban continue de s’engouffrer dans une crise sociale et économique majeure depuis 2019, le pays est depuis plus de neuf mois sans président et avec un gouvernement démissionnaire. 82 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté et la livre libanaise a perdu plus de la moitié de sa valeur. Les conditions de vie des réfugiés syriens sont déplorables : selon le HCR, 90 % d’entre eux croupissent dans une situation de pauvreté extrême : ceux d’entre eux qui travaillent dans des champs et assurent les récoltes, par exemple, gagnent l’équivalent en livres libanaises de cinq dollars la journée.

Naama vivra dans le pays du Cèdre pendant sept ans. En tant que journaliste-reporter, elle a notamment collaboré avec le média syrien « Halab Al-Youm », pour informer de l’actualité des Syriens qui résident au Liban et en Turquie. En quittant le Liban en 2020, après avoir subi de plein fouet de la xénophobie, mais aussi les multiples crises du pays, Naama rejoint le territoire turc, où elle y résidera pendant sept mois. La journaliste continue de travailler pour « Halab Al-Youm » et le média « Watan », tout en entreprenant les démarches afin d’obtenir le visa, pour vivre en France. 

Après de multiples contacts avec l’ambassade française au Liban, elle obtient son précieux sésame en 2021, après deux ans et demi d’attente.  Elle rejoindra l’Hexagone la même année. Sa famille, quant à elle, continue de résider actuellement dans la ville de Tripoli, au Liban. “C’était très dur de les laisser, mais j’ai régulièrement de leurs nouvelles en visio. Pour le moment, je n’envisage pas de rentrer au Liban à cause de la situation locale très compliquée. Mais je garde toujours espoir pour un avenir meilleur”, lance Naama Al Alwani. 

Une adaptation contrastée en France 

Naama Al Alwani est arrivée en France le 15 juillet 2021. “J’ai choisi ce pays parce que je voulais uniquement la paix, je n’en pouvais plus de subir des pressions de la part du gouvernement syrien, je veux avoir la liberté de porter fièrement mes convictions. En France, il y a cette liberté d’expression”, clame-t-elle. La journaliste commence par découvrir la Normandie et en particulier la ville de Rouen, où elle habite avec une amie, pendant une dizaine de jours. 


“Après quelques recherches sur le web, j’ai découvert la Maison des journalistes et les combats de cette association qui milite notamment pour la liberté de la presse. J’ai rempli le formulaire d’admission et je m’y suis installée le 18 août 2021”, raconte Naama, soit tout juste un mois après son arrivée sur le territoire français. Elle réside au sein de la Maison des journalistes pendant une année. Le programme « Renvoyé spécial », qui consiste à raconter son histoire devant un jeune public de lycéens, lui tient particulièrement à cœur. “Je suis souvent positivement surprise par le public que je rencontre. Je trouve qu’ils ont des questions très pertinentes sur le fonctionnement de la liberté de la presse et moi j’apprends beaucoup sur leur manière de s’informer. Dans notre société, ce sont des sujets cruciaux”, développe Naama Al Alwani.

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J’ai beaucoup apprécié de vivre ces expériences et surtout de ressentir la curiosité de ces jeunes. Je sens qu’ils sont souvent captivés par ce que je raconte”, se remémore Naama Al Alwani. La journaliste retient également ce mixte de cultures qui lui a permis de tisser des liens avec d’autres journalistes de l’association. Naama Al Alwani a obtenu son statut de réfugiée en novembre 2021.

Entre octobre 2021 et octobre 2022, elle a suivi  des études dans la spécialité « Français langue étrangère » à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Elle a enchaîné avec une licence en cinéma, toujours dans le même établissement, entre juin 2022 et juillet 2023. Elle recherche actuellement un Master, sans savoir encore dans quelle spécialité. 

