Le voyage d’un Achille syrien en fuite vers l’Europe

[Par Rana ZEID]

Article paru dans Alhayat.com, le 9 mars 2014

Traduit de l’anglais au français par Susan Clot.

Je ne suis pas Achille, je suis G.T., et, contrairement à lui, son talon est devenu ma force, car j’ai survécu à ma mort et à ma propre personne. J’ai placé la carte d’identité italienne que le passeur m’avait donnée dans l’interstice entre mon talon et ma chaussure. Je voulais que la photo mise sur la carte prenne un aspect usé comme le style et l’écriture des lettres italiennes, avec nos identités humaines. Je continue de marcher et de me déplacer… Je voulais passer de l’Autriche en Allemagne, tout en sachant que la frontière allemande est difficile et que si l’on découvre que je suis Syrien, ou plutôt que je ne suis pas Italien, je serai renvoyé vers mon pays, où j’ai toujours vécu.

طفل من مقدونيا اسمه أيوب

Photo crédits : G.T.

J’ai joué «Poker face » avec le soldat allemand, en utilisant mes deux mots d’italien afin de m’en sortir, et jusqu’aujourd’hui, je revois la tolérance exprimée dans le regard de cet homme civilisé, me permettant de continuer mon chemin. Quelle est cette rencontre qui marqua les débuts de ma nouvelle identité pendant ma fuite depuis la Turquie (puis la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Hongrie et enfin l’Autriche) en route pour un pays Européen que j’avais choisi les Pays-Bas – parcourant sans aucun arrêt en bus des distances fantastiques depuis l’Allemagne, en laissant derrière moi la musique de Vienne. Personne ne sait que l’économie des Pays-Bas est une économie forte, et là-bas, en tant que réfugié, je pourrai espérer trouver des conditions de vie correctes, après avoir tout subi, protesté, être parti vers le nord ensoleillé en échappant à l’arrestation et avoir vécu dans la détestation de Daesh « L’État islamique », tout ce qu’un Syrien peut subir pendant cette troisième guerre mondiale contre son peuple.
Sans cheval, j’ai chevauché le vent et gravi Le Monténégro.
Devant moi, à Amsterdam, s’étire la vaste mer ; elle m’offre la tentation de marcher lentement sur les flots jusqu’à la ligne où l’eau et le ciel se rencontrent, pour y fumer une cigarette. Cette mer est faite pour la contrebande. Un Syrien doit venir ici et traverser en courant la Mer du Nord, semblable à un immense dallage bleu.
Maintenant, je suis dans un camp pour réfugiés. Les conditions matérielles sont excellentes, toutefois le surréalisme syrien, seul, bouleverse le silence du lieu. Le vent arrête de souffler devant les portes des caravanes afin d’écouter des conversations à bâtons rompus. Un réfugié dit à un autre : « Entre dans la caravane à côté pour rencontrer ton prochain, le vieillard Hamayan. Son fils a été un martyr ». Le jeune homme répond : « La belle affaire. Mon frère était un martyr aussi. J’en ai assez des Hamayan et de leurs conversations ». Le vieux Hamayan passe dans les allées de boîtes noires unies, disposées horizontalement de manière dramatique. Tel une roue, son point culminant devient le point le plus bas alors qu’il roule inlassablement, il est comme une armoire à aubes tremblotante, c’est un puits tremblant et mouvementé, laissant derrière lui des taches poisseuses ; ce n’est pas de l’eau, ces taches sont rouges et des araignées rôdent autour d’elles. Le jeune homme de la caravane N°3 crie : « C’est mon père, dont j’avais perdu la trace en Grèce ».
C’était le vingt-neuf octobre, mon anniversaire, quand on nous a été attrapés en train de chercher à gagner la Grèce en passant par les bois turcs. Les Turcs nous ont ramenés au centre de détention, où j’ai eu droit à un morceau de pain supplémentaire car mon anniversaire coïncidait avec la journée de l’indépendance turque.
Sur la terre rien ne m’effraie. Je cours pour échapper aux sons des fusillades et des bombardements. Sur la terre, je donne la mort à la mort.
Dans les bois glacials, en attendant, le matin pour traverser le fleuve Evros, l’eau et la nourriture commençaient à manquer. A cause de la police grecque et de leurs patrouilles incessantes, nos respirations étaient lourdes, comme provenant de poumons d’ogres, des respirations qui menaçaient notre couverture et témoignaient de notre présence : Il est interdit de respirer, d’inspirer et d’expirer, et dans le meilleur des cas, tu te retrouves mort avec un passeur aguerri et tyrannique. Sans savoir pourquoi j’ai eu envie de faire du sexe. Je m’endors, je rêve que je monte au ciel et que je retombe, tenant dans ma main une pomme verte de laquelle sort un macabre ver de terre.
Nous avions froid. Moktar, l’homme originaire de Homs, dormait sur son sac. Il rêvait de son magasin de bonbons bombardé. Il veut épouser une femme suédoise, mais si tout le monde rêve de s’installer en Suède, le pays idéal, comment faire ? A la fin de la journée, toutes ces considérations ne signifient plus rien pour le passeur Sherko, un Kurde de 24 ans qui fait passer des Syriens depuis trois ans, alors même qu’il n’a pas de carte d’identité. Je lui demande : « Veux-tu fuir avec moi ? ».

Fugitifs, nous portons des œillères, suivant le passeur comme un troupeau docile. On ne parle ni d’hier ni d’avant. C’est un voyage sans retour. Ibn Arabi a dit : « Ceux qui avancent trouveront la lumière », mais il n’a pas dit : « Si un Syrien avance, la route derrière lui est démolie ».
On nous a obligés à rester assis dans une maison, nous sommes six Afghans et un groupe de (quelques) Syriens. Enfin ce n’était pas vraiment une maison, plutôt une masure au milieu de nulle part, sans toit, avec un sol en terre battue. Une maison dans les bois semblable à des maisons syriennes détruites. J’ai pensé au code que l’intermédiaire (entre moi et le passeur principal) m’a communiqué. Je parle de moi-même : le numéro de code est 733 (ce numéro est numéro confidentiel, seuls moi et l’intermédiaire le connaissent)… j’imagine et je me pose cette question: est-ce que le 733ème martyr me regarde quand je fuis? Alors pourquoi ai-je senti cette piqûre dans ma tête? Comme si ma conscience était un moustique suçant mon cerveau fragile, est ce qu’Il me observe quand je fuis ? Je saigne, mais je dois me dépêcher et gonfler le bateau en caoutchouc, « une petite barque », et oublier le visage terne de ce jeune homme que je viens de remarquer, il s’agit d’un de mes camarades de première année du lycée de Damas, une école de teinte marron clair, presque couleur terre. Je suis un squelette sur une terre affamée.

مخيم لجوء في اليونان

Photo crédits : G.T.

