FRANCE. La journaliste d’investigation Ariane Lavrilleux en garde-à-vue

Mise à jour : La journaliste Ariane Lavrilleux a finalement été remise en liberté ce mercredi 20 septembre, après une garde à vue qui aura duré au total 39 heures. Sur franceinfo ce vendredi 22 septembre, elle dénonce “une attaque claire, nette et précise contre la liberté d’informer. Tous mes outils de travail, dont mon ordinateur, ont été perquisitionnés. On a utilisé des outils de cybersurveillance pour fouiller mes mails. C’est une expérience très violente”. Jeudi 21 septembre, un ancien militaire a été mis en examen notamment pour détournement et divulgation du secret de défense nationale. Il est considéré par la justice comme l’une des sources d’Ariane Lavrilleux.

C’est une nouvelle qui a bouleversé le monde du journalisme français : la journaliste de Disclose, Ariane Lavrilleux, a été placée en garde-à-vue et son domicile a été perquisitionné mardi 19 septembre. En cause, ses révélations sur les “Egypt Papers” et les concessions de la France à la dictature du maréchal al-Sissi, ainsi que sur les multiples ventes d’armes françaises à l’Arabie Saoudite, gardées secrètes jusqu’en 2019. La Maison des Journalistes dénonce cette attaque manifeste contre la liberté de la presse et la protection des sources des journalistes. 

“Les journalistes de Disclose enquêtent pendant plusieurs mois, et en équipe, sur des sujets d’intérêt général trop souvent délaissés. Crimes environnementaux, délinquance financière, santé publique, lobby industriel, vente d’armes, violences sexuelles… Nos enquêtes exposent les dérives et les abus de pouvoir. Elles permettent de demander des comptes aux responsables et d’obtenir un impact positif pour la société”, explique le site d’information. 

Disclose, journal d’investigation en accès libre

Fondé en 2018 par Mathias Destal et Geoffrey Livolsi, le journal compte une vingtaine de journalistes collaborateurs ayant mis en lumière de nombreuses affaires, notamment la vente d’armes françaises utilisées dans le conflit au Yémen. Depuis, les enquêtes de Disclose percutent et font trembler le pouvoir. 

Un site d’information dont les membres sont sujets à de nombreuses plaintes, et Ariane Lavrilleux n’y a pas échappé. Elle avait participé à la révélation d’un scandale d’Etat, l’Egypt Papers, ainsi qu’à 4 autres articles. Elle y aurait dévoilé “des informations confidentiel-défense” selon les enquêteurs de la DGSI. 

Mardi 19 septembre à 6h00, une juge d’instruction et des membres de la DGSI, la Direction générale de la Sécurité intérieure, ont perquisitionné son domicile avant de la placer en garde-à-vue, dans le cadre d’une procédure d’exception. 

“L’Egypt Papers” avait en effet révélé une mission militaire secrète de la France en Egypte, l’opération Sirli. Initiée en 2015 par la France, cette opération a fourni “du renseignement aérien à la dictature du maréchal Abdel Fattah al-Sissi.” 

“Des informations qui, sous couvert de lutte contre le terrorisme, ont servi à mener une campagne de bombardements systématiques contre des civils soupçonnés de contrebande dans le désert occidental, à la frontière avec la Libye”, rapporte Disclose. 

Des révélations qui avaient mené à des plaintes de plusieurs ONG contre l’Etat français et mis des bâtons dans les roues de ce dernier. D’autres articles signés par la journaliste avait dévoilé des ventes d’armes françaises ou d’avions Rafale à l’Egypte, des contrats discutables et aux lourdes conséquences pour les civils et communautés ethniques visées. 

Nous avons publié ces informations confidentielles car elles étaient, et elles restent, d’intérêt général. Elles éclairent le débat public sur la réalité des relations diplomatiques de la France avec des dictatures.” 

Elles jettent une lumière crue sur des armes, fabriquées dans notre pays, et retournées contre des populations civiles, au Yémen et en Égypte. Qu’importe si ces révélations sont gênantes pour l’État français : Ariane doit être libérée au plus vite, sans aucune poursuite,” assène Disclose par newsletter ce matin.  

Pour soutenir le site d’investigation, vous pouvez cliquer sur ce lien.

Crédits photo : Disclose, Ariane Lavrilleux.

Maud Baheng Daizey

Procédures-bâillons : bientôt une nouvelle législation européenne ?

Depuis 2020, les institutions européennes s’inquiètent de la protection des journalistes dans l’Union, sujets au harcèlement judiciaire. La directive anti-SLAPP, aussi appelée “Loi Daphné” et actuellement débattue au Parlement, a pour objectif d’empêcher que les journalistes soient victimes de procédures judiciaires abusives. Quels en sont les dispositifs ? Pourra-t-elle suffire à protéger la liberté de la presse ?

Vincent Bolloré, Yevgeny Prigozhin, le Royaume du Maroc, Patrick Drahi (propriétaire d’Altice Media), Camaïeu, Total… Depuis quelques années, des individus et des grands groupes usent des procédures abusives (ou infondées) pour faire taire les journalistes. 

Affaire la plus emblématique, le cas de la maltaise Daphné Caruana Galizia, journaliste d’investigation aguerrie et fondatrice du site d’information Running Commentary. Elle est connue pour avoir enquêté et exposé des affaires de corruption au sein du gouvernement maltais. De nombreux scandales mettaient en cause le Premier ministre de l’époque, Joseph Muscat, ainsi que l’entourage de ce dernier, provoquant l’ire de la population. 

Le 16 octobre 2017, Daphné est assassinée alors qu’elle était en voiture. Une bombe est placée sous cette dernière, qui explose à quelques mètres de son domicile. Un meurtre dont la nouvelle fait immédiatement le tour du monde. 

A cause de ses enquêtes et révélations politiques, notamment sur l’entourage du Premier ministre Joseph Muscat (qui démissionnera en 2020), Daphné était la cible de 47 procédures judiciaires pour diffamation, qui auraient pu lui coûter des milliers d’euros en dommages et intérêts si elle avait été jugée coupable. 

Une situation désespérée et étouffante, reconnue par une enquête indépendante en 2021 : selon des magistrats maltais, le gouvernement a  « nourri un climat d’impunité favorisant l’assassinat de la journaliste », régulièrement sujette aux menaces de mort, et qui n’a jamais bénéficié de protection. Les menaces physiques allaient de pair avec l’intense harcèlement judiciaire dont elle a été victime jusqu’à sa mort. 

La loi anti-SLAPP, pourquoi faire ?

Les cas de procès abusifs ont en effet explosé en six ans, poussant l’Union européenne à réagir. La Pologne est le pays produisant le plus de SLAPPs (Strategic Lawsuit Against Public Participation), vite suivi par Malte puis la France. Pour rappel, la CASE, la Coalition contre les SLAPPs en Europe, a dénombré plus de 820 attaques abusives en justice depuis 2013. 

Une aberration pour l’Union européenne, qui lance en 2020 son plan pour la démocratie, sous la direction de la Commission européenne. Pour cela, la Commission prend des mesures en faveur « de la lutte contre la désinformation et de la liberté des médias. » 

Le meurtre de Daphné, qui a durablement marqué les esprits, conduit à des mesures plus concrètes, notamment la directive Anti-SLAPP de la Commission, surnommée « Loi Daphné ».

Elle impose « des règles communes concernant les garanties procédurales » à tous les Etats-membres. 

La directive permet aussi « le rejet rapide des procédures judiciaires manifestement infondées, les recours contre les procédures judiciaires abusives » ainsi que « la protection contre les décisions rendues dans un pays tiers. » 

Enfin, est prévue la création d’un « guichet unique » dans l’Union pour que les victimes puissent se signaler et obtenir de l’aide juridique. 

