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Ahmad Basha, un poète qui ne veut pas s’allonger sur les rails

Un premier travail poétique du poète syrien Ahmad Basha, forcé de fuir à Paris à cause de la guerre, a été publié à Beyrouth. L’auteur témoigne d’une mort à l’ombre pesante, présente dans les caractéristiques de son pays.

Par Ammar AL-MA’MOUN (publié sur Alarab, le 18 septembre 2014, n°9683, p. 15).

Traduit de l’arabe au français par Florence Damiens.

Damas – Le travail du poète résume parfois l’horreur des événements ; frappé par ce qui arrive, ce dernier s’arrête parce qu’il ne peut trouver les mots pour décrire ce qu’il voudrait décrire. La mort, la vie, la perte et l’exil sont des événements que le jeune poète Ahmad Basha tente de préserver dans sa mémoire. Pour cela, il emprunte divers styles poétiques visant à imposer une dimension poétique au quotidien et au banal, insérée au cœur d’un exercice textuel qui évoque la diversité syrienne.
Dans son premier recueil poétique « Je ne me suis jamais allongé sur les rails», le poète syrien Ahmad Basha présente une image du poète misérable capable de fouiller aux quatre coins de la ville et d’y recueillir les sensations liées à sa perte ainsi que les changements qui s’y produisent.
Le recueil poétique a été publié en 2014 par l’association syrienne « La Maison du Citoyen pour la Publication et la Distribution » et distribuée par Dar Atlas à Beyrouth.

Ahmad Basha

Ahmad Basha

Caractéristiques de Syrie
Tout acte de lecture est un renouvellement de la compréhension du monde à travers la vision du poète. L’aventure avec Ahmad Basha commence dès le titre, là où il commence par l’exil, annonçant le refus. Mais quel refus ? Le refus de la mort prochaine, qui s’incarne dans le train, comme si l’auteur annonçait son esquive de la mort et son chemin vers elle, symbolisé par les rails.
L’abandon réside dans l’acte de s’allonger ; c’est un acte volontaire que l’homme accomplit. Le seul fait d’annoncer ce refus exprime la réalité de la mort qui attend le poète en embuscade. Ce dernier n’a pas voulu se placer sur son passage. Ce qui est caché dans le titre est ce qui en dévoile la vérité : la mort l’attend, arrivant pour le rencontrer sans qu’il le sache puisqu’elle va l’assassiner ou l’abattre en tirant de loin. Aucune relation d’affrontement n’émerge. Au contraire, la relation reste une ruse élaborée par la mort qui attend le poète.
Dans la première partie du Diwan, qui a pour titre « Une introduction à laquelle on ne peut échapper », nous voyons le poète Ahmad Basha sélectionner un certain nombre de détails qui dessinent les caractéristiques de la Syrie. Il témoigne de la pesante ombre de la mort, présente et planant sur le pays. La ville semble plus proche d’un cachot isolé, d’où le poète s’interroge sur son droit à la liberté. Il reprend les détails de la femme rêveuse, des garages et de la vie quotidienne qui, dans leur banalité, manquent au poète. Ce dernier dit : « Soudain, le chant du bruit manque à mon oreille, les chansons kitchs et les injures des soldats, gardiens des cinq dernières lires se trouvant dans leurs poches ».
Puis Basha évoque Halfaya et le massacre qui y a eu lieu, les détails de l’exil au Liban, comme s’il prélevait des périodes fondatrices de sa vie et les recréait en utilisant une image différente de celle prélevée.
Là s’imbriquent les tons et les contextes porteurs de sens, comme si nous étions face à une période fondatrice qui porte encore une part de vie et de ses changements.