Les postes de contrôle et les tours militaires qui régulent les frontières à travers le monde sont comme les aiguilles que ma grand-mère enfonçait dans une pelote de laine. Je voudrais les collecter toutes, les mettre dans ma petite poche et aller à l’usine d’armement la plus proche pour fabriquer un pistolet en fer et me tuer… Ce serait mon premier geste dans la maturité. C’est comme ça que réfléchissent tous les adolescents syriens qui portent un souvenir funeste. La pauvreté est comme les cinq sous qui me manquaient, m’obligeant à faire à pied le chemin de l’université jusqu’à chez moi… jusqu’au tombeau.
Après la terre il y a la mer, et la mer, que des Syriens comme moi doivent traverser avec leur talon blessé, est jonchée d’orties.
Mon voyage illégal par les terres ayant échoué, j’ai repris la mer. Je me trouve à Izmir, le lieu divin des passeurs maritimes. A Izmir, Le passeur est sûr de son succès. Moi par contre je suis frappé par un échec émotionnel qui motive ma décision de partir en Europe. Ma compagne syrienne pensait que je m’intéressais à elle à cause de sa nationalité européenne et je décide de la retrouver pour lui dire que mon humanité propre dépasse toutes les nationalités du monde. Je lui dirai simplement : « Je divorce », et je déchirerai le certificat de mariage fait par le Cheikh à Istanbul. Sauf que je ne l’ai pas sur moi car je n’ai pas le droit à beaucoup de bagages afin que le petit bateau sur lequel nous nous entassons par douzaines ne coule pas. C’est un petit bateau de pêche qui ne devrait pas porter plus de quatre personnes sur lequel nous fuyons éternellement de mort en mort.
Le passeur a crié : « Courez ! », et tout le monde s’est figé. Il faut quitter le bus et courir vers le bateau. J’étais le seul à courir. Je me vois en train de courir avec mon appareil photographique. Un sniper me vise (l’adrénaline monte dans ce bateau ridicule), les avions lâchent des bombes, des Scud détruisent des bâtiments à Hraytan et à Alep. Dans de telles situations je cours toujours seul car je suis le cameraman. Je cours lors des laps de temps créés par les Scud, ces laps de temps qui emmènent les martyrs vers un endroit meilleurs que Hraytan. Des gens transportent des corps, alors que des bombes à fragmentation remplacent les Scud, et les gens derrière moi disent : « Ce bateau est pourri ! ». Et j’étais le seul à courir pour monter à bord, tout comme je courais pour filmer les bombardements successifs. Moi qui ne voulais pas traverser la mer, j’étais mouillé jusqu’à la poitrine et le premier à monter à bord du bateau.
C’était une image résumant la mort, un bateau de pêche en bois avec un petit moteur et une place pour transporter la marchandise que nous avons remplis à nous seize. Seize personnes qui ont failli mourir en échange des quelques dollars dont rêvait le passeur. A l’arrivée, nous n’étions plus que quinze. L’un de nous manquait, perdu en mer. Les poissons l’ont adoré et il s’est échappé avec eux vers le monde de la lumière.
Le voyage pour la Grèce qui ne devait pas dépasser quarante minutes a duré trois heures. Je me suis assis comme je faisais dans les bus syriens, tourné vers le fond, détourné de mon destin syrien, fixant le vigoureux capitaine turc. Son visage ne trahissait aucune émotion pendant qu’il guidait le bateau. Je me souvenais de tout, mes parents, mon père qui s’était un peu fâché avec moi la dernière fois que je l’avais vu. Je me suis souvenu de toi. En approchant des eaux territoriales, les vagues ressemblaient à ceux du dessin animé L’Ile aux Trésors. Elles ont failli déchiqueter le bateau. Où est Long John Silver avec sa jambe de bois ? Et pourquoi n’y a-t-il pas d’enfants à bord pour incarner le personnage de Jim?? Où est Jim? Où est son chat ? Tout de même en Syrie, les chats ne sont pas très utiles car ils ne mangent pas de souris et de l’ombre.
Le moteur s’est arrêté un moment, dont j’ai ignoré la durée. Pendant le voyage, une voix s’est levée pour louer Dieu. Certains avaient le mal de mer. Ici, pas de pommes ni de légumes comme avait Long John Silver. Aucun remède contre le mal de mer ici. Le bateau ressemble à une pierre sur l’eau, prêt à sombrer à chaque instant sous le coup d’une large vague. Les Syriens pleurent. Le capitaine a commencé à taper sur le moteur. Voila comment ça marche. On tape pour se faire obéir. Ce moteur était rebelle et fou d’essayer de protester car la protestation n’est pas reconnue dans le monde des passeurs.
Nous subissons le froid effrayant. Le moteur reprend vie mais notre destination est encore loin… Tout comme la liberté. Depuis combien de temps voyageons-nous ? Combien d’entre nous sont morts ? Actuellement, je n’arrive pas à dormir car je me revois en train de nager (après que le moteur s’est arrêté une deuxième fois) sur plus de cent mètres pour atteindre la plage avec toutes mes affaires, mes vêtements lourds qui me tiraient vers le fond… Mon talon… Je me suis livré aux autorités grecques. Comme j’aime la nudité maintenant… La nudité des morts.

 

Cameroun : Un journaliste-écrivain dans les geôles de Paul Biya

Arrêté le 22 novembre 2011, au retour d’un voyage en Asie, le prolixe journaliste-écrivain fondateur de l’association des écrivains du Cameroun est incarcéré à la prison centrale de Kodengui. Kodengui, commune éponyme de la capitale du plus important état de l’Afrique centrale, Yaoundé. Enoh Meyomesse a été condamné par un tribunal militaire à 7 ans de prison ferme pour un délit de droit commun. Comment et pourquoi en est-on arrivé là ?! Enquête.

[Par Armand Iré]

Enoh Meyomesse

Enoh Meyomesse

Enoh Meyomesse est un écrivain et homme politique camerounais né il y a plus de 50 ans dans un patelin du centre de son pays. Il est de la même ethnie que le président camerounais Paul Biya, Bulu. Universitaire ayant fait ses études à Strasbourg et à l’université de Paris II, il a milité dans divers mouvements d’étudiants africains de l’époque dont la turbulente Fédération des Etudiants de l’Afrique noire Francophone -FEANF-.

Enoh Meyomesse était candidat à la présidentielle du 9 octobre 2001 au Cameroun. Ce n’était pas sa première élection, puisqu’il avait été candidat aux législatives de 1997. Créateur du PARENA, un parti politique camerounais, il est connu pour sa farouche opposition au régime plus que trentenaire de Yaoundé.

