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Partir rejoindre Daech n’est pas une promenade !

[Par Maha HASSAN] Jeudi 10 mars dernier, deux nouvelles inquiétantes sont tombées le même jour : De la Syrie,  où Daech a exécuté le poète syrien Bachir Alani et son fils Ayas, les accusant d’être des apostats.  Du Royaume-Uni, où 22 000 noms de jihadistes de l’État islamique ont été révélés par la chaîne Sky News, parmi eux au moins 500 Français. Ces renseignements ont obtenus d’un déserteur de Daech, déçu de l’Islam revendiqué et appliqué par l’organisation, qui n’a plus grand chose à voir avec la religion. Ces deux nouvelles ne sont pas très étonnantes. Daech tue tous les jours des personnes en Syrie en les accusant d’apostasie. De même, les infos nous relatent également souvent des cas des français ou d’autres européens qui fuient les islamistes de l’EI, après les avoir rejoints dans un premier temps en Syrie ou en Irak. Si on essaye de lier ces deux nouvelles, on peut alors poser plusieurs questions aux gens qui pensent encore que Daech défend l’Islam : 1. Un poète qui écrit et qui reste discret sur sa pratique de l’Islam, est-il un apostat pour autant ? le poète Bachir Alani est musulman, même si, peut être, il n’est pas pratiquant, mais il n’a jamais déclaré, même à ses amis les plus proches dans la petite société poétique, qu’il ne croit plus en l’Islam. Le page de Bachir sur facebook était pourtant claire, il écrivait des poèmes, il exprimait son attachement à sa ville (Deir ez-Zor), qu’il refusait de quitter malgré la guerre. Il racontait son chagrin d’avoir perdu sa femme et à la fois son contentement de lui avoir trouvé une tombe pour qu’elle puisse reposer dignement, alors que plein de Syriens sont morts et n’ont jamais eu de funérailles décentes. 2. On peut se demander également comment peut-on défendre une réligion (ici l’Islam) en tuant des humains ? Quel est ce combat absurde auquel prennent part de plus en plus de jeunes gens, quittant une vie en Europe et surtout en France pour y participer ? Jusqu’à aujourd’hui, Daech n’a pas combattu contre le régime en Syrie, il ne fait que terroriser des peuples innocents. Le premier problème de ces «rêveurs du jihad»,  c’est qu’ils ne parlent par l’arabe, ils sont très étrangers, loin de cette culture, et grâce à cela c’est très facile d’être manipulé par la propagande de Daech. Le second grand problème est que les gens européens voient les événements en Syrie de loin, par Internet, ils sont victimes des mensonges et lorsqu’ils arrivent là-bas, c’est presque impossible de quitter Daech. L’État Islamique n’est  pas une promenade, une aventure ou une fugue à faire lors de sa crise d’adolescence comme le pense la majorité de ces jeunes gens, surtout les mineurs, ceux qui désespèrent de leur avenir en Europe, tout en espérant que le jihad va changer leur vie. Daech est un piège létal, quand vous tombez dedans, au bout du chemin,  il n’y a que la mort. La mort, non pas pour l’Islam ou pour des raisons d’honneur,  mais pour des mensonges. Et si vraiment quelqu’un, au fond de lui, croit en Dieu, avec un peu de logique, il comprendra que Daech fait n’a rien à voir avec Dieu, ou la religion. Mourir chez Daech ou pour Daech, cela ne sert en aucun cas une cause juste. Et quand vous êtes sur le point de disparaître, il est trop tard pour comprendre et vous ne pouvez que regretter de quitter le vrai combat qu’est la vie. Dites-vous que vous êtes bien plus utiles en vie que mort. Et souvenez-vous qu’il n’est pas de religion et encore moins l’Islam qui va vous encourager à vous sacrifier inutilement ou à tuer des innocents.

Le secret du roman : Hommage à la MDJ

[Par Maha HASSAN]

Est-ce le hasard si la Maison des journalistes est la dernière adresse que j’ai vue avant de quitter Paris ? Ou est-ce un hasard objectif, comme l’appelait André Breton, comme en un roman qui me pousse à écrire ce qui suit avant de quitter Paris ?