« Attendons de voir comment elle sera appliquée »

Le 27 avril 2023, le projet est présenté et débattu à la Commission européenne. Le 12 juillet, l’adoption de la directive est finalisée par un vote en Assemblée plénière lors du premier trilogue (négociations en trois actes entre la Commission, le Conseil et le Parlement). 

Pourtant aujourd’hui les négociations bloquent, notamment sur l’uniformisation de la directive entre les Etats-membres. 

Mais le rapporteur du Parlement Tiemo Wölken, espère pour sa part une adoption définitive d’ici décembre 2023. « Je pense que ce serait également un bon signe avant les élections européennes que nous indiquions une fois de plus que nous sommes vraiment du côté des plus faibles », avait-il déclaré en juillet dernier lors d’une conférence de presse sur les SLAPPs.

Depuis, de nombreux acteurs du monde politique, social et journalistique ont donné de la voix pour soutenir l’adoption de la directive. Pour le Premier secrétaire général du Syndicat National des Journalistes, Emmanuel Poupard, la directive demeure une petite victoire. 

Emmanuel Poupard explique pour la MDJ que « les pouvoirs publics européens se saisissent enfin de la question des procédures bâillons », qui minent le journalisme français. Le SNJ « espère néanmoins que la directive sera améliorée », bien qu’il voit sa création « d’un bon œil. » 

Il déclare également que le syndicat « attend une loi beaucoup plus protectrice, qui doit s’accompagner de mesures renforcées pour affirmer l’indépendance des journalistes. Et nous attendons de voir comment les pays vont l’appliquer, car il arrive que les Etats-membres réécrivent un peu les directives. »

Les Etats-membres, ennemis de l’anti-SLAPP ?

En effet, certains membres du Conseil des ministres de l’UE ont refusé la définition de « procédure bâillon » proposée par la Commission européenne, jugée « trop vaste ». La définition veillait à ce que les journalistes poursuivis dans leur propre pays puissent être protégés. 

Pour rappel, les SLAPPs sont majoritairement des affaires enregistrées dans un pays unique, et non pas plusieurs (les cas transfrontaliers). Mais les procédures transfrontalières, c’est-à-dire impliquant plusieurs Etats-membres, sont malheureusement les seules concernées par la directive

Par exemple, si les deux parties d’un procès-bâillon sont françaises mais que l’affaire impacte plusieurs Etats-membres (concernant des entreprises implantées à l’étranger notamment), le cas pouvait être considéré comme transfrontalier. 

Un point sur lequel le Parlement et le Conseil ne sont pas d’accord, préférant laisser les affaires nationales aux cours de justice compétentes. Il s’agissait pourtant d’un moyen pour la Commission d’englober le plus de SLAPPs possibles. 

Or, la plupart de ces procédures se réalisent dans un seul pays à la fois. Alors, comment protéger les journalistes lorsque les procédures sont exclusivement nationales ? Une question qui demeure malheureusement sans réponse à l’heure actuelle. Quant aux procédures transfrontalières, rendez-vous en décembre 2023, mois durant lequel le Parlement et le Conseil devront achever les négociations pour l’adoption de la directive.

Crédits photos : Civil Liberties Union for Europe

Maud Baheng Daizey

Rentrée 2023  : JARIS, un centre de formation qui prône l’inclusion 

En cette période de reprise scolaire, JARIS accueille pour sa rentrée 2023 treize nouvelles personnes en situation de handicap physique, psychique ou avec des troubles du développement. Focus sur un centre de formation unique en France, avec son fondateur, Eric Canda.

Un bénéficiaire de la formation JARIS, lors d’un atelier de montage vidéo ©JARIS

Il n’y a pas que les jeunes écoliers qui pourront entendre la traditionnelle cloche de l’école, synonyme de rentrée scolaire. Au sein du centre de formation JARIS Act’Pro, qui effectue sa 18ème rentrée depuis 2005, ce sont treize personnes, des hommes et des femmes, en situation de handicap physique, psychique, ou avec des troubles du développement et d’autres autonomes âgés de 18 à 35 ans qui sont accueillis ici.

Le centre, situé au Plessis-Trévise dans le Val-de-Marne, mise depuis presque deux décennies sur l’inclusion. Son fondateur, Éric Canda, diplômé de l’École Nationale Louis Lumière, réalisateur de courts-métrages et lui-même en situation de handicap suite à une inflammation des articulations, a décidé d’ouvrir et de développer JARIS (« Journalistes Apprentis Reporters Interviewers Solidaires ») dans un but précis : garantir l’égalité des chances. 

Une salle de classe à l’intérieur du centre JARIS ©JARIS

« On sait que les personnes en situation de handicap peuvent rencontrer beaucoup  de difficultés dans l’apprentissage, puis dans la vie professionnelle par la suite, avec des entreprises qui ne s’adaptent pas toujours à elles. J’ai voulu créer JARIS avec toute une équipe qui soit la plus pédagogue possible pour que les personnes que nous accompagnons puisse vraiment avoir du concret dans et après leur formation », explique le cinéaste.

Les formations, qui concernent les domaines des médias, du journalisme, de l’audiovisuel, du cinéma, de l’image animée et du jeu vidéo se déroulent au total sur 490 heures réparties en 70 jours sur 4 mois, avec un stage de professionnalisation rémunéré de trois à six mois. Ce stage se déroule en immersion totale dans une entreprise adaptée selon le profil et le parcours du bénéficiaire. 

Un centre de formation qui s’adapte à tout type de handicap

18% :  ce chiffre a récemment été mis en lumière dans un communiqué publié par l’Unapei, premier réseau français de défense des personnes avec trouble du neuro-développement, polyhandicap et handicap : il s’agit du pourcentage d’enfants ou adolescents en situation de handicap qui « n’ont aucune heure de scolarisation par semaine ». Eric Canda, lui, ne peut pas supporter que des personnes puissent être pénalisées à cause de leur handicap.

« Notre priorité, c’est vraiment le bien-être général de tous nos bénéficiaires », insiste le fondateur de JARIS. Ainsi, le centre de formation est entièrement adapté à toute forme de handicap, avec par exemple une accessibilité prévue pour les personnes en fauteuil roulant, mais aussi une signalétique adaptée pour les personnes malvoyantes. 

Pour Éric Canda, toutes les spécialités proposées par JARIS ont des objectifs communs : « On a mis en place tout un panel de spécialisations qui permettent dans un premier temps d’acquérir les fondamentaux d’un métier, d’avoir un point de vue critique, mais aussi d’avoir une expérience concrète en entreprise avec le stage en immersion. Il permet de se professionnaliser dans les métiers de l’audiovisuel ». 

Un bénéficiaire de JARIS dans un studio de tournage. ©JARIS 

Une formation gratuite pour les bénéficiaires 

Pour dispenser ses ateliers, JARIS Act’Pro fait appel à des experts dans leur domaine. « Nous proposons à nos bénéficiaires des enseignements dispensés par des professionnels reconnus qui sont toujours en activité, comme la chroniqueuse Laëtitia Bernard, qui est non-voyante ou encore Yves Dewulf,  qui a été photographe et journaliste à France-Soir et qui est actuellement journaliste reporter d’images (JRI) à France 3. Il a plus de 10 000 reportages à son actif », développe-t-il. 

Chaque intervenant a une même mission : partager sa passion, tout en s’adaptant à chaque handicap. « En cette nouvelle rentrée, nous accueillons notamment deux personnes tétraplégiques. Nos locaux sont bien évidemment adaptés pour les recevoir et pour qu’ils puissent circuler en fauteuil. Pendant plusieurs rentrées, nous avons aussi eu plusieurs bénéficiaires qui sont autistes Asperger. La règle est simple : prendre le temps avec chaque élève et être le plus pédagogue possible », détaille Éric Canda.