Cette affaire qui lui vaut aujourd’hui une privation de liberté pour bien longtemps commence mi-novembre 2011. Enoh Meyomesse découvre dans son village une exploitation artisanale d’or. Il mandate alors certaines personnes pour faire une réelle prospection et établit un contact avec des investisseurs de Singapour qui l’invitent dans la Mecque des affaires, en Asie. De sources crédibles tout se passe bien à Singapour d’où il revient le 22 décembre 2011. Lorsqu’il descend de l’avion il est « accueilli » par un important dispositif de gendarmes qui le mettent aux arrêts sans sommation après avoir perquisitionné deux jours auparavant son domicile sans mandat. C’est une photo prise à son domicile lors de cette fouille, qu’un des lieutenants de gendarmerie brandira à l’aéroport pour pouvoir l’identifier. Sur le champ Enoh est accusé de coup d’Etat et de braquage car selon la gendarmerie, un vol d’environ 1000 kg d’or et des numéraires a été commis en l’encontre de coréens exploitants d’une mine d’or à Bertoua dans l’Est du Cameroun. Aucun des gendarmes et de leurs supérieurs, joints par plusieurs sources, ne diront jamais exactement la date de braquage.
Après avoir arrêté un certain Manda Bernard, ami de Enoh Meyomesse, sollicité par ce dernier pour une infime aide financière dans le cadre de cette prospection aurifère, les « limiers » de la gendarmerie camerounaise remontent leur piste (?) pour mettre la main sur un autre compagnon d’Enoh et finalement sur lui-même à son retour d’un voyage à l’extérieur du Cameroun comme nous l’avons écrit au début de cet article.

La longue instruction
Transféré au secrétariat d’Etat à la Défense, le fameux SED, lieu de détention de plusieurs pontes déchus du système Biya, Enoh subit sans avocat des heures d’interrogatoire avant d’être envoyé à Bertoua. Il passera plusieurs semaines, plus précisément 30 jours, dans une cellule exigüe, sans droit de visite ou même la possibilité de parler à un avocat. Selon ses dires rapportés par un journaliste de la presse local, il a été sommé de trouver une certaine somme d’argent pour que l’affaire puisse « être étouffée » comme le lui ont dit les hommes du commandant de la légion-est de la gendarmerie camerounaise. Détenu en secret, il est renvoyé à Yaoundé lorsque la presse ébruite sa détention. Commence pour lui une longue instruction judiciaire qui durera 11 mois. Le 14 décembre 2012 après cinq audiences qui ont duré des mois, accusé finalement de complicité de vol d’or et de braquage alors qu’il était absent du Cameroun aux moment des faits, Enoh Meyomesse va écoper de sept ans de prison fermes assortis d’une amande de 200.000 CFA (environ 305 euros). Cette peine sera confirmée en audience le 27 décembre 2012.

Mobilisation
Depuis l’incarcération de l’écrivain, ses amis n’ont eu cesse de crier à l’injustice. Ils ont dénoncé l’habile maquillage juridique pour « camoufler cette affaire politique en une vulgaire affaire de droit commun » lance la présidente du comité de soutien à Enoh-CLE(Collectif pour la Libération d’Enoh)-, Bergeline Domou. Cette dernière, femme politique camerounaise, a failli perdre sa liberté dans cette affaire. C’est elle et Patrice Nganang écrivain d’origine camerounaise vivant aux Etats-Unis et président de l’association Tribunal Article 53, du nom de cet article de la Constitution camerounaise, qui exempte de toutes poursuites les hautes autorités de ce pays pour des crimes commis dans l’exercice de leurs fonctions. Elle, Bergeline Domou, aujourd’hui présidente du mouvement pour la libération d’Enoh, et Patrice Nganang lancent l’alerte suite à la disparition d’Enoh puisque nul n’avait de ses nouvelles. Pour les soutiens de Enoh, son emprisonnement est dû à l’outrecuidance de s’être présenté à la dernière élection présidentielle camerounaise alors qu’il est de la même région que l’inamovible président camerounais. La bataille que ses soutiens mènent contre le gouvernement camerounais est acharnée. Ils sont bien organisés et présents sur tous les fronts. Malgré le manque de moyens, ils ont réussi à rallier à leur cause plusieurs organisations de défense des droits de l’homme tel que PEN qui s’occupe des écrivains en détresse partout dans le monde. Le 02 Mai 2013 le ministre des affaires extérieures du Cameroun (équivalent du ministre des affaires étrangères) a été sommé de s’expliquer devant le conseil des droits de l’homme des nations-unies sur plainte de trois associations de défense des droits humains, notamment le Comité de protection des journalistes (Cpj), Pen international et Internet sans frontières regroupés au sein du mouvement « Libérez Enoh » qui regroupe plusieurs autres associations et intellectuels du monde.

Enoh est donc pensionnaire de la tristement célèbre prison centrale de Yaoundé-Kodengui pour un bon paquet d’années. Ses avocats ont interjeté appel mais restent désemparés car sans aucune raison l’affaire a été renvoyée 14 fois et le condamné croupit toujours dans les geôles du régime de Yaoundé.
En attendant, Enoh Meyomesse s’est remis à l’écriture dans l’inconfort de l’univers carcéral malgré des douleurs oculaires qu’il traine suite aux difficiles conditions de son incarcération à Bertoua. La prison ne l’a nullement muselé. De son infâme cellule, il a sorti un recueil de poème intitulé justement… « Poème carcéral » qui a été traduit en anglais et en allemand et qui est disponible sur le site de l’association PEN international.

Cameroun : le combat de Jeannette Marafa

Jeannette Marafa chez Nelson Mandela lors de sa visite en Afrique du Sud

Jeannette Marafa chez Nelson Mandela lors de sa visite en Afrique du Sud

C’est bien connu: l’amour est la plus grande des forces, et le meilleur avocat d’un homme en difficulté c’est son épouse. Jeannette Marafa, l’épouse de l’’ancien ministre d’État camerounais chargé de l’Administration territoriale, Marafa Hamidou Yaya, condamné à vingt-cinq ans de prison pour des détournements de fonds qu’il a toujours niés et reconnu par la communauté internationale comme un prisonnier politique, se bat en première ligne pour desserrer l’étau politico-judiciaire qui s’est refermé sur lui et obtenir sa libération. Il y a trente ans, elle l’avait déjà sauvé du peloton d’exécution, peu après un coup d’Etat manqué contre Paul Biya.

Ce sont les aléas de la vie qui ont poussé au-devant de la scène cette mère de famille discrète, qui, en dépit d’une solide formation universitaire, avait choisi de vivre à l’ombre, pour assurer les arrières de son grand commis d’État d’époux, aujourd’hui enfermé dans une prison de haute sécurité à Yaoundé.
Séparée malgré elle de son mari, retirée à Paris auprès de ses trois enfants, tous jeunes adultes et scolarisés dont elle assure désormais seule l’autorité parentale, Jeannette Marafa est marquée par l’épreuve que traverse sa famille; mais elle a refusé de baisser les bras. Elle est restée digne. Aussi bien à l’aise en tailleurs européens qu’en robes africaines, elle n’a rien perdu de son élégance de femme Douala, son ethnie d’origine. C’est une « femme debout », comme diraient les Antillais.

