Partir rejoindre Daech n’est pas une promenade !

[Par Maha HASSAN] Jeudi 10 mars dernier, deux nouvelles inquiétantes sont tombées le même jour : De la Syrie,  où Daech a exécuté le poète syrien Bachir Alani et son fils Ayas, les accusant d’être des apostats.  Du Royaume-Uni, où 22 000 noms de jihadistes de l’État islamique ont été révélés par la chaîne Sky News, parmi eux au moins 500 Français. Ces renseignements ont obtenus d’un déserteur de Daech, déçu de l’Islam revendiqué et appliqué par l’organisation, qui n’a plus grand chose à voir avec la religion. Ces deux nouvelles ne sont pas très étonnantes. Daech tue tous les jours des personnes en Syrie en les accusant d’apostasie. De même, les infos nous relatent également souvent des cas des français ou d’autres européens qui fuient les islamistes de l’EI, après les avoir rejoints dans un premier temps en Syrie ou en Irak. Si on essaye de lier ces deux nouvelles, on peut alors poser plusieurs questions aux gens qui pensent encore que Daech défend l’Islam : 1. Un poète qui écrit et qui reste discret sur sa pratique de l’Islam, est-il un apostat pour autant ? le poète Bachir Alani est musulman, même si, peut être, il n’est pas pratiquant, mais il n’a jamais déclaré, même à ses amis les plus proches dans la petite société poétique, qu’il ne croit plus en l’Islam. Le page de Bachir sur facebook était pourtant claire, il écrivait des poèmes, il exprimait son attachement à sa ville (Deir ez-Zor), qu’il refusait de quitter malgré la guerre. Il racontait son chagrin d’avoir perdu sa femme et à la fois son contentement de lui avoir trouvé une tombe pour qu’elle puisse reposer dignement, alors que plein de Syriens sont morts et n’ont jamais eu de funérailles décentes. 2. On peut se demander également comment peut-on défendre une réligion (ici l’Islam) en tuant des humains ? Quel est ce combat absurde auquel prennent part de plus en plus de jeunes gens, quittant une vie en Europe et surtout en France pour y participer ? Jusqu’à aujourd’hui, Daech n’a pas combattu contre le régime en Syrie, il ne fait que terroriser des peuples innocents. Le premier problème de ces «rêveurs du jihad»,  c’est qu’ils ne parlent par l’arabe, ils sont très étrangers, loin de cette culture, et grâce à cela c’est très facile d’être manipulé par la propagande de Daech. Le second grand problème est que les gens européens voient les événements en Syrie de loin, par Internet, ils sont victimes des mensonges et lorsqu’ils arrivent là-bas, c’est presque impossible de quitter Daech. L’État Islamique n’est  pas une promenade, une aventure ou une fugue à faire lors de sa crise d’adolescence comme le pense la majorité de ces jeunes gens, surtout les mineurs, ceux qui désespèrent de leur avenir en Europe, tout en espérant que le jihad va changer leur vie. Daech est un piège létal, quand vous tombez dedans, au bout du chemin,  il n’y a que la mort. La mort, non pas pour l’Islam ou pour des raisons d’honneur,  mais pour des mensonges. Et si vraiment quelqu’un, au fond de lui, croit en Dieu, avec un peu de logique, il comprendra que Daech fait n’a rien à voir avec Dieu, ou la religion. Mourir chez Daech ou pour Daech, cela ne sert en aucun cas une cause juste. Et quand vous êtes sur le point de disparaître, il est trop tard pour comprendre et vous ne pouvez que regretter de quitter le vrai combat qu’est la vie. Dites-vous que vous êtes bien plus utiles en vie que mort. Et souvenez-vous qu’il n’est pas de religion et encore moins l’Islam qui va vous encourager à vous sacrifier inutilement ou à tuer des innocents.

Paris : Hommage à la Femme Syrienne à l’Hôtel de Ville

[Par Lisa Viola ROSSI]

Un hommage à la Femme Syrienne a été dédié hier, en fin de journée, dans l’Auditorium de la Mairie de Paris par l’Association Souria Houria (Syrie Liberté).
syrie
Un rendez-vous composé d’interventions, comme celle de Nadia Leila Aissaoui, qui a rappelé les chiffres effrayantes de Syrian Network for Human Rights, dont le nombre de femmes disparues : au moins 20.112 femmes, dont 6.231 adolescentes, auraient été tuées entre mars 2011 et octobre 2015.

Des témoignages forts, notamment celui sous forme de montage vidéo, proposé par la journaliste de la MDJ, Lina Muhamad, et celui de Mariam Hayed, une femme de 26 ans de la banlieue de Damas, ex jeune étudiante, en dernière année de psychologie et bénévole de la Croix Rouge, qui a été prisonnière politique pendant soixante-sept jours et torturée trois fois par jour par la Criminal Security Branch, sous le motif “d’activités terroristes”. Aujourd’hui à Paris, Mariam Hayed continue via Skype ses activités de soutien psychologique aux femmes restées en Syrie : “Ce qui est important, c’est de les encourager à planifier leur vie après la guerre. Puisque toutes les injustices ont une fin”, affirme le jeune psychologue.

Un rendez-vous pour écouter les vers des poétesses syriennes. Rana Zeid, ancienne résidente de la MDJ, a lu en arabe, avec traduction en français, interprétée par la comédienne Garance Clavel, l’une de ses poésies : Rien qu’une seule rue (publiée par L’œil de l’exilé il y a deux ans, traduction de Dima Abdallah).

Chaque jour je dois jeter du pain aux pigeons,
Et mon cœur aux loups.

Il y a un trou dans mon cœur,
Je le cache sous ma main tremblante,
Et j’ai peur que ma main ne suffise pas.

Chaque aube je me lève et j’écarte
Une balle tombée la veille,
À mes pieds.
Je poursuis la mort jusqu’au cimetière,
Rien dans cette ville
À part des roues de bicyclettes,
J’ignore le nom du cimetière
« C-o-p-e-n-h-a-g-u-e » !

Derrière les rochers
Sur les tombes froides,
Voilà le loup du néant lapant minutieusement les morts
Essuyant le sang sur leurs mains
Comme s’ils étaient des tueurs du passé.

Il y a un seul enfant,
Et un seul cygne,
Et un seul cadre photo,
Dans une seule rue.

Une seule rue, pas plus,
Où je marche chaque jour,
A Copenhague,
Une seule rue, pas plus,
Et un seul cimetière vert et froid,
Où il y a des corbeaux heureux,
Et des chats noirs essayant de gratter la terre gelée,
Leurs griffes s’accrochant aux esprits,
Et moi je traverse les morts chaque jour,
Je meurs chaque jour,
Une fois ou plus,
Et je pense que le tueur à Damas,
Aiguise le couteau sur les dents du tué.

« Cet endroit n’est plus celui des oiseaux désormais,
Il est celui du franc-tireur ».
Ma main sur mon cœur amène chaleur et larmes,
Et les débris de vitres coupants de la fenêtre de ma maison.

Le lys,
Le lys,
N’est pas pour les tueurs.

Morts et les fleurs hivernales, à Copenhague,
Morts et la chaleur des balles à Damas.
Une seule rue, pas plus,
Suffit à l’ordre mondial
À la gomme sur la chaise
À l’enfant paresseux à cause de la guerre
Tous ne savent pas que la guerre est perpétuelle et eux éphémères.

L’empreinte du tueur dans la neige et l’amour et le vin,
Dans ma main, dans mon verre, dans ma nourriture amère,
Et moi je meurs d’une gorgée du poison
Et de la force du crépuscule,
Et de la nuit et d’amour,
Et du canapé froid,
J’entends une chanson qui ne signifie rien que plus de vie,
Vie… vie, et la mort telle une morsure d’enfant,
« Qui tète d’un sein étranger ».

Je veux marcher dans la rue orpheline,
Et écrire une longue liste :
Je veux du pain et un médicament et des pansements et un couteau et une pierre
Et un échiquier
Voilà ma requête,
Et je veux aussi : des pommes et des bananes et du raisin et du vin
Je veux que les misérables reconnaissent les tyrans,
Pour qu’ils meurent,
Les morts reposent en paix, alors qu’ils mangent le sable,
Mon cœur accélère, un bégayement sort alors de ma bouche,
Avec la solitude et l’amour et la mort et la bière,
Et le fil qui dépasse du trou de mon cœur.

Vit le cimetière,
Et meurent les misérables,
C’est ainsi que le tueur a le sentiment de justice

Comment les gens sauraient-ils
Que le tueur ne vole pas les fleurs d’oranger
Parce qu’il est mauvais,
Mais parce qu’il saigne ?
C’est pourquoi, c’est pourquoi,
Il ne peut s’arrêter,
De voler chaque heure une poignée,
Et son pas lent descend l’escalier du jardin.

Là-bas une guerre
Jaune,
Une guerre jaune,
Oui, jaune mon ami,
J’aime que le cadavre soit jaune !
Et si on dansait sur une musique soft rock
Dans cette guerre si douce,
Tel le canon moite et langoureux du tank ?

Il me dit, après avoir écarté de mon épaule une feuille jaune :
Un poème ne te sert à rien,
Ce dont tu as besoin : un homme et une mitrailleuse
J’ai dit : j’ai un homme et il me manque une seule pomme.

Seulement aussitôt une feuille rouge tomba
De la petite plante au-dessus de la table,
Et j’étais à un tel degré de désespoir,
Comme si j’étais la tuée attendant son enterrement,
La tuée qui ne croyait pas que les corbeaux suivent les ruines,
Jusqu’à ce que je la vois, seulement aussitôt,
La fumée noire la tirait avec force par le cou,
À Damas.

Dans la jolie et humble cage,
Se trouve un très long miroir,
De sorte que moi-même et Dieu nous nous regardons l’un l’autre
Dans le même foyer de vision,
Dans une seule rue, pas plus,
A Copenhague.