C’est bien pour cela que le fondateur de JARIS préfère accueillir des effectifs réduits de douze personnes, (treize cette année, “au vu de la grande qualité des candidatures”),  afin que chacun puisse avoir un apprentissage à son rythme et personnalisé.

« Cette année, nous avons reçu 72 candidatures. Nous organisons différents entretiens, que cela soit en distanciel et en présentiel, afin que notre équipe soit sûre de la cohérence et du projet souhaité du candidat », distille Éric Canda. 

Dans les couloirs du centre de formation JARIS. ©JARIS 

JARIS accompagne ses bénéficiaires jusqu’à ce que ces derniers puissent trouver un emploi, ce qui peut parfois prendre deux, voire trois années. « Le coût de l’accompagnement s’élève à 12.500 euros par personne, mais il est intégralement pris en charge par nos partenaires médias, M6, France Télévisions, TF1, Radio France, Arte France ou encore France Média Monde, ainsi que Pôle Emploi et les différents conseils régionaux », précise Eric Canda. Les douze bénéficiaires n’ont ainsi rien à débourser. 

Des ateliers divers et variés 

Le centre de formation JARIS propose un large panel d’ateliers. Éric Canda a pris la décision de miser sur des cours pratiques et ludiques, comme des ateliers d’expression orale, de diction, de gestion du stress et de ses émotions, de comportement face à un interlocuteur, d’affirmation de soi, ou encore des mises en situation d’un entretien d’embauche. « Le but de ces ateliers, c’est vraiment que nos bénéficiaires se sentent le moins bloqués possible par leur handicap et gagnent de plus en plus confiance en eux », affirme le créateur de JARIS. 

Des bénéficiaires de JARIS, lors d’un atelier de journalisme dispensé par le centre de formation. ©JARIS 

Le centre mise aussi beaucoup sur la dramaturgie, cet art de composer une pièce de théâtre… dont les treize bénéficiaires sont les principaux protagonistes. « C’est effectivement comme au théâtre, les douze personnes se mettent en scène en déterminant des obstacles qu’ils doivent eux-mêmes franchir », détaille Éric Canda. « Le premier aspect qui vient, c’est naturellement leur handicap. Ils doivent trouver les ressources pour le surmonter. Bien-sûr, on les accompagne, on ne les laisse pas livrer à eux-mêmes ! », sourit-il.

Accompagnés, notamment par Hélène Blondel, professeur de théâtre et de cinéma et comédienne depuis maintenant dix ans. « L’activité théâtrale permet de se surpasser et de repousser sans cesse ses limites, c’est un très bon exercice pratique, qui peut permettre à chacun de se découvrir des facettes parfois insoupçonnées », souligne Éric Canda.

Chaque semaine et à la fin de tout atelier, les participants de la formation JARIS sont évalués sur l’évolution des compétences acquises.  L’occasion de maintenir un suivi des connaissances assimilées par les bénéficiaires. 

Eric Canda se dit « très fier de la pérennité de cette structure, unique en France ». Il nourrit toutefois un petit regret : ne pas avoir réussi encore à trouver des partenariats pour développer d’autres structures semblables.

En 18 années d’existence, JARIS revendique plus de 80% de parcours d’insertion positifs. Le centre de formation a accompagné au total 240 personnes, « dont 196 sont actuellement en emploi ou ont repris des études », précise le site de JARIS. 
Si vous désirez postuler pour la prochaine session, vous pouvez vous rendre sur le site www.jaris.fr et cliquer sur l’onglet “inscription”. 
Des bénéficiaires de JARIS en pleine séquence de tournage. ©JARIS

Crédits photos : ©JARIS

Un article de Chad Akoum – Service Civique à la MDJ –

Les résidences de journalistes, fer de lance de l’EMI ?

Avec l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, la France prend conscience que les élèves saisissent mal ce que représente la liberté d’expression et de la presse. En réponse, le ministère de la Culture a lancé en 2016 les « résidences de journalistes », projets d’éducation aux médias et à l’information que l’on retrouve aujourd’hui dans toute la France. Véronique Holgado, responsable du service culture de la Communauté de Communes du Pays de Mormal,  nous détaille les missions des résidences. 

Réchauffement climatique, coronavirus, 5G, guerre en Ukraine… Les thématiques où foisonnent les fake news sont très nombreuses. Tant que des grands journaux ont créé de nombreux « fact-checkeurs » dans leur rédaction, et que des médias entièrement consacrés aux fausses informations sont nés. 

D’un autre côté, plus d’un Français sur deux ressentent de la « méfiance » envers les médias et l’information en général. Une situation dramatique qui peut être résolue grâce à l’EMI, l’Education aux Médias et à l’Information. Des programmes, séminaires et guides pratiques fleurissent dans toute la France, notamment les résidences de journalistes. 

Quatre mois consacrés aux conférences et formations

[Les résidences de journalistes sont portées par les DRAC, les Directions Régionales des Activités Culturelles. La résidence de journalistes est née d’un accord tripartite, incluant les DRAC, les collectivités territoriales et le ministère de la Culture. Au Pays de Mormal, « le territoire est engagé dans un CLEA », un Contrat Local d’Éducation Artistique, depuis 2016. Ainsi, deux résidences artistiques se tiennent tous les ans durant quatre mois chacune.]

Pendant ces quatre mois, les journalistes professionnels sélectionnés (un seul par résidence) ont pour objectif de toucher le public le plus large possible et de l’interroger sur des questions liées à la liberté d’expression et au journalisme. Pour Véronique Holgado, la résidence est née sur son territoire à la suite d’une journée de présentation du projet par la DRAC. « Nous vivons aujourd’hui dans un monde rempli d’informations, où les jeunes et moins jeunes sont confrontés à cette “avalanche” qu’ils ne savent pas toujours comment interpréter, ni quoi croire”, explique Madame Holgado. « Il nous semblait intéressant de tenter cette aventure avec une résidence EMI. » 

Plus de 1000 citoyens informés en deux mois 

Avec la journaliste Valérie Rohart, sélectionnée pour porter et animer le projet, la résidence rencontre un franc succès. Grand reporter RFI de 1989 à 2013, Valérie Rohart est une journaliste aguerrie et spécialisée dans les relations internationales. Elle obtient deux prix pour son reportage « Paroles de femmes afghanes » en 2003. 

Elle est la première journaliste à accepter une des missions à Dunkerque en 2016, puis au Pays de Mormal, où elle continue son programme d’EMI. En 2023, une nouvelle résidence testée durant deux mois avec la DRAC a vu le jour, et s’est tenue du 3 avril au 6 juin dans les différentes communautés du Pays de Mormal, dans le département Nord, frontalier de la Belgique.

Valérie Rohart y a animé huit conférences, créé et monté des reportages audio dans trois écoles et deux bibliothèques, conduit de nombreuses séances de formations EMI dans quatre écoles (collèges et lycées) ainsi que dans une association.

Plus de 1100 personnes ont pu bénéficier du dispositif en 2023 dans la région Hauts-de-France. Des interventions ont également été faites dans les maisons de retraite. Toutes les activités ont pour thème l’EMI, en passant par le décryptage d’un journal télévisé, la bonne pratique des réseaux sociaux, l’initiation au dessin de presse, le reportage, la définition du métier de journaliste…

« Ce fut une très belle réussite avec Valérie (beaucoup de demandes, de besoins, d’envies d’interventions) », commente Véronique Holgado. « A la suite de ce succès, nous avons donc décidé de nous engager dans ce type de résidence, en plus des résidences artistiques, pendant trois ans minimum, et sur le même schéma que le CLEA. » 

Une résidence bien organisée

« Nous préparons un appel à candidatures conjointement avec la DRAC et recevons les candidatures », nous explique Véronique Holgado. Un comité de pilotage composé de « techniciens, d’élus, de la DRAC, de l’Éducation nationale et d’autres partenaires, se charge d’analyser les candidatures et de sélectionner le ou la journaliste (après un entretien). » 

Photo de Nijwam Swargiary.