Elle court les médias, mobilise les avocats, fait du lobbying politique, apporte son expertise au comité de libération des prisonniers politiques camerounais (CL2P). Car elle en est convaincue : l’homme qui partage sa vie depuis plus de trois décennies n’est pas coupable des faits pour lesquels il a été condamné à vingt-cinq ans de prison, il y a deux ans.

« Marafa est innocent »

« Le motif qui a été retenu contre lui, la complicité intellectuelle, n’existe pas en droit pénal camerounais et même français. Cela vient du fait que l’un des accusés était considéré comme un ami de mon mari. Le juge, en rendant sa décision, a d’ailleurs bien spécifié qu’on n’avait rien trouvé prouvant la culpabilité de mon mari. Cependant, comme il connaissait Monsieur Fotso [l’ancien administrateur directeur général de la Camair condamné dans la même affaire NDLR] depuis 1993, il a aussi été déclaré coupable », a-t-elle clamé récemment sur la radio Africa N°1 lors du « Grand débat », une émission consacrée au décryptage de l’actualité française et internationale, animée par le journaliste Francis Laloupo.

Elle explique que son époux n’a joué aucun rôle déterminant dans l’affaire dite de «l’Albatros», du nom de l’avion de Paul Biya, dont l’achat controversé a conduit nombre de dignitaires camerounais en prison : ce n’est pas lui qui a pris l’initiative de commander cet avion. Ce n’est pas lui qui a pris la décision de débloquer les quelques trente millions de dollars affectés au paiement de cet aéronef et qui auraient été détournés, mais l’ancien ministre camerounais des Finances, Michel Meva’a Meboutou, lequel n’a jamais été inquiété. Ce n’est pas lui qui a pris la décision de commander un autre avion que celui initialement prévu. Il n’a participé ni de près ni de loin à l’accord par lequel l’Etat du Cameroun et Boeing, le vendeur de l’avion, se sont entendus pour solder cette affaire. L’avocat de l’État du Cameroun dans ce dossier, l’ancien bâtonnier Akéré Muna, a d’ailleurs déclaré lors d’une conférence de presse à Yaoundé que l’avion avait bien été livré et que les autorités camerounaises ont perçu des indemnités compensatrices du retard observé dans la transaction. « Mon mari n’a jamais été concerné par tout cela », conclut Jeannette Marafa.

A l’en croire, c’est parce que son époux n’avait rien à se reprocher qu’il a refusé de s’enfuir, alors même qu’on l’avait prévenu qu’il serait arrêté.

Jeannette Marafa s’en souvient comme si c’était hier. Début avril 2012. Son conjoint n’est plus ministre depuis un remaniement gouvernemental intervenu cinq mois plus tôt. Il manifeste son souhait d’aller en vacances en France. Au secrétariat général de la Présidence camerounaise, on lui fait savoir verbalement que le président Paul Biya a donné son accord. Mais il exige d’en être notifié par écrit. Une prudence qui l’aurait sauvé d’une situation beaucoup plus fâcheuse qu’une simple arrestation.

Alors qu’il attend toujours son autorisation de sortir du territoire, Une de ses connaissances lui téléphone de l’étranger pour le prévenir : son arrestation est imminente. Ses recoupements sur place lui permettent de confirmer cette information. Sur ces entrefaites, il reçoit, le 14 avril, deux convocations émanant de deux unités d’investigations différentes : il est invité à se rendre le 16 avril 2012, à la même heure, auprès du juge d’instruction et à la police judiciaire de Yaoundé. Il a encore deux jours devant lui. C’est largement suffisant pour s’enfuir ou demander l’asile politique dans l’une des représentations diplomatiques occidentales de la capitale camerounaise.

Mais, stoïque, il choisit de faire face. « Mon mari est un homme d’État qui se sait innocent. Il a servi Monsieur Biya et l’État du Cameroun avec toute son honnêteté, toute sa vigueur. Il a donné de son temps. Il a donné de son énergie. Il en a même oublié sa famille. Il a présenté plusieurs fois sa démission à Monsieur Biya, lequel ne l’a pas acceptée. Marafa n’est pas de ces personnes qui refusent d’affronter la réalité », assure Jeannette Marafa. Sans surprise, l’ancien ministre est placé en garde à vue au terme de son interrogatoire policier, puis placé sous mandat de dépôt. A la surprise générale, il est condamné à 25 ans de prison. La sentence est lue par un juge qui reconnaît lui-même l’absence de preuves contre lui.
Pour son épouse, c’est l’aboutissement d’une opération de diabolisation qui a duré bien longtemps. On sait en effet que deux ans plus tôt, le 9 février 2010, lors d’un entretien avec l’ancienne ambassadrice des États-Unis au Cameroun, Mme Janet E. Garvey, Marafa Hamidou Yaya a confié à la cheffe de la mission diplomatique américaine que le Président Paul Biya se servait de la campagne anticorruption baptisée « Épervier » pour tenir en respect ses collaborateurs comme ses opposants. « Je peux me retrouver en prison », lui dit-il. Des confidences transcrites dans un compte-rendu de l’ambassadrice au gouvernement américain qui ont été dévoilées par Wikileaks.

« La déconstruction de l’image de Marafa ne s’est pas faite en un an. Elle s’est étalée sur plusieurs années. Vous pouvez imaginer l’effet sur nos enfants, d’apprendre dans les journaux, sur les réseaux sociaux que leur père est un voleur. Des choses qu’ils ne connaissent pas », se plaint Jeannette Marafa, qui poursuit : « La réalité dans la famille que nous avons eu le bonheur de construire, c’était l’honnêteté. Lui, il est musulman, moi je suis chrétienne pratiquante. Nous ne sommes pas des voleurs. Il y en a plein autour de Paul Biya. Il connaît Marafa, il connaît son honnêteté, il connaît sa franchise ».

Tentatives d’intimidation à Paris

L’exil parisien de Jeannette Marafa, qui avait quitté le Cameroun la veille de l’arrestation de son époux, n’est pas du tout tranquille. « J’ai eu peur pour tout le monde, pour moi, pour mes enfants. J’ai été menacée plusieurs fois. On a dévissé les roues de ma voiture une première fois et j’ai failli avoir un accident. La deuxième fois, on a cassé complètement ma voiture. J’en ai appelé aux autorités françaises qui m’ont proposé une protection policière ». D’autre part, elle explique que les avocats de son époux travailleraient dans des conditions difficiles. Alors que ceux du Cameroun subissent des pressions, leurs confrères parisiens ont essuyé des refus de visa d’entrée au Cameroun.

Toutes choses qui n’entament pas la détermination de l’épouse de l’ancien ministre.

