Brésil : la réélection de Lula signe-t-elle le retour de la presse libre ?

Pendant plus de quatre ans, l’ancien président Jair Bolsonaro a nourri une chasse aux sorcières contre la presse brésilienne et ses journalistes. Plus de 150 jours après l’investiture de Luiz Inácio Lula da Silva, qu’est devenue la presse muselée ? Peut-on dire aujourd’hui qu’elle est de nouveau libre au Brésil ? L’Œil de la maison des journalistes fait le point. 

Marqué par les attaques contre la presse, le Brésil a également subi des atteintes à la démocratie au sens plus large. Le 8 janvier 2023, alors que des millions d’électeurs ont fait leur choix concernant le nouveau président du Brésil, des émeutes éclatent à Brasilia, capitale fédérale du pays, pour contester les résultats.

Plus de 300 personnes sont arrêtées le soir-même, des centaines de pro-Bolsonaro ayant pris d’assaut les bâtiments administratifs. 

En déplacement en Floride au moment de l’émeute, Jair Bolsonaro avait reconnu avoir partagé « accidentellement » une vidéo contestant les résultats de la présidentielle, galvanisant ses supporters.

De nombreuses critiques et accusations ont miné la presse, soupçonnée d’avoir fomenté une élection truquée avec Lula. Depuis 2018, tout était bon pour museler les journalistes : campagnes de harcèlement en ligne, insultes, dénigrement de leur travail…

Le journaliste brésilien, « ennemi du peuple »

Né en 1988 à Rio, Artur Romeu a vécu une grande partie de sa vie dans la capitale, avant de passer en France entre 2013 et 2015 pour un master en droit de l’humanitaire. Il travaille dans le domaine depuis 15 ans, principalement au Brésil mais également dans toute l’Amérique latine. Engagé en tant que stagiaire chez RSF en 2015, Artur a pris la direction du bureau depuis novembre 2022.

« Il est difficile d’avoir une idée concrète » des sujets les plus compliqués à couvrir selon lui, car la violence envers la presse existait bien avant la présidence de Jair Bolsonaro.

« Depuis 2010, le Brésil est le second pays avec le plus grand nombre de journalistes tués en Amérique latine derrière le Mexique », soit 30 personnes. Leurs points en commun ? Tous travaillaient dans des petites et moyennes villes, et couvraient l’actualité locale et quotidienne. 

Des journalistes « invisibilisés » dans la presse brésilienne et les grandes rédactions du sud-est, mais qui demeurent les premières victimes des violences et poursuites judiciaires.

Le cyberharcèlement est devenu monnaie courante pour les journalistes, surtout pour les plus populaires et les plus présents en ligne. 

Photo de Sam McGhee

« Le gouvernement Bolsonaro a su s’attaquer à la presse et créer cette image du journaliste ennemi du peuple dans l’imaginaire collectif, et les grandes chaînes sont particulièrement visées. »

En 2022, RSF a fait un travail d’enquête sur les journalistes face aux réseaux de la haine : en 3 mois, durant la période électorale, l’équipe a relevé plus de trois millions d’attaques sur Twitter (contenu offensif, insultes…). Le gouvernement bolsonarien a opéré un « coup de force pour décrédibiliser la presse et contrôler le débat public. » 

Une situation que le gouvernement Lula tente aujourd’hui d’inverser, notamment grâce à la création d’un observatoire national des violences contre la presse, sous l’égide du président Lula.

« Pourtant, nous avons encore dans le pays des “zones de silence” pour les journalistes. Si nous évoquons par exemple la censure dans ces zones, les populations peuvent parfois avoir une difficulté d’appréhension. » 

Environnement et agriculture, bêtes noires du journalisme au Brésil

Des « zones de silence » que le journaliste Pierre Le Duff corrobore. « Dans de nombreuses régions rurales du pays tel le centre-ouest, l’agriculture et les grandes propriétés rurales sont les principales sources de richesse et pourvoyeurs d’emplois. » 

Actuellement en freelance pour plusieurs médias télévisés, radio et presse en ligne au Brésil depuis près de cinq ans, Pierre Le Duff a accepté de se confier au micro de la MDJ. 

Selon le journaliste, « tous les sujets liés à l’agro-négoce, ayant trait aux droits de l’Homme et à l’environnement » sont très compliqués à couvrir et traiter. Les pesticides, l’usage de l’eau, la déforestation, les incendies, le travail esclave... Demeurent pour la plupart du temps tabous.

Une de ses collègues en a fait la douloureuse expérience, « à la suite d’un reportage sur les incendies historiques qui ont ravagé le Pantanal en 2020. Ma collègue a reçu un message du fils d’un fermier que nous avions interviewé », lui annonçant qu’elle et son équipe ne pourraient « plus revenir dans la région. » 

« Son père nous avait déclaré avoir recours au brûlis agricole, pratique pointée du doigt comme la principale cause des incendies qui avaient pris des dimensions gigantesques. C’est une simple intimidation, reçue après la publication de notre reportage. » 

Pierre Le Duff interpelle toutefois sur « l’assassinat l’an dernier du journaliste britannique Dom Phillips en Amazonie, qui nous rappelle qu’être étranger n’est pas un gage de protection » au Brésil.

« Quiconque enquête de près sur des sujets aussi sensibles que les activités criminelles en Amazonie ou dans d’autres régions isolées du Brésil se met potentiellement en danger. »

Une polarisation du débat politique pour museler la presse

La méfiance envers les médias étrangers est également très présente : « nous sommes d’autant plus suspects d’être partiaux dans notre couverture. Mais les plus susceptibles d’être confrontés à l’hostilité des militants d’extrême-droite, ou au harcèlement en ligne, restent les journalistes des grands médias brésiliens, aussi très critiques du gouvernement de Bolsonaro. »

Pierre Le Duff temporise néanmoins, et rappelle qu’il n’a jamais été menacé personnellement car il a « peu couvert des sujets très sensibles », telles que les élections ou l’Amazonie. 

