Yasser et Rabih Mroué affrontent les francs-tireurs au théâtre

Par Rana ZEID

Traduit de l’arabe au français par Aline Goujon. 

Pendant la guerre civile libanaise, un franc-tireur appartenant au mouvement Amal a tiré sur Yasser Mroué dans l’intention de l’assassiner, mais ce dernier a échappé à la mort. Le franc-tireur est resté un citoyen libanais et il n’a jamais dû répondre de ses actes.

Riding on a Cloud © Joe Namy

Riding on a Cloud
© Joe Namy

Au Théâtre de la Cité internationale, l’acteur libanais Yasser Mroué se livre sur scène à un monologue intime complexe, dans la pièce Riding on a cloud (« Sur un nuage ») écrite par son frère, le metteur en scène Rabih Mroué. Il s’agit d’un monodrame qui évoque la douleur, la douleur lente, celle de l’individu frappé par une balle de franc-tireur dans la guerre civile libanaise. Le public qui assiste au récit oral et visuel du comédien comprend soudain que celui-ci relate sa propre histoire, et que les hallucinations de la poésie, de la guerre et de la douleur ne sont autres que les hallucinations qui l’ont envahi au moment où la balle perfide l’a atteint.

Yasser Mroué, né à Beyrouth le 2 juillet 1969, a écrit au sujet des évènements évoqués dans la pièce : « Tout a commencé le 17 février 1987, lorsqu’un tueur barbare m’a tiré dessus, un tireur d’élite professionnel. Mon corps s’est mis à saigner, sans douleur, sans souffrance ; j’ai aperçu la mort et frôlé sa surface. Peut-être oublierai-je le jour où j’ai été blessé. Aujourd’hui, je pardonne cet homme, malgré mes difficultés à parler et malgré le coup atroce par lequel ont été perforés mon corps et mon esprit. Aujourd’hui je le pardonne, car je suis certain qu’il ignorait le sens de cette guerre ainsi que les raisons de son déclenchement. » Dans la pièce est relatée cette histoire qui a réellement eu lieu, le 17 février 1987 : pendant la guerre, le jeune Yasser, alors âgé de 17 ans, entend à la radio la nouvelle de l’assassinat de son grand-père, Hussein Mroué. Il se met à courir dans la rue, et est alors touché par un tir de sniper. Les personnes qui viennent à son secours le croient mort. Il est tout de même transporté à l’hôpital et sauvé, mais vivra tout le reste de sa vie avec une perte partielle de ses capacités à parler, lire et écrire. Car il semble que ce qui a endommagé son crâne est la pensée triste de la mort de son grand-père, militant, penseur et écrivain communiste, et pas seulement la balle qu’il a reçue dans la tête.

Riding on a Cloud © Joe Namy

Riding on a Cloud
© Joe Namy

Dans la pièce Riding on a cloud, on recherche la lumière qui pousse les hommes à sortir des guerres. Ce jour-là, Yasser a aussi perdu plusieurs années d’espérance de vie. Il a failli mourir, puis est revenu à la vie, avec un défi supplémentaire, la détérioration physique de son crâne : « Je courais dans les rues de la capitale (Beyrouth) cherchant un endroit sûr pour m’abriter, fuyant une bataille instinctive meurtrière. »

Sur la scène se trouvent une chaise, occupée par Yasser, et une table sur laquelle sont posés un dictaphone et quelques disques. Derrière Yasser, un écran de cinéma, sur lequel sont diffusés des photos, des documents et des vidéos qui semblent avoir été réalisés par Yasser lui-même. Au premier abord, on ne perçoit pas depuis l’audience les troubles de l’élocution dont souffre Yasser, d’autant qu’il rediffuse ses propos sur le dictaphone immédiatement après les avoir prononcés.

Yasser lit brièvement des extraits de ses livres, et notamment de son ouvrage de poésie intitulé Riding on a cloud, qui a donné son titre à la pièce de théâtre.

Yasser se souvient des bulletins de notes de lorsqu’il était étudiant, juste avant l’accident, à la fin de son enfance. Les professeurs notaient dans son dossier des remarques ordinaires (« studieux », « participe en classe »), mais tous ses efforts pour étudier ont naturellement pris fin au moment de son accident. Son univers cognitif est alors devenu inhérent à ce qu’il enregistrait en vidéo. De cette façon, il a pu mémoriser des visages qu’il avait oubliés ou des photos qu’il n’arrivait pas à associer aux personnes qui figuraient dessus, car, pour quelque raison, le traumatisme l’empêchait de reconnaitre les personnes sur les photos.

Riding on a cloud est une performance purement humaine, loin du monde du théâtre, mis à part les effets dramatiques. La manière dont est présentée l’histoire de Yasser au théâtre fait penser à une séance de confidences intimes, durant laquelle un homme souffrant, d’un côté de son corps, d’une infirmité de longue date, marche sur la scène tel un ange blessé et raconte ce qu’il a vécu à l’époque de la guerre.