La présence et l’absence
Dans la seconde partie du recueil, qui porte le titre « Obscurcissement », nous nous arrêtons devant un agencement symbolique porté au cœur des poèmes. Leurs thèmes sont nombreux – l’ombre, la lumière, les détails du cheminement vers la clairvoyance – et filent leur symbolique dans la trame des poèmes.
Le poète utilise de nombreux styles poétiques, tant au niveau des tournures qu’à celui des poèmes entiers. Nous percevons une dimension poétique dans des détails au caractère primaire, où l’image est plus proche de l’intimité, sans chichi linguistique. Nous remarquons quelques transgressions dans la construction des poèmes lorsque ces derniers s’éloignent de la règle poétique classique de « l’unité fondatrice ». Nous observons un surplus de tournures et de leur aspect poétique au détriment de la cohérence structurelle du texte. Cependant, les détails qu’évoque Basha se fondent sur l’observation de la ville et de la définition de sa relation avec cette dernière. Une telle relation est basée sur la tension, comme si l’auteur était toujours incapable d’harmoniser sa propre présence avec celle, angoissante, des détails. La propagation des armes et la perte en particulier poussent Basha à évoquer les splendeurs lorsqu’il est absent des poèmes ou la cruauté lorsqu’il y est présent. Dès lors, il dit : « l’histoire a été bienveillante envers ses héros. Nos corps ne pouvaient rien faire, si ce n’est maudire les fins heureuses. Ainsi, Ô mère, nous nous mîmes à implorer l’instant ».
La femme est présente dans les poèmes d’Ahmad Basha mais ne cesse de changer de forme, comme si nous étions face à un réseau de thèmes que le lecteur se doit de suivre. La femme prend tour à tour la forme d’une amante, d’une mère et d’une nation. Et les lèvres se mêlent aux pierres tombales.
La présence de la femme prend le dessus sur la langue. Cette dernière tente d’évoquer cette femme mais se retrouve dépassée, incapable de lui donner forme dans l’ombre de l’exil. Un exil que le poète vit au sein d’une nation qui se déchire et dont les détails disparaissent les uns après les autres ; un exil qui accroît la distance entre ce poète d’un côté, le lieu et sa mémoire de l’autre.
Dans la troisième partie du Diwan, portant le titre « Balles perdues », la mort est présente à travers son ombre pesante. Nous voyons le jeune poète évoquer les détails du lieu et ses reliefs, tentant de les restaurer une fois que la mort a pris place en leur sein. Le poète peut réduire la présence de la mort en ayant recours aux détails les plus précis et les plus banaux.
Ahmad Basha dit : « Le pays qui égare ses victimes ne connaît pas la forme de leur corps. Leur faim ne s’est pas tue, ne serait-ce qu’un jour. Ce même pays est plus petit que ce qu’un enfant dessine sur le siège usé en face de lui, avant qu’il ne s’endorme ou ne meure. »

Adieu de la mémoire
A la fin, le poète Ahmad Basha revient sur une confidence qu’il s’est faite à lui-même. Alors, les phrases poétiques se condensent pour que ce qu’il a perdu petit à petit soit présent, comme s’il disséquait l’impact de l’absence et de la mort sur lui-même, sur son corps et sur le regard qu’il porte sur ce qui l’entoure ; comme s’il faisait ses adieux à sa mémoire et tentait de graver ses détails dans la langue qui reste parfois trop étriquée pour décrire ce qui arrive.
Le Misérable perd ses lieux. Il perd les détails qu’il s’était habitué à dompter et face auxquels il s’était résigné durant les phases éveillées. Ceci se reflète dans la structure de la langue, qui devient plus dense et plus pertinente dans l’expression.
Comme si la mémoire était éparpillée de telle sorte qu’un poème seul ne pourrait la porter. Cette mémoire est plus proche des pulsations. Chacune d’elles renouvelle le dessin d’une scène tirée de la vie du poète misérable ; le poète, qui observe la chute de ses propres yeux et qui s’arrête, essayant d’embellir le lieu, non pas dans le but d’obtenir quelque chose mais pour préserver ses souvenirs et sa langue.

 

 

Moi, je suis avec la mariée : un cinéma hors-la-loi

[Par Ahmad BASHA]

Traduit de l’arabe au français par Florence Damiens
Article en version originale publié sur alModon, le jeudi 04/09/2014

Un image du film « Moi, je suis avec la mariée »

Un image du film « Moi, je suis avec la mariée »