« Je dois choisir entre mon hijab ou ma carrière »

Naama Al Alwani, journaliste

La jeune femme, qui réside actuellement à Paris, souhaite trouver un travail dans le journalisme avec toujours une appétence pour l’univers de la télévision, mais se heurte à une difficulté majeure selon elle : le port du hijab. “On m’a déjà forcé à l’enlever, mais je ne veux pas. Le hijab fait partie de moi, de ma personnalité et de ma religion. Cela fait 18 ans que je le porte. Je suis donc confronté à un dilemme : je dois choisir entre mon hijab ou ma carrière”, déplore Naama.

Elle souhaite par ailleurs dénoncer un cliché: “Beaucoup font le rapprochement entre les extrémismes et le terrorisme, juste à cause d’un vêtement. Mais je ne suis pas terroriste, je ne cache rien !”, clame Naama. La journaliste souhaite réaliser une enquête journalistique sur les discriminations liées au port du hijab.

Elle rebondit par ailleurs sur une polémique qui a fait couler beaucoup d’encre au sein de tous les partis politiques en France : le port de l’abaya, qui est désormais interdit à l’école  par le ministre de l’Education, Gabriel Attal. “On voit finalement que les gens ne sont pas traités de manière équitable. En quoi l’abaya peut vraiment déranger une personne ?” 

La journaliste confie que des connaissances qui portent le hijab ont accepté de l’enlever, uniquement sur le temps professionnel. “Je suis juste un être humain, une personne normale. Ici une des premières choses que l’on me dit lorsqu’on me voit avec le hijab, c’est : ‘’Tu n’as pas trop chaud avec ça ? Mais oubliez-le et concentrez-vous sur ma personne!“, lance Naama dans un grand éclat de rire. “Mais dans d’autres pays, comme en Allemagne, la mentalité est différente. Je me rends compte qu’ici en France, je ne peux pas totalement exprimer ma spiritualité”, ajoute la Syrienne.

Pour autant, Naama Al Alwani ne se voit pas qu’ailleurs qu’en France, reconnaissant être  “fatiguée” d’être perpétuellement en mouvement.  “Mon corps est ici en France, mais ma tête est au Liban avec mes parents et mes proches”, explique-t-elle pour définir son état d’esprit.

En plein apprentissage de la langue française avec un niveau B2, Naama a encore plusieurs souhaits : stabiliser sa situation professionnelle, obtenir la nationalité française et revoir sa mère. Cela fait déjà deux ans qu’elles ne sont pas vues. “Sur le plan psychologique, je désire aussi avant tout que tout ce stress disparaisse une bonne fois pour toute”, conclut-elle avec un long soupir. Une différence qui peut se faire au mental, Naama en a désormais l’habitude. 

Par Chad Akoum 

Hong Kong : le « procès des 47 », symptomatique d’une société liberticide

Depuis 2020, la nouvelle loi sur la sécurité nationale hongkongaise (LSN) a conduit à l’emprisonnement de nombreux avocats, journalistes et magnats de la presse. Octobre 2023 marque le début du procès hors-normes de 47 défenseurs, qui seront jugés pour complotisme. Alors que la plupart des médias indépendants ont été liquidés, comment les journalistes vivent-ils la pression et la censure chinoises ? La liberté d’expression a-t-elle encore un pouls ? Explications. 

Juristes, avocats, journalistes, propriétaires de média, politiciens, activistes LGBT… Les 47 Hongkongais sur le banc des accusés ont des profils variés, tous ont en commun d’être de fervents démocrates. Arrêtés en 2021 pour « complot en vue de commettre une subversion », ces hommes et ces femmes encourent aujourd’hui de quelques mois de prison à la perpétuité. 

Les élections de 2020, la naissance d’une révolution

Leur faute ? Avoir organisé des primaires pour les élections législatives en 2020, jugées illégales par Pékin, qui voyait d’un très mauvais œil la tentative d’indépendance hongkongaise. En effet, les élections devaient permettre le renouvellement des membres du Conseil législatif de Hong Kong, considéré comme une « province spéciale » de la Chine. 