Composé d’un binôme dont Véronique Holgado fait partie, le service culture a pour vocation d’accompagner le ou la journaliste dans son projet. Madame Holgado est donc la responsable du service culture, et est accompagnée d’une médiatrice. Celle-ci « est plus sur le terrain et elle suit plus précisément les résidences, même s’il nous arrive à toutes les deux de les accompagner. » 

Une fois la candidature de Valérie Rohart validée, le service culture a contacté différents partenaires : « collèges, lycées, bibliothèques, municipalités, EHPAD… » détaille Véronique Holgado. 

« Nous avons convenu de rendez-vous et les avons mis en contact. Nous sommes très souvent présentes, l’une ou l’autre au 1er rendez-vous mais ensuite, le ou la journaliste est autonome et gère elle-même son planning (nous avons un Google agenda commun). Nous nous retrouvons sur des temps forts, des moments où elle a besoin de notre présence », notamment pour les bilans. « Nous essayons d’être présentes et disponibles au maximum », précise-t-elle. 

Une édition 2023 qui a rencontré un fort succès, et qui assure un bel avenir à la résidence. « Il y a beaucoup de demandes notamment par les CM (écoles primaires) avec qui nous sommes en lien grâce à la conseillère pédagogique de l’Éducation nationale du premier degré. » 

Même son de cloche du côté des plus âgés : « Les résidents en EHPAD ont beaucoup apprécié les interventions de Valérie et nous avons aussi remarqué que nous touchions un nouveau public, qui ne vient pas forcément sur nos spectacles. Il y a de la demande en ce qui concerne ce type d’interventions. » 

Pour 2024, la résidence basée sur l’essai 2023 sera pérennisée au vu de son succès. Le ou la journaliste « utilisera également le média vidéo et créera des petits films et des bandes-son. » Jusqu’alors, seuls les médias écrits et radio étaient exploités. 

De nouvelles collaborations viendront aussi nourrir les prochaines éditions : « nous sommes en lien avec Laurence Gaiffe de l’ESJ de Lille (NDLR : journaliste et responsable pédagogique), avec qui nous montons un partenariat EMI, en collaboration avec le Centre Social de Landrecies » toujours dans le département Nord, détaille Véronique Holgado. 

« Le partenariat se constitue d’une journée de sensibilisation à l’EMI pour les encadrants, les personnels du Centre Social, nous-même et d’autres partenaires. » Il comporte également « cinq à huit séances de stage vidéo EMI avec des reporters du Centre social de Landrecies (aux côtés un journaliste qui leur fera faire des interviews et de l’éducation à l’image). » 

Un programme exhaustif qui finira par recouvrir tous les champs du journalisme. Grâce à un tel dispositif, les résidents du Pays de Mormal peuvent bénéficier d’une véritable éducation aux médias, de façon plus égalitaire et sans égard pour l’âge. Pas de doute, les résidences de journalistes pourraient devenir le meilleur outil pour l’EMI en France. 

Crédit photo : Ministère de l’Education, Académie de Nice.

Maud Baheng Daizey

PORTRAIT. Farhad Shamo Roto, Ézidi « apatride dans mon propre pays »

Toujours accompagné de son fidèle sourire aux lèvres, Farhad Shamo Roto respire la joie de vivre. Lauréat 2023 de l’Initiative Marianne et fondateur de l’association « Voice of Ézidis », Farhad aide aujourd’hui les réfugiés Ukrainiens à trouver un foyer d’accueil. Des montagnes du Sinjar à l’Elysée, Farhad n’a cessé de se battre pour son peuple et les droits humains. Rencontre avec le défenseur des droits pour l’Œil de la Maison des Journalistes.

Malgré les épreuves et obstacles, le quasi trentenaire Ézidi continue de tracer sa route avec une énergie folle. Il a fait de sa communauté sa vocation, ou plutôt la liberté de son peuple.

Minorité réprimée en Irak, les Ézidis craignent que leur histoire et culture ne disparaissent avec les génocides.

Un peuple millénaire harcelé et massacré

Ézidis et non Yézidi, comme le veut l’erreur internationale. Car le terme « Yézidi » est incorrect pour la communauté concernée : à travers cette appellation se cache une manipulation politique, afin de catégoriser les Ézidis en tant que groupe terroriste.

« Le mot Ézidi est la bonne version. Il date des époques sumérienne et babylonienne et est dérivé de Khuday Ez Dam, qui signifie « J’ai été créé par Dieu », nous confie Farhad.

« Mais au cours des dernières décennies, les érudits et les médias ont associé les Ezidis à Yazid Bin Mawia, le deuxième calife du califat omeyyade qui s’était opposé au prophète Mahomet. »

Un usage qui coûtera très cher au peuple Ezidi, car des conflits très anciens entre Yazid Bin Mawia et Mahomet divisent toujours l’Irak.

« Nous ne devrions donc laisser personne nous associer à un tel conflit qui n’a pas de fin. Nous sommes issus d’une communauté remontant aux anciennes civilisations mésopotamiennes. C’est pourquoi j’écris notre nom en tant qu’Ezidi et j’encourage les autres à faire de même. »

« Je suis né en 1994, dans un village du nord de l’Iraq, dans la région de Sinjar. Nous étions une famille de fermiers qui cultivait l’ail, et notre seule source de lumière était celle du jour. »

« J’ai été un des premiers de mon village à accéder à l’école sous le régime de Saddam Hussein, et j’ai même obtenu mon diplôme avec mention. »

Etant un Ézidi et considéré comme indigène, Farhad a été longtemps victimes d’harcèlement et de brimades de la part de ses camarades.

Sa communauté connaissait et connait toujours des vagues de violences extrêmes de la part du reste de la population.

Les Ézidis pratiquent en effet une religion non-musulmane, ont leur propre langue et disposent d’une culture spécifique.

Sous le commandement de Saddam Hussein, le gouvernement a tenté d’assimiler les Ézidis, notamment en leur faisant abandonner leurs us et coutumes et en les convertissant de force à l’Islam.

Les groupes terroristes islamiques, eux, prônaient leur disparition totale.

« Les pleurs des mères ne quitteront jamais mon esprit »

Un échec suivi d’une violente répression à partir de 2014. « L’Etat Islamique nous a harcelés, torturés, puis a eu recours aux massacres et génocide, reconnu par l’ONU en tant que tel. Petit, je vivais dans des montagnes isolées, mais nous entendions parler des massacres en permanence. »

Du 3 au 15 août 2014, les Ézidis plongent au fond de l’enfer. L’Etat islamique décide de procéder à une purge ethnique, coûtant la vie à 5 000 personnes au minimum, et conduisant à l’exil de plus de 300 000 Ézidis. Plus de 5 000 femmes ont également été enlevées et vendues comme esclaves sexuelles.

Des chiffres qui ne cessent de grimper au fur et à mesure des langues qui se délient et des recherches indépendantes.

« J’étais un sans-abri, un apatride dans mon propre pays », témoigne avec émotion Farhad, qui était alors en première année à l’université où il étudiait la biologie.

Impossible de retourner dans son village natal, même aujourd’hui. « Ma famille et moi-même n’avons survécu que par miracle. »

« Nous étions piégés, l’unique voie de sortie était dans les montagnes, dans un corridor traversant la Syrie avant de remonter vers l’Irak. Nous nous sommes retrouvés dans des camps de déplacés internes. »

Ces camps, mis en place par l’ONU au début du génocide, restent un enfer pour les réfugiés. « J’y ai vécu 3 ans et demi avec ma famille. »

« Beaucoup de réfugiés se suicidaient, nous étions terrorisés et perdus. J’ai vécu cette expérience comme des années de prison. Les hurlements et pleurs des mères ne quitteront jamais mon esprit. »

Impossible pour autant que Farhad de rester cloîtré dans sa prison : le jeune homme s’active, monte un réseau pour aider les nouveaux arrivants au fil des années à s’installer, et met sur pied avec des camarades un millier de tentes.

