PORTRAIT. Taher Hijazi : « on ne pouvait pas sortir sous peine d’arrestation ou de mort » en Syrie

Agé d’une trentaine d’années, Taher Hijazi est un défenseur des droits syrien, dont le combat remonte à plus de dix ans. Très assidu, Taher est arrivé à la Maison des journalistes avec de nombreux documents, ayant déjà préparé ses déclarations. Si ses mains tremblent par moment, la fermeté de sa voix ne trompe personne : il connaît l’importance de son travail pour la Syrie et le reste du monde, à savoir la lutte contre l’utilisation des armes chimiques sur la population ou en temps de guerre.

Pour comprendre sa vocation, il nous faut remonter à mars 2011, début du Printemps arabe en Syrie. Taher étudie alors le droit à l’Université de Damas, et participe à des manifestations pacifiques avec son entourage pour un « changement démocratique » dans son pays. « Mais le régime d’Al-Assad a rebondi en choisissant l’oppression, les arrestations et disparitions forcées », explique Taher d’un ton neutre. « Plusieurs de mes collègues ont été arrêtés. Nous avons été torturés et emprisonnés », témoigne-t-il en pesant ses mots.

En Syrie, des disparitions forcées non résolues depuis 12 ans

Il participe alors à la documentation des violences pour le Centre de documentation des violations en Syrie, ONG fondée par son amie et avocate Razan Zaitouneh. « J’ai listé les arrestations, pris des photos des victimes, recueilli des témoignages » à partir de 2013, où « la révolution s’est transformée en guerre. »

« Le régime Assad a utilisé des armes pour bombarder ma ville dans la région de Ghouta », comme le gaz sarin et la chlorine, pourtant interdits. « J’ai été blessé plusieurs fois par le gaz, surtout au massacre de la Ghouta orientale, le 21 août 2013. Je suis resté trois jours chez moi avec mon visage qui me semblait brûlé, j’étais épuisé et je vomissais constamment. »

Taher s’interrompt un instant, reclasse ses papiers déjà bien ordonnés, puis reprend : « fin 2013, un groupe islamique a enlevé tous mes collègues du bureau du Centre de Documentation des violations. C’était mes amis et jusqu’à ce jour, nous n’avons plus aucune nouvelle. » Le 9 décembre 2013, Razan Zaitouneh est portée disparue. Le défenseur fixe le vide quelques secondes, comme s’il se remémorait les évènements.

Il explique avoir continué son travail seul jusqu’en 2015, alors qu’Al-Assad assiège sa ville durant de longues années. « On ne pouvait pas sortir sous peine d’arrestation voire de mort », confie Taher. « J’ai été blessé à la tête par des éclats d’obus lors d’un bombardement en 2015. »

Il s’agissait d’une « bombe à vide », une arme thermobarique très puissante. Son utilisation « contre des cibles militaires » n’est pas explicitement interdite par les conventions internationales. Mais user de bombes à vide sur des civils demeure une violation des traités de l’utilisation des armes dans un conflit, sans pour autant être spécifiquement prohibées.

« Mon frère a été torturé à mort par le régime en 2014 et mon père a été tué dans une frappe aérienne russe en 2018. Trois autres de mes frères ont été arrêtés par un groupe islamique. Ma famille est le parfait exemple de la guerre en Syrie », relate-t-il en tenant son stylo rouge, un petit sourire vaincu aux lèvres. Mais malgré les morts, Taher ne s’arrête pas et continue de documenter les attaques.

La France, un nouveau front pour Taher Hijazi

« De 2014 à 2018, j’ai été menacé par un groupe islamique. En 2018, j’ai fui avec ma famille vers le nord de la Syrie. » Grâce à l’aide de Reporters Sans Frontières, Taher, sa femme et son fils parviennent en France à partir de juin 2019. Il obtient le statut de réfugié en mars 2020, à l’époque du premier confinement – une époque très difficile à vivre pour lui.

Bien qu’il soit réfugié de guerre dans un pays qu’il ne connaît pas, Taher demeure actif et témoigne contre un groupe islamique en 2019 et en mars 2021, lorsque le tribunal de Paris est saisi pour l’utilisation des armes chimiques en Syrie. S’il reste témoin en 2019, il se constitue partie civile en 2021.

« En août 2020, j’ai emménagé dans le Puy-en-Velay, j’étais très isolé. J’ai voulu continuer mes études et apprendre le français, mais je ne pouvais pas », se désole-t-il en se remémorant la chambre exigüe qu’on lui avait prêtée. 

Deux ans plus tard, il découvre l’Initiative Marianne et candidate en septembre 2022, persuadé qu’il ne sera pas retenu. « Je pensais ne pas avoir les compétences mais l’Initiative Marianne m’a choisi, j’ai donc bien fait d’avoir candidaté ! » Un autre sourire, heureux cette fois-ci, fleurit à nouveau sur son visage, alors qu’il explique avoir été « choqué » de cette bonne nouvelle. En novembre, l’Initiative est lancée.