Cet événement a été organisé à l’occasion de la journée des droits des femmes, en partenariat avec l’Association Women Now for Development “SFD” et avec le soutien de La Mairie de Paris, Une Vague Blanche pour la Syrie et l’Association Fonds pour les Femmes en Méditerranée.

 

Le beau Juif de Ali Al-Muqri: un hymne à l’amour et à la laïcité, entre passé et présent

[Par Lisa Viola ROSSI]

« Et puis l’an mille cinquante-quatre du calendrier musulman est arrivé… C’est cette année-là, après que le vent du siècle m’ait bousculé et que la mort m’ait envahi, que j’ai décidé de narrer la chronique de Fatima, depuis le jour où je l’ai rencontrée jusqu’au moment où j’ai enfin fait corps avec mon rêve – union qui devait donner naissance à deux jumeaux : l’espoir et la tragédie ». Ainsi commence Le beau Juif de Ali Al-Muqri (Liana Levi, 2011), sélectionné en 2011 pour le Prix International du roman arabe. Écrivain et journaliste yéménite, Ali Al-Muqri est aujourd’hui en exil dans la Maison des Journalistes de Paris pour s’échapper à la guerre et aux fatwas des fondamentalistes islamiques qui criaient au scandale la veille de sa publication.

alialmuqriParce que Le beau Juif raconte une histoire d’amour interdite. Une histoire qui fleurit en 1644 au Yémen, à Rayda, ville à une soixantaine de kilomètres au nord de la capitale, entre Fatima, jeune et instruite musulmane, fille du Mufti du lieu, et Salem, le beau juif fils analphabète de l’artisan du marché citoyen.
« Là, nous nous sommes installés face à face, et elle a commencé à écrire au tableau : « Sîn … … alif…. lâm… mîm… Salem ». J’ai aimé mon nom tel qu’elle l’articulait de ses lèvres, comme si grâce à elle, je découvrais pour la première fois que j’avais un prénom et une place dans l’existence ».
Le beau Juif est l’histoire de deux amants forcés de reconnaître l’évidence de leurs propres sentiments (sentiments qui dérangent, à craindre, abhorrés par l’entourage familial et social), grâce aux lectures des classiques de la littérature arabe:
« Nous avons passé deux jours sans nous parler, jusqu’à ce que je l’aie terminé ma lecture (du Collier de la colombe, ndr), et découvert ce qu’elle avait en tête en me donnant ce livre : vraisemblablement un passage de quatre lignes et demies, qu’elle tenait absolument à ce que je lise. Elle ne l’a pas dit explicitement, ni même par allusion, mais je l’ai compris par moi-même. Je l’ai considéré comme le premier secret entre nous, un secret que je n’ai jamais divulgué par la suite, jusqu’à aujourd’hui. Ce livre et les autres que je l’avais lus auparavant m’avaient transformé en un être diffèrent ou, plus exactement, en un être doué de sensibilité ».
Le beau Juif est l’histoire d’un amour qui doit faire face au refus, sans possibilité d’appel, de leurs communautés respectives, musulmane d’une coté, juive de l’autre côté, qui se rassemble dans le partage de l’à priori: « Les agissements de Fatima semblaient avoir allumé un véritable incendie. Et pourtant elle n’avait rien fait, si ce n’est m’apprendre à lire et à écrire ». Un amour impossible, sans issue, qui ne trouvera pas la paix, même après la disparition de ses protagonistes, Fatima et Salem.

Le beau Juif est aussi un hommage au plaisir de l’apprentissage et de la lecture. « Après avoir pris des cours chez le mufti pendant plus de deux ans, je me suis arrêté. Je continuais cependant à expliquer à Fatima certaines phrases qu’elle avait lues en hébreu dans le Talmud et n’avait pas réussi à comprendre. […] Cette année-là, j’ai entamé une phase nouvelle qu’on aurait pu appeler “la lecture pour le plaisir ».
Entre références et citations littéraires, Le beau Juif, est une invitation au recueillement sur le sens profond de la vie, de la tolérance, de la coexistence pacifique de tous les êtres vivants:
« Quand je repensais à Fatima, j’éprouvais un sentiment d’apaisement, je me remémorais un récit qu’elle m’avait rapporté au sujet de Muhieddine ibn ‘Arabi – le « cheikh al-akbar », comme elle l’appelait. « Sa devise était : ‘Si tu ne veux plus ressentir l’effroi, abstiens-toi d’effrayer les autres. Ainsi tu ne craindras plus rien puisque toi-même tu ne seras plus craint ! »

Ali Al MuqriAli Al-Muqri célèbre la passion pour la culture, pour l’art et pour littérature, véhicules de paix, de liberté et d’espoir pour l’humanité. “Ce que je lui ai appris, s’est-elle justifiée, ce ne sont que des rudiments de langue arabe, pour qu’il puisse lire et écrire. Je sais bien qu’il est juif, vous avez votre religion et nous avons la nôtre, pas de problème. Nous sommes tous les descendants d’Adam, et Adam est issu de la tourbe qui nous est commune à tous. Mais une langue, ce n’est pas que de la religion, c’est aussi de l’histoire, de la poésie, des sciences. Tenez, parole d’honneur, nous avons sur les étagères de notre maison des livres qui, lus par des Musulmans, leur feraient aimer les Juifs, et lus par des Juifs, leur feraient aimer les Musulmans ».

L’auteur donne espace à l’imagination du lecteur, en lui offrant des strophes de la poésie du Moyen-Orient, et partage avec lui, comme un testament, quelques-unes des étapes de l’histoire la plus dramatique et significative, oubliée, des Juifs yéménites.
Grâce à un dispositif narratif réussi, Al-Muqri accomplit un saut temporel de plus de trente ans, ce qui nous amène directement à la cour de l’imam al-Mutawakkil Ismail. Nous y trouvons Salem, à la veille de son 60e anniversaire, qui raconte comment « le temps a filé comme un rêve ». Salem, le beau Juif converti à l’islam après la mort de sa bien-aimée Fatima, et qui, après avoir passé sa vie dans l’armée de l’Imam pour en enregistrer les victoires sur les ennemis de la religion et de l’Etat, nous annonce sa décision d’écrire un texte sur la condition des Juifs yéménites, “Chronique des Juifs yéménites”.

L’histoire d’amour se transforme en un texte de dénonciation historique, plutôt que politique, de certains des épisodes les plus dramatiques et oubliés l’histoire du Yémen. Épisodes qui ont eu lieu dans la seconde moitié du XVIIe siècle et qui ont pour toujours déchiré le tissu social du pays: la dure répression ordonnée par l’Imam al-Mahdi, culminant avec l’expulsion massive des Juifs, leur exil à Mawza en 1679, et la destruction de toutes les synagogues dans le pays. Les Juifs ont été, en fait, considéré comme coupables de la violation des lois sur la protection leur accordée par l’Etat islamique, en raison d’un mouvement messianique qui comprenait la venue du Rédempteur, le renversement de la puissance et de l’entrée à Jérusalem, la Terre Promise, qui prendrait les libéré enfin de leurs oppresseurs.

Par conséquent, le roman Ali Al-Muqri a le mérite d’avoir eu le courage de porter la plume sur des problèmes qui mènent à la réflexion ou bien à une lecture nouvelle et plus complexe de la réalité actuelle.
En fin de compte, Le beau Juif est un hymne à l’amour et à la laïcité, en autres termes à l’urgence de défendre et de promouvoir ces valeurs aujourd’hui, plus que jamais: aujourd’hui, dans un contexte qui s’est par ailleurs maintenu tragiquement identique dans un créneau de quatre siècles.

 

 

 

Avec “Une Fois Ici-bas” Wareth Kwaish met en lumière les envies de liberté des jeunes Irakiens

[Par Louis ROYER]

Wareth Kwaish, réalisateur irakien, a présenté mardi 9 février 2016, à la Maison des Journalistes, son court métrage de 12 minutes filmé intégralement à l’iPhone, “Une Fois Ici-bas” devant une vingtaine de collègues et de militants. 

(Source : MDJ)

(Source : MDJ)

L’Irak, malgré la chute de Saddam Hussein il y a 13 ans, est toujours en proie à l’instabilité. Désormais déchargée de la présence américaine mais avec un gouvernement peu ouvert à la démocratie ou à la liberté de parole. S’ajoute à cela la présence de Daesh qui contrôle une part Nord-Ouest du pays. 

Dans cette situation tendue, les manifestations et les appels à une transition démocratique sont souvent muselés et réprimandés par les autorités. Pour parler de ces problèmes, en 2014, Wareth Kwaish, a sorti son iPhone, et il filme en caméra cachée les heurts entre manifestants et la police. Il donne également la parole à des jeunes, désabusés et qui souhaitent que leur pays sorte du marasme. Un court-métrage fort, sélectionné au Festival de Cannes en 2015 et  au Festival International du Film des Droits de l’Homme, qui se tiendra du 5 au 19 avril 2016, dans la catégorie « Séance courts-métrages : les figures de la jeunesse ».

(Source : Wareth Kwaish)

(Source : Wareth Kwaish)

(Source MDJ)

(Source MDJ)

« C’était important pour moi de faire ce film, raconte Wareth Kwaish, même si je n’avais pas beaucoup de moyens, il fallait que je laisse le peuple témoigner. Même moi, pendant longtemps j’ai eu peur de m’exprimer, et j’ai enfin réussi à me libérer, à briser les entraves qui me bloquaient intérieurement en réalisant ce documentaire. Je pense que l’on n’a pas besoin de caméra à 10 000 euros pour réaliser un bon film, il faut juste avoir les bonnes idées et une cause ».

Le massacre des Koulbars, encore un secret honteux de l’Iran

[Par Rebin RAHMANI]

Traduit du persan au français par Nujin


Silence, on tue. Les travailleurs frontaliers kurdes sont massacrés par le régime iranien dans l’indifférence générale et en toute impunité.

Ci-dessous un court-métrage documentaire consacrée à la question des koulbars kurdes produit par le Réseau pour les Droits de l’Homme au Kurdistan (sous-titré en anglais).