Avant et après les événements de la Mostra de Venise, les media italiens et internationaux n’ont cessé de parler du documentaire palestino-italien « Moi, je suis avec la mariée » de Khalid Suleiman Al Nassiry, Antonio Augugliaro et Gabriele Del Grande. L’agence de presse italienne ANSA est allée encore plus loin en décrivant le film comme étant « l’une des dix raisons qui font que nous nous rendons au festival ». De fait, les tickets d’entrée (mille sièges) pour la première projection, prévue à Venise jeudi soir dans le cadre de la manifestation « Perspectives Nouvelles », furent déjà distribués quatre jours auparavant. Le film fut présenté à la presse dans une projection exclusive, organisée la veille de la projection officielle.
Les réalisateurs de « Moi, je suis avec la mariée » – un palestinien et deux italiens – voulaient que leur premier documentaire soit une aventure pouvant potentiellement engager leur responsabilité légale ; une supercherie qu’ils ont eux-mêmes tissée et tournée à des fins purement humanitaires, dans le but de permettre à cinq réfugiés (des palestiniens et des syriens) de se rendre en Suède. Pour cela, les trois cinéastes ont demandé l’aide de leurs amis mettre en place leur stratagème. De nombreux jeunes se sont portés volontaires afin que la mission soit un succès. Tout fut organisé pour que le convoi ait l’air du cortège d’un mariage italien, qui se rendrait de Milan à Stockholm en passant par la France, le Luxembourg, l’Allemagne et le Danemark. Et c’est exactement ce qui s’est produit.

Un seul rêve rassemble les personnages principaux du film : arriver en Suède, espérant une vie meilleure pour eux et leurs familles, qui pourraient quitter la Syrie si leurs membres pionniers arrivaient à entrer au pays nordique. Les cinq immigrants se rencontrent sur l’île italienne de Lampedusa alors que la chance leur a déjà souri de nombreuses fois : la première fois, lorsqu’ils ont échappé à la mort dans leur pays ; la seconde lorsqu’ils sont sortis vivants des bateaux des passeurs et des malédictions de la Méditerranée ; la troisième fois, lorsqu’ils ont rencontré les trois réalisateurs qui allaient les aider dans la traversée vers leur rêve.
Dans leur documentaire, qui dure une heure et demie, les trois cinéastes présentent une œuvre cinématographique particulière. Ils condensent avec application la durée de leur voyage – qui se déroula du 14 au 18 octobre 2013 – afin que ce dernier devienne un instant de connivence, comme un jeu, dès le départ, entre les cinéastes et leurs personnages d’un côté, le film et ses spectateurs de l’autre. Pour servir l’objectif du cortège, les réalisateurs ont eu recours à un jeu cinématographique qui impose une élégance visuelle que l’on retrouve dans les images et les plans travaillés du film. De même, la musique du film – qui est essentiellement basée sur des instruments à percussion – et les intertitres précisant les noms des lieux traversés durant les différentes étapes du voyage contribuent à présenter un espace cinématographique irréel, factice mais aux détails soignés. Suivant la même logique, l’Europe dont ils ont entendu parler, l’Europe dont 17 des membres ont annoncé qu’ils accueilleraient des réfugiés, n’est pas celle qui existe réellement.
A travers ce travail, les trois cinéastes ont enfreint les lois en vigueur, les exposant à des poursuites judiciaires pouvant aboutir à des peines allant jusqu’à 15 ans de prison. L’équipe du film a eu recours aux éléments techniques habituels mais avec l’objectif délibéré de montrer que le cinéma a la capacité de truquer la réalité. Le cinéma devient ici un outil pour traverser le réel et rejoindre le rêve. Comme le décrivait Walt Disney : « Si vous pouvez le rêver, vous pouvez le faire ».