Mais les élus pro-démocrates remportent le plus de sièges face aux pro-Pékin lors des primaires, un cuisant échec pour la Chine, qui rejette immédiatement douze candidats. Pékin se lance dans la foulée dans une « chasse aux démocrates » encore d’actualité, ponctuée par des manifestations citoyennes historiques. 

Depuis, la Chine réprime sévèrement toute tentative pro-démocratique, ainsi que toute prise de position et de parole contre son contrôle. La liberté d’expression a énormément réduit et des dizaines de journalistes sont derrière les barreaux ou en attente de leur procès.  

Dans son rapport annuel du 18 août 2023, l’Union européenne revient sur la situation dramatique hongkongaise. Son haut représentant Josep Borrell rappelle que « tout au long de l’année 2022, la loi sur la sécurité nationale et d’autres réglementations ont continué d’être invoquées pour étouffer l’opposition et le pluralisme, ainsi que l’exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales à Hong Kong. »

«Le démantèlement du principe « un pays, deux systèmes » et l’érosion du haut degré d’autonomie dont jouit Hong Kong, des principes démocratiques et des libertés fondamentales qui étaient censées être protégées […] s’est poursuivie. »  En 2022, « 236 personnes avaient été arrêtées au titre de la LSN et d’autres actes législatifs liés à la sécurité, tandis que 145 personnes et 5 entreprises avaient été inculpées avec un taux de condamnation de 100% », explique l’Union.

« Outre les menaces juridiques, les journalistes et les médias de Hong Kong sont confrontés à des défis similaires à ceux d’autres pays d’Asie », nous explique un membre du comité de la Hong Kong Journalists Association. 

« Le paysage médiatique s’est fragmenté après la fermeture de plusieurs grands médias », notamment d’Apple Daily, Citizen News et Stand News, médias très populaires sur l’archipel. Le fondateur d’Apple Daily, Jimmy Lai, vient de passer le cap tristement symbolique des 1000 jours en prison. 

La Hong Kong Journalists Association (HKJA), fondée en 1968, a pour objectif de défendre la liberté de la presse, la protection et la formation des journalistes. Elle organise régulièrement des conférences et ateliers de formation, et se bat quotidiennement aux côtés des journalistes hongkongais pour leurs droits. « En tant que syndicat, nous visons également à l’élimination des obstacles à la diffusion de l’information », détaille le groupe sur leur site. La fermeture de médias n’est pas sans répercussion pour les journalistes de l’archipel, dont les perspectives professionnelles se sont drastiquement réduites. 

Certains se reconvertissent à la pige, d’autres se réfugient dans des « plateformes médiatiques de niche plus petites. » Néanmoins, « les petits médias ont parfois du mal à survivre financièrement en raison de l’absence de financement stable », dans un cercle vicieux qui ne connaît pas de fin.

La justice, arme redoutable de la Chine 

Autre menace que l’argent et l’absence de perspectives professionnelles, les pressions juridiques minent durablement le moral et le travail des journalistes. La HKJA en a déjà fait les frais : « notre président a été arrêté et accusé d’obstruction à la police cette semaine, en raison d’une interaction de 15 secondes au cours de laquelle il a simplement demandé pourquoi les officiers voulaient voir sa carte d’identité. Cela donne une bonne idée des hostilités auxquelles les journalistes sont confrontés ici », détaille le porte-parole.

Pourtant, il assure que « la HKJA fonctionne en toute intégrité. » L’organisation n’a jamais rien fait d’illégal, d’inapproprié ou qui s’écarte de nos statuts. Nous savons que le registre des syndicats de Hong Kong a contraint d’autres syndicats de la ville à se dissoudre pour diverses raisons », mais ils sont pour l’instant épargnés.

Des soutiens des 47 manifestant devant la salle d’audience. Une photo d’Anthony Kwan/Getty Images.