« Je m’étais lancé dans la biologie car mon village avait besoin de personnes compétentes en soins médicaux. » Sans aide extérieure, les déplacés doivent se procurer leurs denrées alimentaires et autres fournitures.

« Je n’avais pas le choix, je devais régulièrement traverser la frontière pour ramener à manger à ma famille. Et pour pléthore de volontaires, il s’agissait d’un aller sans retour. »

« L’Etat Islamique nous bombardait et nous tirait dessus lorsque ses membres nous apercevaient. Toutes ces expériences ne m’ont donné que plus envie de dédier ma vie aux autres. »

La Drôme, surprenant havre de paix pour les Ézidis

Au bout de trois longues années, une lumière d’espoir jaillit au fond du tunnel. L’un des oncles de Farhad est alors le garde du corps d’un diplomate positionné en France, et négocie depuis août 2014 la venue de son neveu.

Son oncle y a échappé de peu lui-même, et parviendra à extraire Farhad et ses parents du pays. « Des groupes de volontaires dans la Drôme acceptent de nous accueillir chez eux, mais obtenir notre visa nous prend un an. En 2017, nous nous envolons alors pour la France. »

Il atterrit avec sa famille à Grane, non loin de Valence. Grâce à des organisations telles Val de Drôme Accueil Réfugiés, des familles entières peuvent fuir le génocide et savourer la paix.

Plus de 80 familles sont ainsi hébergées dans le département depuis 2015. Aujourd’hui, la France accueille plus de 10 000 Ézidis sur son territoire.

Après quelques mois dans la Drôme, Farhad s’installe à Lyon pour quatre semaines. Il saisit l’opportunité de se rendre sur Paris en 2018, grâce à un service civique jusqu’en 2019.

Il y fait la rencontre de Mario Mažić, co-fondateur de l’ONG « Youth Initiative for Human Rights in Croatia » et enregistre en 2019 son association « Voice of Ézidis » (VOE) dans la capitale française.

Paris lui permet par ailleurs de faire grandir VOE, chose qu’il ne pouvait pas faire dans la Drôme.

Pourtant en activité depuis plusieurs années, il avait par le passé tenter d’enregistrer VOE en Iraq, sans succès : il devait changer le nom de l’organisation, ce qui revenait à lui faire perdre son essence-même.

Mais sous le manteau, en Iraq comme en France, Farhad Shamo Roto soulève des montagnes pour aider ses compatriotes. « J’ai travaillé sur de nombreux cas très divers », explique-t-il le regard au loin, se remémorant le passé.

« J’ai fourni des conseils juridiques, en aidant les survivants installés en France à remplir leurs papiers et à s’intégrer, j’ai organisé de nombreux événements pour lier les communautés françaises et Ézidis en France. »

« Nous nous sommes mobilisés pour aider la communauté durant la pandémie, j’ai parfois été un support financier… » Enumère-t-il. Au total, plus de 500 familles bénéficient de son aide, même durant la pandémie.

Mario Mažić, avec qui il garde un lien fort, l’appelle par une belle après-midi de juin 2020 pour lui parler du programme initié par la fondation Obama, appelé « European Leaders. »

Selon Farhad, « Mario était persuadé que je pouvais faire partie du programme. J’ai donc passé une interview et j’ai été sélectionné. »

European Leaders et Initiative Marianne, le tournant international

Fort de ses expériences, d’un master Relations Internationales à l’HEIP et de sa volonté inarrêtable, Farhad est sélectionné pour participer au « Leaders Programs » en 2020, pour une durée de six mois.

Celui-ci a pour objectif « d’inspirer, de responsabiliser et de mettre en relation » des activistes et défenseur.es des droits des quatre coins du globe, à l’instar de l’Initiative Marianne.

Le premier stage a été un « très bon entraînement en défense des droits » pour Farhad, qui souhaite développer son organisation VOE à l’internationale, et qui lui a permis de solidifier son carnet d’adresses.

« Ce programme a été un véritable tournant pour moi. Les autres participants font partie de ma famille maintenant, nous nous serrons vraiment les coudes ! »

Il y rencontre le Biélorusse Nick Antipov, défenseur des droits LGBTQ+. Les deux hommes sympathisent et gardent contact, animés par la même passion pour l’humain.

Ravi de son expérience, Farhad se mobilise pour trouver un stage similaire : il finit par être sélectionné pour la promotion 2023 de l’Initiative Marianne, où il a postulé en décembre 2022.

Lancée en décembre 2021 par le président Emmanuel Macron, l’Initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme est un programme qui comporte trois volets. Le premier est international, comprenant le soutien des défenseur.es des droits humains dans leurs pays respectifs par le biais du réseau diplomatique français.

Un volet national, impliquant l’accueil en France pendant six mois de défenseur.es des droits humains issu.es du monde entier pour permettre leur montée en compétence et leur mise en réseau, est également de mise. Enfin, un volet fédérateur vise la constitution d’un réseau international des acteurs de la défense des droits humains à partir des institutions (associatives, publiques, privées) françaises.            
   
Ces défenseurs et défenseures des droits humains venus du monde entier peuvent, durant six mois, construire et lancer leur projet en France. Cette année, treize personnes de diverses nationalités ont été primées pour leurs combats : la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, le Venezuela, l’Ouganda, la Russie, le Mali, le Bangladesh, le Bahreïn ou encore le Pérou ont été mis à l’honneur pour cette édition.

Après avoir reçu quatorze femmes l’année dernière, c’est au tour d’une promotion mixte d’être accueillie en France dans le cadre de l’Initiative. Les lauréats accéderont à un programme de formation afin de renforcer leurs capacités et leur engagement dans leur pays d’origine ou en France, qu’il soit en faveur des droits des minorités, de la liberté de la presse et d’expression, des droits civiques et politiques, des droits des femmes ou encore des droits environnementaux.

Grâce au programme, les lauréats peuvent développer leur association ou leur travail depuis la capitale française, ainsi que tisser un solide réseau de défenseur.es des droits. Un moyen pour la France de fédérer les lauréats et de faire rayonner son action à l’étranger. Depuis 2022, la Maison des journalistes et l’Initiative Marianne s’associent afin de renforcer les échanges entre journalistes exilés et défenseur.es des droits humains du monde entier.

« J’ai pu participer à l’Initiative grâce à des référents qui ont appuyé ma candidature », précise le jeune homme.

« Pendant six mois, j’ai encore mieux développé mes compétences en défense des droits, gestion d’association, agrandi mon réseau d’institutions et ONG nationales et internationales. Au final, l’Initiative se poursuit bien au-delà des six mois. »

La guerre en Ukraine, triste écho à sa vie

Lorsque l’invasion de l’Ukraine est déclarée par la Russie le 24 février 2022, Farhad et son ami Nick sont effondrés. Co-fondateur du projet anti-discrimination MAKEOUT, Nick Antipov est bien renseigné sur les questions d’exil et de migration forcée.

Les deux s’interrogent : comment venir en aide aux milliers d’Ukrainiens qui seront bientôt obligés de se déplacer loin du conflit ?

Se souvenant du système d’accueil dans la Drôme, où des familles françaises hébergent des Ézidis, Farhad mobilise avec l’aide de son ami la société civile. Objectif, trouver des foyers pour les familles et civils ukrainiens au plus vite.

En quelques jours, l’association ICanHelp est montée : le site internet enregistre des centaines de visites par jour, et comptabilise autant de demandes. Aujourd’hui, plus de 13 000 hôtes ont ouverts leur porte.