Après le début du voyage, le temps réel s’enfuit, s’ouvrant sur de nombreux lieux et espaces sillonnés par les personnages du film. Depuis l’histoire d’Ahmad, qui s’est réveillé au milieu de cadavres durant son voyage où près de 250 corps ont été perdus en Méditerranée, jusqu’au récit que fait Tasmeen de ses souvenirs avec ses amis activistes et combattants dans l’armée libre au camp de Yarmouk. Tasneem – qui est arrivée d’Espagne pour jouer le rôle de la mariée dans la supercherie à laquelle elle a volontairement contribué – est elle aussi venue d’un autre lieu : celui du film Les Chebabs de Yarmouk, quand elle était encore à Damas et qu’elle passait son temps avec Hassan Hassan et ses amis sur les toits du camp de Yarmouk pendant le tournage de ce film.
Les variations de lieux durant le voyage du film accompagnent aussi les transitions entre les souvenirs de chaque personnage. Du camp de Yarmouk jusqu’à la patrouille côtière à Maltes ; du mariage auquel a assisté Gabriele à Alep en 2012 jusqu’à sa proposition concernant l’idée de Moi, je suis avec la mariée ; et du film Les Chebabs de Yarmouk jusqu’aux lieux cités dans les chansons qui les aident à patienter à mesure qu’ils se rapprochent du « rêve » nordique.
Les lieux s’entremêlent et bifurquent, les nouvelles du pays et de ses habitants se perdent. Ainsi, le père s’épuise afin d’obtenir le droit au regroupement familial pour sa famille, même s’il ne sait pas si le nombre de ses proches est resté le même que celui qu’il a en tête. Tous arrivent et le film s’achève. Restent les barils du système. Les gens continuent de fuir la Syrie « en payant des milliers de dollars pour mourir dans la mer », comme le dit l’un des personnages du film.
Le documentaire Moi, je suis avec la mariée suit un scénario prévisible. Il ne contient ni péripétie ni surprise. Tout ce qui arrive est attendu. La structure du film n’est pas classique : le drame vient de la difficulté qu’ont les personnages de rester en accord avec eux-mêmes alors qu’ils doivent jouer un rôle, du fait de leur confusion face à un univers inconnu et de la manière dont ils se confrontent aux éléments du monde « nouveau » à partir d’une langue, d’une musique, d’une manière de penser, etc. En revanche, plusieurs scènes tranchent avec le style général du film, comme la scène de lecture de poésie et celle du chant de Tasneem face à la mer, par exemple. L’unité du film – qui est construit dans la forme comme dans le fond sur l’idée de jeu – souffre de la présence de ces scènes.
Les cinq arrivants semblent participer à une mascarade ayant lieu dans un endroit étrange, qui n’a aucun lien avec les personnages, sauf à travers la supercherie mise en place. Les paradoxes se révèlent dans le caractère poétique des personnages, à travers leur spontanéité dans un cadre pourtant construit, leur rapport avec la réalité et leur attente concernant leur rêve. Le rêve se trouve peut-être ici dans la capacité qu’a le cinéma de changer la réalité.
A propos de la participation du film à la Mostra de Venise, Al Nassiry a précisé au journal alModon : « Notre rêve a franchi une nouvelle étape dans sa réalisation, dans un sens métaphorique, bien évidemment. Imaginez avec moi la situation: un immigrant fuit une guerre contre laquelle l’Occident n’a pas fait ce qu’il devait faire pour y mettre un terme. Il traverse la mer, souffre de la soif, de la faim et du fait que les Européens arrivent tardivement pour le sauver. Il arrive pieds nus et reste longtemps dans les camps de détention européens. Puis il s’en échappe mais les lois européennes lui interdisent de se rendre dans l’endroit sûr qu’il souhaite. Il se retrouve donc confronté aux passeurs qui sont des trafiquants d’êtres humains qui travaillent, en fait, grâce aux lois européennes ». Et à Al Nassiry de conclure : « Les immigrants qui sont arrivés pieds nus en Europe marcheront sur le tapis rouge du plus ancien festival cinématographique au monde ».
Peut-être que l’entrée des réfugiés à Venise, après leur traversée accompagnés de trois cinéastes qui ont commis un délit d’après la loi italienne, est une belle preuve que le cinéma est toujours capable d’action et de transgression. Car toi, « si tu peux le rêver, alors tu peux le faire ».