Toutes les réflexions auxquelles amène la pièce Riding on a cloud se rapportent à l’image de soi que l’on renvoie aux autres, une image que l’on souhaite ne pas réduire à l’aspect physique mais dont on essaie qu’elle reflète également notre âme et notre conscience. L’atteinte à la liberté est un thème qui ressort clairement de la performance de Yasser Mroué. Sa façon de jouer est presque documentaire, du fait de son désir de s’affranchir de la douloureuse et triste réalité, du fait du désir partagé par toute la famille de se détacher du terrible drame, du souvenir de l’attaque de Yasser et de l’assassinat du grand-père. Il est donc tout naturel qu’à la fin du spectacle, Rabih Mroué rejoigne son frère Yasser sur les planches, et avec lui joue de la guitare et chante une chanson pour mettre définitivement un terme à la souffrance.

Riding on a Cloud © Joe Namy

Riding on a Cloud
© Joe Namy

Le metteur en scène tente de discerner la poésie de la douleur au travers de son existence silencieuse, oubliée et ordinaire. En raison de la guerre civile libanaise, et même de l’ensemble des guerres qui ont frappé le Liban, le pays est caractérisé par une souffrance multiple et latente, qui ne tarde pas à être ravivée sitôt que quelqu’un essaie de l’effleurer.

La blessure de Yasser est tout à fait comparable à celle laissée à Beyrouth par la guerre, blessure matérielle tangible, dont la violence est encore attestée par certains immeubles. Blessure dans le corps humain, blessure dans le corps tendre de la ville, qui, au final, donne à Beyrouth son allure lasse mais charmante, quel que soit l’état dans lequel elle se trouve aujourd’hui.

La pièce Riding on a cloud est construite sur une séquence audiovisuelle ayant pour thème la recherche du sens de la souffrance liée à la mémoire, et le lien qu’entretient l’esprit humain avec le passé comme s’il s’agissait d’une situation présente. Mais le style de la mise en scène est marqué par la mélancolie et la peine, car des mouvements pesants du comédien sont déduits tous les cris douloureux passés. Il s’agit là, pour ainsi dire, de l’ouverture et de la mise à nu d’une large cicatrice que porte le corps du Liban.

Ahmad Basha, un poète qui ne veut pas s’allonger sur les rails

Un premier travail poétique du poète syrien Ahmad Basha, forcé de fuir à Paris à cause de la guerre, a été publié à Beyrouth. L’auteur témoigne d’une mort à l’ombre pesante, présente dans les caractéristiques de son pays.

Par Ammar AL-MA’MOUN (publié sur Alarab, le 18 septembre 2014, n°9683, p. 15).

Traduit de l’arabe au français par Florence Damiens.

Damas – Le travail du poète résume parfois l’horreur des événements ; frappé par ce qui arrive, ce dernier s’arrête parce qu’il ne peut trouver les mots pour décrire ce qu’il voudrait décrire. La mort, la vie, la perte et l’exil sont des événements que le jeune poète Ahmad Basha tente de préserver dans sa mémoire. Pour cela, il emprunte divers styles poétiques visant à imposer une dimension poétique au quotidien et au banal, insérée au cœur d’un exercice textuel qui évoque la diversité syrienne.
Dans son premier recueil poétique « Je ne me suis jamais allongé sur les rails», le poète syrien Ahmad Basha présente une image du poète misérable capable de fouiller aux quatre coins de la ville et d’y recueillir les sensations liées à sa perte ainsi que les changements qui s’y produisent.
Le recueil poétique a été publié en 2014 par l’association syrienne « La Maison du Citoyen pour la Publication et la Distribution » et distribuée par Dar Atlas à Beyrouth.

Ahmad Basha

Ahmad Basha

Caractéristiques de Syrie
Tout acte de lecture est un renouvellement de la compréhension du monde à travers la vision du poète. L’aventure avec Ahmad Basha commence dès le titre, là où il commence par l’exil, annonçant le refus. Mais quel refus ? Le refus de la mort prochaine, qui s’incarne dans le train, comme si l’auteur annonçait son esquive de la mort et son chemin vers elle, symbolisé par les rails.
L’abandon réside dans l’acte de s’allonger ; c’est un acte volontaire que l’homme accomplit. Le seul fait d’annoncer ce refus exprime la réalité de la mort qui attend le poète en embuscade. Ce dernier n’a pas voulu se placer sur son passage. Ce qui est caché dans le titre est ce qui en dévoile la vérité : la mort l’attend, arrivant pour le rencontrer sans qu’il le sache puisqu’elle va l’assassiner ou l’abattre en tirant de loin. Aucune relation d’affrontement n’émerge. Au contraire, la relation reste une ruse élaborée par la mort qui attend le poète.
Dans la première partie du Diwan, qui a pour titre « Une introduction à laquelle on ne peut échapper », nous voyons le poète Ahmad Basha sélectionner un certain nombre de détails qui dessinent les caractéristiques de la Syrie. Il témoigne de la pesante ombre de la mort, présente et planant sur le pays. La ville semble plus proche d’un cachot isolé, d’où le poète s’interroge sur son droit à la liberté. Il reprend les détails de la femme rêveuse, des garages et de la vie quotidienne qui, dans leur banalité, manquent au poète. Ce dernier dit : « Soudain, le chant du bruit manque à mon oreille, les chansons kitchs et les injures des soldats, gardiens des cinq dernières lires se trouvant dans leurs poches ».
Puis Basha évoque Halfaya et le massacre qui y a eu lieu, les détails de l’exil au Liban, comme s’il prélevait des périodes fondatrices de sa vie et les recréait en utilisant une image différente de celle prélevée.
Là s’imbriquent les tons et les contextes porteurs de sens, comme si nous étions face à une période fondatrice qui porte encore une part de vie et de ses changements.

