Liberté de la presse : la démocratie est-elle en danger ?

Ce mardi 19 septembre à la Bourse du travail dans le 3ᵉ arrondissement de Paris était organisé un colloque sur la thématique « Conditions de travail des journalistes : la démocratie est-elle en danger ? Quelles solutions ? ». L’objectif : échanger sans filtres avec plusieurs intervenants sur les différentes pressions exercées sur les journalistes et sur la fracture avec l’opinion publique. 

D’après la définition du CLEMI (Le centre pour l’éducation aux médias et à l’information), « Si la profession de journaliste consiste pour l’essentiel à rassembler, vérifier et mettre en forme des informations à destination du public, elle regroupe toutefois des réalités différentes, notamment en fonction des supports de publication et des époques ».  Des réalités qui peuvent aussi vite devenir complexes. Un journaliste peut-il effectuer ces tâches  dans de bonnes conditions de travail, dans une société actuelle fracturée, à l’heure où Ariane Lavrilleux, journaliste à Disclose, passe 39 heures en garde à vue ? C’est la question à laquelle ont tenté de répondre plusieurs intervenants, lors d’un colloque organisé par le groupe Technologia, ce mardi 19 septembre à la Bourse du travail, dans le 3ᵉ arrondissement de Paris, ayant pour thématique : « Conditions de travail des journalistes : la démocratie est-elle en danger ? Quelles solutions » ? Parmi ces intervenants  : Marion Denneulin, directrice de mission chez Technologia, un groupe spécialisé dans la prévention des risques et de l’amélioration des conditions de travail, Jean-Marie Charon, sociologue spécialisé dans les médias et chercheur associé à l’EHESS, Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde, Eric Valmir, Sécrétaire général de l’Information du groupe Radio France, Emmanuel Poupard, Secrétaire Général du Syndicat National des Journalistes (SNJ) et Jean-Claude Delgènes, Président Fondateur du cabinet Technologia.

Un baromètre aux chiffres explicites 

Dans un premier temps, Marion Denneulin, directrice de Mission au sein du groupe Technologia s’est focalisée sur les conclusions du quatrième baromètre effectué en 2022 sur les conditions de travail des journalistes, réalisé conjointement avec le Syndicat National des Journalistes. Parmi les chiffres clés, sur les 1102 répondants, 83% d’entre eux estiment qu’un manque d’effectif et / ou de moyens sont les causes d’une augmentation de la charge de travail. 

Le développement du numérique, utile en temps normal pour rajeunir le public cible d’un média, possède aussi une face sombre, puisque 77% des sondés déclarent que l’ultra polyvalence du numérique est une cause de surcharge de travail. La pression de la hiérarchie de la rédaction est aussi un autre facteur important pour 60% des répondants. Un bond de 7% par rapport à l’année 2018. L’un des envols les plus impressionnants concerne le fait de ressentir un manque de place au sein d’une rédaction, une compétition en interne pour faire passer des sujets : ils étaient 27% de journalistes à le déplorer en 2018, ils sont 36% à toujours le dénoncer en 2022. Le jeune public, quant à lui, délaisse de plus en plus les médias traditionnels pour s’informer : d’après la dernière étude de l’Insitut Reuters su les pratiques d’information en ligne, 20% des 18-24 ans utilisent le réseau social Tik-Tok comme première source d’information.

Ne pas pouvoir livrer une information de qualité 

Jean-Marie Charon, sociologue spécialisé dans l’étude des médias et du journalisme a ensuite pris la parole pour compléter ces chiffres.  Le spécialiste est par ailleurs auteur d’une nouvelle enquête, qui s’intitule « Jeunes journalistes, l’heure du doute » qui paraîtra le 19 octobre prochain, dans laquelle il donne la parole à ces jeunes journalistes, aujourd’hui las du métier et qui songent à se reconvertir dans une autre profession. « Dans mon enquête, j’ai interrogé une centaine de journalistes de moins de 30 ans. J’ai été frappé qu’un nombre important de  jeunes journalistes ont recours à un suivi psychologique qui se caractérise par des arrêts de travail court et font souvent face à un burn-out, suite à une accumulation de tâches », analyse Jean-Marie Charon, lors de ce colloque. Il tient à illustrer ses entretients par des pourcentages marquants : « Parmi cette centaine de journalistes, ils sont 16% d’entre eux à s’interroger de quitter la profession. 89% de ces jeunes journalistes ont côtoyé des personnes qui ont quitté la profession, ce qui peut influencer le choix final », complète t-il. Plus globalement, Jean-Marie Charon retient que ses témoins déplorent d’une même voix ce sentiment de ne pas pouvoir livrer une information de qualité, qui peut s’expliquer par un manque de temps pour recouper et vérifier les sources consultées, mais aussi face aux violences contre les journalistes, dans les manifestations ou sur les terrains de guerre. En 2022, l’UNESCO a par ailleurs dénombré 86 journalistes morts dans des pays en guerre.