Nous

Un poème de Ahmad BASHA.

Traduit de l’arabe au français par Florence Damiens.

(Cliquez ici pour télécharger la version originale en arabe)

Des petites filles assistent à des cours dans une école dans un bidonville de la banlieue d'Islamabad. [Une photo tirée de Franceinfo.fr]

Des petites filles assistent à des cours dans une école dans un bidonville de la banlieue d’Islamabad. [Une photo tirée de Franceinfo.fr]

Nous, nous sommes ceux qui grandirent dans la pauvreté des chantiers, des garages, des travaux de
peinture et de plomberie.
Nous ne pensions pas à écrire un jour sur les sacs de ciment.
Nous ne nous en servions que pour allumer le feu.
Pour nous, la nostalgie n’avait pas de sens, si ce n’est dans les coups douloureux infligés par la famille
et ses insultes intarissables.
Nul d’entre nous ne pouvait rendre heureuse la jeune fille qu’il aimait depuis peu, sauf en lui disant :
« Je t’épouserai bientôt. »
***
Nous, nous sommes les maîtres des histoires crues d’adolescents ;
Parmi nous se trouve celui qui s’adonnait au plaisir solitaire devant ses camarades alors que la
nouvelle maîtresse écrivait au tableau ;
Et un autre qui, lors de la Fête du Professeur, offrait à sa maîtresse
Un sac de pain.
***
Nous, nous sommes ceux qui, lorsqu’ils souffraient, frappaient leur tête contre le mur
Et arrachaient leurs molaires à l’aide d’une pince.
Nous, nous sommes ceux qui sentaient la valeur de la connaissance lorsque nos familles disaient à nos
professeurs :
« Frappez-les, si nécessaire. »
***
Nous, nous sommes ceux qui ont appris à nager dans des réservoirs.
Nous croyions aux pouvoirs des amulettes confectionnées par les mages,
Comme nous croyions aux apparitions du visage de Saddam sur la lune
Et de celui de Hafez.
***
Nous, nous sommes ceux qui enviaient l’homme assis à une belle table devant les toilettes publics.
Nous avions le sentiment d’être riches lorsque nous jetions dans son assiette une pièce de monnaie.
C’est encore nous qui organisions autant de mariages que de funérailles Pour leur abondance de nourriture.
***
Nous sommes ceux qui retenaient par cœur les films des bus « Hop hop »;
Qui ne se préoccupaient, dans les journaux, que des pages dédiées aux accidents et aux crimes.
De tous les livres, celui qui nous importait le plus était
Le carnet où l’épicier de notre quartier notait les comptes de ses clients.
***
Nous sommes ceux qui retenaient toutes les chansons irakiennes.
Lorsque nous désirions être heureux,
Nous pleurions.

 

L’Exode : de Pharaon à… Bachar el-Assad

[Par Ahmad BASHA]

Traduction de l’anglais par Aline GOUJON

Article publié en arabe sur Orient-news.net

Version anglaise traduite par Anne-Marie MCManus : The Exodus

 

سفر الخروج The Exodus from abou naddara on Vimeo.

La guerre est ainsi faite : elle modifie nos frontières émotionnelles habituelles et ouvre à la cruauté humaine des possibilités infinies de s’exprimer. Avec la guerre qui s’intensifie à chaque instant, les Syriens continuent de chercher, dans leur quotidien, tout ce qui peut leur apporter ne serait-ce qu’un sentiment minime de chaleur ou de sécurité. L’isolement profond extirpe les peurs personnelles de leurs cachettes. Elles deviennent alors un sentiment collectif, partagé, à la fois moteur et passif, qui s’installe sous la forme d’un large spectre dont le cœur bat indubitablement là-bas, sur les terres syriennes. Mais entre la Syrie intérieure, chaque jour davantage réduite au silence, et l’extérieur du pays, où s’entassent les valises des réfugiés, exilés, émigrés, expatriés et autres, les plus petits détails doivent bien passer, et insuffler aux vivants comme aux morts le vague sentiment que le froid qu’ils ressentent aux extrémités s’apparente à la mémoire, et que celle-ci, réciproquement, ressemble au froid.

Même le terme « tragédie » semble trop faible pour refléter l’étendue des destructions quotidiennes, qu’il s’agisse de vies, de villes, d’enfants, mais aussi des esprits. L’ombre de l’espoir s’estompe à mesure que l’aiguille représentant le bilan des victimes s’élève. L’aiguille tremble à chaque fois qu’un obus hostile heurte le mur où s’est réfugiée la peur et les réduit tous deux en ruines. Mais toujours la cruelle aiguille demeure affamée et repart à zéro, renvoyant le peuple faire la queue pour du pain, afin d’en faire une cible plus facile pour un habile pilote.

Quoi que soit ce que l’on convient –vainement– d’appeler la vie, elle est toujours prodigue de surprises. Elle étale devant nous des fragments d’histoires sur les enfants de la guerre et ses victimes, et c’est comme si l’espoir qui était né en nous pendant la première année de la révolution syrienne nous punissait et anéantissait la légitimité de notre rêve. La violence, dont les images s’accumulent sous nos yeux, atteint sa troisième année, laissant ses victimes en proie à des cauchemars qui les plongent dans le désarroi le plus total, cauchemars qui ont tôt fait de revenir commettre leurs péchés. Alors, la vision elle-même devient le péché – ou peut-être est-ce l’exact opposé. Il est difficile de mettre un nom sur tout cela, mais on peut tout à fait le rapprocher de l’histoire de ce petit garçon d’Alep qui apparaît dans le court‑métrage intitulé « L’Exode », récemment mis en ligne par le collectif de cinéastes Abounaddara.