(Auteur : @ENPC)

(Auteur : @ENPC)

Quand je suis arrivée à Paris pour la première fois, j’ai eu la chance d’être logée à la MDJ au bout de quatre mois de mon séjour parisien.
Quand je suis arrivée, également pour la première fois dans le quinzième arrondissement et que je suis descendue au métro Javel, j’ai presque poussé un cri de surprise en regardant le Pont Mirabeau.
En Syrie, sans connaître ce pont, sauf par le poème d’Apollinaire, mon premier roman commence par la chanson que mon héros écoutait : « Sous le pont Mirabeau coule la Seine… ».
J’ai publié mon premier roman, L’infini, en 1995, et me retrouve dix ans après à côté du Pont Mirabeau.
Et voilà, dix ans encore après mon arrivée à la MDJ, je prépare mon départ de Paris. Le secret du roman me pousse encore une fois vers la Maison des journalistes, comme s’il me fallait dire au revoir au Pont Mirabeau où coule la Seine.
Un ami romancier et journaliste qui a quitté son pays en fuyant la guerre et les menaces des djihadistes arrive à Paris une semaine avant mon départ.
J’ai contacté Darline, la directrice de la Maison, pour prendre un rendez-vous pour cet ami ; Darline me donne aussitôt une date, serrée, un jour juste avant mon départ.
Je vais avec mon ami pour le présenter à la MDJ et chercher son soutien. On passe devant le Pont Mirabeau comme si je le faisais il y a dix ans, comme si ces dix ans ne s’étaient pas écoulés.
Depuis la Syrie en 1995, à Paris en 2005 puis en 2015, le Pont Mirabeau m’accompagne.
Ce n’est donc pas le hasard qui me ramenait à la MDJ un jour avant de quitter Paris, mais le roman. Le roman qui a créé un lien secret entre le Pont Mirabeau, mon roman et le roman de mon ami, pour lequel je suis allée à la MDJ.

(source : http://les-balades-de-yaya.over-blog.com/)

(source : http://les-balades-de-yaya.over-blog.com/)

Aujourd’hui, une semaine est passée… Je suis dans mon nouvel exil, mon deuxième exil. Mon ami vient de m’appeler pour m’annoncer que Frédéric (qui travaille à la MDJ) lui avait trouvé une chambre pour demain. Il pourra ainsi commencer son nouveau chemin à Paris, celui que j’ai moi-même terminé.
Mon ami dont je ne veux pas dévoiler le nom, va mettre à son tour, les pieds sur le chemin de son premier exil, alors que moi, en même temps, je m’engage dans mon second exil.
Entre ces exils, entre Paris et la Bretagne, la seule différence, la grande différence est que je sens naturellement que je suis chez moi à Morlaix, où le sentiment d’exil se confond avec la sensation d’être chez moi. J’en suis à penser que le secret du roman c’est vivre toujours en exil, même si on vivait dans son pays natal. L’écriture même est un acte d’exil. On se déplace entre réalité et fiction.
Finalement, la sécurité de l’exil français est indispensable pour les journalistes et écrivains- journalistes pour vivre leur exil intime, l’exil intérieur. Sans la sécurité de l’exil extérieur nous ne pouvons pas écrire et nous déplacer dans le grand terrain de l’exil choisi.
La Maison des journalistes est un grand pas pour trouver cette sécurité recherchée et pour y vivre tranquillement notre exil.

 

 

Sous le choc de l’exil syrien

[Par Maha HASSAN]
Publié par Alaraby.co.uk, le 21 octobre 2014
Traduit de l’arabe au français par Aline Goujon

[Getty Images]

[Getty Images]

« Il nous faudrait quatre cents ans pour devenir comme eux », dit un homme d’une soixantaine d’années à sa femme, tous deux assis sur un rebord de pierre surplombant la mer Méditerranée, alors que je passe non loin d’eux. Cet homme, qui fait dissimuler la tête et le visage de son épouse sous de nombreuses couches, ne ferait pas l’économie d’une gifle ou d’un coup si jamais sa femme, ou l’une de ses filles ou de ses belles-filles, sortait habillée comme les filles assises près d’eux. Il y a une jeune fille assise avec une guitare qui joue, face à la mer, pour son copain assis à côté d’elle. Peut-être la femme voilée a-t-elle déjà vu une telle scène dans les séries étrangères doublées, mais elle n’a jamais vécu un tel moment dans la vraie vie. À quelques mètres de là arrive un groupe de jeunes garçons et filles. L’une des filles porte un haut qui laisse voir son nombril et la moitié de son ventre. Le groupe fait du vacarme et s’amuse bruyamment. Je n’arrive pas à me mettre à la place de l’homme arrivant d’Alep et voyant toute cette beauté féminine qu’il n’a jamais vue auparavant, si ce n’est dans des séries étrangères. Parmi ces hommes et ces femmes qui ont été forcés de quitter leur pays et de se mélanger aux autres, certains n’ont encore jamais vu la ville, ou ne sont jamais allés au théâtre ni au cinéma. Ils ont passé leur vie à travailler, se sont sacrifiés pour le bien de leur famille. Les femmes, qui n’enlèvent le voile qu’en présence de leur mari et de leurs enfants, se contentaient d’une existence simple et agréable, regardant l’autre monde à l’écran, et peut-être médisant des mœurs d’une jeune fille de la famille qui sortait sans hijab. Toutes ces personnes se sont retrouvées face à des situations réelles auxquelles elles n’étaient pas préparées, et la culture des autres les a tant surprises qu’elles se sont dit tout haut : « Il nous faudrait quatre cents ans pour devenir comme eux ».