« Par le passé, nous avons reçu des demandes de renseignements de la part du registre concernant nos activités, ils n’ont rien trouvé à nous reprocher. Nous bénéficions d’un soutien considérable de la part de nos membres et de la communauté des journalistes à Hong Kong. Nous sommes convaincus que nous pourrons continuer à faire de notre mieux pour fonctionner et apporter notre soutien à tous les journalistes de Hong Kong. »

Une situation qui inquiète également la communauté internationale. Le ministre britannique des Affaires Étrangères, James Cleverly, a ainsi déclaré que « les autorités hongkongaises ont élargi l’utilisation de la loi sur la sécurité nationale bien au-delà » de ladite sécurité. Il s’est également dit « déçu » du non-respect de la démocratie sur l’île, évoquant une « situation critique » de son système juridique. 

Hong Kong perd 68 places dans le classement RSF en 2022

Dans les prochains jours, le « procès des 47 » déterminera si les Hongkongais seront emprisonnés ou non pour avoir seulement exercé leur droit à la liberté d’expression. Les quatre juges ont été « choisis par la Chine » selon l’association Hong Kong Free Press, tandis que la présence d’un jury, composée de résidents de l’île, a été écartée. 

Mais alors, la communauté internationale demeure-t-elle sourde à la crise hongkongaise ? Pas tout à fait. Si l’Australie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni accueillent des Hongkongais dissidents sur leur territoire, peu s’aventurent effectivement aux prises de paroles publiques et frontales, exceptée l’Union européenne et plusieurs institutions internationales.

Le comité des droits de l’Homme de l’ONU a pour sa part exprimé son inquiétude quant aux « possibilités de transférer des affaires de Hong Kong vers la Chine continentale pour les enquêtes et procès » ainsi que les emprisonnements, faisant craindre de terribles conditions de détention. Le comité a par ailleurs exhorté Hong Kong « à abroger sa loi sur la sécurité nationale. »

Une loi et des méthodes condamnées à l’internationale, mais sans autre mesure de contrainte. Aucune procédure de médiation par un pays-tiers n’a par exemple été discutée avec la Chine et Hong Kong, malgré la situation plus qu’alarmante.

Maud Baheng Daizey

Guatemala : la fin tragique du journal El Periódico

El Periódico, journal guatémaltèque fondé en 1996, a dû mettre la clé sous la porte avec l’emprisonnement de son fondateur, José Rubén Zamora, le 15 mai 2023. Il a signé le dernier édito du journal le même jour, qu’il a rédigé depuis sa cellule. Il y explique que les multiples procès intentés par l’Etat, également appelées “procédures-bâillon” ont tué son journal. Mais comment le quotidien le plus célèbre du Guatemala a-t-il pu disparaître en quelques mois ? Quel avenir pour la presse guatémaltèque ?

Six ans. C’est le nombre d’années que devra passer José Rubén Zamora en prison pour “blanchiment d’argent”, initialement accusé de « chantage et trafic d’influence » et condamné le 14 juin 2023. Zamora était incarcéré depuis près d’un an et encourait jusqu’à 40 ans de prison, requis par le parquet guatémaltèque, l’accusant d’être un véritable « maître-chanteur. »

Mais les 144 enquêtes ouvertes par le gouvernement sur les journalistes d’El Periódico depuis 2022 ont mis en lumière un objectif plus ambitieux des autorités : faire taire les acteurs de la presse, en particulier durant la période électorale.

Plus de 144 attaques en justice contre des journalistes 

El Periódico, habitué à dénoncer les mésactions du gouvernement depuis 26 ans, était dans le viseur des autorités depuis quelques années. Quotidien très prisé des Guatémaltèques et comptant près de 400 employés, El Periódico et ses journalistes ont souvent reçu des prix pour leurs enquêtes et révélations de scandales.