Les Kurdes sont un peuple apatride disloqué entre quatre États du Moyen-Orient (l’Iran, la Turquie, la Syrie et l’Irak) où ils constituent une minorité ethnique numériquement importante mais toujours politiquement oppressée, économiquement marginalisée et culturellement discriminée. Naitre kurde dans chacun de ces pays, c’est se retrouver privé du moindre droit en tant qu’individu appartenant à un peuple pourtant millénaire.
Dans la province du Kurdistan iranien située au Nord-Ouest de l’Iran près de la frontière irakienne et que les Kurdes appellent Kurdistan de l’Est ou Rojhelat, le régime de la République Islamique s’est toujours senti menacé par ce peuple insoumis et a mené dès 1979 une politique tout « sécuritaire » aussi bien dans le domaine politique, social, économique et culturel. La moindre aspiration autonomiste, nationaliste ou séparatiste a été systématiquement écrasée. On a vu des boutiques se voir imposer une fermeture administrative simplement à cause d’une enseigne en langue kurde et les propriétaires arrêtés au motif de « propagande nationaliste ». La République Islamique a toujours utilisé l’arme économique pour contrôler la région du Kurdistan notamment en faisant tout pour empêcher le développement économique et l’entreprenariat. Les résultats de cette politique volontaire de marginalisation économique ne se sont pas faits attendre : la région du Kurdistan compte parmi les plus pauvres d’Iran et le chômage y est galopant.

Trahir son peuple ou risquer les balles, le choix impossible des Kurdes d’Iran

Les Kurdes (qui représentent environ 10% de la population iranienne avec près de 7 millions d’habitants) paupérisés et désespérés n’ont quasiment que quatre options : devenir des agriculteurs, migrer vers des grandes villes d’Iran à la recherche d’un emploi, rejoindre les rangs des Gardiens de la Révolution Islamique et donc trahir leur peuple ou bien (c’est l’option la plus fréquemment choisie) devenir un transporteur frontalier de marchandises de contrebande (“koulbar” en langue kurde) entre l’Iran et l’Irak.
Chaque année, un nombre important de ces travailleurs pauvres sont pris pour cible par les forces armées de la République Islamique et abattus sans sommation dans l’exercice de leur activité alors qu’ils traversent la frontière entre l’Iran et l’Irak, leurs marchandises sur le dos. Un peu comme si en France, les Alsaciens qui s’essayaient au transport de marchandises entre la France et l’Allemagne dans l’espoir d’échapper à la misère étaient systématiquement abattus par la police française dans les zones frontalières.

(Source : kurdistanhumanrights.net)

(Source : kurdistanhumanrights.net)

Il y’a une dizaine de jours, le Réseau pour les Droits de l’Homme au Kurdistan (une association fondée en France en 2014 dans le but de documenter et d’informer sur les violations des droits de l’Homme dans la province du Kurdistan iranien) a publié son rapport annuel concernant le massacre systématique de ces travailleurs nomades kurdes et est en mesure de fournir quelques chiffres. En 2015, au moins 44 koulbars kurdes ont été tués par les forces armées du régime et au moins 21 autres ont été blessés. Au moins sept autres sont morts d’hypothermie, se sont noyés dans des rivières ou lors de chutes dans les montagnes. De très jeunes kurdes exercent également cette profession : en 2015 deux jeunes koulbars de moins de 17 ans dont l’un a été identifié comme étant Seyffedine Nouri ont été assassinés par les forces armées iraniennes. La moitié des victimes sont assassinés dans des villages frontaliers et l’autre moitié dans des villes ou villages parfois éloignés de plus de 100 km de la frontière.

Pourquoi, « Koulbar » ?

« Koulbar » est un mot valise kurde formé à partir du mot « koul » qui signifie « dos » et du mot « bar » qui signifie « transport ». Il désigne ces travailleurs nomades kurdes iraniens vivant dans cette zone frontalière de carrefour entre le Kurdistan iranien et irakien. Démunis et désespérés de ne pouvoir faire subsister leurs familles, ces hommes choisissent de transporter à dos d’homme (ou à dos de mulets) des marchandises de contrebande telles que du textile, des produits électroniques, des boîtes de thé et plus rarement (même si ça arrive quelquefois) des boissons alcoolisées qu’ils vont chercher côté irakien afin de les introduire en Iran. Ils chargent ces marchandises le plus souvent sur leurs dos et retraversent la frontière le plus discrètement possible, généralement la nuit, dans la neige, en prenant garde à ne pas exploser sur une mine anti-personnel vestige de la guerre Iran-Irak et à éviter les tirs nourris des militaires iraniens en embuscade dans la région.

Les boutiquiers (ou kassebkar) quant à eux sont ces marchands qui récupèrent ces marchandises auprès des koulbars et vont les revendre dans des villes ou villages sur l’ensemble du territoire iranien.
Bien entendu, la plupart des Kurdes qui se tournent vers cette périlleuse profession sont bien conscients des risques, mais cette vie laborieuse leur paraît préférable à une vie de servitude contre leur propre peuple au sein des Gardiens de la Révolution. Le chômage endémique, l’absence d’opportunités professionnelles, la faible part du budget national allouée au développement du Kurdistan, le non-investissement de l’État dans l’agriculture, les mines toujours enfouies et actives dans le sol du Kurdistan depuis la fin du conflit avec l’Irak en 1988 et bien d’autres problèmes désespèrent ces jeunes kurdes qui n’ont d’autres choix que de se tourner à leurs risques et périls vers cette dangereuse profession.

(source : kurdistanhumanrights.net)

(source : kurdistanhumanrights.net)

La question des koulbars kurdes pourrait n’être qu’un simple problème économique qui se pose dans quasiment toutes les régions du monde : celui de la contrebande de marchandises. Quel pays peut prétendre ne jamais y avoir été confronté ? Néanmoins, le Régime de la République Islamique, fidèle à ses habitudes, traite ce problème économique comme un problème sécuritaire et use de la répression et de la plus grande violence à l’égard de ceux qu’il accuse de contrebande.

En théorie, les lois de la République Islamique ont prévu une sanction spécifique pour chaque type de délit ou crime en fonction de sa gravité et en théorie chaque individu reconnu coupable doit être condamné en fonction de cette grille. Cependant, les faits prouvent que le régime ne respecte pas ces propres règles. Dans la majorité des cas, les koulbars sont considérés coupables de contrebande avant même d’être arrêtés ou jugés et sont abattus sur place et sans sommation préalable par les forces armées iraniennes qui patrouillent systématiquement dans la région.

Ces dernières années, le gouvernement central iranien a vainement tenté de lutter contre ce phénomène de contrebande qui loin de faiblir malgré le nombre effarant de victimes parmi les koulbars, ne faisait au contraire qu’augmenter. Pour cela, il a instauré un semblant de libre circulation des marchandises dans les zones de Mariwan et Bané (à la frontière irakienne) et a distribué des autorisations de travail pour un certain nombre de koulbars. Toutefois, cette tentative a plus tard fait l’objet d’une mesure d’impeachment par le Parlement Iranien et n’a pu obtenir de voix suffisantes pour être maintenue. Un certain nombre de koulbars qui travaillaient légalement ont du se tourner vers la contrebande illégale.

Un massacre aveugle

Il n’y a pas que les koulbars qui tombent sous les balles. Les bêtes de sommes qui accompagnent le labeur de ces infatigables travailleurs nomades ne sont pas épargnées. Chaque année une bonne centaine de ces malheureux animaux sont également massacrés. Un koulbar originaire de Bané a raconté au Réseau pour les droits de l’Homme au Kurdistan : « Les forces armées iraniennes et les Gardiens de la Révolution patrouillent dans les zones empruntées par les koulbars et nous tendent des embuscades. Quand ils nous arrêtent, ils confisquent nos marchandises puis regroupent nos bêtes et les mitraillent littéralement sous nos yeux. Plus d’une fois, j’ai même vu les forces du régime incendier nos bêtes. Quand ils nous arrivent de croiser leur route, nous avons si peur d’être arrêtés que nous déguerpissons en catastrophe en laissant tout derrière nous. Les forces du régime se vengent sur nos animaux et balancent les carcasses sur les routes.”
Les efforts de collecte d’informations effectuées sur le terrain par le Réseau pour les Droits de l’Homme au Kurdistan permettent d’attester que depuis 2011, au moins 439 travailleurs frontaliers ont été tués ou blessés dans l’exercice de leur activité par les forces armées iraniennes. Ces travailleurs nomades qui comptent parmi les plus pauvres et les laissés pour compte du Kurdistan, laissent après leur mort brutale des familles endeuillées qui perdent par la même occasion leur unique source de revenus. Non seulement, l’État ne leur verse aucune indemnité après la mort de leur proche mais leur demande de verser une somme d’argent en compensation du prix des balles qui a servi à abattre leur mari, frère ou fils afin que le corps leur soit rendu.

(Source :  kurdistanhumanrights.net)

(Source : kurdistanhumanrights.net)

Certaines familles ont eu le courage de porter plainte contre l’État iranien mais aucune de ces plaintes n’a conduit à l’arrestation et encore moins à la condamnation des coupables (qui dans le meilleur des cas ont simplement été mutés dans d’autres régions). Des citoyens et activistes kurdes manifestent régulièrement pour protester contre ces massacres et sont systématiquement arrêtés par les forces de sécurité du régime.

Une seule fois et unique fois en 2011, Ahmad Shaheed le rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des Droits de l’Homme en Iran a mentionné dans son rapport annuel (sous la forte pression d’activistes kurdes) les meurtres systématiques de ces koulbars. Aucune autre organisation internationale de défense des droits de l’homme n’a évoqué ce problème et le silence assourdissant autour de ces massacres continue en toute impunité.

 

Paris, Pause Bougies à Place de la République

[Par Sakher EDRIS]

Photos de Mortaza BEHBOUDI

IMG_8883Naji al Jerf a été assassiné à Gaziantep par un tireur équipé d’un silencieux, comme Ibrahim Abdul Kader, un membre de «Raqqa qu’on égorge Silencieusement (RBSS) » et son collègue Fares Hammadi, qui ont été retrouvés décapités dans la ville turque d’Urfa par des assassins inconnus. Daech avait menacé Naji, et en conséquence, il en avait informé la sécurité turque le 29 juin 2015, mais aucune mesure n’a pas été prise pour le protéger.