Jeannette Marafa se dit optimiste et confiante vis-à-vis de la Justice camerounaise « menée par des magistrats compétents », qui ont déjà eu à corriger des erreurs, comme dans le cas du colonel Edouard Etondé Ekoto, l’ancien délégué du Gouvernement auprès de la communauté urbaine de Douala, acquitté par la Cour suprême de Yaoundé fin avril, après avoir été condamné en instance à vingt ans de prison pour détournement de fonds. En attendant la convocation de son mari devant cette haute juridiction, elle ne ménage pas ses efforts. Elle a ainsi obtenu l’entrée dans le dossier de son conjoint de Me Jean-Pierre Mignard, un ténor du barreau de Paris, avocat et confident du président François Hollande. Il y a trente ans, en remuant ciel et terre, Jeannette Marafa avait évité à son époux le peloton d’exécution des putschistes désignés du 6 avril 1984 au Cameroun. Plus tard, le calme revenu, les enquêtes avaient prouvé que le jeune ingénieur en pétrochimie d’alors n’avait rien à voir avec ceux qui avaient tenté de renverser Paul Biya.

Journalistes réfugiés, le combat continuel : « Il faudrait une politique d’écoute »

À l’occasion de la Journée Mondiale du Réfugié 2014, René Dassié, journaliste d’origine camerounaise réfugié en France depuis 2004 (cliquez ici pour écouter son historie – audio), fait le point sur la situation de la liberté de la presse au Cameroun ainsi que sur la condition des professionnels de l’information en exil en France.

Propos recueillis par Lisa Viola Rossi (lisaviola.rossi @ maisondesjournalistes . org )

atangana

René Dassié et Michel Thierry Atangana (1er mars 2014)

Après dix ans d’exil en France, vous ne pouvez toujours rentrer au Cameroun. Pourquoi ?

Aujourd’hui on peut publier dans un journal sans condition, mais après la publication on peut être soumis à des pressions de toutes sortes, à l’heure qu’il est beaucoup de journalistes camerounais continuent à être persécutés. Dernièrement, il y a 2 ans, l’un d’entre eux est décédé en prison […] Il y a également une pression économique sur les médias. Ils ne  reçoivent pas la publicité des entreprises : elles ont peur de recevoir des redressements fiscaux de la part de l’Etat […]

Ecoutez la réponse intégrale :

 

Est-ce que vous pouvez continuer vos activités professionnelles et militantes ici en France en tant que journaliste réfugié ? 

Je suis diplômé de Sciences Po Paris, mais malgré cela je n’arrive pas à trouver du travail. Les entreprises de presse quand je leur présente mon CV ne comprennent  pas ce qu’est le statut de réfugié politique […]. Le journalisme est la seule chose que je sais faire : donc si la situation se poursuit comme cela, peut-être que j’envisagerais de quitter la France pour aller dans un Pays où les étrangers diplômés sont mieux accueillis. […] Récemment en enquêtant sur le cas de Michel Thierry Atangana, j’ai constaté qu’au Cameroun il y a beaucoup de prisonniers politiques. J’ai donc mis en place avec des amis un comité de libération de ces prisonniers. […] Ce combat, c’est une façon aussi pour montrer notre reconnaissance au Pays qui nous a vu grandir. […]

Ecoutez la réponse intégrale :

 

Si vous aviez la chance de rencontrer un chef d’État ou un membre du gouvernement français et / ou européen, quel sujet concernant la condition des reporters réfugiés aimeriez aborder avec lui ?

Les journalistes réfugiés sont des personnes qui ont beaucoup d’expérience, de savoirs et de savoirs-faire, ils peuvent aussi apporter du sang neuf dans l’Etat qui les a accueilli : tout ce qu’ils ont appris ailleurs, ils peuvent s’en servir ici. […]. Il faudrait une véritable politique d’écoute et ensuite d’insertion.  Il faudrait nous donner la chance de montrer notre reconnaissance aux Etats qui nous accueillent. […]

Ecoutez la réponse intégrale :

René Dassié reporter au Messager, Cameroun, avec David Sasson ancien ambassadeur d’Israël à Yaoundé

 

« La mafia made in Canada s’appuie sur les 3 C » : Interview à Marie-Maude Denis

Propos recueillis par Larbi GRAÏNE

Journaliste, Marie-Maude Denis a fait un passage dans les faits divers avant de devenir journaliste d’enquête à Radio ­Canada. Ses reportages sur la corruption au Canada lui ont permis de découvrir que la mafia est tapie là où on l’attend le moins. Rencontrée en marge de la cérémonie de remise du Prix Albert Londres à Bordeaux, elle nous livre sa perception de la mafia made in Canada. Entretien.

Marie-Maude Denis (Photo tirée par le site : http://blogues.lapresse.ca/)

Marie-Maude Denis (Photo tirée par le site : http://blogues.lapresse.ca/)

Vous avez relevé l’existence de la corruption au Canada, pourquoi vous focalisez-­vous spécialement sur le secteur de la construction ?

Il y a peut-­être de la corruption dans d’autres secteurs d’activité, mais l’enquête que j’ai menée en tant que journaliste révèle que c’est surtout dans le domaine de la construction que la corruption a atteint des degrés peu banals. C’est un secteur très important de l’économie, et c’est vraiment là-­dessus que nos recherches sont concentrées.

Pour vous donner un ordre de grandeur, rien que pour le ministère des Transports du Québec, le budget alloué au titre du programme quinquennal d’infrastructure s’est élevé à quarante-­deux milliards de dollars. Cette somme a donc été dépensée en cinq ans pour financer les infrastructures au niveau provincial, sans compter les dépenses couvrant les réalisations au niveau des mairies, des municipalités, ainsi qu’au niveau du gouvernement fédéral. On saisit donc l’importance et l’ampleur de ce secteur économique.

Comment se caractérise la corruption au Canada ?

A force de reportages et de révélations, on est arrivé à forger l’expression des « 3 C » qui renvoie à la corruption, la collusion et le crime organisé. Nos enquêtes ont démontré l’existence d’une collusion entre les différentes entreprises de construction et les firmes de génie-­conseil pour truquer les appels d’offres publics. Quant au crime organisé, il sert en quelque sorte de chef d’orchestre dans certains contrats de construction. Au passage on impose une taxe, ce qui est un phénomène complètement illégal et criminel. Pour ce qui est de la corruption, elle se manifeste sous la forme de financements occultes de certains partis politiques par des firmes de construction et de génie-­conseil, qui au Québec n’ont pas le droit de financer les partis politiques. Grâce à un système de prête-noms, ces firmes ont trouvé le moyen de donner de l’argent aux partis politiques, qui en retour leur facilitent l’obtention de contrats.

Photo tirée par http://ici.radio-canada.ca/

Photo tirée par http://ici.radio-canada.ca/

Pourriez­-vous être plus explicite quant à cette collusion ?