Cher sexagénaire, j’aimerais tant m’arrêter devant vous et vous demander : « Que vous manque-t-il donc, mon frère, pour leur ressembler ? ». Évidemment, il s’emporterait : « C’est une honte, nous sommes musulmans ! ».
Il ne viendrait pas à l’esprit de cet homme que la plupart des gens qu’il a vus près du bord de mer sont musulmans. On en vient alors rapidement à s’intéresser à ce nouveau type de choc, le choc culturel de l’exil : l’individu concerné sait que ce qu’il voit est beau et plaisant, mais que cela lui est interdit, qu’il ne peut agir de même, car il se considère comme différent des personnes qui se comportent ainsi et qu’il ne peut leur ressembler. Ce choc n’a rien à voir avec tout ce qui a été dit sur le choc des civilisations ou des cultures, puisque dans ce dernier s’affrontent deux parties, tandis que dans le cas du choc de l’exil, il existe une partie puissante, le peuple maître du lieu, et une autre partie, faible et dominée, la population qui arrive dans ce lieu par la force des choses.

Il existe deux types très différents d’exilés. D’une part, celui qui choisit l’exil et s’y prépare : il va de sa propre volonté vers l’autre, et est prêt à l’accepter et vivre avec lui, tout en pouvant lui apporter des éléments nouveaux sur le plan culturel. C’est ce qu’ont fait de nombreux immigrés qui ont enrichi de leur culture d’origine la culture du pays où ils se sont installés. D’autre part il y a celui qui, du jour au lendemain, est contraint de s’exiler pour échapper à la mort. Celui-ci est choqué par des cultures et des pratiques dont il n’avait jamais eu idée, au milieu desquelles il se retrouve propulsé un beau jour. Il rêve de retourner à sa vie simple dans son pays, sa vie dépourvue de toute cette beauté qu’il peine à supporter.

Maria Florika, mon amie roumaine

[Par Maha HASSAN]

Traduit de l’arabe au français par Florence Damiens.

Cliquez ici pour lire l’article en arabe paru sur www.alaraby.co.uk, le 10 septembre 2014.

Notre amitié a commencé il y a trois ans environ. Elle s’arrête tous les jours devant la boulangerie du quartier et gagne son pain grâce aux clients de la boulangerie et aux passants. Au fil du temps, d’un mot à l’autre, jour après jour, les mots se sont multipliés entre nous et se sont transformés en phrases, puis en arrêts devant la boulangerie et en conversations prolongées, renforcés par ma curiosité d’un côté et, de l’autre, par son sentiment de solitude.

(Colin Hawkins / Getty)

(Colin Hawkins / Getty)

Nous utilisons la langue des signes davantage que la langue française, dont mon amie ne connait que les quelques mots pour dire qu’elle a besoin d’argent ou de nourriture, seulement de nourriture. Je l’ai questionnée sur l’endroit où elle vivait, sur sa maison et elle m’a répondu, modeste, qu’elle n’habitait pas dans une maison mais plutôt dans quelque chose qui ressemblait à une tente, où elle dormait sous les sacs de vêtements. Les autorités l’expulsent parfois mais elle revient ensuite.

Elle se sent heureuse lorsqu’elle me décrit ses rentrées d’argent du vendredi, quand son quotidien change : après s’être arrêtée devant la boulangerie aux heures de la matinée, elle se dirige avant midi vers la mosquée du quartier. Là, elle attend que les fidèles finissent la prière. Elle collecte alors davantage d’argent que durant le reste de la semaine. Exposée au gel, à la neige, à la pluie ou à la chaleur d’un été exceptionnel, par tous les temps, je la vois… Elle refuse les quelques centimes que je dépose dans la paume de sa main : « Envoie-les à ta mère » me dit-elle, puis elle essaye de développer une jolie métaphore : « Quand tu envoies de l’argent à ta mère, il est envoyé à la mienne, décédée ». Un jour, alors que je l’informais des dates de mon voyage en lui disant : « Je vais en Turquie voir ma mère », elle m’a étreinte et a pleuré de joie pour moi. Et quand je suis rentrée en France et que je suis venue à la boulangerie, elle m’a aperçue du bout de la rue, a ouvert ses bras de loin puis m’a embrassée comme si j’étais de sa famille.

