Manifestation en démocratie : un récit entre Paris et Istanboul

Journaliste turc en exil à Paris, je me suis rendu dans le Mahalle. Mahalle signifie quartier en turc. Dans la capitale française, il s’agit du quartier autour de la station Strasbourg-Saint Denis, surtout rue Faubourg Saint-Denis. Dans ce Mahalle, beaucoup d’immigrés turcs et kurdes parisiens y ont trouvé refuge. Ce n’est pas seulement les personnes qui font ce quartier, l’odeur des restaurants et le charme des cafés vous replongent dans l’ambiance stambouliote. Mais en ce jour du 22 mars 2018, j’ai appris qu’il y avait “grève générale”. Conséquences : les trains ne circulent pas, quelques écoles sont fermées, la France ralentie…

La veille, le 21 mars, le rachat du Dogan Group par le Demirören Group (qui est pro-Erdogan) reste le principal sujet de conversation dans le Mahalle malgré la journée de grève. En effet, ce rachat a de nombreuses conséquences sur la société turque.
Qu’est ce que le Demirören Group ? C’est un réseau culturel et médiatique de propagande qui soutient totalement le président Recep Tayyip Erdogan avec ses journaux Milliyet et Vatan comme fers de lance.

Qu’est ce que le groupe Dogan ? C’est un groupe de média qui possède le journal “semi-libre” Hürriyet et la chaine de tv thématique CNN Türk. Je dis “semi-libre” car Dogan Media n’as pas souvent critiqué l’attitude autoritaire du régime d’Erdogan. Pourquoi ? A cause de la peur de leur patron Aydın Dogan qui est bussinessman et non pas journaliste. Le groupe Dogan, c’était aussi la chaine “Kanal D” qui diffuse et produit les plus célèbres séries turques. Tout additionné, contrôler Dogan Media ne veut pas dire uniquement contrôler les informations, cela signifie contrôler la vie culturelle et populaire des familles turques de la classe moyenne.

Manifestation et ambiance de fête

Alors que nous discutions de cette vente, un ami kurde arrive et me dit :

« Est-ce que t’as vu devant la gare de l’Est ce qu’il se passe ?

– Non. Les manifestants sont là ?

– Ben oui ! Il faut y aller ! C’est chaud !

– Vas-y ! Ça me manque trop : un peu de journalisme ! »

J’ai été habitué à être un observateur de l’actualité, je suis journaliste. Voir et être au cœur de cette manifestation m’a tout de suite réveillé cet instinct : nous sommes donc allés devant la gare de l’Est où nous nous sommes retrouvés au milieu de milliers de personnes. Selon les chiffres que l’on m’a communiqué, il y avait au minimum 45.000 personnes qui se sont réunies à cette occasion pour manifester et faire valoir leur droit de grève, car la France est une démocratie. Pour résumer, leurs revendications sont une meilleure répartition des richesses. Ils ne se considèrent pas comme privilégiés. Selon eux, ce sont les mêmes gens, les mêmes minorités qui se partagent la majorité des richesses.

Pendant la manifestation, je n’ai pas vu de violence. Peut-être parfois, à cause de quelques radicaux, certains débordements ont eu lieu créant quelques situations exceptionnelles. Mais pour moi, il n’y a pas eu de conflit entre la police ou les manifestants. Au contraire, les protestataires étaient contents et solidaires, il y avait un air de fête et de carnaval. Cette atmosphère démocratique m’a fait penser à mon pays d’origine, la Turquie.

Mourir en manifestant pour ses droits

Avec mon ami, nous avons commencé à faire des blagues comme celle-ci : “S’il y avait la police turque, imagine dans combien de minutes la manif va finir!” Si on pense au gaz lacrymogène ou aux canons à eau qui sont utilisés pour chaque manifestation en Turquie, transformant les manifestations en émeutes, ça ne doit pas être très difficile de mettre rapidement fin à une manifestation !

Humour à part, les manifestations turcs ont du sang sur les mains : par exemple, souvenons-nous de la violence de la force de sécurité qui a tué 12 personnes pendant les émeutes de Gezi Parkı en 2013 à Istanbul et dans tout la Turquie. C’est pourquoi malgré cet esprit de carnaval et de revendications sociales, je fus rempli d’une tristesse car je ne vois pas la possibilité d’avoir une grève en paix, comme ça, dans mon pays d’origine.

En Turquie, l’autorité politique ne permet pas de mener une grève générale, même une manifestation beaucoup plus petite n’aurait pas pu avoir lieu. Tout d’abord, les forces de sécurité construisent des barricades sur la route qui mènent à l’émeute, puis ils arrêtent tous les transports en commun et ensuite ils placent les manifestants en garde à vue, etc. Finalement, il ne peut même pas y avoir de manifestation à dissoudre. C’est déjà mort avant d’être née…