La collusion s’opère entre les entrepreneurs en construction qui se mettent d’accord pour truquer le processus normal d’appel d’offres, qui veut que la plus basse soumission remporte l’appel d’offres. Les règles du jeu sont connues, plusieurs entreprises de construction proposent un montant à la municipalité ou au gouvernement. Pour réaliser telle route, elles vont dire moi je vais pouvoir faire cela pour tant de millions, et l’entreprise qui aura proposé le prix le plus bas remporte le contrat dans le cadre d’une compétition loyale. Mais dans la réalité, ces entrepreneurs censés se livrer une compétition acharnée sont de mèche pour truquer l’opération. Ils montent une fausse compétition, pas une vraie, ce qui du coup leur permet de gonfler artificiellement les coûts des travaux d’infrastructure.

En ce moment, plusieurs de ces entrepreneurs sont assignés en justice. Ils auraient donné des pots­-de­-vin à certains maires. La justice continue d’examiner ces affaires et des procès vont avoir lieu. Ces actes répréhensibles visaient surtout à obtenir l’information privilégiée à même d’orienter au mieux les affaires ou d’influencer les politiciens pour obtenir tels ou tels contrats.

Pourquoi les partis politiques auraient-­ils eu besoin de recourir aux caisses noires alors qu’ils sont dans un système démocratique ?

C’est pour avoir plus d’argent. Chez nous, officiellement, les partis politiques sont financés par les cotisations populaires. C’est de moins en moins vrai, les citoyens ordinaires donnent de moins en moins aux partis politiques, et ce depuis de nombreuses années. Il s’ensuit que les partis politiques se sont tournés vers ces caisses-­là. Les campagnes électorales avec la publicité coûtent de plus en plus cher. Pour comprendre le système, sachez qu’il y a un manque à gagner sur les cotisations des citoyens ; pour financer leurs campagnes électorales, ils sont contraints de voir du côté des caisses noires, le but ultime des partis étant de prendre le pouvoir.

 

Journalistes exilés, un plus à la presse française : Interview à Darline Cothière

[Par Benson SERIKPA]

Ils sont plus de 270 journalistes exilés à être hébergés, accompagnés et soutenus par la Maison des journalistes (MDJ) depuis sa création en 2002. Darline Cothière, directrice de cette institution nous a accordé cet entretien à la faveur de la participation de la MDJ à la deuxième édition de l’opération « Paris aime ses kiosques ». Elle évoque la mission de la MDJ et revient sur le chemin parcouru par elle et son équipe en trois ans de fonction, tout en annonçant les perspectives. Mais, point d’orgue de son intervention, l’importante contribution apportée par les journalistes de la MDJ aux médias français dans le traitement de l’information au plan international.

Darline Cothière, directrice de La Maison des journalistes

Darline Cothière, directrice de La Maison des journalistes
© Photo Jean-François Deroubaix

Quel bilan faites-vous de cette première participation de la MDJ à la deuxième édition de l’opération « Paris aime ses kiosques » qui s’est tenue il y a quelques jours au bord de la Seine ?

“Il est vrai que l’opération « Paris aime ses kiosques » a pour objectif de mettre en avant les différents kiosques de la capitale française. En prenant part pour la première fois à la deuxième édition de cette manifestation, il s’agissait pour la MDJ de mettre en avant le travail des journalistes exilés, des journalistes qui prennent d’énormes risques pour nous tenir au courant des événements qui se déroulent dans leur pays d’origine. C’est grâce au travail de ces femmes et hommes de bonne volonté confrontés à des régimes totalitaires et liberticides que nous parviennent les informations nécessaires à mieux appréhender le monde dans lequel nous vivons. Ces journalistes nous servent en quelque sorte à prendre la température du monde. Nous pouvons dire que notre participation a eu un impact positif au vu des réactions du public présent à notre kiosque situé Place du Colonel Fabien habillé pour l’occasion aux couleurs de la MDJ”.

À ce sujet, comment les journalistes exilés sont-ils admis à la MDJ?

“Avant toute chose, il faut préciser que la MDJ n’intervient pas directement dans les pays où le droit d’informer n’est pas respecté : nous faisons uniquement l’accueil en France. Nous sommes d’ailleurs la seule structure du genre qui existe dans le monde. Pour être accueilli et soutenu par l’association, il faut que la personne justifie dans un premier temps de sa situation professionnelle. Il faut qu’elle soit journaliste et ait été sévèrement réprimée. (Ce n’est pas du genre : “Je suis journaliste de passage en France et si je restais…” Non, ce n’est pas du tout la philosophie de l’institution).Malgré tout, l’admission à la MDJ n’est pas systématique. On traite les dossiers au cas par cas, en fonction de l’urgence dans laquelle se trouve le journaliste et de son degré d’engagement dans la presse qui lui a ou non valu des persécutions et des menaces dans son pays d’origine. Sont donc reçus les journalistes seuls, célibataires, et non les familles car la structure n’est pas appropriée pour ce genre de public. Il est arrivé que des journalistes répondant à ces critères d’admission n’aient pas pu être hébergés, dans quel cas nous pouvons au minimum leur offrir de collaborer avec nous. En effet, la MDJ n’est pas uniquement un centre d’hébergement : c’est aussi un cadre où les journalistes exilés peuvent se retrouver et où ils peuvent continuer à publier des articles via notre journal en ligne « L’œil de l’exilé » (www.loeildelexile.org)”.

À quel type de soutien ces journalistes ont-ils droit une fois admis à la MDJ?

“Dans un premier temps, nous leur offrons une assistance administrative pour les aider à constituer de façon adéquate leur dossier de demande d’asile auprès de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA).. Le statut de réfugié est reconnu aux journalistes que nous accueillons dans 98% à 99% des cas, parce qu’il est évident qu’ils subissaient des persécutions dans leur pays. Nous offrons également une assistance psychologique pour ceux qui en ont besoin, que l’exil a fragilisé. (Il y a des personnes qui ont subi des traumatismes psychologiques assez importants). Nous travaillons donc pour cela avec un psychologue bilingue (français/anglais). Nous recevons également l’aide d’un travailleur social qui reçoit les journalistes quotidiennement et les accompagne dans toutes leurs démarches administratives. Enfin, nous leur fournissons un soutien plus professionnel, en leur permettant via notre site internet de continuer à faire leur travail”.

Arrive-t-il à la MDJ d’accueillir des journalistes d’une même origine dont les opinions sont divergentes?

“La MDJ étant apolitique, nous recevons parfois des journalistes exilés venant d’un même pays et de sensibilité politique différente. Nous accueillons les journalistes exilés quelle que soit leur sensibilité politique. Quel que soit le régime politique qu’il a soutenu, tout journaliste menacé dans l’exercice de ses fonctions est le bienvenu à la MDJ. Ce qui importe pour nous, c’est de recevoir un professionnel de la presse qui est pourchassé ou persécuté dans son pays parce qu’il a mis la plume dans la plaie, pour emprunter l’expression d’Albert Londres. Ce n’est donc pas tant la couleur politique du journaliste qui nous intéresse que son travail et son engagement”.