L’interface permet en effet aux Ukrainiens de se signaler et aux hôtes, de proposer leur domicile comme refuge. Nick et Farhad se chargent de la mise en relation.

« Très vite, nous sommes devenus le lien entre les deux parties en France, nous avons reçu énormément de soutien. L’Union européenne, le Canada, l’Allemagne, la Turquie se sont joints au programme. Un Français a même hébergé 20 familles à lui seul ! »

Toujours très attaché à son travail pour la cause Ézidie, Farhad continue d’aider les réfugiés de sa minorité en France.

Il est actuellement en collaboration avec l’ONU afin de protéger son peuple en Irak, où ils ne bénéficient d’aucun statut.

« L’ONU nous permet d’être entendu et d’avoir une voix au chapitre de nos vies », qu’il espère seront bientôt « paisibles. »

Le mois prochain soufflera le triste anniversaire des neuf ans du génocide. Farhad organise des commémorations en France avec une vingtaine d’autres associations Ézidies. Ces dernières ont par ailleurs lancé un appel à l’Irak pour la reconstruction de la région de Sinjar, leur maison natale.

Crédit photo : Marcus Wiechmann.

Maud Baheng Daizey

PORTRAIT. Farhad Shamo Roto, Ézidi “stateless in my own country”

Always accompanied by his trusty smile, Farhad Shamo Roto exudes joy of life. Winner of the 2023 Marianne Initiative and founder of the “Voice of Ézidis” association, Farhad now also helps Ukrainian refugees find a home. From the Sinjar mountains to the Elysée Palace, Farhad has never stopped fighting for his people and human rights. Meet the rights defender for the Eye of the House of Journalists.

Despite hardships and obstacles, the almost-thirty-year-old Ézidi continues to forge his path with insatiable energy. He has made his community his vocation, or rather the freedom of his people. A repressed minority in Iraq, the Ézidis fear that their history and culture will disappear with the genocide.

A thousand-year-old people harassed and massacred

Ézidis and not Yézidi, as the international error would have it. The term “Yézidi” is incorrect for the community concerned: behind this appellation lies political manipulation, in order to categorize the Ézidis as a terrorist group.

The word ‘Ézidi’ is the correct version. It dates back to Sumerian and Babylonian times, and is derived from Khuday Ez Dam, which means ‘I was created by God’,” confides Farhad.

“But in recent decades, scholars and the media have associated the Ézidis with Yazid Bin Mawia, the second caliph of the Umayyad caliphate who opposed the Prophet Mohammed.”

A use that will cost the Ézidi people dearly, as ancient conflicts between Yazid Bin Mawia and Mohammed still divide Iraq.

We shouldn’t let anyone involve us in a conflict that has no end. We come from a community dating back to ancient Mesopotamian civilizations. That’s why I write our name as Ézidi and encourage others to do the same.”

“I was born in 1994, in a village in northern Iraq, in the Sinjar region. We were a family of farmers who grew garlic, and our only source of light was daylight. I was one of the first in my village to gain access to school under Saddam Hussein’s regime, and even graduated with honors.”

Being an Ézidi and considered indigenous, Farhad was for a long time the victim of harassment and bullying by his classmates.

His community experienced, and still experiences, waves of extreme violence from the rest of the population.

The Ézidis practice a non-Muslim religion, have their own language and a specific culture. Under the leadership of Saddam Hussein, the government attempted to assimilate the Ézidis, notably by forcing them to abandon their customs and traditions and forcibly converting them to Islam. Islamic terrorist groups, on the other hand, advocated their total disappearance.

“Mothers’ cries will never leave my mind”

A failure followed by violent repression from 2014 onwards. “The Islamic State harassed us, tortured us, then resorted to massacres and genocide, recognized by the UN as such. As a kid, I lived in isolated mountains, but we heard about the massacres all the time.”

From August 3 to 15, 2014, the Ézidis plunged to the depths of hell. The Islamic State decides to carry out an ethnic purge, costing the lives of at least 5,000 people, and leading to the exile of over 300,000 Ézidis. Over 5,000 women were also kidnapped and sold into sexual slavery. Figures that continue to climb as tongues are loosened and independent research is carried out.

I was homeless and stateless in my own country,” says Farhad, an emotional first-year university biology student.

Even today, he is unable to return to his native village. “My family and I only survived by a miracle. We were trapped, the only way out was in the mountains, in a corridor crossing Syria before going up towards Iraq. We ended up in camps for internally displaced persons.”

These camps, set up by the UN at the start of the genocide, remain a living hell for the refugees. “I lived there for three and a half years with my family. Many refugees were committing suicide, and we were terrorized and lost. The experience felt like years in prison. The screams and cries of the mothers will never leave my mind.”

However, Farhad was unable to remain cloistered in his prison: the young man was active, setting up a network to help new arrivals settle in over the years, and setting up a thousand tents with friends.

I went into biology because my village needed people with medical skills. With no outside help, the displaced have to fend for themselves with food and other supplies. I had no choice but to cross the border regularly to bring back food for my family. And for a plethora of volunteers, it was a one-way trip.”

The Islamic State bombed us and shot at us when its members spotted us. All these experiences only made me want to dedicate my life to others.”

The Drôme, a surprising haven of peace for the Ezidis

After three long years, a ray of hope appeared at the end of the tunnel. One of Farhad’s uncles was now the bodyguard of a diplomat stationed in France, and had been negotiating his nephew’s arrival since August 2014.

His uncle had a narrow escape himself, and managed to get Farhad and his parents out of the country. “Volunteer groups in the Drôme agreed to host us in their homes, but getting our visas took us a year. In 2017, we then flew to France.”

He lands with his family in Grane, not far from Valence. Thanks to organizations such as Val de Drôme Accueil Réfugiés, entire families can flee genocide and enjoy peace.

More than 80 families have been accommodated in the department since 2015. Today, France is home to more than 10,000 Ezidis.

After a few months in the Drôme, Farhad settled in Lyon for four weeks. He seized the opportunity to move to Paris in 2018, thanks to a civic service until 2019.

There he met Mario Mažić, co-founder of the NGO “Youth Initiative for Human Rights in Croatia”, and in 2019 registered his association “Voice of Ézidis” (VOE) in the French capital.

Paris also enabled him to grow VOE, something he couldn’t do in the Drôme. Although he had been active for several years, he had previously tried to register VOE in Iraq, but to no avail: he had to change the organization’s name, which meant losing its very essence.

But under the radar, in Iraq as in France, Farhad Shamo Roto raises mountains to help his compatriots. “I’ve worked on a wide variety of cases” he explains, gazing into the distance, recalling the past.

I’ve provided legal advice, helping survivors settled in France with their paperwork and integration, I’ve organized many events to link the French and Ézidi communities in France. We mobilized to help the community during the pandemic, I was sometimes a financial support…” he sums up. In all, more than 500 families benefited from his help, even during the pandemic.

Mario Mažić, with whom he maintains a strong bond, calls him on a beautiful afternoon in June 2020 to tell him about the program initiated by the Obama Foundation, called “European Leaders.”

According to Farhad, “Mario was convinced that I could be part of the program. I did an interview and I was selected.”

European Leaders and Initiative Marianne, the international turning point

With a wealth of experience, a master’s degree in International Relations from HEIP and an unstoppable will, Farhad was selected to take part in the Leaders Programs in 2020, for a six-month period.

Its aim is to “inspire, empower and connect” activists and rights defenders from all corners of the globe, following the example of the Marianne Initiative. The first internship was “great training in advocacy” for Farhad, who wants to develop his VOE organization internationally, and helped him solidify his address book.

This program was a real turning point for me. The other participants are part of my family now, we really stick together!”