La présence et l’absence
Dans la seconde partie du recueil, qui porte le titre « Obscurcissement », nous nous arrêtons devant un agencement symbolique porté au cœur des poèmes. Leurs thèmes sont nombreux – l’ombre, la lumière, les détails du cheminement vers la clairvoyance – et filent leur symbolique dans la trame des poèmes.
Le poète utilise de nombreux styles poétiques, tant au niveau des tournures qu’à celui des poèmes entiers. Nous percevons une dimension poétique dans des détails au caractère primaire, où l’image est plus proche de l’intimité, sans chichi linguistique. Nous remarquons quelques transgressions dans la construction des poèmes lorsque ces derniers s’éloignent de la règle poétique classique de « l’unité fondatrice ». Nous observons un surplus de tournures et de leur aspect poétique au détriment de la cohérence structurelle du texte. Cependant, les détails qu’évoque Basha se fondent sur l’observation de la ville et de la définition de sa relation avec cette dernière. Une telle relation est basée sur la tension, comme si l’auteur était toujours incapable d’harmoniser sa propre présence avec celle, angoissante, des détails. La propagation des armes et la perte en particulier poussent Basha à évoquer les splendeurs lorsqu’il est absent des poèmes ou la cruauté lorsqu’il y est présent. Dès lors, il dit : « l’histoire a été bienveillante envers ses héros. Nos corps ne pouvaient rien faire, si ce n’est maudire les fins heureuses. Ainsi, Ô mère, nous nous mîmes à implorer l’instant ».
La femme est présente dans les poèmes d’Ahmad Basha mais ne cesse de changer de forme, comme si nous étions face à un réseau de thèmes que le lecteur se doit de suivre. La femme prend tour à tour la forme d’une amante, d’une mère et d’une nation. Et les lèvres se mêlent aux pierres tombales.
La présence de la femme prend le dessus sur la langue. Cette dernière tente d’évoquer cette femme mais se retrouve dépassée, incapable de lui donner forme dans l’ombre de l’exil. Un exil que le poète vit au sein d’une nation qui se déchire et dont les détails disparaissent les uns après les autres ; un exil qui accroît la distance entre ce poète d’un côté, le lieu et sa mémoire de l’autre.
Dans la troisième partie du Diwan, portant le titre « Balles perdues », la mort est présente à travers son ombre pesante. Nous voyons le jeune poète évoquer les détails du lieu et ses reliefs, tentant de les restaurer une fois que la mort a pris place en leur sein. Le poète peut réduire la présence de la mort en ayant recours aux détails les plus précis et les plus banaux.
Ahmad Basha dit : « Le pays qui égare ses victimes ne connaît pas la forme de leur corps. Leur faim ne s’est pas tue, ne serait-ce qu’un jour. Ce même pays est plus petit que ce qu’un enfant dessine sur le siège usé en face de lui, avant qu’il ne s’endorme ou ne meure. »

Adieu de la mémoire
A la fin, le poète Ahmad Basha revient sur une confidence qu’il s’est faite à lui-même. Alors, les phrases poétiques se condensent pour que ce qu’il a perdu petit à petit soit présent, comme s’il disséquait l’impact de l’absence et de la mort sur lui-même, sur son corps et sur le regard qu’il porte sur ce qui l’entoure ; comme s’il faisait ses adieux à sa mémoire et tentait de graver ses détails dans la langue qui reste parfois trop étriquée pour décrire ce qui arrive.
Le Misérable perd ses lieux. Il perd les détails qu’il s’était habitué à dompter et face auxquels il s’était résigné durant les phases éveillées. Ceci se reflète dans la structure de la langue, qui devient plus dense et plus pertinente dans l’expression.
Comme si la mémoire était éparpillée de telle sorte qu’un poème seul ne pourrait la porter. Cette mémoire est plus proche des pulsations. Chacune d’elles renouvelle le dessin d’une scène tirée de la vie du poète misérable ; le poète, qui observe la chute de ses propres yeux et qui s’arrête, essayant d’embellir le lieu, non pas dans le but d’obtenir quelque chose mais pour préserver ses souvenirs et sa langue.

 

 

Maria Florika, mon amie roumaine

[Par Maha HASSAN]

Traduit de l’arabe au français par Florence Damiens.

Cliquez ici pour lire l’article en arabe paru sur www.alaraby.co.uk, le 10 septembre 2014.

Notre amitié a commencé il y a trois ans environ. Elle s’arrête tous les jours devant la boulangerie du quartier et gagne son pain grâce aux clients de la boulangerie et aux passants. Au fil du temps, d’un mot à l’autre, jour après jour, les mots se sont multipliés entre nous et se sont transformés en phrases, puis en arrêts devant la boulangerie et en conversations prolongées, renforcés par ma curiosité d’un côté et, de l’autre, par son sentiment de solitude.

(Colin Hawkins / Getty)

(Colin Hawkins / Getty)

Nous utilisons la langue des signes davantage que la langue française, dont mon amie ne connait que les quelques mots pour dire qu’elle a besoin d’argent ou de nourriture, seulement de nourriture. Je l’ai questionnée sur l’endroit où elle vivait, sur sa maison et elle m’a répondu, modeste, qu’elle n’habitait pas dans une maison mais plutôt dans quelque chose qui ressemblait à une tente, où elle dormait sous les sacs de vêtements. Les autorités l’expulsent parfois mais elle revient ensuite.