Pourtant en-dehors de ces sujets, « les Brésiliens sont plutôt ouverts quand il s’agit de parler aux journalistes. Ils ont un rapport décomplexé à l’image, ce qui facilite les choses pour la télévision. Mais la politique, depuis la campagne présidentielle de 2018, est un thème que certains ne veulent tout simplement pas aborder. »

Pour beaucoup de citoyens du pays, le refus de s’exprimer s’explique « par la crainte que l’on détourne leur propos pour servir un discours de gauche ou les intérêts du camp adverse. » 

Après quatre ans d’une politique mortifère contre les médias, les pro-Bolsonaro sont « convaincus que les journalistes sont tous de gauche et anti-Bolsonaro, au point d’abandonner toute déontologie dans l’unique but de l’accabler. C’est une réalité depuis 2018, et cela s’est encore accentué pendant la campagne présidentielle de 2022. » 

Femme, journaliste et brésilienne : la triple-peine

Le franco-brésilien Bruno Meyerfeld, pigiste indépendant et pour Le Monde depuis 2019, dénote « qu’il est toujours plus difficile de travailler sur des sujets locaux lorsqu’on est brésilien plutôt qu’étranger. » 

Les thèmes les plus compliqués à traiter demeurent à ses yeux la corruption et le détournement d’argent au niveau local.

« Parler d’un député, un conseiller municipal ou un maire qui détourne des fonds ou participe à une activité illégale représente un très grand risque » pour les Brésiliens, « de même qu’évoquer l’orpaillage. » 

Mais s’attaquer aux organisations paramilitaires et milices s’avère être le plus dangereux : « les policiers et les militaires bénéficient d’une grande impunité au Brésil, surtout à Rio », témoigne Bruno Meyerfeld.

S’il n’a personnellement pas reçu de menaces ou pression, « il m’est arrivé d’être pris à partie par les pro-Bolsonaro. Les journalistes étrangers peuvent alors être menacés physiquement. »

En 2019, en reportage dans l’Amazonie peu de temps avant la crise diplomatique entre Macron et Bolsonaro, Bruno a ressenti « une vraie hostilité des communautés locales participant à la déforestation. » 

Tentative d’intimidation et d’espionnage ont alors été le mot d’ordre « mais il n’y a pas eu de menace directe, plutôt des attitudes » dangereuses. Dans ce genre de situation, « si vous restez, on ne peut garantir ce qui va arriver. » 

Bruno Meyerfeld prend l’exemple de l’interview d’un élu bolsonariste dans le nord-est du pays, qui avait pour slogan « si tu bouges, je tire », et entreposait des fusils dans son bureau. Son assistant portait lui-même une kalachnikov, et un mannequin vêtu d’un gilet pare-balles se tenait dans la pièce. 

« Il arrive que des interviewés posent leurs pistolets sur la table ou les présentent en évidence, notamment à Brasilia où il y a beaucoup d’armes », de quoi rendre l’interview bien plus anxiogène.

Une tension qui peut mener à la mort des journalistes étrangers, tel Dom Philips le 5 juin 2022, mais le risque incombe particulièrement les journalistes brésiliens, « dont le meurtre peut passer inaperçu. Ils ne bénéficient pas de la même protection, nous avons le statut, la nationalité et le média en plus pour nous soutenir. »

Une situation encore plus terrible pour les femmes journalistes du pays, dans une société « très misogyne », où l’intimidation et la marginalisation des femmes sont ancrées dans la culture. Le Brésil est l’un des pays avec le plus de féminicides, conduisant à beaucoup de violences domestiques. Le journalisme n’échappe pas à la règle, où Bruno Meyerfeld constate « une grande différence de traitement. » 

Menacées publiquement et physiquement, elles auront vécu l’enfer sous la présidence Bolsonaro. L’ancien président ainsi que ses fils ont tenté de « détruire la vie de deux journalistes brésiliennes », notamment celle de Patricia Campos Mello, auteure d’une vaste enquête sur le parti Bolsonaro

De grandes campagnes d’intimidations et de harcèlement en ligne ont rythmé leur quotidien pendant toute la présidence.

Tous les obstacles que doivent traverser les acteurs des médias brésiliens ne les empêchent pas d’aller jusqu’au bout de leurs investigations, ni d’aider les journalistes étrangers si besoin. Pour Bruno, la « grande générosité » des journalistes brésiliens est une réalité. 

« Ils prennent des risques considérables car ils sont passionnés par le métier, ils ont conscience du poids de la vérité dans un pays à la démocratie fragile. Ils ont une culture de l’investigation bien plus forte qu’en France, parfois ils nous offrent même des sujets pour nous aider. Il n’y a aucune animosité ou rancœur de leur part envers les autres journalistes », témoigne-t-il. 

Mais avec l’investiture du président Lula, notre intervenant évoque « un pays globalement apaisé, à la sortie d’un cycle politique très dur. » Avec les centaines d’arrestations suite aux émeutes du 8 janvier, les pro-Bolsonaro « ont compris qu’ils risquent de finir en prison et que la justice peut sévir », conduisant à moins de violences dans les rues.

Du chemin reste cependant à parcourir pour proclamer le retour de la presse libre et indépendante au Brésil : le pays occupe toujours la 110ème place du classement RSF, et continue d’attenter à la vie des journalistes. Reste à savoir si l’observatoire des violences contre la presse permettra bientôt de protéger les reporters et consolider la liberté de la presse.

Maud Baheng Daizey