Une fois, elle était malade depuis une semaine mais ne savait pas comment aller chez le médecin car elle ne possède pas de titre de séjour ni d’adresse enregistrée et officielle afin de se rendre chez le médecin du quartier. Elle n’a pas non plus d’assurance maladie. Elle toussait devant moi et tremblait. J’avais peur qu’elle ne meure dans la rue, sans que je puisse l’aider. Je suis allée à la mairie de l’arrondissement et leur ai demandé les adresses des associations humanitaires qui s’occupent de cas similaires de « sans-papiers ». J’ai appelé des numéros de téléphone. On m’a donné une adresse mais comment allais-je expliquer à cette malheureuse le chemin pour s’y rendre ? L’accompagner aurait signifié perdre beaucoup du peu de temps dont je dispose. Et elle ne saurait pas comment se rendre de ce quartier au lieu où elle habite… Peut-être marcherait-elle à pied mais ne changerait pas le chemin qu’elle connait par cœur. En plus, bien sûr, elle ne sait ni lire, ni écrire : elle appartient au groupe des « SDF », un mot tiré des premières lettres d’une expression qui signifie « Sans Domicile Fixe ».

Elle est réapparue deux jours plus tard, le teint rosé, et est venue m’annoncer une heureuse nouvelle : elle avait reçu des soins médicaux prodigués par un centre qu’elle avait trouvé près du lieu où elle dort et qui lui avait donné un médicament gratuit. Nous nous sommes mises à pleurer de joie. Si je ne vais pas acheter du pain, j’épie son coin quotidien dès que je traverse la rue. Je la vois de loin, tenant une petite boite dans sa main, souriant aux passants qui ne s’arrêtent pas sur leur route et remerciant tous ceux qui déposent ne serait-ce qu’un centime. Quant à moi, je ruse en la suppliant à chaque fois pour qu’elle accepte mes quelques centimes tout en affirmant que ma mère va bien et que la sienne est satisfaite.

Nous nous étreignons parfois devant la boulangerie, à l’étonnement des Français dont la plupart ne comprennent pas cette relation mystérieuse entre une femme comme moi et une autre comme Florika. Les différences extérieures semblent flagrantes entre elle et moi. Seules Maria Florika et moi savons que cette amitié transcende ces différences.

Maria a beaucoup d’histoires à raconter. Si seulement je comprenais sa langue, alors je traduirais un monde magique, mystérieux et inconnu pour la plupart des gens. Nous sommes les lettrés, les éclairés, la génération de la modernité, d’internet, des langues, des vêtements élégants, de la fourchette et du couteau…

 

 

Printemps arabe : Les femmes vont-elles faire leur révolution ?

[Par Maha HASSAN]

Traduit de l’anglais au français par Quentin Davidoux.

Cliquez ici pour lire l’article en arabe paru dans le blog de Maha Hassan, le 1er Avril 2014.
Cliquez ici pour lire l’article en anglais paru dans le site du Heinrich Boell Stiftung, le 24 Avril 2014.

Je suis venue au monde comme une femme : avant la révolution syrienne.
Je ne nie pas avoir oublié parfois que je suis une femme, préoccupée par l’écriture et la vie, et obsédée par mon pays qui oscille entre les berges de la mort. Au moment où j’ai commencé à écrire, j’avais longtemps ignoré  que j’étais une femme. L’éducation masculine que j’ai reçue m’a poussée à renier mon sexe et je sentais mon infériorité du fait de ma féminité ; par ailleurs les modèles féminins apparus dans les domaines littéraire et médiatique ne m’ont jamais captivée, le rêve qu’ils poursuivaient n’ont jamais du reste croisé le mien.

Protester contre le harcèlement sexuels et la échecs de la police. Syndicat de la presse. Photo: Hossam el-Hamalawy. Creative Commons LizenzvertragThis image is licensed under Creative Commons License.

Protester contre le harcèlement sexuels et la échecs de la police. Syndicat de la presse. Photo: Hossam el-Hamalawy. Creative Commons LizenzvertragThis image is licensed under Creative Commons License.