Mais depuis 2019 et l’arrivée des conservateurs au pouvoir, le journal était grandement menacé. Dès 2021, une enquête pour « conspiration » était ouverte contre José Zamora.

En avril 2022, le choc a foudroyé la presse guatémaltèque : José Zamora a été arrêté par les autorités pour à la suite de la révélation de plusieurs affaires de corruption impliquant le président candidat à sa réélection, Alejandro Giammattei. Incarcéré en août 2022, José Zamora attendra huit mois de plus avant son procès, débuté en janvier 2023. 

De nombreuses ONG et associations de défense de la presse ont réclamé alors sa libération, dénonçant un harcèlement judiciaire inédit à son encontre. Un timing pointé du doigt par les associations de défense des droits civiques et de la presse, notamment le Comité de Protection des Journalistes (CPJ).

L’ONG avait expliqué dans un communiqué du 15 mai 2023 que ces multiples procédures étaient « le résultat du harcèlement judiciaire et financier de l’administration présidentielle d’Alejandro Giammattei contre le fondateur du média, José Rubén Zamora, et ses journalistes pour leurs reportages critiques sur la corruption. » Le CPJ a également appelé à la libération immédiate du fondateur. 

José Zamora saluant les journalistes durant son procès, le 14 juin 2023. ©Johan Ordonez

José Zamora a lui-même signalé des « persécutions politiques », alors que trois de ses avocats avaient été emprisonnés en avril dernier. Le quotidien El Periódico a finalement été interdit de publication en mai 2023 et plusieurs dizaines de ses journalistes ont été sous le coup d’enquêtes judiciaires voire de procès pour « obstruction » et « désinformation », après avoir publié la nouvelle de l’incarcération du patron du quotidien.  

Pas de doute pour Reporters sans frontières, les accusations « fallacieuses » à l’encontre de Zamora étaient dues à un « harcèlement judiciaire » intense. Un acharnement qui avait concordé avec la réélection du président Alejandro Giammattei. Il avait en effet été réélu le 25 août 2023, dix jours après la condamnation de José Zamora. Son rival à la présidentielle Carlos Pineda, connu pour sa politique anti-corruption, avait été écarté des élections par le Tribunal Supérieur Electoral en mai 2023, le laissant sans véritable adversaire

La famille de Zamora ainsi que de nombreux journalistes du journal ont dû fuir le Guatemala de peur de finir également en prison. Les abondantes amendes infligées au journal ont fini par avoir raison de ce dernier en plus de l’interdiction de publication, signant sa liquidation. 

Les procédures-bâillons, arme redoutable contre la presse

L’Œil avait déjà évoqué les procédures-bâillons, nuisant gravement à la liberté de la presse, dans un précédent sujet pour alerter sur ce phénomène de plus en plus courant. Car depuis quelques années, des individus et de grands groupes usent des procédures abusives (ou infondées) pour faire taire les journalistes. 

Affaire la plus emblématique, le cas de la maltaise Daphné Caruana Galizia, journaliste d’investigation aguerrie et fondatrice du site d’information Running Commentary. Elle est connue pour avoir enquêté et exposé des affaires de corruption au sein du gouvernement maltais. De nombreux scandales mettaient en cause le Premier ministre de l’époque, Joseph Muscat, ainsi que l’entourage de ce dernier, provoquant l’ire de la population. Elle faisait l’objet de plus de 40 procédures judiciaires pour diffamation avant sa mort, « nourrissant un climat d’impunité favorisant son assassinat » selon des magistrats maltais.

Victime du même mécanisme, le journal El Periódico ne sera plus jamais lu par ses millions de lecteurs quotidiens. Depuis sa prison, José Rubén Zamora a écrit son dernier édito le 15 juin dernier. « L’Etat nous a tué », y affirmait-il. 