Elle se sent heureuse lorsqu’elle me décrit ses rentrées d’argent du vendredi, quand son quotidien change : après s’être arrêtée devant la boulangerie aux heures de la matinée, elle se dirige avant midi vers la mosquée du quartier. Là, elle attend que les fidèles finissent la prière. Elle collecte alors davantage d’argent que durant le reste de la semaine. Exposée au gel, à la neige, à la pluie ou à la chaleur d’un été exceptionnel, par tous les temps, je la vois… Elle refuse les quelques centimes que je dépose dans la paume de sa main : « Envoie-les à ta mère » me dit-elle, puis elle essaye de développer une jolie métaphore : « Quand tu envoies de l’argent à ta mère, il est envoyé à la mienne, décédée ». Un jour, alors que je l’informais des dates de mon voyage en lui disant : « Je vais en Turquie voir ma mère », elle m’a étreinte et a pleuré de joie pour moi. Et quand je suis rentrée en France et que je suis venue à la boulangerie, elle m’a aperçue du bout de la rue, a ouvert ses bras de loin puis m’a embrassée comme si j’étais de sa famille.

Une fois, elle était malade depuis une semaine mais ne savait pas comment aller chez le médecin car elle ne possède pas de titre de séjour ni d’adresse enregistrée et officielle afin de se rendre chez le médecin du quartier. Elle n’a pas non plus d’assurance maladie. Elle toussait devant moi et tremblait. J’avais peur qu’elle ne meure dans la rue, sans que je puisse l’aider. Je suis allée à la mairie de l’arrondissement et leur ai demandé les adresses des associations humanitaires qui s’occupent de cas similaires de « sans-papiers ». J’ai appelé des numéros de téléphone. On m’a donné une adresse mais comment allais-je expliquer à cette malheureuse le chemin pour s’y rendre ? L’accompagner aurait signifié perdre beaucoup du peu de temps dont je dispose. Et elle ne saurait pas comment se rendre de ce quartier au lieu où elle habite… Peut-être marcherait-elle à pied mais ne changerait pas le chemin qu’elle connait par cœur. En plus, bien sûr, elle ne sait ni lire, ni écrire : elle appartient au groupe des « SDF », un mot tiré des premières lettres d’une expression qui signifie « Sans Domicile Fixe ».

Elle est réapparue deux jours plus tard, le teint rosé, et est venue m’annoncer une heureuse nouvelle : elle avait reçu des soins médicaux prodigués par un centre qu’elle avait trouvé près du lieu où elle dort et qui lui avait donné un médicament gratuit. Nous nous sommes mises à pleurer de joie. Si je ne vais pas acheter du pain, j’épie son coin quotidien dès que je traverse la rue. Je la vois de loin, tenant une petite boite dans sa main, souriant aux passants qui ne s’arrêtent pas sur leur route et remerciant tous ceux qui déposent ne serait-ce qu’un centime. Quant à moi, je ruse en la suppliant à chaque fois pour qu’elle accepte mes quelques centimes tout en affirmant que ma mère va bien et que la sienne est satisfaite.

Nous nous étreignons parfois devant la boulangerie, à l’étonnement des Français dont la plupart ne comprennent pas cette relation mystérieuse entre une femme comme moi et une autre comme Florika. Les différences extérieures semblent flagrantes entre elle et moi. Seules Maria Florika et moi savons que cette amitié transcende ces différences.

Maria a beaucoup d’histoires à raconter. Si seulement je comprenais sa langue, alors je traduirais un monde magique, mystérieux et inconnu pour la plupart des gens. Nous sommes les lettrés, les éclairés, la génération de la modernité, d’internet, des langues, des vêtements élégants, de la fourchette et du couteau…

 

 

Congo Brazzaville : la journaliste Sadio Kanté « sans papiers » dans son pays ?

[Par Jean MATI]

Devenir « Sans papiers » dans son propre pays peut paraître comme un fait quasi impossible. Mais l’affaire « Sadio Kanté » semble être une illustration parfaite d’une théâtralisation dramatique que Brazzaville tente de donner à cet événement.

Sadio Kanté, tabassée par la police le 16 décembre 2013 à Brazzaville [Photo tirée de francaisdeletranger.org]

Sadio Kanté, tabassée par la police le 16 décembre 2013 à Brazzaville
[Photo tirée de francaisdeletranger.org]

Expulsée dans la nuit de lundi 22 à mardi 23 vers le Mali, Sadio Kanté-Morel signe et persiste : « Je suis congolaise. Ils veulent me régler mon compte parce que je dérange. Je reviendrai chez moi, je n’ai pas besoin de visa », pouvait-on lire jeudi dernier sur le blog de la journaliste.

La semaine dernière, les autorités de Brazzaville ont décidé d’expulser Sadio Kanté-Morel vers le Mali parce qu’elle n’a pas de titre de séjour, à en croire le communiqué de la Direction générale de la Police nationale congolaise publié mercredi. « Sadio Kanté est de nationalité malienne, née à Brazzaville en 1968 », précise-t-il.

Pour sa part, Sadio Kanté-Morel ne cesse d’affirmer sa congolité en se basant surtout sur le droit du sol. Née d’un père sénégalais et d’une mère malienne, la journaliste SKM a longtemps vécu au Congo Brazzaville. Elle se sent bien un « Mwana Mboka » – (Fils ou fille du pays ), comme les Congolais de Kinshasa le disent.