Le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression appelle le gouvernement turc à protéger les journalistes syriens ciblées et les acteurs de l’information, et souligne la nécessité de traiter ces menaces au sérieux et de prendre toutes les mesures de sécurité pour assurer la sécurité des journalistes.

Les lois locales en Turquie assurent la protection des citoyens turcs et de tous les individus résidants à l’intérieur du territoire turc. En outre, l’article 79 du Protocole Additionnel aux Conventions de Genève de 1949 souligne que les journalistes civils qui exercent leurs fonctions dans les conflits armés doivent être respectés et protégés contre toutes les formes d’attaques délibérées.

Le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression appelle tous les Etats signataires de la Charte des Nations Unies et de ses agences à agir immédiatement pour assurer la protection et la sécurité des journalistes, des acteurs de l’information et le personnel associé, et d’engager toutes les procédures nécessaires pour éviter l’impunité des auteurs de ces crimes, conformément à leurs obligations en vertu du droit international et des résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, en particulier la résolution 1738 qui a été adoptée par le Conseil de sécurité le 23 décembre 2006, et la résolution 2222 qui a été adoptée par le Conseil de sécurité le 27 mai 2015.

IMG_8890C’est une terrible tragédie pour toute la communauté internationale et pour l’humanité, si ceux qui travaillent pour faire connaître les événements et les faits ayant lieu en Syrie meurent au cours de leur mission. Ceci est le résultat de la faiblesse de la protection locale et internationale et de la poursuite de la mobilisation des extrémistes fondée sur l’intolérance et la négation des droits à la liberté d’expression. De telles pratiques sont le fait de toutes les parties du conflit syrien, en particulier le gouvernement syrien et l’organisation de l’Etat islamique “Daesh”.

A noter : Le numéro vert du Comité international de la Croix-Rouge est à la disposition des journalistes qui font face à des difficultés lors de conflits armés. Son but est de fournir la protection et l’assistance nécessaires, via le numéro de téléphone : +41792173285 ou via le bureau de CICR le plus proche.

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« Terminus du monde » : souvenirs de la prison iranienne de Kermanshah

[Par Rebin RAHMANI]

Traduit du persan au français par Nujin Kermashani.

En raison de la présence de prisonniers politiques célèbres et des efforts continus des organisations internationales de défense des droits de l’homme pour informer sur le sort de ces détenus mondialement connus, les prisons d’Evin (nord de Téhéran) et de Rajaei Shahr (située à Karaj, environ 20 km de Téhéran) sont connues d’un très grand nombre des Iraniens voire d’une partie de la communauté internationale.

© Rebin RAHMANI

© Rebin RAHMANI 

Pourtant, il existe des prisons où la situation de prisonniers politiques moins connus est bien plus critique que dans les deux prisons précédemment citées et qui hélas sont totalement inconnues des organismes internationaux de défense des droits humains et de l’opinion publique internationale.

L’une de ces prisons est la prison centrale de Kermanshah (ville à très forte majorité kurde du nord-ouest de l’Iran non loin de la frontière irakienne) plus connue sous le nom de prison de Dizel Abad. J’écris ces lignes aujourd’hui parce que j’ai moi même passé près de deux ans derrière les barreaux d’une cellule de cette prison et j’ai eu l’occasion d’en expérimenter dans ma chair ses réalités. Le simple fait d’en parler, même plusieurs années après ma libération, me donne toujours autant la chair de poule.

L’objectif de ce texte est d’attirer l’attention sur ces situations au delà de ce qui est humainement soutenable, vécues au quotidien par les prisonniers politiques de la prison de Kermanshah et des autres prisons de province. Il est plus que temps pour les organisations locales et internationales de défense des droits humains de commencer à s’y intéresser.

La prison de Kermanshah  © Rebin RAHMANI

La prison de Kermanshah
© Rebin RAHMANI

Après avoir passé près de deux mois en cellule d’isolement dans un centre de détention du Ministère des renseignements de la ville de Kermanshah (le Ministère a des antennes régionales dans toutes les grandes villes), j’ai été transféré à la prison de Dizel Abad de Kermanshah le lendemain de la fête de « Eyd e Ghorban » (fête religieuse musulmane commémorant le sacrifice d’Abraham) de l’année 2006 qui tombait cette année là en novembre.

Tandis que nous attendions dans l’antichambre de la prison l’achèvement des formalités administratives (autrement dit l’enregistrement des détenus sur le point d’être transférés en quarantaine), chacun des prisonniers évoquait à tour de rôle et à voix haute les raisons de sa présence dans cet endroit sinistre. Lorsque ce fut mon tour de parler et en apprenant le caractère « politique » de ma condamnation, l’un des détenus dont les numéros tatoués sur le bras indiquaient clairement son ancienneté au sein de la prison prononça cette phrase que je ne pourrai jamais oublier. Plusieurs années après ma libération, il suffit que quelqu’un prononce le nom de « Dizel Abad » pour que les mots de ce prisonnier me reviennent en mémoire:

« Dizel Abad, c’est le terminus du monde. »

Si je n’ai pas saisi sur le coup où il voulait en venir, après deux années passées à la prison de Dizel Abad, je suis en mesure de confirmer ses dires. Effectivement, Dizel Abad est le « terminus du monde ».

Porte de la prison de Kermanshah © Rebin RAHMANI

Porte de la prison de Kermanshah © Rebin RAHMANI

Bien avant ma détention, j’avais déjà une longue expérience de collecte d’informations concernant les prisonniers politiques kurdes et après ma libération, je me suis fait un point d’honneur de continuer à informer au sujet des conditions de détentions inhumaines subies par les prisonniers à Dizel Abad.

D’après les statistiques (qui toutefois évoluent presque quotidiennement), le nombre de détenus à Dizel Abad se situe en permanence entre 2000 et 3000 personnes. En raison du risque élevé d’introduction de drogues diverses à l’intérieur de la prison, les parloirs étaient très réglementés. La plupart des rencontres entre détenus et familles avaient lieu dans des cabines vitrées et sous la stricte surveillance des gardiens de la prison.

A Dizel Abad, entre 2006 et 2008, au moins 500 détenus étaient condamnés à la peine capitale et risquaient de se voir exécutés à tout moment. La majorité de ces condamnations étaient (et continuent d’être) prononcées pour des motifs de trafic de stupéfiants, meurtres et viols. A Dizel Abad, la plupart des exécutions avaient lieu les mercredis et les lundis à l’aube (vers 5h du matin) et toutes les communications téléphoniques avec l’extérieur étaient systématiquement coupées vers 16h la veille de chaque exécution avant d’empêcher les détenus d’informer l’extérieur de l’imminence de celle-ci. Le condamné à mort était transféré le soir vers la section neuf de la prison puis à l’aube du lendemain, il était emmené vers le lieu de son exécution. Ses empreintes digitales étaient d’abord prélevées puis l’exécution avait lieu en présence des responsables de la prison et du (ou des) juge(s).

Des exécutions à Kermanshah © Rebin RAHMANI

Des exécutions à Kermanshah © Rebin RAHMANI

En vertu du règlement de la prison, les nouveaux prisonniers étaient transférés pour une durée de dix jours en section dite de quarantaine et les prisonniers les plus jeunes en « quarantaine pour mineurs ».

Ils étaient ensuite transférés vers la section trois pour environ deux mois et enfin, en fonction de leur comportement pendant cette période, vers les autres sections de la prison.

Il convient de noter que pendant ces deux premiers mois, les prisonniers n’étaient pas séparés en fonction de la nature de leurs condamnations : les prisonniers politiques côtoyaient les prisonniers de droit commun y compris les plus dangereux d’entre eux.

La section huit de cette prison regroupait les prisonniers condamnés pour des crimes liés à la drogue et selon les dires d’un employé de l’infirmerie de la prison, beaucoup d’entre eux  étaient atteints du VIH suite à la consommation de diverses drogues et de comportements sexuels à risques.

Parfois, en guise de « punition », les instances supérieures de la prison envoyaient les prisonniers politiques dans des cellules au contact des prisonniers de droit commun en dépit de la dangerosité de ces derniers.

Pendant mes deux années à Dizel Abad, au moins quarante prisonniers furent exécutés. Après ma libération, je réalisai que, en dehors de quelques cas très isolés, aucune information n’avait filtré à l’extérieur concernant ces exécutions. Mes efforts de collecte d’informations permirent de faire connaître les noms d’une partie de ces détenus exécutés. Le site de la Human rights activists news agency les a publiés. Citons Jalal Bahrami, Allahyar Maleki, Alireza Mohamadpour, Akbar Sharifi et Mozafar Mozafarian…

En vertu d’un planning fixé à l’avance, les prisonniers politiques de Dizel Abad étaient sans cesse transférés dans les différentes sections selon un système de rotation. Ceci ayant été décidé dans le but de les empêcher de constituer un groupe à part, d’établir des rapports amicaux et surtout de prévenir une quelconque influence sur les autres prisonniers.

Les prisonniers politiques (dont le nombre se situait autour de trente) étaient sous pression constante et sous la surveillance permanente des agents des services de renseignements qui les menaçaient et les harcelaient sans arrêt. Ils n’avaient pas le droit de lire d’autres livres que ceux de la bibliothèque de la prison et leurs familles n’étaient pas autorisées à leur envoyer d’ouvrages même ceux pourtant autorisés et légaux en Iran.