Mes rêves étaient masculins. Je m’identifiais aux hommes ; j’étais l’un d’entre eux : Sartre, Nietzsche et Hegel, puis Kafka et Proudhon, et, finalement, dans la période précédant mon éveil féministe, Dostoïevski, Kundera et beaucoup d’autres, tous, en fait. Dans ma vie privée, je rencontrais beaucoup de femmes exceptionnelles, mais aucune n’était une célébrité de la littérature ou du cinéma ; ainsi, à l’époque, je ne me rendais pas compte de leur distinction car mon jugement sur les autres était lié à ce qu’ils écrivaient.

Enfant, ma bibliothèque était remplie de livres de Camus, Sartre et Colin Wilson ; j’ai grandi comme un homme et c’était à eux que je m’identifiais. Peut-être qu’inconsciemment je détestais ce que j’étais : une femme.

Les textes de Nawal el Saadawi étaient nouveaux pour moi. Ce monologue me repoussait et ne me concernait pas. Je ne lisais pas les textes de Ghada Al Samman ou d’autres auteures arabes, et même des écrivains arabes, dont les textes me laissaient de marbre avec leur narcissisme, leur immaturité intellectuelle en quête d’une identité – d’une unicité, peut-être…

En grandissant, je fus soudain confrontée aux tabous sociaux. Je découvris que d’autres ne me voyaient pas comme moi je me voyais. Je ne me présentais pas comme une femme, mais ces gens-là, d’un coup de crayon (cette expression tombe à point nommée) me plaçaient dans la boite étiquetée « femme » et je subissais leur mépris et leur manque de respect. Dans un minibus à Alep, un jeune homme tenta de me violenter, et lorsque je le repoussai – comme son égal et non comme une créature inférieure à un homme –, il dit d’un ton menaçant qui me fit peur : « Ferme-la ou je te frappe devant tout le monde ! » . Je me tus, en victime, et subis ma peur. A ce moment-là, je réalisai que j’étais une femme, et que mon identité dans les sociétés de l’est était déterminée par mon corps, non par mon esprit. Jour après jour, les barrières s’érigeaient toujours plus hautes devant moi, juste à cause de ma condition de femme. Beaucoup d’opportunités m’étaient refusées à cause de ce corps de femme, un corps, croyait-on, qui contenait un esprit différent de ceux des hommes.

En remontant mon chemin (encore un cliché) dans le monde des femmes, je me suis considérée comme une étrangère parmi elles. Car, dans l’environnement où je vivais, les femmes sont des dictionnaires d’elles-même, très différent du monde de ces hommes qui m’éduquèrent : mes pères. J’eus de nombreux pères : Sartre, mon père spirituel ; mon père biologique ; Khaled, mon père intellectuel ; et bien d’autres…

Je me suis retrouvée comme une étrangère dans le monde des femmes : des tentatrices, des mangeuses d’hommes avec de la ruse, de l’intuition et une foule d’autres qualités que je ne comprenais pas. Troublée, je comptais me trouver un endroit qui me correspondrait mieux, et un ami me dit : « Une vraie femme couche avec des douzaines d’hommes sans qu’aucun ne le découvre. Tu es trop transparente ». Mes amis considéraient que la féminité chez une femme vient de sa capacité à tourmenter les hommes, or, j’étais très loin de la tourmenteuse idéale : à travers mes lectures et mon éducation, j’avais appris à croire en l’égalité parmi les êtres et au respect mutuel. « Transparence » était mon mot d’ordre dans la vie, et je finissais par être accusée d’un manque de féminité. Moi, une femme élevée dans le scepticisme, avec Descartes, Nietzsche et la pensée rationnelle, comment pouvais-je m’en tenir à une féminité consistant à suggérer mais jamais déclarer, flirter et manipuler, approcher et reculer… ? Des garçons plus jeunes que moi m’enseignèrent la chose : fais-le danser, mais garde-le dans l’incertitude…et j’échouais. En cherchant à me rapprocher des hommes, je découvris aussi leur hypocrisie ; une hypocrisie qui, à de rare exceptions près, était en quête d’une compagne libérée, une sœur ou une femme, qui ne se révélerait devant personne d’autre.