Sur la forme, cette histoire n’a ni queue, ni tête. Par contre sur le fond, l’opinion y voit quand même une main basse du gouvernement congolais sur cette affaire. Selon les sources concordantes, la journaliste Sadio Kanté bavarde un peu trop. Elle dérange beaucoup. Qui ? Le gouvernement certainement. Elle a même eu plusieurs antécédents avec le régime en place. Notamment avec ce récit triste qui a eu lieu le 16 septembre 2013 au palais de justice de Brazzaville où SKM, alors correspondante de Reuters, a été battue et ridiculisée par les gendarmes devant la foule. Mais le péché qui lui a valu vraiment l’expulsion, c’est l’article qu’elle a publié récemment sur l’agression du journaliste camerounais Elie Smith par des personnes inconnues.

Obstinément, Sadio Kanté-Morel n’a rien perdu d’elle. Sa promesse de revenir à Brazzaville n’est pas enterrée. Par ailleurs, pensons aussi que SKM doit éviter d’être un peu comme la chèvre de Monsieur Séguin au milieu des loups. La chèvre a fini par se faire manger…

La jambe morte du Narcisse syrien

[Par Rana ZEID]

J’ai un beau visage. Je ne suis pas Narcisse ; mais, je suis quelqu’un qui est tombé amoureux du visage de son cadavre retourné à la vie, du reflet de soi-même mort, à la surface d’un sang blanc. Je suis un narcisse syrien, un combattant (Ahmed.I). Je ne peux pas aller sur ma tombe, dans la ville de Al-Bab, dans la banlieue d’Alep. L’EIIL domine la région. Mais, je reviens de ma mort, pour tuer mon tueur.

Ahmed.I

Je ne savais pas encore que j’étais mort. Mon père est venu vers moi, trois heures après l’amputation de ma jambe. Il a dit : «Nous avons pris ta jambe pour l’enterrer, elle était encore fraiche, dégoulinante de sang, comme vivante».
Je lui ai dit: «Est-ce qu’elle est toujours vivante? Est-ce vrai qu’elle n’est pas morte ?».
Mon père et mes oncles ont embrassé ma jambe amputée et l’ont enterrée dans le cimetière près de l’hôpital. Sur la tombe, ils ont écrit : »Tombeau du martyr (Ahmed.I) 09/10/2012».
L’EIIL as tué mon oncle, un combattant de l’Armée Libre ! Mais, après sa mort, sa phrase s’est enfuie vers moi: «Quand on l’a enterrée, ta jambe était comme un poisson au moment où il quitte l’eau».
Dans le reflet, à la surface du sang blanc, je suis un cadavre. Et l’écho répète: «ta jambe est vivante. C’est toi qui es mort».
L’armée du régime syrien tentait de nous envahir, d’entrer dans notre secteur par Said Ali. Et nous, entre Said Ali et la Porte de la Victoire, nous étions cinq combattants d’un bataillon qui avait pour nom « Brigade de l’Unification». Nous couvrions la retraite d’autres bataillons de l’Armée Syrienne Libre, à Al Azaza.
Une Kalachnikov à l’épaule (type 56, chinoise), j’étais prêt pour ma scène de mort : «en silence, je fume une cigarette et feuillette un livre idiot sur Saddam Hussein ; je suis assis sur une chaise, attendant la balle». La ville d’Alep me doit un peu de sang, car depuis longtemps, je voulais saigner, même un peu, sur son territoire. J’aime ses pavés anciens.
Nous poussons la terre avec nos pieds, nous la faisons dérouler dans la direction opposée à celle vers laquelle nous courons. L’armée du régime fait le contraire, pour nous priver de notre terre. C’est à cause de cela que nous sommes en conflit avec elle, pour empêcher sa terre étroite de repousser notre vaste terre. Nous avons récolté une terre hérissée d’épines, pour y planter une fleur, seulement une fleur. C’est notre guerre. Aucune fleur jusque-là n’a résisté. L’armée du régime a tué toute idée.
Comme un corbeau brise une noix, le tueur déchiquette un corps, et le laisse moisir, derrière lui. Je suis un homme qui aime son corps, je lui mets une couronne d’or, j’orne mes jambes de bois de narcisses jaunes. Et mon sang est de narcisses blancs. Chaque fois que je tue l’un de ces monstres, son corps redevient humain dès qu’il touche le sol.
Al AZAZA. Je suis blessé à la jambe droite, six doigts au-dessus du pied. Le chef de la bande du vieil Alep, Khitab Almaraei, de son nom de guerre, a été envoyé à la pointe du combat. Je suis dans une situation difficile. D’autres combattants sont abandonnés à eux-mêmes. Je garde l’endroit, et j’écoute ce bruit de forage qui se rapproche. Je ne sais pas si c’est l’ennemi qui fore ou si ce sont les nôtres qui violent les bâtiments, pour progresser à travers les trous ainsi dégagés. Quelqu’un brise ma solitude, un combattant d’un autre bataillon. Il vint parler avec moi: «Mon frère, cet endroit est risqué. Il est visé. Abandonne-le», j’ai répondu: «Eh bien, battez en retraite», il répond alors avec le ton de son milieu : «Vous êtes du peuple de la campagne, vous avez de l’orgueil ». Mais , moi, je suis d’Alep. Alors j’ai crié: «Vous devriez mourir ici, plutôt que de quitter votre poste». Il a répondu tout en courant : «Meurs toi-même, ici ».
J’ai trouvé un livre couvert avec une photo de Saddam Hussein, je l’ai pris et j’ai commencé à le lire; alors le crépitement des balles s’est atténué, et le forage a cessé. J’attendais ma mort. Le sniper de l’armée syrienne nous a rejoint, a découvert l’endroit ; mon ami a été touché par quatre balles, dans la tête et le ventre, mais il a survécu comme une fleur de cactus. Le médecin syrien a dit: « Votre opération est pour demain ». Ce lendemain-là, ils ont découvert des bouts d’artères dans mes jambes. Ils m’ont envoyé dans un hôpital d’Al- Bab.
Mes jambes sont mortes. La gangrène s’est infiltrée jusqu’au-dessus du genou. Un égyptien de Médecins Sans Frontières a dit : »La balle explosive était également empoisonnée».
Je suis le combattant de la mort, je visite ma tombe tous les soirs.