Lancée en décembre 2021 par le président Emmanuel Macron,  l’Initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme est un programme qui comporte trois volets. Le premier est international, comprenant le soutien des défenseur.es des droits humains dans leurs pays respectifs par le biais du réseau diplomatique français.

Un volet national, impliquant l’accueil en France pendant six mois de défenseur.es des droits humains issu.es du monde entier pour permettre leur montée en compétence et leur mise en réseau, est également de mise. Enfin, un volet fédérateur vise la constitution d’un réseau international des acteurs de la défense des droits humains à partir des institutions (associatives, publiques, privées) françaises.                

Ces défenseurs et défenseures des droits humains venus du monde entier peuvent, durant six mois, construire et lancer leur projet en France. Cette année, treize personnes de diverses nationalités ont été primées pour leurs combats : la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, le Venezuela, l’Ouganda, la Russie, le Mali, le Bangladesh, le Bahreïn ou encore le Pérou ont été mis à l’honneur pour cette édition.

Après avoir reçu quatorze femmes l’année dernière, c’est au tour d’une promotion mixte d’être accueillie en France dans le cadre de l’Initiative. Les lauréats accéderont à un programme de formation afin de renforcer leurs capacités et leur engagement dans leur pays d’origine ou en France, qu’il soit en faveur des droits des minorités, de la liberté de la presse et d’expression, des droits civiques et politiques, des droits des femmes ou encore des droits environnementaux.

Grâce au programme, les lauréats peuvent développer leur association ou leur travail depuis la capitale française, ainsi que tisser un solide réseau de défenseur.es des droits. Un moyen pour la France de fédérer les lauréats et de faire rayonner son action à l’étranger. Depuis 2022, la Maison des journalistes et l’Initiative Marianne s’associent afin de renforcer les échanges entre journalistes exilés et défenseur.es des droits humains du monde entier.

Il bénéficie alors de plusieurs formations, notamment sur la gestion associative et de projets, sur la prise de parole en public, de communication non violente et gestion des conflits… Il participe également à des cours de politique à Sciences Po, centré sur le Proche et Moyen-Orient. « J’ai également visité des associations et organisations comme le Conseil de l’Europe, le Parlement européen ou encore la Cour européenne des Droits de l’Homme. »

Il obtient de nombreux contacts et soutiens d’organisations nationales et internationales, qu’il n’aurait pu avoir sans l’Initiative Marianne. De quoi lui redonner de l’espoir ou tout du moins, de la force pour sa lutte. « C’était le plus important je pense, ainsi que toutes les formations auxquelles j’ai assisté. »

Taher Hijazi en manifestation à Paris.

L’abandon total de la communauté internationale

En avril 2022, Taher donne naissance à l’association « Paths of Justice » avec un groupe d’activistes syriens. Elle vise à « promouvoir une culture des droits de l’Homme et plaider en faveur de la responsabilité, en veillant à ce que l’impunité ne soit pas tolérée. »

Elle fournit également « diverses formes d’assistance aux victimes de violations » de ces droits, ainsi qu’elle permet « d’autonomiser et accroître la conscience juridique de la société en Syrie et au sein de la diaspora. » Grâce à Paths of Justice, les bénéficiaires peuvent se voir offrir « une formation spécialisée sur la sensibilisation juridique aux lois nationales, la documentation pénale et les lois de la guerre. »

Taher ne s’arrête pas là et en août 2022, il fonde « avec un groupe de survivants l’Association of Victims of Chemical Weapons, comprenant un groupe Facebook pour les victimes des armes chimiques avec plusieurs objectifs, notamment intensifier les efforts pour documenter l’utilisation et pour garantir tous les droits des victimes de ces armes. » Il est « crucial » pour lui de soutenir et d’appuyer les efforts déployés pour interdire l’utilisation des armes chimiques dans le monde.

« Aucune avancée, aucun effort international n’a été fourni pour obtenir justice en Syrie », affirme-t-il en posant ses mains à plat sur la table. « La Russie a utilisé son droit de véto au Conseil de sécurité sur les questions de l’utilisation des armes chimiques interdites. La situation de mon pays est très compliquée aujourd’hui, avec la présence russe, iranienne, turque, états-unienne… » Aujourd’hui, la Syrie ne connait pas « de guerre locale, elle s’est répandue bien au-delà des frontières. Et tant que le régime Al-Assad restera au pouvoir, il n’y aura aucune justice. »

Aujourd’hui, après l’Initiative Marianne, Taher souhaite « améliorer le projet de mon association et je veux travailler avec tous les acteurs que j’ai rencontré pendant le programme, afin de trouver de bonnes suggestions pour soutenir les victimes syriennes. »

Crédits photos : Taher Hijazi

Maud Baheng Daizey