Lors de mon transfert depuis le centre de détention du Ministère des renseignements de Kermanshah (également connu sous le nom de « place Naft ») à la prison de Dizel Abad, j’aurais normalement dû, en vertu du règlement, être transféré vers la section de quarantaine réservé aux jeunes prisonniers. Cependant, et avec comme prétexte le fait que « les prisonniers politiques lavent le cerveau des jeunes prisonniers », je fus finalement transféré à la section trois puis de là-bas, dans la section vingt-trois, connue pour abriter des criminels multirécidivistes. L’une des choses les plus pénibles pour tout prisonnier politique à Dizel Abad, était le comportement injuste des autres prisonniers à son égard. En raison du grand nombre de détenus dangereux, les instances supérieures de la prison avaient confié la « direction » des différentes sections à des prisonniers « expérimentés » particulièrement tyranniques.  Ces prisonniers « chefs » etaient au centre d’un trafic de drogue à l’intérieur même de la prison et en remontant un peu la filière, il n’etait pas difficile de retrouver aux manettes les hautes instances de Dizel Abad. Afin de pouvoir continuer leur « business » mafieux tranquillement, ces prisonniers n’hésitaient pas à « collaborer » avec les autorités de la prison et à participer activement au harcèlement et aux humiliations des prisonniers politiques.

© Rebin RAHMANI

© Rebin RAHMANI

Ma première nuit en prison se déroula dans une pièce d’environ deux mètres sur trois avec treize autres prisonniers. Neuf d’entre eux sur des lits et les autres à même le sol avec une couverture. Alors que plusieurs prisonniers «expérimentés » avaient plusieurs couvertures, moi, le dernier arrivé, je n’avais droit qu’à une couverture sale et pleine de poux pour me protéger du froid de décembre. Alors que je me plaignais de cette injustice à un gardien, ce dernier se saisit soudain d’une cuillère dont l’un des bords avait été aiguisé (et qui selon ses propres mots aurait pu « couper la tête d’une vieille vache »), la pointa sur mon cou et susurra « Mais qu’est ce que tu crois toi? Tu n’es qu’un pauvre petit poussin de prisonnier politique. Ici c’est Dizel Abad, pas la prison d’Evin. Ici c’est le terminus du monde.»

A mes yeux, voir de tels comportements de la part d’autres prisonniers pourtant « sur le même bateau » que nous, était bien plus pénible à supporter que n’importe lequel des interrogatoires des services de renseignements. C’est peut-être pour cela que, suite à mon nouveau transfert au centre de détention du Ministère des renseignements (où j’appris qu’ « ils » avaient à nouveau monté de toutes pièces un dossier à charge contre moi), je leur indiquais être prêt à effectuer la deuxième année de ma peine en cellule de confinement afin de ne pas retourner à Dizel Abad.  J’en étais arrivé à un point où supporter le face à face avec moi-même dans la solitude absolue d’une cellule d’isolement était préférable à l’attitude détestable des autres prisonniers.

Dès mon deuxième jour à Dizel Abad, je fus emmené à l’infirmerie dans la partie réservée aux cardiopathies. Dans cette section dite « cardiaque », quatre prisonniers membres de l’organisation terroriste Al-Quaeda de nationalité irakienne et égyptienne étaient hospitalisés. L’infirmerie se trouvait sur deux étages. Au rez-de-chaussée, on y trouvait des pièces réservées à l’auscultation des patients ainsi qu’une autre partie située dans la cour de la prison et que l’on appellait « la partie isolée ». Le second étage était réservé aux patients hospitalisés, aux maladies du cœur et qui faisait aussi office de salle d’opération. Nous devions nous protéger nous mêmes des nombreux patients atteints d’hépatites et du VIH. Les premières nuits à l’infirmerie, les hurlements de douleurs d’un prisonnier perturbaient la tranquillité des lieux et nous empêchaient de dormir. Nous avons su plus tard que ce détenu était un ancien prisonnier de la guerre Iran-Irak (1980-1988) et qui suite à son retour des geôles irakiennes, n’aurait pas supporté d’apprendre que durant son absence, sa femme avait épousé son frère et qui dans un accès de rage les avait assassiné tous les deux avant de se « rendre » au commissariat du quartier. Ce prisonnier que tout le monde surnommait le « Colonel » avait perdu la raison après une année à Dizel Abad et était transféré régulièrement dans la section « isolée » de l’infirmerie à chacune de ses rechutes mentales.

La section isolée était composée de plusieurs pièces et accueillait des patients atteints d’hépatites et du Sida, ainsi que de prisonniers souffrant de troubles mentaux.

Un jour de décembre 2006, un détenu en phase terminale de l’hépatite B fut transféré à la section « isolée ». Il rendit l’âme environ quinze jours plus tard et les gardiens jetèrent son corps dans la cour enneigée de la prison où il resta abandonné durant toute une nuit avant d’être remis à sa famille. Voir se décomposer sur la neige le cadavre d’un jeune homme qui pour des raisons obscures était devenu toxicomane aurait brisé le cœur de n’importe qui. Je n’arrêtais pas de songer au fait que ce garçon avait sans doute autrefois une vie et si les difficultés de l’existence l’avaient conduit ici, pourquoi fallait-il qu’il soit traité ainsi? Méritait t-il d’être abandonné à son sort jusqu’à ce que mort s’ensuive ? Pourquoi fallait-il que même son cadavre soit traité de façon aussi inhumaine ?

Durant ces quarante jours à l’infirmerie de la prison, par peur de la contamination par des maladies infectieuses (les repas étaient partagés avec les prisonniers malades), j’en étais réduit à ne consommer que des boites de conserve de poisson et de caviar d’aubergine. Quant aux jours où la petite échoppe de la prison était fermée, je me couchais le ventre vide. Pendant cette période et après « négociation » avec un gardien, ma famille ne fut autorisée à me rendre visite qu’une seule et unique fois derrière une vitre. Parce que les communications étaient écoutées et surveillées, on m‘imposa de ne communiquer avec eux qu’en persan (les hautes instances de la prison ne comprenaient pas le kurde). Aucune torture psychologique ne m’était épargnée, je devais même renoncer à parler ma langue maternelle. Effectivement, Dizel Abad, c’est le terminus du monde…

Le 6 février 2007, après avoir effectué mes quarante jours à l’infirmerie, je fus de nouveau transféré de la prison de Dizel Abad vers l’antenne du Ministère des renseignements de la ville de Sanandaj (capitale de la province du Kurdistan iranien) où se trouvait un centre de détention. J’y passais un mois avant d’être de nouveau transféré à Dizel Abad. Lors de mon retour à Dizel Abad, le directeur de la prison estima que la lettre de rapatriement rédigée par le bureau du Ministère des renseignements de Sanandaj était insuffisante et exigea qu’une lettre écrite des mains du procureur de Dalaho (ville située dans la province de Kermanshah) stipulant mon rapatriement à Dizel Abad figure dans mon dossier.

Étant donné le fait que j’avais été arrêté dans les environs de Dalaho, je fus de nouveau emmené au tribunal de cette ville. En raison des embouteillages sur la route menant de Dizel Abad au tribunal, nous finîmes  par arriver très en retard et en dehors des heures d’ouverture du tribunal. L’un des soldats qui m’escortait essaya alors de contacter le directeur du tribunal afin de le prévenir de ma présence.

Mr Shahbazi, le directeur du tribunal, nous fit ensuite savoir qu’il allait tenter de contacter M. Bahramian, le procureur de Dalaho.

Les fonctionnaires du Ministère des renseignements me conduisirent dans une salle à l’intérieur du tribunal où je fus menotté à un poteau. Ils demandèrent  aux soldats de service de surveiller mes faits et gestes à travers la baie vitrée. Puis, n’ayant pas réussi à joindre le procureur (dont le portable était visiblement éteint), ils finirent par se résoudre à aller le chercher chez lui.

Je restai plus d’une heure menotté, sans eau, sans pouvoir bouger même pour aller aux toilettes malgré une envie très pressante. Les soldats présents à l’extérieur n’avaient pas le droit de m’approcher. M. Bahramian, procureur de Dalaho, finit par arriver accompagné par les fonctionnaires du Ministère des renseignements. On me retira alors les menottes et je fus conduit à son bureau. A peine assis, celui-ci commença à me hurler dessus: « Rahmani !! Je te préviens, je ne suis pas comme ces gamins du Ministère des renseignements, moi. Je suis bien plus malin qu’eux moi, tu sais. J’ai parfaitement compris ce que tu voulais faire. Avec ton fichu documentaire sur les toxicomanes et les malades du Sida, tu comptais souiller le visage pur et sacré de la République Islamique. »

Après une pause, il me lança soudain: « Dis-moi, tu aimerais que je te foute en taule pour combien d’années? Deux ans? Trois ans? Non mais sérieusement, toi je vais te coller à Dizel Abad pour cinq ans afin de t’enlever de la tête l’idée d’avoir des activités politiques. Tu pourras toujours prendre des cours de dessin en cabane.» Puis il ajouta:  « De toute façon, vous les sunnites, vous ne pouvez pas supporter la vue d’une société chiite sur la Terre et cherchez toujours à la détruire. » (Les kurdes sont non seulement une minorité ethnique mais aussi religieuse. En effet, ils sont sunnites alors que la religion officielle de l’Iran est le chiisme). Une fois la « séance » avec le procureur levée, nous primes de nouveau la route vers la prison de Dizel Abad aux environs de 20h.

Sur la route, un des fonctionnaires du Ministère des renseignements chargé de m’escorter dit au chauffeur: « Oh là là, vous avez vu? Ce procureur, il a pas la lumière à tous les étages.»

Et le chauffeur de répondre: « Oui, on voit bien qu’il est complètement taré. »

Vers 23h, lors de notre arrivée à Dizel Abad, ce fonctionnaire du Ministere des renseignements contacta le directeur de la prison, M. Farzani, pour l’informer de mon retour. Farzani ordonna alors mon transfert vers la section neuf.

C’est donc escorté par un soldat de service que je me dirigeai vers la section neuf.

Ce soldat m’interrogea sur la raison de ma condamnation et quand je lui expliquais être un prisonnier politique, il me demanda: « Ca veut dire que tu es condamné à mort alors? »

Ne comprenant pas l’allusion, je répondis sur un ton léger:  « Comment ça condamné à mort? Je n’ai même pas encore été jugé. »

Il me demanda pourquoi dans ce cas on avait ordonné mon transfert au sein de la section neuf.