Après l’opération, le régime syrien a volé mon cadavre, mon visage, mes jambes, mes cheveux, et jusqu’au khôl noir de mes yeux ; il m’a volé à moi-même. Est-ce parce que j’ai tardé à déserter, mon Dieu? Maman criait: «Comment vas-tu porter les pantalons et les chaussures, que tu avais tant désirés ?».
La guerre est nue ; un voyage dans tout ce qui est noir.
Tout le monde le savait, que le vieux sage de Marea (Hajji Marea) ne voulait pas soigner ceux qui étaient uniquement de Marea. Mais le chef des opérations militaires de la «Brigade de l’Unification», le martyr Abed Qader Saleh, Samir Kavrir, m’a dit: « va en Turquie et enracine-toi chez Mahmoud ».
Les images de la mort de Narcisse flottent dans ma tête, image après image. Tout est lent, les bruits sont lents, seules les images viennent rapidement. Le jeune homme lui-même, les respirations, les mêmes, se répètent. Un jeune que je ne connaissais pas me portait sur son dos, et il a couru sur une distance de deux cents mètres. Je n’ai pas vu son visage. Comme j’aurais aimé le rencontrer !
Sa voix est mon sang versé, mon sang qui a peur, et mon sang blanc: «Nous allons au paradis. Je suis aussi infecté que toi, mon frère». Vertiges, ses paroles sont lentes et le paradis est fait d’images rapides qui vont et qui viennent. Il m’a posé sur le chariot de légumes et puis est tombé sur le sol. Le chariot s’est mis à bouger, trois hommes le poussaient. J’ai dit: « le vendeur d’Alep a dû mettre une chaîne, pour bloquer la roue, pour éviter que le chariot ne soit volé par les tyrans». Je suis un grain de raisin craquelé de douceur. Je suis dans le paradis du chariot en mouvement, chantant pour mon frère, tombé à la terre: « on ira tous les deux au paradis ». Les amis du bataillon m’ont dit qu’ils avaient vidé un chargeur entier pour briser la chaîne du chariot.
Nous attachons le bol de lait à Alep, avec une longue chaîne, après l’avoir troué, car les chats sont perfides et lèchent le lait et dévorent après lui la soucoupe.
Cher Saint-Georges, quand vous tuez le monstre sous votre jument, n’oubliez pas que vous le tuez, pour défendre notre âme assassinée.
Nous restions dans le “zoo”, à Douma, pour chasser les oiseaux migrateurs, venant de l’inévitable parti en Syrie (le parti Baath). Les manifestants de la liberté à l’extérieur des murs du jardin, ont réveillé les canards ! J’ai dit à l’officier: «Ne m’attribuez pas une arme à feu !» Il m’a frappé jusqu’à ce qu’il tombe de fatigue.
Je suis une recrue de la Garde Républicaine (Ahmed.I), mon numéro, 7340. Mais je ne me souviens pas des autres numéros. J’annonce que je déserte de l’armée du régime et du livre de Gibran « les ailes cassées » ; je l’annonce aux camarades qui ne l’ont pas fait, et je leur donne mon carnet de notes, qui était ma façon à moi de résister à la puissante organisation militaire qui a essayé de faire de moi un monstre, un tueur, uniquement pour rendre éternelle l’image du chef, accrochée au-dessus du lit militaire, un lit dont la couverture verte et mystique et moisie recouvre notre squelette. Je suis (Ahmed.I), un cadavre pur et sincère, insensible à vos efforts pour me stimuler ou me terrifier. Je ne dirigerai pas mon arme vers la poitrine de mon frère rebelle. (décembre 2011).
Mon oncle a dit à mon père : «Le sucre manque. Je vous en enverrai un sac. Essaye de le cacher». Je n’ai pas compris à l’époque le sens du mot sac. Mon oncle, cet après-midi, pensa sur le trou dans le temps, les récipients, la tasse de thé chaud, et le calmant (Alcetacodaúan).
Je me suis fondu dans la ville de Marea, la ville de Riyad Saleh Hussein, et suis resté là deux mois, à l’écart des opérations militaires, des bataillons, au début de la création de l’Armée Syrienne Libre. Nous étions dix-huit rebelles. Parmi nous le bon chef Al-Saleh, rien à voir avec nous, sauf les armes, rustiques et légères. Ibrahim est mort, c’est un martyr, et, moi, j’ai été attristé. Je suis comme lui, mort et martyr. C’est pourquoi je reviens, afin de tuer mon tueur.
Au sommet de la montagne, j’étais orphelin, couvert de neige : «Oh, mon Dieu faîtes que j’obtienne une permission, une seule. Si je demande au chef, il m’écrabouillera le visage. Le battement de la désertion s’entend. L’officier nain a faim. Il dévore le cou du rebelle. Les exercices militaires ont fait de moi un cadavre.
Les cheveux poussent tous seuls, sur le cadavre des recrues. J’ère et mes cheveux sont semblable à une herbe hybride plantée sur mon corps. Sous la couverture verte et mystique et moisie, je recherche dans le livre « les ailes cassées » la terre de Droit. Je suis une recrue syrienne, (1991- 2012), un cadavre qui a mémorisé le chant des oiseaux et les répète, puis se rappelle de la manière dont le vent caressait ses longs cheveux.
J’ai reçu un document du chef de la brigade 104, après qu’il ait défendu les rebelles au cours d’une assemblée militaire. Il dit: « A transporter vers la Direction générale de la Police (22), dans la prison de la Garde républicaine (nom de code: Moulin Rouge), à cause de son incitation à la division et l’abaissement du prestige de l’Etat ».
Je suis un cadavre féroce. Seuls les mots dans « les ailes cassées » apaisent ma douleur, l’engourdissement, lors de l’exercice matinal.
Ils m’ont mis avec les détenus, dans une pièce étroite, à la prison de Mezze. Vase en verre, brisé, urinoir, collectif. Ils ont écrit sur le mur: « C’est quoi ta pointure? Ajoute 50 ». « Quelle dimension, exacte, pour le trou de ta tombe? » Un soldat n’a pas le droit à une tombe. J’ai été torturé pendant six jours, comme un arabe accusé. Mon corps est boursouflé à cause de la chaîne en silicium et du bâton électrique. Mon âme est épuisée. Je suis devenu un oiseau blanc de sang.
Le tyran Bashar al-Assad m’a tué avec un couteau, a tué les manifestants par balle et mon frère Ayman avec un missile, avant que la Terre ait fait un tour.