Avez-vous déjà vécu des cas où certains de vos « pensionnaires » continuaient à être menacés?

“Oui, il y a environ cinq ans. Une journaliste soudanaise nous avait rapporté avoir été suivie jusqu’à la MDJ par un groupe proche des autorités de son pays. (Mais, pas plus que ça. Hormis ce cas, jusqu’à ce jour, nous n’avons pas connu de persécution majeure ici sur nos journalistes exilés). C’est le seul cas du genre, même si nous ne sommes pas à l’abri de telles situations. C’est pour cela que nous ne faisons pas de politique, que nous ne prenons pas parti  : nous cherchons à nous protéger et à protéger les journalistes exilés”.

La rencontre de Kabir Hamayun, un journaliste bangladais, avec les élèves du lycée Honoré Romane à Embrun (13 mars 2013).

La rencontre de Kabir Hamayun, un journaliste bangladais, avec les élèves du lycée Honoré Romane à Embrun (13 mars 2013).

Les soutiens financiers de la MDJ ne peuvent-ils pas influencer le fonctionnement de cette structure?

“Jusqu’ici, nous avons réussi à fédérer tous les soutiens. Je ne veux pas dire que c’est un choix stratégique, ce serait par trop cynique ; le projet en lui-même est fédérateur. Nous recevons des soutiens financiers des médias français toutes tendances confondues, presse écrite, radio, télé… Les activités de la MDJ rallient tous ces acteurs. D’ailleurs, nous avons donné à chacune de nos chambres le nom d’un média de la presse française. Nous bénéficions aussi de l’aide de la mairie de Paris, qui nous loue les locaux que nous occupons à un prix dérisoire. L’Union européenne nous soutient également financièrement. Nous avons également à nos côtés la Société civile des auteurs multimédia (SCAM), Presstalis… Depuis mon arrivée à la tête de cette institution en 2011, j’essaie par ailleurs de développer d’autres partenariats avec des organismes européens et internationaux. Le café de la presse de Turin, le Comité de Protection des journalistes, par exemple, viennent de nous rejoindre. L’idée serait de fédérer toutes ces institutions et organisations autour de nos différentes activités et missions”.

Lors de la fête annuelle de la MDJ du jeudi 24 avril dernier à Paris, vous avez annoncé quelques innovations dans le cadre des différentes missions et activités de la MDJ. Quelle est la particularité de ces innovations?

“Un des programmes que nous avons mis en place à la MDJ s’appelle « Renvoyé spécial ». Il s’agit de rencontres organisées entre lycéens et journalistes exilés, qui se déroulent partout en France. Pour la rentrée scolaire prochaine, nous comptons lancer un nouveau programme à l’étranger baptisé « Presse 19 », qui se déroulera dans plusieurs villes européennes. L’objectif est de faire découvrir aux jeunes d’autres pratiques journalistiques, d’autres réalités socio-économiques et culturelles”.

Quelle est la valeur ajoutée des journalistes que vous accueillez ?

“Les journalistes que nous accueillons sont une source d’informations incontournable pour les journalistes français. Ils connaissent très bien la région du monde dont ils sont originaires, ont les bons contacts et détiennent souvent des informations inédites. A la MDJ, il est facile de se rendre compte du décalage qui peut exister entre les informations publiées dans la presse française et celles que détiennent les journalistes exilés. Cela ne remet pas en cause le travail des journalistes français, il est bien normal qu’ils ne saisissent pas forcément certains aspects ou nuances relatifs aux sujets qu’ils traitent, qu’ils ne traduisent donc pas dans leurs articles. C’est en cela que le travail de décryptage de l’information effectué par les journalistes de la MDJ quand ils sont sollicités par les médias français est précieux. On peut alors apprécier leurs compétences et leur expertise dans le traitement de l’actualité internationale”.

Les journalistes de la MDJ arrivent-ils à s’intégrer dans le secteur des médias français le temps de leur exil?

“Il est très difficile pour les journalistes de la MDJ d‘intégrer le milieu des médias français, qui est très compliqué. Les journalistes que nous accueillons sont des professionnels confirmés dans leur pays respectif, ils ont pu occuper de hautes responsabilités dans leur rédaction ou organe de presse avant de se retrouver en exil, mais ils n’ont pas la pratique du métier en France ni la culture médiatique française, nous dit-on. Autant d’arguments qui font que l’intégration des journalistes que nous recevons à la MDJ est très difficile. C’est pour pallier cette situation que nous leur demandons de redéfinir leur projet professionnel en vue d’une reconversion, tout en les invitant à garder leur activité journalistique à travers notre journal « L’œil de l’exilé ». Qu’ils viennent de la presse écrite, de la radio, de la télé ou de la web presse, tous peuvent publier sur notre site internet, nous faisons de la place à tout le monde. Nous envisageons désormais de faire participerons journalistes exilés à des ateliers de formation professionnelle, de sorte qu’ils puissent également enrichir leur pratique journalistique”.

Congo, le viol est devenu banal : Chouchou Namegabe à l’Oeil de l’exilé

[Propos recueillis par Larbi GRAÏNE]

Mme Chouchou Namegabe qui se définit comme journaliste « formée sur le tas » se bat depuis des années pour mettre fin au viol des femmes en République démocratique du Congo (RDC). Elle a crée 26 clubs radiophoniques pour initier les femmes rurales au journalisme radio à même de leur permettre de répercuter la voix des victimes. Elle dénonce le silence des médias internationaux sur cette question. Nous l’avons rencontrée à Bordeaux lors de la cérémonie de la remise du prix Albert Londres le 12 mai dernier. Entretien.

Photo par afemsk.blogspot.fr

Photo par afemsk.blogspot.fr

L’Œil de l’exilé – Vous dénoncez le viol sur les femmes utilisé comme arme de guerre, selon vous qui en sont les auteurs ?