Je n’avais jusqu’à cet instant précis jamais entendu parler de la section neuf alors je lui demandais naïvement:  « Mais c’est quoi la section neuf au juste? De quel genre de section il s’agit? » Il m’expliqua qu’il s’agissait de la section où on enfermait les criminels les plus dangereux ainsi que les condamnés à la potence la veille de l’exécution. Selon lui, c’est également là que l’on envoyait certains prisonniers politiques au contact des détenus les plus violents en guise de punition. Enfin il me recommanda, la voix pleine d’empathie, de faire attention à moi car les prisonniers que j’allais côtoyer étaient particulièrement agressifs.

En réalité, ce qu’ils appellaient la section neuf, était une pièce de cinq mètres sur quatre sans aération avec une seule cuvette de toilette. Celle cellule était partagée par onze détenus qui n’avaient droit à aucun contact téléphonique ou parloir. J’ai découvert plus tard que les prisonniers qui se trouvaient là, avaient été transférés en section neuf en guise de sanction pour des motifs de bagarres avec les gardiens, de trafics de drogue dans la prison et d’agressions sexuelles pouvant aller jusqu’au viol de jeunes détenus. Il était clair qu’en me transférant ici, le directeur de la prison cherchait à me faire peur et à m’avertir. Le message était limpide: dorénavant j’avais intérêt à faire attention à mes paroles et à mes actes.

Sans doute la pire torture psychologique pour un prisonnier politique était le fait de se voir obligé de côtoyer des prisonniers drogués et dangereux, d’assister à leurs actes de barbarie et de ne rien pouvoir faire pour l’empêcher.

Comme ce jour où un jeune prisonnier fut violé sous mes yeux par ses co-détenus toxicomanes et déchaînés.

La seule chose à faire était de me tenir autant que possible loin d’eux. L’unique fois où j’essayais d’en parler avec un gardien, je m’aperçus incrédule que ce dernier fermait les yeux sur ces agissements en échange d’argent, de cigarettes et de drogue.

Il y eut aussi ce jeune prisonnier en grève de la faim. Il faisait peine à voir lorsqu’il fut transféré en section neuf. Parce qu’il était sans cesse harcelé et houspillé par les autres détenus, il en était réduit à devoir se boucher les oreilles et fermer les yeux pour se protéger d’eux. Les hautes instances de la prison n’avaient pas prêté la moindre attention aux doléances de ce prisonnier et s’étaient contenté de le transférer ici. En réalité, dans cette prison, il était impossible de trouver une oreille attentive et nous n’avions pas d’autre choix que d’endurer encore et toujours.

Peu après, un autre prisonnier du nom de Farshad fut transféré à la section neuf. Ce dernier s’était auto-mutilé sous la douche en se lacérant le ventre au point de se perforer l’intestin et provoquer une sévère hémorragie. Transféré d’urgence dans un hôpital en ville puis opéré, il fut ramené à la prison pieds et poings liés directement à la section neuf immédiatement après avoir repris conscience suite à l’anesthésie générale. Il était évident que ce malheureux n’était pas rétabli et alors qu’il était menotté, l’un des gardiens le tabassa litteralement sous nos yeux. Alors que nous demandions à un veilleur de nuit s’il était possible qu’il fut au moins transféré à l’infirmerie, il nous répondit: « La place de ce chien est ici dans la section neuf. Qu’il y crève la gueule ouverte comme le chien qu’il est. »

Je me dois aussi de mentionner Mojtaba. Ce dernier avait tenté de s’évader lors de son transfert vers le tribunal. Rattrapé et de nouveau arrêté par les unités spéciales de la prison, il souffrit le martyr (torturé et tabassé au point d’avoir un bras cassé et ne plus pouvoir marcher pendant un moment). Lorsque les instances supérieures de Dizel Abad découvrirent que ce prisonnier avait l’intention de porter plainte contre eux, ils l’expédièrent manu militari en section neuf  en attendant la disparition des traces de coups. Il n’eut droit à aucun parloir ni contact téléphonique avec ses proches durant toute cette période.

Dans le courant de l’année 2008, cette fameuse section neuf fut rebaptisée « section de la correction ». Les hautes instances de Dizel Abad firent construire un tunnel au niveau de l’entrée. Visiblement les gardiens s’amusaient à y faire entrer de force les prisonniers et les obligeaient à se mouvoir à l’intérieur sous les coups de matraques, les coups de pieds et coups de poings. Cela les faisait beaucoup rire. D’après « eux », ceci était dans le but de « corriger » les prisonniers.

Effectivement, Dizel Abad c’est le terminus du monde.

Le 4 Mars 2007, je fus transféré en section de quarantaine où je restais environ un an et demi autrement dit jusqu’à ma libération et ceci à l’encontre du règlement de la prison qui stipulait qu’un prisonnier ne devait rester en section de quarantaine que dix jours au moment de son arrivée avant d’être transféré vers d’autres sections.

Puisque la section de quarantaine était censée n’être qu’un lieu de passage temporaire pour les prisonniers, on y trouvait rien d’autre qu’une boutique et une petite cour réservée à la promenade. A Dizel Abad, tous les journaux réformateurs furent bannis à partir de 2005 au moment de l’arrivée à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad.

Les seuls journaux à la disposition des prisonniers étaient « Iran », « Keyhan », « Etelaat » et « Hamshahri ».

Pendant les deux années que j’ai passées à Dizel Abad, je réussis à arracher le droit de lire « Iran » et « Hamshahri » (de tendance plutôt modérée) pendant trois mois uniquement et après de très nombreux échanges de courriers avec les hautes instances de la prison.

Une autre fois, ma famille parvint à me faire parvenir un livre éducatif pour apprendre l’anglais. Mais à peine le livre arrivé à la prison, les gardiens s’empressèrent de l’envoyer au Ministère des renseignements afin que ces derniers valident l’ouvrage en question comme une lecture acceptable ou non. Il arriva finalement entre mes mains un mois à peine avant ma libération.

Le 5 Mars 2007 soit le lendemain de mon transfert en section de quarantaine, je fus transféré au tribunal de la ville de Eslam Abad Gharbi à la demande du directeur de la prison. Un soldat m’escorta jusqu’à la porte de la prison où je fus « remis » entre les mains d’un autre officier de service. A ma grande surprise, celui-ci me demanda avant même notre départ de régler le trajet aller-retour en taxi de la prison au tribunal ainsi que le déjeuner (pour deux personnes) de ce jour. En accord avec un gardien de la prison, la somme en question fut débitée de mon compte (sans mon accord évidemment).

Un taxi nous transporta ensuite au tribunal de la ville d’Eslam Abad gharbi. A notre arrivée, je fus conduit dans une section appelée « tribunal révolutionnaire » placée sous la présidence du juge Mahmoudian. Son adjoint se chargea de fixer de mon heure de passage devant le juge. Un de mes co-détenus ayant réussi à joindre mes parents, ceux-ci s’empressèrent d’accourir au tribunal où ils purent enfin s’entretenir avec moi. Une demi-heure plus tard et après l’arrivée d’un représentant du Ministère des renseignements, la séance commença.

Le juge Mahmoudian (après avoir fait sortir mes parents du tribunal de manière totalement irrespectueuse), parcourut mon dossier des yeux en me regardant avec un sourire pervers. Finalement, il me dit : « Tu sais que ça aurait été mon souhait le plus cher de voir mon fils accepté à l’université dans la filière où tu as été accepté. Tu as eu cette chance et en plus, tu te permets d’agir contre les intérêts de la République Islamique? »

Il menaça ensuite de me faire exécuter afin de faire un exemple et dissuader les autres « raclures » dans mon genre. J’étais menotté à un soldat assis sur la chaise à côté de moi et en entendant les menaces proférées par ce « juge », ce dernier se mit à trembler comme une feuille si fort que je pouvais ressentir distinctement chacun de ses soubresauts. Sans doute pour se faire « bien voir » du représentant du Ministère des renseignements présent, Mahmoudian se tourna de nouveau vers moi et me lança: « Bon c’est décidé. Je te colle à Dizel Abad pour cinq ans afin que tu comprennes ce que c’est que de mener des actions contre la République Islamique. »

Il me demanda ensuite de rédiger ma défense par écrit.

Voici les seuls mots que je couchais sur la feuille de papier: « Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait dans le but de défendre les innocents. J’ai fait preuve de l’abnégation la plus totale pour eux et pour la justice dans mon pays. C’est pourquoi je rejette le chef d’accusation “actions contre les intérêts de l’Etat” ».

Alors que je m’apprêtais à quitter la pièce, il me menaça de nouveau: « Si tu oses contester mon jugement, je vais te le faire payer. »

Voici le résumé d’un procès qui dura quinze minutes et qui en lieu et en place d’une instruction de mon dossier, se résuma à des menaces non voilées et des grossièretés.

En section de quarantaine, les toxicomanes étaient très nombreux et j’assistais tous les jours à des scènes d’auto-mutilations et de bagarres entre prisonniers drogués.

Malheureusement, les hautes instances de la prison persistaient à détenir ensemble les prisonniers politiques et les prisonniers de droit commun en dépit du fait que ces derniers étaient souvent drogués ou atteints de maladies graves comme l’hépatite B ou le VIH.

L’un de ces prisonniers, toxicomane et souffrant de graves troubles mentaux menaçait régulièrement ses co-détenus et s’en prenait à eux physiquement. Je le vis plusieurs fois menacer d’autres détenus de les contaminer avec le VIH au moyen d’un couteau maculé de son sang si ces derniers ne lui versaient pas d’argent.

Effectivement, Dizel Abad c’est le terminus du monde

Le 9 avril 2007, ma condamnation à cinq années de prison fut réduite à une peine de deux ans.  Pendant ces deux années, je fus à deux reprises transféré au centre de détention du Ministère des renseignements de la place Naft (Kermanshah) en raison de  nouveaux dossiers à charges montés contre moi de toutes pièces.