 

 

Zara Mourtazalieva présente son livre à la MDJ : l’interview

[Propos recueillis par Behzad QAYOMZADA]

Zara Mourtazalieva [Crédit photo : Sadegh Hamzeh]

Zara Mourtazalieva [Crédit photo : Sadegh Hamzeh]

Zara Mourtazalieva, tchétchène de 30 ans, après huit ans passés dans les camps de Mordovie pour un crime qu’elle n’a jamais commis, elle est accueillie en 2012 à la Maison des journalistes, pour six mois.

Dans son livre, «Huit ans et demi. Une femme dans les camps de Poutine», publié en mars 2014 par Book Editions, au-delà de son propre sort, elle livre un témoignage précieux sur le système pénitentiaire sous Poutine, où les prisonniers sont aujourd’hui contraints deffectuer des travaux forcés.

« Actuellement – cite dans la préface de son livre, la traductrice Galia Ackerman – entre 20 000 et 40 000 Tchétchènes sont détenus dans les prisons et les colonies russes. Il y a parmi eux des combattants indépendantistes, et aussi des gens qui n’ont jamais combattu mais ont le « profil  » : l’un de leurs proches a été tué, ce qui constitue un motif de vengeance présumée ; ils fréquentent une mosquée dite « wahhbite » ; ils ont des connaissances suspectes, etc. […] »

Maintenant Zara continue ses activités au soutien des détenus dans les colonies russes :  mardi 26 août, elle a rencontré ses confrères de la MDJ pour leur présenter son livre.

Ci-dessous  l’interview qu’elle nous a accordé (en version française et russe) :

De quoi parle votre livre ?

Chto tèma vachèy knigi?

Qu’est-ce que vous a motivé à écrire cette oeuvre ?

Pachemou bi rechili napisate etou knigou?

Est-ce que votre livre est-t-il disponible en d’autres langues ?


Vacha kniga dastupna,ili nète na drougom iazike?

Avez-vous rencontré des difficultés pour rédiger cette ouvrage ?


Bila ou vas troudnasty pri rabote nad knigoy?

Quels sont tes projets ?


Kakyè plàny èste y vas?

Réfugiés : Syrie, l’œil de Adi Mazen

[Par Adi MAZEN]

Les réfugies sont en constante augmentation : ils sont actuellement plus de 50 millions, en ne comptant que ceux qui figurent sur les listes de l’organisme spécialisé des Nations Unies. A lui seul, mon pays, la Syrie, compte près de neuf millions de réfugiés, contraints d’abandonner leurs maisons et leur travail.

Six millions d’entre eux sont déplacés à l’intérieur de la Syrie. Les trois millions restant ont été obligés de chercher un asile à l’extérieur, dans les pays environnants et aux quatre coins du monde. Nombre d’entre eux n’ont pas eu d’autre choix que de mettre leur vie en péril, de subir toutes sortes d’exactions, d’accepter de se faire extorquer, de prendre le risque de périr en mer, comme cela s’est passé pour quelques centaines d’entre eux, il y a quelques mois, au large des côtes de l’Italie et de la Grèce.