Dans la majorité des cas, les viols sont commis par les FDLR (Forces démocratiques et de libération du Rwanda). Ces troupes sont celles-là mêmes qui avaient commis le génocide du Rwanda. Elles avaient été débarquées au Congo avec armes et munitions avec la bénédiction de la communauté internationale. Ceux qui usent de violence comme arme de guerre contre les femmes ont des idées derrière la tête : pousser la population à quitter les endroits qui regorgent de minerais ou qui renferment des terres fertiles. Derrière cette extermination par le viol de toute une communauté, il y a une cause économique profonde.
Les guerres sont connues comme étant des moments où explosent les viols, est-ce à dire que dans votre pays ces viols présentent quelque chose de spécifique ?
Absolument. Il ne s’agit pas seulement de viol. Si c’était du viol uniquement on n’aurait pas eu recours à la destruction du vagin de la femme. Au début, je pensais que les militaires commettaient ces viols pour assouvir un désir sexuel comme cela arrive en période de guerre, mais ce n’est pas le cas. Les témoignages que nous recueillons sont horribles. Les violences s’accompagnent d’atrocités à premières vues incompréhensibles. On procède de la sorte, pas pour tuer. Après avoir commis leur forfait, les soldats introduisent des branches d’arbre dans le vagin de ces femmes jusqu’à les faire hurler de douleur, ils y introduisent aussi de l’essence et mettent le feu jusqu’à brûler l’utérus. Ensuite ils éteignent le feu avant de laisser leurs victimes se tortiller dans leurs blessures. Le viol est utilisé comme technique de stérilisation pour détruire l’origine même de la vie, on va jusqu’à boucher l’orifice par lequel l’enfant vient à la vie. Des mères de familles de trois ou quatre enfants ont subi le même sort. Pis, elles voient leurs gosses abattus, découpés en morceaux avant d’être obligée d’en manger la chair. Ces actes abjects visent à punir par le biais des femmes les futures générations. On viole même les bébés. Une petite fille qui vient de naître, qui ne connait même pas ce qu’est la vie, on l’a détruit. C’est ignoble, incompréhensible. Et cela dure depuis 20 ans. Des milliers de femmes ont subi ces viols. D’après les dernières statistiques officielles, en moyenne quatre femmes par jour subissent des agressions sexuelles. Vous savez, il n’y a pas d’établissements psychiatriques à même de prendre en charge ces victimes et je me demande quel sera l’avenir de cette population.
Que font les autorités face à ces énormités ?
Les autorités disent qu’elles sont conscientes du problème. Mais la population n’est pas protégée. Il y a plusieurs groupes armés qui opèrent à l’est de la république démocratique du Congo (RDC, NDLR). On en a identifié 36 à peu près. Parmi eux, il y a des groupes armés étrangers et des milices locales qui font la même chose à cause de l’impunité. Mais la majorité de cas de viol, est le fait des groupes armés étrangers. Tout le monde se tait, c’est une question taboue, même si les victimes commencent à parler, à dénoncer en faisant du bruit dans les médias. Il y a une grande banalisation qui s’est installée autour de la question. Finalement au Congo, ce n’est plus considéré comme un crime. A cause de l’impunité, les civils imitent désormais les groupes armés et en viennent à perpétrer la même violence. Pourtant la grande force des Nations-unis dépêchée au Congo (l’ancienne Monuc, rebaptisée Monusco (Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo, NDLR) avait en 2010 un effectif de 17 000 hommes. Je ne comprends pas comment cette grande force si bien équipée et si professionnelle, si je puis dire, n’a pas su arrêter ce fléau.

Qu’en est-il de la police et des services de sécurité congolais ?
Comme vous le savez, il y a eu à l’est de la république démocratique du Congo plusieurs guerres à répétition, les rebelles avaient occupé des territoires, ce qui a fait que le pays avait été coupé en plusieurs morceaux. Il y a eu des moments où les autorités ont perdu le contrôle de la région orientale du Congo à cause de cette occupation. Des armées étrangères s’y déployaient dont la rwandaise, l’ougandaise, la burundaise, etc. Au final, la guerre au Congo a impliqué 11 pays, qui sont en fait tous les pays limitrophes. Il y a des territoires qui sont contrôlés par des milices, la police et l’armée n’y sont pas présentes, c’est pourquoi la population est vouée à son triste sort. Elle n’a personne pour la protéger. S’y ajoute le fait que l’armée congolaise est constituée d’un mélange d’éléments divers venus de partout. Il y a eu brassage, mixage, et intégration des rebelles et des violeurs d’hier, tous ces gens perpétuent ces crimes.

Vous avez donc créé une association qui regroupe les femmes des médias pour briser l’omerta qui pèse sur ces violations des droits humains…
Oui, nous avons conscience cependant que nous ne pouvons faire le travail du gouvernement. Notre rôle est de faire passer l’information. En tant que journaliste, on dispose de ce pouvoir. On a réfléchi à comment faire bénéficier ce pouvoir aux femmes pour faire entendre leurs voix. On leur a donné la parole et tendu le micro. Nous sommes toutes des journalistes formées sur le tas, faute d’école de formation en journalisme viables et professionnelles. On développe cependant des techniques de formation et de renforcement de nos capacités entre nous-mêmes. On profite des opportunités qui se présentent. Au cas où des journalistes sont de passage, nous organisons avec eux des stages au profit de nos journalistes apprenties. Nous travaillons surtout avec des femmes vivant en milieu rural car c’est à ce niveau qu’il y a beaucoup de problèmes. Notre objectif est de faire d’elles les porte-voix des victimes, et de leur faire jouer le rôle de relais auprès des autres femmes. Elles sont regroupées dans des noyaux clubs d’écoute, et elles reçoivent des cours sur toutes les thématiques possibles comme le journalisme, les droits humains, la démographie, la bonne gouvernance. La première chose qu’on a faite pour elles, c’est leur faciliter l’accès à l’information. On s’était rendu compte que la radio était l’apanage de l’homme. Les femmes n’y avaient pas le droit. Nous les avons dotées d’un poste récepteur car une personne informée n’est pas d’un même niveau qu’une personne qui ne l’est pas. Aujourd’hui ces femmes peuvent approcher les autorités. Elles partagent l’information, écoutent, échangent avec les autres.

Pourquoi avoir choisi la radio ?
C’est l’unique moyen que nous avons là-bas. La presse écrite n’y est pas très développée, vu que la majorité de la population est analphabète, il y a plus de 80 % de gens illettrés. Nous produisons des émissions radio, et nous payons pour qu’elles soient diffusées, c’est la voix des femmes que nous portons très loin.

Vous avez souligné l’aspect programmé, planifié de ces violences sur les femmes, à qui exactement vous faites allusion ?
Je pense que la responsabilité des pays voisins et des grandes compagnies est engagée. Vous pouvez vérifier sur internet en allant sur la bourse des matières premières, le Rwanda était le premier exportateur du coltan, lequel est le minerai qui sert à la fabrication des composants électroniques, notamment dans la téléphonie. Ils utilisent le viol comme arme de guerre afin de décimer toute une communauté et s’accaparer des ressources minières que renferme son territoire. Il y a un rapport qui a été publié par les experts des nations-unies qui détaille l’identité de ces compagnies. Cela dit, je me demande pourquoi les médias internationaux se murent dans le silence. Ils n’évoquent plus ce fléau qui détruit le Congo, alors qu’il s’agit d’un génocide planifié. Le viol a été décrété par l’ONU comme un crime contre l’Humanité. Plusieurs résolutions sur la lutte contre les sévices sexuels ont été adoptées par l’organisme onusien. Mais on peut regretter le fait qu’elles ne soient pas contraignantes. Malheureusement, on ne voit aucune action venir arrêter tout cela. Si les médias en parlaient, si une documentation importante se constituait là-dessus, on s’attaquerait à la vraie cause, car il faut une investigation sérieuse, bien fouillée, à même de changer les politiques.