Un manque de temps flagrant

Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde et Emmanuel Poupard, Secrétaire Général du Syndicat National des Journalistes (SNJ) dénoncent eux aussi en coeur le manque de temps flagrant des journalistes pour se consacrer pleinement à leurs missions. Pour l’illustrer, Louis Dreyfus prend l’exemple d’un journaliste du Monde, en charge de l’actualité politique, qu’il a côtoyé. « Lors de son pot de départ, il avait naturellement convié sa famille et donc ses enfants. À un moment dans son discours, ce journaliste se tourne vers l’un de ses fils et lui dit : ‘’je m’excuse de tout ce temps que je n’ai pas pu passer avec toi’’. Pour moi, cette seule phrase veut tout dire ». Afin d’éviter une trop grande rotation dans ses équipes, Louis Dreyfus explique qu’une équipe dédiée, basée à Los Angeles, se charge de traiter l’information et de réaliser de la veille médiatique, entre 23 heures et 6 heures du matin. Emmanuel Poupard, lui, s’indigne des remontés des journalistes qu’il fréquente : « Rendez-vous compte, on a des journalistes qui ne trouvent maintenant même plus le temps de recouper les informations, de les vérifier avant de les publier, tellement ils sont fatigués, acculés par la charge de travail. On parle quand même du cœur du métier ! Il y a un effondrement général du métier. Plus qu’une revalorisation salariale, en particulier pour les pigistes, il faut retrouver un traitement humain dans les rédactions qui soit digne de ce nom », lance-t-il. Le secrétaire général ne digère pas non plus le fait que lors des manifestations, des journalistes puissent avoir une protection rapprochée de policiers : « On est en France, pays des Droits de l’Homme », rapelle t-il d’un ton ferme.

« Mettre en place un vote auprès des journalistes »

Tous les intervenants ont en tête l’exemple de la grève historique du JDD, qui a duré six semaines, durant laquelle la quasi-totalité de la rédaction s’est mobilisée en vain contre l’arrivée de Geoffroy Lejeune au poste de directeur de la rédaction, ex de Valeurs Actuelles.  Eric Valmir, Secrétaire général de l’Information du groupe Radio France et membre du conseil d’administration de la MDJ, propose une solution concrète pour éviter que cette situation se reproduise dans d’autres rédactions : « Je pense qu’il faut réfléchir à mettre en place un vote auprès des journalistes, pour qu’ils puissent conforter le directeur de rédaction. C’est impensable de prendre ses fonctions dans un climat délétère et de défiance générale ! »

La peur de l’intelligence artificielle 

Avant de donner la parole au public, composé de journalistes de divers médias, mais aussi d’élus, la totalité des participants ont tenu à faire part d’une crainte légitime, dans l’ère du temps : le développement de l’intelligence artificielle. Aujourd’hui en effet, plusieurs logiciels permettent de faire dire n’importe quoi à n’importe qui. « Je pense que vous avez tous en tête les vidéos où l’on voit le Président Macron casquette à l’envers avec un timbre de voix frappant, ou encore celles où l’on voit Mbappé se faire engueuler par son père… La gestuelle, la voix… C’est une technologie qui peut sérieusement faire vibrer les fondations du journalisme », s’alarme Jean-Claude Delgènes, Président Fondateur du cabinet Technologia. Un cas concret peut en effet suscité l’inquiétude : l’entreprise Onclusive, spécialisée dans la veille médiatique, basée à Courbevoie, a décidé d’effectuer un plan social massif. Plus précisément, sur les 383 postes, 217 vont disparaître et être remplacés… par l’intelligence artificielle. Les salariés rédigent des synthèses et des revues de presse pour près de 900 clients, comme des entreprises du CAC 40 mais aussi des banques. « Aujourd’hui c’est nous mais demain ? Les professeurs, les journalistes, les traducteurs ? Quelle éthique y a t-il derrière tout ça ? », s’interroge un salarié, interviewé par Le Parisien. « Il faut davantage l’appréhender comme un outil, comme un complément qui peut notamment faire gagner du temps », ajoute Emmanuel Poupard du SNJ, lors du colloque. « Croire ce que l’on voit va devenir un dicton de plus en plus difficile à appliquer », soupire Éric Valmir.

Présents à mes côtés lors de ce débat, Chokri Chihi, journaliste tunisien et Alhussein Sano, journaliste guinéen, hébergés par la MDJ, ont particulièrement apprécié cet événement. « Pour moi, c’était une belle occasion de faire connaître les nombreux problèmes que rencontrent les journalistes, notamment le stress, les différentes maladies liées à l’angoisse. Mais je regrette un peu le manque de solutions apportées par les intervenants. J’ai entendu à plusieurs reprises ‘’je n’ai pas de réponses à apporter’’. Mais j’ai appris beaucoup de choses et j’ai été content de pouvoir retrouver un compatriote journalite tunisien à ce colloque », sourit Chokri Chihi.  Alhussein Sano a quant à lui été interpellé par la partie traitant de l’intelligence artificielle, tout en ayant une pensée pour les journalistes isolées : « En tant que journaliste, je ne peux être que marqué par cette technologie qui va bouleverser le métier. J’ai aussi apprécié que l’on évoque l’aspect du télétravail, qui a un impact non-négligeable sur la qualité du traitement journalistique ». D’après une étude mondiale réalisée en 2021 en plein confinement par l’agence britannique de relation presse au service de sociétés technologiques TouchdownPR, 24% des journalistes ont perdu une partie de leur activité, 65% ont reconnu travailler plus longtemps à domicile et 32% ont confirmé l’impact négatif du confinement sur leur santé mentale. 

Par Chad Akoum