There he met Belarusian LGBTQ+ rights activist Nick Antipov. The two men hit it off and keep in touch, driven by the same vocation. Delighted by his experience, Farhad set about finding a similar internship: he was eventually selected for the Marianne Initiative class of 2023, to which he applied in December 2022.

Launched in December 2021 by President Emmanuel Macron, the Marianne Initiative for Human Rights Defenders is a three-part program. The first is international, involving support for human rights defenders in their respective countries through the French diplomatic network.

There is also a national component, involving the hosting in France of human rights defenders from all over the world for six months, to enable them to develop their skills and network. Finally, a federative component aims to build an international network of human rights defenders based on French institutions (associative, public, private).

For six months, human rights defenders from all over the world can build and launch their projects in France. This year, thirteen people of various nationalities were honored for their struggles: Syria, Afghanistan, Iraq, Venezuela, Uganda, Russia, Mali, Bangladesh, Bahrain and Peru.

After welcoming fourteen women last year, it’s now the turn of a mixed class to be welcomed to France as part of the Initiative. Laureates will have access to a training program to strengthen their capacities and commitment in their country of origin or in France, whether in favor of minority rights, freedom of the press and expression, civil and political rights, women’s rights or environmental rights.

Thanks to the program, the winners can develop their association or their work from the French capital, as well as weave a solid network of rights defenders. It’s also a way for France to unite its prizewinners and raise its profile abroad. Since 2022, the Maison des journalistes and the Marianne Initiative have been working together to strengthen exchanges between exiled journalists and human rights defenders around the world.

I was able to take part in the Initiative thanks to the referents who supported my application“, explains the young man. “For six months, I further developed my skills in advocacy and association management, and expanded my network of national and international institutions and NGOs. In the end, the Initiative continues well beyond this time.”

The war in Ukraine, a sad echo of his life

When Russia declared its invasion of Ukraine on February 24, 2022, Farhad and his friend Nick were devastated. Co-founder of the anti-discrimination project MAKEOUT, Nick Antipov is well versed in the issues of exile and forced migration.

Both are wondering how to help the thousands of Ukrainians who will soon be forced to move away from the conflict. Remembering the reception system in the Drôme region, where French families take in Ézidis, Farhad, with the help of his friend, mobilizes civil society. The aim was to find homes for Ukrainian families and civilians as quickly as possible.

In just a few days, the ICanHelp association was up and running, with the website receiving hundreds of hits a day and just as many requests. The interface allows Ukrainians to register and others to offer their homes as refuge. Nick and Farhad are responsible for putting people in touch with each other.

Very quickly, we became the link between the two parties in France, and received an enormous amount of support. The European Union, Canada, Germany and Turkey joined the program. One Frenchman even hosted 20 families single-handedly!”

Farhad is still very committed to his work for the Ézidi cause, and continues to help refugees from the other minority in France. He is currently working with the UN to protect his people in Iraq, where they still have no status.

The UN allows us to be heard and to have a voice in our lives“, which he hopes will soon be “peaceful.”

Next month marks the nine-year anniversary of the genocide. Farhad is organizing a press conference with some twenty other Ézidi associations. They have also launched an appeal to Iraq to rebuild the Sinjar region, their birthplace.

Maud Baheng Daizey

Crédit photo : Marcus Wiechmann

PORTRAIT. Tamilla Imanova : « Il était impossible que le peuple russe se taise »

À seulement 26 ans, Tamilla jouit déjà d’un brillant parcours humanitaire et professionnel. Diplômée en droit de l’une des meilleures universités de Moscou, la jeune Russe a fait ses armes en tant qu’avocate dans l’organisation Memorial Human Rights Defence Center, située dans la capitale. Lauréate 2023 de l’Initiative Marianne, Tamilla Imanova revient pour l’Œil sur la défense des droits de l’Homme en Russie, et sur l’impact de l’activisme sur la guerre en Ukraine.

Rencontre.

Une vie pour les droits de l’Homme et les libertés publiques

La défense des droits de l’Homme n’était pourtant pas son premier choix de carrière. À 16 ans, lors d’un échange scolaire aux Etats-Unis à Rio Vista au Texas en 2013, elle découvre un niveau de vie inconnu pour elle jusqu’alors, qu’elle aimerait ramener dans sa ville natale de Russie.

« Les gens vivaient mieux que nous. Les enfants pouvaient conduire à 16 ans, ils avaient des ordinateurs modernes à l’école (nous en avions aussi mais des anciens), une meilleure éducation et les professeurs étaient respectueux », énumère-t-elle avec nostalgie.

« En Russie, les professeurs te manquent très souvent de respect, de même que le gouvernement ne te respectera pas en tant que citoyen. » Une réflexion nourrie aussi par ses loisirs tels les cours de tennis et le club d’échecs, faisant naître peu à peu une vocation en elle.

La jeune femme, solaire, se souvient qu’elle ne souhaitait pas devenir avocate lors de sa première année de droit en 2015, mais qu’elle a toujours voulu aider les autres. Lors d’une recherche de stage, elle découvre le Memorial, qui lui inspire très rapidement son futur professionnel.

Memorial-International est une ONG historique créée à la dissolution du bloc soviétique en 1989, permettant de documenter l’oppression soviétique, particulièrement durant la période stalinienne.

En 1993, une autre ONG voit le jour : le Centre des Droits Humains “Memorial”, pour protéger les citoyens Russes de la répression actuelle.  « Les deux organisations sont amies et échangent régulièrement. » Le prix Nobel a par ailleurs été attribué aux deux branches, en reconnaissance de leur travail passé et actuel.

Tamilla intègre le Memorial en tant qu’avocate stagiaire en 2019, sur recommandation de ses professeurs. Elle apprécie énormément le travail accompli, loin des codes stricts de l’université. « Je voulais revenir au plus vite, dès l’obtention de mon diplôme », explique-t-elle d’un ton enjoué au micro.

« Je dis souvent qu’il s’agit d’une histoire d’amour entre moi et le Memorial », plaisante la défenseure. « Une histoire d’amour qui dure depuis quatre ans ! »

Avant l’invasion de l’Ukraine, son travail consistait à représenter des citoyens des régions reculées du pays, comme pour des affaires de violences conjugales, de torture ou de violences policières avec son équipe. Les droits de l’Homme et la défense des libertés publiques sont les fondements de l’organisation.

Dans des régions comme le Daghestan, la tradition prévaut sur le droit, ce qu’elle tentait de changer. Génie dans son domaine, elle remporte son premier procès devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 2022 concernant des violences domestiques, une grande fierté pour elle.

« La plupart du temps, la Russie payait les amendes de la CEDH. Mais parfois, les arrêts de la Cour amenaient à une nouvelle législation russe concernant les droits de l’Homme. »

Les dossiers du Memorial sont souvent envoyés à la Cour Européenne des Droits de l’Homme lorsque la Russie leur dénie la justice, ce qui attire l’ire du Kremlin.

Le Memorial, prix Nobel de la paix 2022 et épine dans le pied du Kremlin

En 2021, le gouvernement russe s’attaque au Memorial, qu’il compte bien dissoudre grâce à la loi sur l’influence occidentale et les agents de l’étranger. Travaillant avec nombre d’acteurs européens, le Memorial avait été labélisé agent de l’étranger depuis 2014, car il avait dénoncé le conflit en Crimée, et ses membres encore libres risquent toujours la prison.

« En Russie, tout se passe de manière légale mais la loi peut rapidement être détournée » par le gouvernement. Depuis cette année, vous pouvez être caractérisé d’agent de l’étranger sans pour autant recevoir de subventions de l’extérieur.

« N’importe qui pouvait être considéré comme agent de l’étranger, que l’on travaille pour une association ou non. Le simple fait d’utiliser Facebook pouvait vous incriminer, la loi demeure très floue », détaille Tamilla.