Je baissai les bras. Je ne suis pas un homme fourbe, une femme dissimulatrice. Je suis une écrivaine. Je me réfugiai dans la narration et commençai à réévaluer ces femmes que j’avais précédemment ignorées. Et J’écrivis.
Je n’ai aujourd’hui pas l’intention de discuter des portraits des femmes dans mes récits, ou même de Daughters of the Wilderness, la nouvelle qui représente mon manifeste artistique, dans lequel j’annonce que je suis devenu une femme, là où un jour je m’étais détournée de mon sexe, convaincue que l’œuvre de l’écrivain n’avait rien à voir avec son genre biologique.
Je ne suis pas si féministe que ça, mais lorsque j’écris – écrire étant une des pierres angulaires de mon identité – je prends le parti des victimes, des plus faibles, et il est toujours clair pour moi que, en gros, la femme est constituante de ce parti, même si ce n’est pas toujours l’homme qui la rabaisse.
Marquez a dit qu’il était né pour raconter des histoires, et je crois que n’importe quel romancier contient cette vérité en lui. Moi aussi, je suis née pour raconter des histoires, mais notez bien : je suis née femme et j’ai laissé mon pays parce que j’étais une femme ; serais-je née homme, j’aurais subie moitié moins d’épreuves que ce que j’ai subi en étant une femme. Être une femme, c’est subir deux fois plus de douleurs : une part pour l’être humain et une part supplémentaire pour la femme.

A l’âge que j’ai maintenant, je ne crois pas que le sexe influence l’écriture, mais, alors que j’écris, une magnifique voix résonne : la voix de ma grand-mère, la voix de femmes disparues, et de celles qui restent, torturées, enchaînées, effrayées ; un chœur enfoui profondément en moi qui chante lorsque j’écris, et, voltigeant à travers mes textes, me rappelle le fait que je suis, comme elles, une femme.

La révolution en tant que femme : Lorsqu’un air printanier a atteint la Syrie.
Lorsque commença la révolution en Syrie, j’allai là-bas dans le même état d’esprit : comme une femme qui embrasse de nouveaux horizons et qui les sent avec son capteur interne… Un mélange d’instinct biologique et de connaissances acquises lors d’une vie de lectures et d’expériences théoriques.

Je m’engageai dans la révolution en tant que femme. Une femme qui croyait à son rôle, non comme une fonctionnaire au sein des systèmes des parties politiques, associations ou croyances majoritaires, mais comme une personne entrant spontanément dans la chaîne et la trame de l’expérience des autres : de leurs douleurs, leurs injustices, leur rébellion, leur liberté…
La révolution entame sa quatrième année, et de jour en jour, la marée de sang, de mort et de destruction augmente.

Une femme… pardon : je voulais dire une révolution à laquelle nombreux rêvaient : une femme belle et impartiale balayant une histoire d’injustice, de discrimination et de désespoir imposé transformée chaque jour en cadavre pour réapparaître le suivant, l’espoir serré dans son poing.
Une femme… pardon : je voulais dire une révolution qui sait qu’elle doit traverser un champ de mines placé en travers de ses espoirs les plus chers, traverser une foule d’hommes, l’un après l’autre essayant de la couvrir d’un voile, de la dissimuler, de la guider, comme s’il était son mari légal et officiel.

Djihad, islamisation, militarisation, chacun avec leurs objectifs et étapes soigneusement définis. La révolution est passée de main en main, de slogan en slogan ; elle esquive et glisse à travers et au-delà des camps des belligérants et en ressort inaltérée, franchissant carrefour après carrefour, barrière après barrière, d’une prison idéologique à une autre, la tête haute et sur les lèvres : « Je suis la Révolution ; je ne suis pas comme vous. »
Beaucoup d’hommes se prétendent son protecteur, pour la représenter et faire respecter sa légitimité ; ils y sont aidés et encouragés par des femmes, alors que les filles de la révolution souffrent et sont violentées. Mais la révolution… pardon, la femme, qui connaît et comprend les stupidités de ses enfants, tant légitimes qu’illégitimes, ceux qui frappent à sa porte et affirme en pleurant qu’elle est leur, elle leur ouvre la porte à tous, car la femme… pardon, la révolution, rejette la discrimination.

C’est son coté sentimental, sa faiblesse peut-être, qui l’empêche de claquer la porte sur ceux qui viennent, animés de bonnes intentions, ou de mauvaises, pour l’aider. Aujourd’hui, elle est femme, femme au sein d’une révolution : c’est la formulation adéquate, la formulation qui transmet sa justice et sa droiture.
Un révolutionnaire ne respectant pas la femme ne mérite pas la gloire de la révolution. Quiconque essaye de soustraire la femme ou de la faire taire est contre les deux, femme et révolution.