Adi Mazen [ Photo tirée de la vidéo réalisée par Aurore Chatras de l’Agence CAPA : www.maisondesjournalistes.org/?p=3077 ]

Adi Mazen [ Photo tirée de la vidéo réalisée par Aurore Chatras de l’Agence CAPA : www.maisondesjournalistes.org/?p=3077 ]

 

Pour prendre la mesure et pour traiter comme il convient, dans toutes ses dimensions humaines et économiques, la question des exilés volontaires et des réfugiés sous la contrainte, nous ne devons pas nous dissimuler sa dimension politique. La tyrannie, l’oppression, la discrimination, le déclenchement de guerres injustes, le renoncement de la communauté internationale à ses obligations envers les peuples du monde et à son devoir de protéger les droits fondamentaux qui figurent dans les pactes et chartes internationaux, ont contribué à des désastres humanitaires considérables.

Les journalistes et les artistes réfugiés aspirent à être les ambassadeurs de leurs pays et à exposer au monde les problèmes humains dont ils ont été eux-mêmes les victimes. Des circonstances difficiles les ont arrachés à leur milieu de vie et à leur patrie, et les ont conduits à chercher refuge dans de nouveaux territoires. Certains d’entre eux ont eu la chance d’être accueillis dans des pays démocratiques, respectueux des Droits de l’Homme, comme la France.

J’ai été accueilli à la Maison des Journalistes de Paris, quelques jours après mon arrivée en France, au début de 2012. D’autres journalistes et activistes engagés dans le secteur des médias y avaient été accueillis avant moi, et d’autres m’y ont succédé, Syriens et de différentes nationalités. En dépit de ses moyens limités, cette Maison continue de rendre de très grands services, en particulier au moment où les réfugiés arrivent en France. Nous lui sommes tous profondément reconnaissants.

Dès le début du soulèvement populaire pour la liberté et la dignité en Syrie, en mars 2011, j’ai pris une part active dans la diffusion de l’information et l’animation politique. J’ai répondu aux questions des chaines de télévision et des radios arabes et internationales, pour contribuer à témoigner de la réalité des faits, pour exprimer mon opinion et pour briser l’omerta que le pouvoir dictatorial en place en Syrie entendait imposer à l’information. Je voulais aussi dévoiler les crimes commis par ce pouvoir au détriment des manifestants pacifiques, qu’il tuait ou emprisonnait. J’ai constamment affirmé que la crise politique et nationale provoquée par les méthodes du régime syrien durant les quarante années de “pouvoir assadien”, transmis de père en fils, exigeait un traitement politique radical. Cette solution politique radicale devait respecter la volonté du peuple et faire progressivement passer le pays d’un système de pouvoir totalitaire à un système national démocratique, pluraliste, respectueux des libertés publiques, fondé sur le principe de l’Etat civil moderne, attaché aux Droits de l’Homme et aux principes de la justice sociale. Comme d’autres activistes, j’ai de ce fait été soumis à des poursuites. J’ai été arrêté durant cinq mois. Quelques semaines après avoir été libéré, j’ai de nouveau été poursuivi, ce qui m’a obligé à quitter mon pays pour poursuivre, depuis l’extérieur, mon activité militante. Je me suis retrouvé dans une situation que je n’aurais jamais imaginée : celle du réfugié.

Parmi les victimes du conflit syrien, les déplacés et réfugiés en Syrie même et dans les pays voisins. Alep, le 2 janvier 2013. REUTERS/Muzaffar Salman

Parmi les victimes du conflit syrien, les déplacés et réfugiés en Syrie même et dans les pays voisins. Alep, le 2 janvier 2013. REUTERS/Muzaffar Salman

Une multitude de facteurs ont contribué à pousser la Syrie dans la voie de la militarisation et de l’internationalisation :
a. l’autisme du “pouvoir assadien”, dont le passé fasciste entre 1980 et 1982 est connu de tous ;
b. le soutien inconditionnel dont le régime bénéficie de la part de ses alliés régionaux et internationaux ;
c. sa décision de lancer l’armée et les milices contre des centaines de milliers de manifestants dans la plupart des villes et agglomérations de Syrie ;
d. son recours à une violence effrénée, résumée dans le slogan “Al-Assad ou nous brûlons le pays”, face à un mouvement dont Bachar al-Assad a lui-même reconnu qu’il était resté strictement pacifique durant quelque 6 (six) mois, au cours desquels près de 10 000 (dix mille) jeunes gens ont péri ;
e. la lâcheté de la communauté internationale et sa réticence à secourir et protéger la révolution civilisée du peuple syrien confronté à la violence et la tyrannie…

L’intervention en Syrie des milices libanaise (le Hezbollah) et irakienne (Abou al-Fadl al-Abbas), appelées à la rescousse par le “pouvoir assadien” et placées sous l’autorité des Pasdaran iraniens, a compliqué la situation. Elle a favorisé le radicalisme et le fondamentalisme. Le phénomène du djihadisme s’est développé. Nous en voyons les terribles conséquences sur les populations des pays voisines, l’Irak et le Liban. Tout cela, conjugué à d’autres facteurs, a provoqué un surcroit de destruction et l’exode de centaines de milliers de nouveaux réfugiés.

Mais, en dépit de la situation catastrophique face à laquelle il s’est retrouvé, alors qu’il aspirait à la liberté et à l’établissement d’un Etat démocratique, le peuple syrien continue de se battre pour exprimer sa volonté et son refus de tout extrémisme.