Le scénario est le suivant : un enfant syrien, « le héros du film », qui doit avoir dix ans tout au plus, a entendu une rumeur selon laquelle il pourrait trouver le salut (« l’Europe ») en traversant la mer, mais aussi y réunir sa famille et ainsi la délivrer de l’enfer de la guerre qui frappe son pays. Il parvient à Alexandrie et se prépare pour la dernière étape de son voyage, la traversée en mer. Mais la malédiction le poursuit et, le jour précédant son départ, il change d’avis et appelle sa mère, lui disant qu’il ne veut plus partir et souhaite revenir parmi les siens.

Qu’est-ce qui l’a poussé à revenir sur sa décision ? Cet enfant triste, embarrassé face à la caméra, raconte son histoire avec peine. Dès le début du film, il explique avec son accent d’Alep et sa voix tremblotante, que son enfance lui a été dérobée. Il semble dénoncer, à quiconque le regardera : nous avons grandi trop vite, ou peut-être sommes-nous déjà vieux.

Aujourd’hui, il n’est en rien étonnant qu’un enfant aille à Alexandrie confronter son destin, celui de sa famille et sa propre enfance à l’immensité de la mer, où, s’il ne se noie pas, il sera touché par les tirs des garde-côtes. Il parait idiot de chercher des raisons logiques qui auraient conduit la famille à prendre une telle décision. Il faudrait donc replacer les choses dans leur contexte, mais la localisation n’est nullement indiquée, on ne sait pas où a eu lieu l’entretien avec le jeune garçon d’Alep, et s’il est finalement retourné ou non auprès de sa famille. Ces précisions ne sont peut-être absolument pas importantes. La seule certitude est qu’il est revenu sur sa décision après avoir fait un rêve.

Apparenter ce qu’a vécu l’enfant du film « L’Exode » à une histoire relève du luxe littéraire, et ce pour une unique raison : la violence exercée par el-Assad est bien pire que tout ce que peut concevoir l’imagination humaine. Parmi les récits de « L’Exode », beaucoup rappellent ceux que l’on trouve dans le Coran. Devant « L’Exode », on est assaillis par des visions façonnées par l’horreur du drame permanent. Dans « L’Exode », un enfant assis, vêtu de sa djellaba rayée, dit haut et fort : désormais, il n’y a plus de lois.

Le tragique, dans « L’Exode », nait à mesure que l’histoire prend forme dans l’esprit du spectateur, tant le non-dit l’emporte sur les faits rapportés. Si, admettons, le garçon avait réussi à traverser la mer et à parvenir de l’autre côté sain et sauf, cela aurait rendu le film plus palpitant, ou bien lui aurait conféré un ton plus mélodramatique. Mais au lieu de cela, nous nous surprenons à nous contredire en qualifiant d’œuvre cinématographique ce court film, fragment de vies opprimées, ou à tenter de trouver la frontière entre nos sentiments de confusion et d’empathie. Cela n’enlève en rien à sa valeur artistique, mais contribue à communiquer les émotions des réalisateurs, hantés par toute la terreur qu’ils ont imaginée et vue auparavant –qui agitera aussi l’esprit du spectateur – et qui les a poussés à décider de faire ce film. Car ce sont eux qui ont œuvré à transmettre cette histoire dont le héros est un jeune garçon qui a échappé à la mort à maintes reprises : une fois de la brutalité d’un pharaon, une deuxième fois en arrivant indemne à Alexandrie, et à nouveau (mais non pour la dernière fois) par son récent rêve.

Il n’est pas indispensable de couvrir l’écran de sang pour que les paroles aient un impact, ni de décrire la violence, de montrer cadavres, cercueils et blessés, ou encore de faire résonner les pleurs et les lamentations. Il suffit d’un enfant qui parle pendant trois minutes face à la caméra pour qu’un documentaire incarne la terrible réalité, avec sa symbolique, son intensité et sa cruauté. Ainsi, l’intervalle dans lequel on hésite à qualifier ces quelques images de film documentaire pourrait bien être la condition suffisante et satisfaisante pour définir tout documentaire réalisé en temps de guerre.