« Pendant toutes ces années, bien que nous ayons dû faire face à d’innombrables intimidations, agressions et harcèlements constants de la part des pouvoirs en place, “El Periódico” s’est efforcé d’offrir à ses lecteurs les meilleures informations pour comprendre la société et le monde dans lequel nous vivons. »

José Zamora a également évoqué les « 30 ans d’un combat infatigable contre la corruption, l’impunité, le narcotrafic, les abus de pouvoir, le terrorisme d’État et la misère », soufflés par les manigances judiciaires du gouvernement. « Mais ils ne nous feront pas taire ! » avait conclu l’homme.

Une véritable catastrophe pour les défenseurs des droits et des ONG, qui ont multiplié les prises de parole pour exprimer leur inquiétude. « C’est une menace pour toute la presse nationale. Ici au Guatemala, les opinions critiques ou le journalisme d’investigation sérieux ne seront pas autorisés à être publiés », avait expliqué le rapporteur de l’ONU Frank La Rue. « La fermeture du journal représente toujours un revers pour la liberté de la presse et fondamentalement pour la démocratie. »

Pour soutenir la demande de libération de José Rubén Zamora, cliquez ici.

Crédits photos : Johan Ordonez, El Periodico.

Maud Baheng Daizey

Liberté de la presse : la démocratie est-elle en danger ?

Ce mardi 19 septembre à la Bourse du travail dans le 3ᵉ arrondissement de Paris était organisé un colloque sur la thématique « Conditions de travail des journalistes : la démocratie est-elle en danger ? Quelles solutions ? ». L’objectif : échanger sans filtres avec plusieurs intervenants sur les différentes pressions exercées sur les journalistes et sur la fracture avec l’opinion publique. 

D’après la définition du CLEMI (Le centre pour l’éducation aux médias et à l’information), « Si la profession de journaliste consiste pour l’essentiel à rassembler, vérifier et mettre en forme des informations à destination du public, elle regroupe toutefois des réalités différentes, notamment en fonction des supports de publication et des époques ».  Des réalités qui peuvent aussi vite devenir complexes. Un journaliste peut-il effectuer ces tâches  dans de bonnes conditions de travail, dans une société actuelle fracturée, à l’heure où Ariane Lavrilleux, journaliste à Disclose, passe 39 heures en garde à vue ? C’est la question à laquelle ont tenté de répondre plusieurs intervenants, lors d’un colloque organisé par le groupe Technologia, ce mardi 19 septembre à la Bourse du travail, dans le 3ᵉ arrondissement de Paris, ayant pour thématique : « Conditions de travail des journalistes : la démocratie est-elle en danger ? Quelles solutions » ? Parmi ces intervenants  : Marion Denneulin, directrice de mission chez Technologia, un groupe spécialisé dans la prévention des risques et de l’amélioration des conditions de travail, Jean-Marie Charon, sociologue spécialisé dans les médias et chercheur associé à l’EHESS, Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde, Eric Valmir, Sécrétaire général de l’Information du groupe Radio France, Emmanuel Poupard, Secrétaire Général du Syndicat National des Journalistes (SNJ) et Jean-Claude Delgènes, Président Fondateur du cabinet Technologia.

Un baromètre aux chiffres explicites 

Dans un premier temps, Marion Denneulin, directrice de Mission au sein du groupe Technologia s’est focalisée sur les conclusions du quatrième baromètre effectué en 2022 sur les conditions de travail des journalistes, réalisé conjointement avec le Syndicat National des Journalistes. Parmi les chiffres clés, sur les 1102 répondants, 83% d’entre eux estiment qu’un manque d’effectif et / ou de moyens sont les causes d’une augmentation de la charge de travail. 