Les 28 et 29 décembre 2021, la Cour Suprême et le tribunal de Moscou ordonne la dissolution des deux ONG, décision unanimement condamnée par le Conseil de l’Europe et à l’international.

Aujourd’hui, elles ont été contraintes à l’exil, malgré la demande de suspension de la dissolution par la CEDH. « Nous avons rendu notre combat public sur Telegram, Instagram, Twitter et VKontakte en informant le public de notre dissolution, mais cela n’a pas arrêté le gouvernement. »

Une décision choquante pour les équipes du Memorial, qui tentent néanmoins d’envisager l’avenir : fallait-il délocaliser l’ONG, ou bien en monter une nouvelle ? Devaient-ils braver l’interdiction et continuer de travailler en secret en Russie ? Avant même de pouvoir prendre une décision, les équipes observent avec catastrophe Vladimir Poutine envahir l’Ukraine le 24 février 2022.

« Très vite, ils ont commencé à arrêter toute personne qui critiquait la guerre. Il était impossible pour des ONG de protection des droits de l’Homme comme la nôtre de rester silencieuse », affirme avec force Tamilla. « Il était impossible que le peuple russe se taise. En février et mars 2022, il ne se passait pas un jour sans que les citoyens ne manifestent. »

Et si aujourd’hui cette contestation est moins médiatisée, des manifestations contre la guerre sont toujours programmées en Russie. « Nous n’avons donc pas changé nos positions, et avons pris la décision de fonder un nouvel organisme : le Memorial HRDC, Human Rights Defence Center. Nous n’avons pas le droit de travailler avec notre organisation initiale, mais une nouvelle sous un nom légèrement différent ne pose pas problème. » Pour l’instant.

Certains de ses collègues décident de quitter la Russie et d’opérer depuis l’étranger, faisant toujours face à de possibles procédures judiciaires. À l’instar de Bakhrom Khamroyev, condamné à 14 ans de prison en mai 2023 pour « terrorisme et traîtrise. »

Sa faute ? Avoir fourni des conseils juridiques à un groupe islamique que le gouvernement a classé comme terroriste, bien qu’aucun de ses membres n’ait commis d’acte de violence.

Initiative Marianne, incubateur de tous les projets

Le co-président du Memorial, Oleg Orlov, grand militant des droits et libertés en Russie, avait décidé de rester sur place. Le 8 juin dernier, il a été jugé pour avoir « discrédité l’armée » lors d’une interview avec Mediapart, où il a affirmé que la Russie était désormais « fasciste. »

Après plusieurs amendes, il encourt aujourd’hui l’emprisonnement. « Nous avons couvert les deux premières audiences du procès, et nous attendons vivement celle du 21 juillet », nous explique Tamilla, l’expression déterminée. « Nous n’avons pas réellement d’espoir, mais il reste très courageux et nous maintient dans la bonne direction. »

« J’ai moi-même quitté la Russie en avril 2022 pour la Pologne, qui m’a fourni un visa humanitaire. Cette année, ils m’ont donné un permis de résidence temporaire, ils ont été très accueillants. » Ses collègues lui ont également permis de participer à l’Initiative Marianne en lui laissant du temps en-dehors du travail.

Une photo de Marina Merkulova.
Lancée en décembre 2021 par le président Emmanuel Macron, l’Initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme est un programme qui comporte trois volets. Le premier est international, comprenant le soutien des défenseur.es des droits humains dans leurs pays respectifs par le biais du réseau diplomatique français.

Un volet national, impliquant l’accueil en France pendant six mois de défenseur.es des droits humains issu.es du monde entier pour permettre leur montée en compétence et leur mise en réseau, est également de mise. Enfin, un volet fédérateur vise la constitution d’un réseau international des acteurs de la défense des droits humains à partir des institutions (associatives, publiques, privées) françaises.            
   
Ces défenseurs et défenseures des droits humains venus du monde entier peuvent, durant six mois, construire et lancer leur projet en France. Cette année, treize personnes de diverses nationalités ont été primées pour leurs combats : la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, le Venezuela, l’Ouganda, la Russie, le Mali, le Bangladesh, le Bahreïn ou encore le Pérou ont été mis à l’honneur pour cette édition.

Après avoir reçu quatorze femmes l’année dernière, c’est au tour d’une promotion mixte d’être accueillie en France dans le cadre de l’Initiative. Les lauréats accéderont à un programme de formation afin de renforcer leurs capacités et leur engagement dans leur pays d’origine ou en France, qu’il soit en faveur des droits des minorités, de la liberté de la presse et d’expression, des droits civiques et politiques, des droits des femmes ou encore des droits environnementaux.

Grâce au programme, les lauréats peuvent développer leur association ou leur travail depuis la capitale française, ainsi que tisser un solide réseau de défenseur.es des droits. Un moyen pour la France de fédérer les lauréats et de faire rayonner son action à l’étranger. Depuis 2022, la Maison des journalistes et l’Initiative Marianne s’associent afin de renforcer les échanges entre journalistes exilés et défenseur.es des droits humains du monde entier.

Rentrer en Russie pour finir en prison

« Je ne retournerai pas en Russie pour l’instant, c’est bien trop dangereux pour moi. Il suffit de chercher mon nom sur Google pour voir mes actions contre l’invasion de l’Ukraine et mes positions sur les droits de l’Homme. » Des positions qui pourraient lui valoir la prison, comme son travail avec les minorités ethniques musulmanes qu’elle continue de défendre, ainsi que la recherche et l’accompagnement juridique des Ukrainiens détenus sur le sol russe.

« Ce que j’ai le plus apprécié avec l’Initiative Marianne a été de pouvoir travailler non seulement avec 14 personnes issues de nationalités variées, mais aussi de domaines différents. C’était la première fois que je rencontrais des défenseur.es des droits de divers secteurs. » Des rencontres qui ont conduit à un changement dans son développement personnel et professionnel.

« J’ai découvert le travail d’activistes, journalistes et politiciens étranger au mien, mais servant pourtant la même cause. Nous partageons notre travail et souhaitons rester en contact avec tout le monde. » Aujourd’hui, Tamilla compte étendre le réseau Alumni des lauréats et rencontrer la promotion 2022. « J’ai aussi poussé deux amis à candidater pour 2024 », confie-t-elle avec un rire discret.

« J’espère pouvoir commencer le mentoring dès le début du programme en 2024, et non quelques semaines après. » Grâce à son permis de résidence temporaire polonais, Tamilla est libre de se déplacer dans l’espace Schengen, ce qui lui permettra de continuer plus sereinement son travail pour le Memorial et l’ONU.

Une équipe du Memorial est par ailleurs entièrement dédiée à l’accompagnement des Russes qui refusent d’être mobilisés en Ukraine. Beaucoup ont été enlevés puis emprisonnés, « ou bien on leur lave le cerveau et on leur promet la prison pour qu’ils aillent au front », détaille Tamilla.

« Nous avons un bot Telegram où les civils peuvent nous écrire, et nous sélectionnons nos cas. Ce n’est pas très sûr comme système, mais de nombreux de Russes sont sur Telegram. Nous possédons également une hotline qui est très utilisée. »

« Nous travaillons avec un rapporteur spécial de l’ONU sur la situation en Russie, la Bulgare Mariana Katzarova, à qui nous fournissons nos preuves d’abus de pouvoir du Kremlin. Nous comptons aussi élargir nos équipes juridiques », annonce fièrement Tamilla, point découragée par la quantité de travail.

« A force de travailler sur l’invasion, nous avons même développé de solides compétences sur la juridiction et législation militaires russes », précise-t-elle toujours en souriant. De quoi bâtir une expérience hors du commun à un jeune âge, que l’Initiative Marianne a mis à l’honneur cette année.

Maud Baheng Daizey