Le 12 juin (pour une durée d’un mois) et le 15 novembre (pour une durée de presque trois mois), je fus détenu en isolation complète dans une cellule de confinement du Ministère des renseignements et confronté à des tortures psychologiques et physiques au delà de l’imaginable.

Poussé à bout par mes interrogateurs, je fis une tentative pour mettre fin à mes jours la nuit de la fête d’Eyd e Ghadir (fête religieuse musulmane chiite) en avalant des morceaux de verre du plafonnier de ma cellule.

Le 7 Janvier 2008, des officiels du Ministère des renseignements me conduisirent à la morgue de Kermanshah. Je restais abasourdi lorsque ces derniers me « montrèrent » le cadavre criblé de balles d’un mes amis connu pour son appartenance au parti PJAK (Parti pour une vie libre au Kurdistan, un mouvement de résistance armée kurde en Iran). Ce dernier était tombé sous les balles des Gardiens de la Révolution sous les yeux de sa sœur et de l’enfant de celle-ci. Toujours sous les yeux de sa sœur, les GR l’avaient achevé en lui collant une dernière balle dans la tête (alors qu’il était déjà à terre) afin de « s’assurer » qu’il était bien mort. Son cadavre à partir du nombril était comme je l’ai dit, déchiqueté par les balles. On distinguait encore très clairement plusieurs impacts de balles au niveau de son estomac. Vous pouvez imaginer la torture mentale que ce fut de voir le cadavre d’un ami ainsi mutilé. Par dessus tout, j’étais abasourdi par la cruauté avec laquelle son cadavre était traité.

Les prisonniers politiques détenus à l’intérieur de la section de quarantaine étaient particulièrement isolés car les autres les menaçaient s’ils s’adressaient à eux d’une quelconque façon. Afin de garder un œil sur les prisonniers politiques, les gardiens avaient confié à certains prisonniers de droit commun la tâche d’ « espionner » les prisonniers politiques et de leur rapporter ce que ces derniers faisaient en particulier s’il leur arrivait de discuter de politique. Les prisonniers qui acceptaient d’espionner leurs camarades  politiques recevaient en échange des avantages en nature tels que des cigarettes, des téléphones portables et des permissions.

Les prisonniers politiques dénoncés par leurs co-détenus étaient immédiatement convoqués et menacés par les hautes instances de la prison qui se chargeaient ensuite de faire un rapport au Ministère des renseignements.

C’est en fonction de ces « rapports » que les renseignements accordaient (ou pas) les permissions aux prisonniers.

Dans cette section, des dizaines de prisonniers condamnés à la perpétuité et habituellement interdits de permissions, se voyaient pourtant accorder cet avantage facilement.

En revanche, pour les prisonniers politiques, les permissions étaient accordées au compte-goutte et les autorités faisaient tout pour les affaiblir psychologiquement afin qu’ils renoncent par eux-mêmes à demander ce droit.

A titre d’exemple, un prisonnier politique condamné à six mois de prison pour un motif de « propagande contre le régime » qui souhaitait obtenir une permission devait effectuer un nombre incalculable de démarches auprès du procureur qui finalement s’en remettait au Ministère des renseignements. Cela pouvait donc durer plusieurs années. Pendant ce temps, les prisonniers dangereux se voyaient accorder des permissions sans difficultés.

Les prisonniers politiques étaient si isolés à Dizel Abad que beaucoup tombaient dans le piège  de la drogue tendu par les autres prisonniers expérimentés.

Un après-midi, alors que je faisais quelques pas dans la cour réservée à la promenade des prisonniers, un des gardiens me fit venir à côté de lui.  Il désigna du doigt un prisonnier menotté et me dit: « Tu le vois ce pauvre type là-bas? C’est Peyman Khanjari, un prisonnier politique. Il est devenu accro à la came ici en taule. Il est opiomane et deale à l’intérieur même de la prison. C’est le sort que nous réservons aux prisonniers politiques à Dizel Abad. Nous les torturons tellement qu’ils en perdent la raison et tombent tous dans la drogue. Ils deviennent littéralement des loques. Lui aussi était comme toi avant. Un idéaliste et un utopiste. A un moment, il tenta même de participer à des mutineries avec d’autres prisonniers politiques. »  Ce gardien s’exprimait ainsi avec la plus grande fierté et sans une once d’humanité ou de remords. (Peyman Khanjari est mort à Dizel Abad dans le courant de l’année 2009 des suites de son addiction à la drogue. Ses proches avaient été condamnés à l’exil forcé à l’autre bout du pays et ne purent assister à ses funérailles).

Encore une fois, le pire pour les prisonniers politiques, ce n’était pas les gardiens. Les humiliations les plus pénibles venaient, comme je l’ai déjà dit, des prisonniers de droit commun.

Un jour, lors d’un interrogatoire au Ministère des renseignements de Kermanshah, mon interrogateur me demanda si on pratiquait encore le « sous le lit » à Dizel Abad.

« Sous le lit » est une métaphore pour désigner une réalité particulièrement terrifiante: le viol « sous le lit » de jeunes prisonniers politiques par leurs co-détenus prisonniers de droit commun.

Il est évident que cette « question » de la part de mon interrogateur était une menace à peine voilée.

Au cours de l’hiver 2007, un jeune étudiant du nom de Ali S. arriva à Dizel Abad. Ce jeune homme avait été condamné à une peine de prison suite à un homicide involontaire causé par un accident de voiture. Il fut aussitôt transféré en section de quarantaine dès son arrivée. Hélas, comme ce dernier était toxicomane, sa famille ne fit aucun effort pour le faire libérer. Au contraire, ces derniers, pensant sans doute que l’environnement insoutenable de la prison aiderait leur fils à devenir clean, firent tout pour le maintenir en détention.

Ali prenait du crack et dans un premier temps, nous le voyions beaucoup souffrir physiquement et moralement. Il réussit toutefois pendant plusieurs mois à arrêter totalement la drogue avant de replonger en raison des pressions physiques et morales mais surtout en raison de la libre circulation d’opium à l’intérieur de la prison.

Je voyais à quel point il était profondément déprimé et je tachais de l’aider du mieux possible notamment en essayant de le faire parler. Mais il me répondit simplement qu’il était fatigué de cette existence et qu’il voulait en finir. Or pour moi, aider une personne comme Ali à revenir à un semblant de vie normale était de loin la meilleure forme de résistance possible à Dizel Abad. Je continuais donc à veiller sur lui de loin, jour après jour.

Un jour vers midi alors que le déjeuner s’apprêtait à être servi au réfectoire et que les prisonniers se rassemblaient, j’allais de mon côté me promener dans le patio. En effet, en raison de maux d’estomac lancinants, il m’arrivait souvent de sauter certains repas. Alors que je faisais demi-tour pour retourner à l’intérieur du bâtiment, je tombais soudain nez à nez avec le corps d’Ali se balançant au bout d’une corde dans l’encadrement d’une porte. Il venait de tenter de mettre fin a ses jours. Paniqué, je me précipitais vers lui pour tenter de défaire la corde. Ali était encore en vie, il bougeait et émettait des soubresauts . Il me donna un coup sur la poitrine en m’implorant de le laisser mourir tranquille. Je me mis à hurler et appeler à l’aide. D’autres prisonniers arrivèrent et nous pûmes ensemble défaire la corde et sauver Ali.

Hélas, peu après, Ali fut transféré dans une autre section à la merci de détenus « expérimentés » où il subit humiliations et violences quotidiennes. Jusqu’à ce jour tragique où un groupe de prisonniers l’encerclement dans les toilettes et le violèrent à tour de rôle. Sa famille l’avait laissé derrière les barreaux dans l’espoir qu’il décroche de son addiction à la drogue mais hélas…

Effectivement, Dizel Abad c’est le terminus du monde.

Porte de la prison de Kermanshah © Rebin RAHMANI

Porte de la prison de Kermanshah © Rebin RAHMANI

Un jour du mois de juin 2007, on nous annonça qu’une délégation issue d’un organisme international de défense des droits humains allait venir visiter la prison afin de rendre compte des conditions notamment sanitaires de détention. En prévision de cette visite, les hautes instances de la prison s’empressèrent de faire nettoyer les lieux afin de les rendre les plus présentables possibles. Une annonce faite au micro nous mis en garde. Nous n’avions plutôt pas intérêt à essayer de nous plaindre de nos conditions de détention à ces visiteurs sous peine d’être immédiatement transférés en section neuf. Un des gardiens nous prit à part moi ainsi que quatre autres prisonniers (irakiens et égyptiens) afin de nous avertir de nouveau. Si jamais nous avions l’audace d’essayer de communiquer avec ces gens, nous serions illico privés de coups de fils à nos familles.

La section de quarantaine comportait deux étages. Au 1er étage, se trouvaient les prisonniers condamnés par des tribunaux « ordinaires » et au rez-de-chaussée, les prisonniers condamnés par des tribunaux dits  « révolutionnaires ». Le jour de la visite de la délégation des observateurs étrangers, tous les prisonniers furent  regroupés au rez-de-chaussée, le 1er étage étant en travaux. Nous étions tous derrière une baie vitrée et nous apercevions distinctement la déléguation nous observer derrière la vitre. Soudain un des prisonniers sous méthadone commença à s’agiter, à taper contre la vitre et à hurler qu’il devait absolument  parler avec une des membres de la délégation (il désignait distinctement une femme d’âge mûr). Le directeur de la prison demanda aux gardiens présents de le faire taire mais en vain. L’observatrice demanda à son traducteur de lui retranscrire les propos du prisonnier agité. Ce dernier avait été privé de méthadone pendant deux jours ce qui avait eu pour effet de lui faire « péter un câble ». A cause du manque, il en était venu à s’auto-mutiler. Une fois la délégation repartie, il fut immédiatement transféré en section neuf comme prévu. La raison invoquée? Trouble à l’ordre public.