Le développement du numérique, utile en temps normal pour rajeunir le public cible d’un média, possède aussi une face sombre, puisque 77% des sondés déclarent que l’ultra polyvalence du numérique est une cause de surcharge de travail. La pression de la hiérarchie de la rédaction est aussi un autre facteur important pour 60% des répondants. Un bond de 7% par rapport à l’année 2018. L’un des envols les plus impressionnants concerne le fait de ressentir un manque de place au sein d’une rédaction, une compétition en interne pour faire passer des sujets : ils étaient 27% de journalistes à le déplorer en 2018, ils sont 36% à toujours le dénoncer en 2022. Le jeune public, quant à lui, délaisse de plus en plus les médias traditionnels pour s’informer : d’après la dernière étude de l’Insitut Reuters su les pratiques d’information en ligne, 20% des 18-24 ans utilisent le réseau social Tik-Tok comme première source d’information.

Ne pas pouvoir livrer une information de qualité 

Jean-Marie Charon, sociologue spécialisé dans l’étude des médias et du journalisme a ensuite pris la parole pour compléter ces chiffres.  Le spécialiste est par ailleurs auteur d’une nouvelle enquête, qui s’intitule « Jeunes journalistes, l’heure du doute » qui paraîtra le 19 octobre prochain, dans laquelle il donne la parole à ces jeunes journalistes, aujourd’hui las du métier et qui songent à se reconvertir dans une autre profession. « Dans mon enquête, j’ai interrogé une centaine de journalistes de moins de 30 ans. J’ai été frappé qu’un nombre important de  jeunes journalistes ont recours à un suivi psychologique qui se caractérise par des arrêts de travail court et font souvent face à un burn-out, suite à une accumulation de tâches », analyse Jean-Marie Charon, lors de ce colloque. Il tient à illustrer ses entretients par des pourcentages marquants : « Parmi cette centaine de journalistes, ils sont 16% d’entre eux à s’interroger de quitter la profession. 89% de ces jeunes journalistes ont côtoyé des personnes qui ont quitté la profession, ce qui peut influencer le choix final », complète t-il. Plus globalement, Jean-Marie Charon retient que ses témoins déplorent d’une même voix ce sentiment de ne pas pouvoir livrer une information de qualité, qui peut s’expliquer par un manque de temps pour recouper et vérifier les sources consultées, mais aussi face aux violences contre les journalistes, dans les manifestations ou sur les terrains de guerre. En 2022, l’UNESCO a par ailleurs dénombré 86 journalistes morts dans des pays en guerre.

Un manque de temps flagrant

Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde et Emmanuel Poupard, Secrétaire Général du Syndicat National des Journalistes (SNJ) dénoncent eux aussi en coeur le manque de temps flagrant des journalistes pour se consacrer pleinement à leurs missions. Pour l’illustrer, Louis Dreyfus prend l’exemple d’un journaliste du Monde, en charge de l’actualité politique, qu’il a côtoyé. « Lors de son pot de départ, il avait naturellement convié sa famille et donc ses enfants. À un moment dans son discours, ce journaliste se tourne vers l’un de ses fils et lui dit : ‘’je m’excuse de tout ce temps que je n’ai pas pu passer avec toi’’. Pour moi, cette seule phrase veut tout dire ». Afin d’éviter une trop grande rotation dans ses équipes, Louis Dreyfus explique qu’une équipe dédiée, basée à Los Angeles, se charge de traiter l’information et de réaliser de la veille médiatique, entre 23 heures et 6 heures du matin. Emmanuel Poupard, lui, s’indigne des remontés des journalistes qu’il fréquente : « Rendez-vous compte, on a des journalistes qui ne trouvent maintenant même plus le temps de recouper les informations, de les vérifier avant de les publier, tellement ils sont fatigués, acculés par la charge de travail. On parle quand même du cœur du métier ! Il y a un effondrement général du métier. Plus qu’une revalorisation salariale, en particulier pour les pigistes, il faut retrouver un traitement humain dans les rédactions qui soit digne de ce nom », lance-t-il. Le secrétaire général ne digère pas non plus le fait que lors des manifestations, des journalistes puissent avoir une protection rapprochée de policiers : « On est en France, pays des Droits de l’Homme », rapelle t-il d’un ton ferme.