Quiconque enlève les femmes est contre les deux ; quiconque empêche les femmes d’obtenir ce qui leur appartient de droit, qui leur jette de la mie de pain comme compensation de leurs pertes, est un ennemi de la femme et de la révolution.
Lorsque la femme est en danger, la révolution est en danger, la société est en danger, l’homme est en danger. La femme est la base de la révolution. La révolution est en danger si la femme est en danger : la femme est la pierre de touche de la révolution.
La révolution est en danger lorsque Samira Khalil, Razan Zeitouneh et bien d’autres femmes et hommes sont retenus par ceux qui affirment être les enfants de la révolution. Les deux femmes ont été enlevées le 10 décembre 2013 par un groupe d’hommes armées anonyme qui a attaqué le Centre de documentation des violations de Douma, ville proche de Damas. Ils ont enlevé les deux activistes, ainsi que deux de leurs collègues masculins, Wael Zeitouneh (le mari de Razan) et Nazim Hamadi, dont on est toujours sans nouvelle à ce jour.

C’est ce qu’est la révolution, comme l’histoire des femmes : les ennemis brandissent des slogans abscons, s’abritant derrière pour atteindre leurs buts, pendant que la révolution, ou la femme, demeure la moindre de leurs préoccupations.
La même chose se vérifie à travers l’histoire schizophrénique des hommes : les hommes qui défendent les droits de femmes avec lesquelles il n’ont aucun lien biologique ou légal bafouent ces mêmes droits chez eux pour bien montrer que ce sont eux qui dirigent.
Certains hommes blanchissent leurs dossiers honteux avec un liquide nettoyant magique appelé « les problèmes des femmes ». Ainsi, dans la révolution, nous pouvons aussi trouver ceux qui tentent de dissimuler les sombres taches qui gangrènent leurs pensées, comportement et intentions, avec cette javel occulte qu’est la révolution.

On ne peut pas se fier à ce qui ne peut pas être féminisé. Les révolutions qui ne peuvent pas être féminisées ne sont vouées qu’à devenir des champs de batailles et des massacres mutuels. La révolution se porte bien si la femme en son sein se porte bien. La révolution se porte bien quand tous baissent la tête devant les femmes et brandissent haut leurs images, comme l’ont fait d’autres nations. Les Français, par exemple, brandissent toujours l’image de Marianne, inébranlable, plus puissante que les portraits de leurs dirigeants. Marianne, l’incarnation de la république française, la femme à bonnet dont les statues et les peintures sont à l’honneur lors des célébrations républicaines, qui fait jeu égal avec le drapeau. Le choix du nom, cela dit, demeure un mystère. Marie-Anne était un prénom très populaire au XVIIème siècle, et souvent utilisé comme un diminutif pour « le peuple ». Sous la révolution, Marianne en vint à symboliser la liberté et la République. Elle servit d’inspiration pour nombre d’œuvres, comme le tableau d’Eugène Delacroix La Liberté guidant le peuple.

La révolution est une femme. Libre, elle n’a pas besoin de pères, de guides ou de chefs. Elle a besoin d’enfants qui travaillent avec l’amour et la foi du changement, et de prendre fait et cause pour les femmes (en particulier) et pour l’espèce humaine.

Le printemps, les femmes et la culture.
L’an dernier, en mai 2013, j’ai pris part à un forum d’une manifestation culturelle ayant lieu pour marquer la fondation du PEN au Liban, et faisant partie d’une série d’événements organisées en collaboration avec PEN international, et avec le support du festival de Hay. La discussion au forum tournait autour des révolutions arabes et des femmes.

Ce qui fut alors dit à propos des droits des femmes semble maintenant presque complaisant à la lumière des derniers événements en Syrie : ce serait comme tenter de sauver un livre d’un bâtiment en flamme s’écroulant autour de ses occupants. J’ai souligné mon rejet de la militarisation de la révolution et de l’arrivée au pouvoir des groupes islamistes parce que j’étais sûr qu’ils supprimeraient le peu que les femmes avaient réussi à obtenir. J’ai dit qu’il n’était possible de ne parler des droits des femmes qu’en temps de paix, que les femmes elle-mêmes pourraient être les grandes perdantes en temps de paix comme en temps de guerre. J’ai révélé le niveau de despotisme dans la société arabe, affirmant que les sociétés arabes sont profondément despotiques, et que ce despotisme dans nos pays est complexe, comme des couches sédimentaires. Si l’on retire la couche du despotisme politique, on trouve le despotisme religieux. En retirant celle-ci, le despotisme familial est révélé. cycles après cycles, la plupart emmenée par une femme qui, comme l’homme, est la victime de chacune de ces couches, mais est finalement aussi la victime du despotisme de l’homme, quand bien même celui-ci fut peut-être lui-même la victime d’une oppression antérieure. C’est comme si la femme habitait dans un champ de clôtures de barbelés. A la fin, la femme est la grande perdante, perdante en temps de paix comme en temps de guerre. Et maintenant, alors que des révolutions ont lieu autour d’elles, révolutions pour lesquelles elles n’ont pas le choix de prendre les armes (principalement par le fait que la majorité des femmes s’y oppose, encore que cela soit un problème profond et épineux lié à la recherche des tendances instinctivement pacifiques des femmes et de leur prédilection pour l’esprit de famille, l’habitude et des processus de changement rationnels et sans confrontation), les femmes n’abandonnent pas et poursuivent leur lutte non-violente au sein de cycles verrouillés de violence.