A peu près au même moment, deux autres prisonniers nous rejoignirent (les prisonniers Al Qaeda et moi) en quarantaine. Farhad et Mohamad avaient été condamnés pour vol. Ils  étaient tous les deux toxicomanes et sous méthadone. Tout deux étaient atteints du Sida et particulièrement dangereux. Ils avaient été expédié en quarantaine suite à des bagarres répétées avec d’autres prisonniers dans la section huit.

Tous les prisonniers condamnés pour des motifs de trafic de stupéfiants devaient, à leur retour de permission, passer au moins une semaine en section de quarantaine avant de retourner dans les autres sections. Ces prisonniers profitaient de ces sorties temporaires pour ramener de la drogue à l’intérieur de la prison et passaient par Farhad et Mohammad pour revendre la came aux détenus en manque et épurer ainsi la marchandise. Farhad et Mohamad (atteints du Sida rappelons-le,) utilisaient une de leur propre seringue souillée pour injecter de la drogue aux prisonniers nouveaux venus et en manque. Voir ces deux hommes contaminer volontairement leurs malheureux co-détenus en manque (et qui bien entendu ignoraient tout du statut HIV de leurs « camarades ») fut l’une des tortures les plus insoutenables de ma vie.

Un matin, un prisonnier nouveau venu et sérieusement en manque péta littéralement les plombs devant nous. Il se saisit d’un couteau pointu et menaça de contaminer tout le monde si on ne lui donnait pas immédiatement sa dose. Il alla jusqu’à se taillader le bras en hurlant:  « J’ai le Sida, je vais TOUS vous contaminer si vous ne me filez pas un peu d’héroïne! »

Je parvins finalement à informer un gardien qui appela aussitôt des renforts. D’autres gardes déboulèrent en section de quarantaine et après plusieurs heures de lutte acharnée, réussirent à emmener ce prisonnier dangereux et sérieusement blessé hors de la section de quarantaine.

Plusieurs fois, alors que j’essayais d’alerter les gardiens sur le risque que représentaient ces prisonniers, je ne reçus pour seule réponse: « Si tu n’es pas content ici, on peut te transférer en section neuf. »

L’officier Kakaei était l’un des tortionnaires les plus zélés de la prison. Cette brute épaisse se faisait un point d’honneur à inspecter personnellement et jour après jour, chacune des sections. Un matin, et en la présence de deux cent autres prisonniers, il s’en prit violemment à un détenu occupé à jouer (tout seul) à un jeu d’adresse apparemment interdit. Il commença d’abord à le frapper brutalement puis lorsque ce détenu tenta de protester et se défendre, il le fit transférer manu-militari dans la cour par les gardiens. Le calvaire de ce malheureux détenu ne faisait que commencer. Dans la cour, Kakaei le força à se déshabiller et après l’avoir aspergé d’eau, il se mît à le tabasser à l’aide de sa matraque.

C’est ce même officier, qui, lorsque je demandais à être transféré dans une autre section que celle de quarantaine, me répondit:  « Toi tu aurais dû être pendu en principe. Maintenant, tu oses réclamer ton transfert dans une autre section? »

Pendant mes deux années de détention et en raison de la nourriture exécrable de la prison constituée essentiellement de boîtes de conserve de poisson, je commençais à souffrir de violents maux d’estomac, de troubles de la digestion et d’anémie au point de perdre plusieurs fois connaissance.

A l’infirmerie de la prison, on ne nous donnait que des antalgiques courants comme du paracetamol, de l’Ibuprofene et autres analgésiques courants et évidemment non adaptés à nos maux.

Après tout, à Dizel Abad, il n’y a que des drogués et les toxicos ne méritent pas de soins médicaux. Quelques anti-douleurs suffisent. C’était du moins la façon de penser des instances supérieures de la prison.

Je souffrais également de terribles maux dentaires, d’aphtes et de caries à répétition. Les listes d’attente pour voir un dentiste étaient interminables. Lorsque mon tour arriva enfin, le dentiste, eut pitié de moi lorsqu’il apprit que j’étais un prisonnier politique.

Il m’expliqua que ses instruments dentaires ne répondaient pas aux normes d’hygiène et de sécurité et présentaient un grand risque en raison de la présence de patients HIV. Il réussit à me convaincre que supporter la douleur était préférable à un risque de contamination par le virus du Sida.

Plus d’une fois, alors que la douleur était insoutenable, je demandais l’autorisation de pouvoir consulter (à mes frais) un dentiste dans un cabinet privé extérieur à la prison mais mes demandes furent toujours refusées. Je songeais souvent à aller malgré tout voir le dentiste de la prison afin qu’il arrache ces dents qui me faisaient tant souffrir.

Mais je pensais chaque fois aux risques et à mon avenir une fois libre. Et je renonçais.

Eh oui, Dizel Abad est le terminus du monde. L’endroit où le mot « humanité » ne veut plus rien dire.

La prison de Dizel Abad était non insalubre et inhumaine, elle était également surpeuplée. C’est pourquoi à deux reprises, les instances supérieures de la prison décidèrent d’accorder une amnistie générale à tous les prisonniers proches de la libération (à qui il restait moins de 6 mois à purger). Chacune des deux fois, je figurais sur la liste des prisonniers pouvant bénéficier d’une amnistie.

Pourtant chacune de ces deux fois (et en dépit de la présence de mes proches venus me chercher), l’amnistie fut rejetée  au dernier moment par le bureau des renseignements. Parce que j’étais un prisonnier politique, je n’eus jamais droit à aucune permission, encore moins une amnistie. J’effectuais ma peine jusqu’à son dernier jour qui fut un vendredi.

Parmi toutes les scènes terrifiantes auxquels j’assistais pendant ces deux années, la plus déchirante fut celle de l’amputation de la main d’un homme d’une quarantaine d’années à l’intérieur de la prison. Ce dernier avait été condamné pour plusieurs vols à la tire dans des échoppes de Kermanshah. Étant multi récidiviste, il avait fini par être condamné à l’amputation d’une main. Sa peine fut exécutée et il fut ensuite transféré pour une heure en quarantaine. Être obligé de regarder ce malheureux avec désormais le moignon qui lui servait de main etait un calvaire.

Et tout ça simplement pour quelques vols commis par un malheureux qui n’avait strictement aucun espoir de trouver du travail dans la région.  Je me souviens avoir essayé de lui dire quelques mots afin d’apaiser sa souffrance. Je me souviens aussi de sa réponse: « A ton avis, une fois sorti d’ici, qu’est que je pourrais bien faire d’autre à part recommencer à voler? »

J’eus une dernière fois l’occasion de le croiser dans la cour de la prison environ un mois avant ma libération. Il avait de nouveau été arrêté toujours pour la même raison. Mais cette fois-ci, je ne trouvais rien à lui dire.

Un prisonnier du nom de Vahid K arrêté à la suite de plus de cent vingt affaires de vol et de racket était à la tête d’une bande de trafiquants de drogue à l’intérieur de la prison. Ces petites frappes semaient la terreur partout à Dizel Abad. Vahid et sa bande faisaient circuler de la drogue dans les différentes sections et celui qui avait le malheur de protester, courait le risque de se voir attaqué par Vahid et sa clique de voyous parfois armés de couteaux.

Les instances dirigeantes de la prison n’ignoraient bien sûr rien de la situation mais fermaient les yeux. Vahid considérait ce silence comme un feu vert pour se comporter en véritable dictateur. Les autres membres de sa bande qui étaient à ses ordres « envoyaient » parfois les prisonniers les plus jeunes dans la cellule de Vahid afin d’y être violés.

Je vis plus d’une fois de mes yeux des gardiens de la prison lui apporter des boîtes de cigarettes (pourtant strictement interdites dans toute la prison). Vahid et sa bande se chargeaient ensuite de les revendre aux autres prisonniers.

Il suffisait à Vahid de « passer commande » depuis sa cellule et la came lui était livrée depuis l’extérieur de la prison. Les petites mains de sa bande se chargeaient de repartir la marchandise en nombre égal dans des sachets en plastique afin d’être plus tard revendus aux prisonniers partis en permission.

Avant de conclure, il me semble opportun de mentionner ceci. Il faut savoir que l’antenne du Ministère des renseignements de Kermanshah a pris l’habitude d’utiliser les prisonniers politiques kurdes comme « appâts » pour piéger les rebelles de la résistance armée kurde qui se battent contre le régime de Téhéran. La province de Kermanshah étant frontalière avec la province autonome du Kurdistan irakien (Irak du Nord) beaucoup de Kermanshahis en raison de la pauvreté extrême et du chômage galopant dans la région, n’ont pas d’autre choix que de rejoindre les réseaux de trafiquants d’armes entre les Kurdistans irakiens et iraniens. Lorsqu’ils sont arrêtés, ces derniers sont en général condamnés à des peines très lourdes dépassant les cinq années d’emprisonnement (sans permission). C’est à ce moment précis que le Ministère des renseignements intervient. Il n’hésite pas à proposer à ces prisonniers de « collaborer » avec les autorités pour piéger les insurgés kurdes dans les montagnes. En échange, des permissions (parfois de plusieurs mois) sont accordées. Beaucoup de prisonniers politiques kurdes acceptèrent à contrecoeur ce sinistre marché contre leur propre peuple car c’était le seul moyen pour eux de soutenir leurs familles dans le besoin.

Plusieurs soldats de service à Dizel Abad tentèrent de mettre fin à leurs jours et plusieurs autres furent pris « la main dans le sac » en train d’introduire de la drogue dans la prison (à la demande de Vahid entre autres). Ils furent sévèrement châtiés pour cela.

© Rebin RAHMANI

© Rebin RAHMANI

En achevant de lire ces lignes, certains lecteurs penseront qu’il ne s’agit que d’un cauchemar purement imaginé. Et pourtant, rien de tout cela n’est imaginaire. Ce n’est qu’une petite partie des terribles réalités de la prison Dizel Abad de Kermanshah. Une prison où les pressions psychologiques exercées sur les prisonniers sont si fortes que très peu d’entres eux n’oseront évoquer même à demi-mot leur calvaire.