« Mettre en place un vote auprès des journalistes »

Tous les intervenants ont en tête l’exemple de la grève historique du JDD, qui a duré six semaines, durant laquelle la quasi-totalité de la rédaction s’est mobilisée en vain contre l’arrivée de Geoffroy Lejeune au poste de directeur de la rédaction, ex de Valeurs Actuelles.  Eric Valmir, Secrétaire général de l’Information du groupe Radio France et membre du conseil d’administration de la MDJ, propose une solution concrète pour éviter que cette situation se reproduise dans d’autres rédactions : « Je pense qu’il faut réfléchir à mettre en place un vote auprès des journalistes, pour qu’ils puissent conforter le directeur de rédaction. C’est impensable de prendre ses fonctions dans un climat délétère et de défiance générale ! »

La peur de l’intelligence artificielle 

Avant de donner la parole au public, composé de journalistes de divers médias, mais aussi d’élus, la totalité des participants ont tenu à faire part d’une crainte légitime, dans l’ère du temps : le développement de l’intelligence artificielle. Aujourd’hui en effet, plusieurs logiciels permettent de faire dire n’importe quoi à n’importe qui. « Je pense que vous avez tous en tête les vidéos où l’on voit le Président Macron casquette à l’envers avec un timbre de voix frappant, ou encore celles où l’on voit Mbappé se faire engueuler par son père… La gestuelle, la voix… C’est une technologie qui peut sérieusement faire vibrer les fondations du journalisme », s’alarme Jean-Claude Delgènes, Président Fondateur du cabinet Technologia. Un cas concret peut en effet suscité l’inquiétude : l’entreprise Onclusive, spécialisée dans la veille médiatique, basée à Courbevoie, a décidé d’effectuer un plan social massif. Plus précisément, sur les 383 postes, 217 vont disparaître et être remplacés… par l’intelligence artificielle. Les salariés rédigent des synthèses et des revues de presse pour près de 900 clients, comme des entreprises du CAC 40 mais aussi des banques. « Aujourd’hui c’est nous mais demain ? Les professeurs, les journalistes, les traducteurs ? Quelle éthique y a t-il derrière tout ça ? », s’interroge un salarié, interviewé par Le Parisien. « Il faut davantage l’appréhender comme un outil, comme un complément qui peut notamment faire gagner du temps », ajoute Emmanuel Poupard du SNJ, lors du colloque. « Croire ce que l’on voit va devenir un dicton de plus en plus difficile à appliquer », soupire Éric Valmir.

Présents à mes côtés lors de ce débat, Chokri Chihi, journaliste tunisien et Alhussein Sano, journaliste guinéen, hébergés par la MDJ, ont particulièrement apprécié cet événement. « Pour moi, c’était une belle occasion de faire connaître les nombreux problèmes que rencontrent les journalistes, notamment le stress, les différentes maladies liées à l’angoisse. Mais je regrette un peu le manque de solutions apportées par les intervenants. J’ai entendu à plusieurs reprises ‘’je n’ai pas de réponses à apporter’’. Mais j’ai appris beaucoup de choses et j’ai été content de pouvoir retrouver un compatriote journalite tunisien à ce colloque », sourit Chokri Chihi.  Alhussein Sano a quant à lui été interpellé par la partie traitant de l’intelligence artificielle, tout en ayant une pensée pour les journalistes isolées : « En tant que journaliste, je ne peux être que marqué par cette technologie qui va bouleverser le métier. J’ai aussi apprécié que l’on évoque l’aspect du télétravail, qui a un impact non-négligeable sur la qualité du traitement journalistique ». D’après une étude mondiale réalisée en 2021 en plein confinement par l’agence britannique de relation presse au service de sociétés technologiques TouchdownPR, 24% des journalistes ont perdu une partie de leur activité, 65% ont reconnu travailler plus longtemps à domicile et 32% ont confirmé l’impact négatif du confinement sur leur santé mentale. 

Par Chad Akoum