Une discussion sur les violences commises par tous les partis ne signifie à aucun moment que nous mettons sur un pied d’égalité la victime et l’auteur, mais cela implique d’obliger les femmes à entrer dans une lutte qui n’est pas la leur en leur qualité de citoyenne et d’égaler le partenaire qui s’engage en politique, dans la société civile ou dans des actions d’aide publique, tout en payant parallèlement deux fois ce que paierait un homme. A la fin, pour une écrasante majorité, elle est un objet et un symbole, jamais une entité indépendante. En temps de guerre elle est une otage, en temps de paix l’honneur de la famille : dans les deux cas un symbole avec des valeurs génériques et jamais une personne en soi. Les femmes sont la fille, l’honneur et la honte, la première de la famille, puis du clan, puis des environs, puis du pays.

Les femmes prises dans la révolution ne se sentent pas immédiatement concernées par leurs droits. Bien sûr, quelques faibles efforts sont faits par des collectifs de femmes et des associations qui œuvrent pour informer et contrôler la situation des femmes en Syrie et les violations de leurs droits, mais au regard des massacres et des meurtres de masses, de tels efforts semblent irréalistes.
La femme perd parce qu’elle met ses droits de côté, parce qu’elle rejoint les hommes dans une révolution qui, selon elle, va garantir ses droits en tant que citoyenne et le concept même de citoyenneté, ce qui devrait nécessairement lui assurer ces droits et l’égalité. Mais tout ça n’est que théorie, parce que la réalité, c’est que les révolutions dans les pays avoisinant ont laissé la place à des régimes dictatoriaux, des régimes dictatoriaux de nature différente certes, mais, pour la femme, une dictature religieuse n’est pas moins dangereuse et abusive qu’une dictature politique. Les Syriennes ne sont pas descendues dans la rue pour défendre les conseils de la Charia ou la mise en place de punitions islamiques. Elles sont descendues dans la rue pour la défense de concepts civils et contemporains : pour la justice et l’égalité.

Il y a ensuite la tyrannie sociale, lorsque les femmes souffrent de l’autoritarisme masculin : le diktat du frère, du mari, du fils du voisin ou du cousin. Tous ces hommes ont des droits sur la femme parce qu’elle porte leur honneur et leur honte. Il n’y a pas de période de post-oppression : à la tyrannie d’aujourd’hui en succède toujours une autre.

La plus profonde couche de tyrannie que les femmes doivent combattre est celle de l’homme réactionnaire, l’ombre dissimulée derrière tous les hommes occidentaux qui les empêche de considérer la femme comme leur égal. La présence des femmes aux conférences culturelles et politiques est symbolique. Au fond d’eux, les hommes pensent que la femme leur est inférieure, qu’elle a besoin de conseils, et certaines femmes s’identifient à ce courant de pensée masculin, elles oppressent leurs semblables et souscrivent avec une infériorité subconsciente à cette idée que l’homme est un protecteur. Elles se blottissent contre les hommes et recueillent les bénéfices : contentement, protection et sensation de sécurité.

Parce que la femme est la garante de l’honneur, et parce que tous les hommes ont le droit d’intervenir dans ses affaires pour protéger cet honneur, il en résulte que même ces femmes qui se sont élevées contre le régime se sont heurtées à la religion et à l’autorité patriarcale une fois le pouvoir du régime mis en pièces. C’est ce qu’il s’est passé pour Samira Khalil et Razan Zeitouneh qui se sont battues contre le régime et le despotisme politique, et sont devenues en fin de compte les premières victimes de la révolution « patriarco-religieuse » qui, identique en cela au régime, réprima leur liberté et les enferma.