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La fin de l’espoir pour les journalistes afghans ?

Alors que l’actualité en Ukraine et en Iran accapare l’attention des médias, les journalistes afghans ayant fui au Pakistan après la chute de Kaboul espèrent toujours un visa occidental qui les mettrait tout à fait hors de danger. Or d’après un récent règlement pakistanais, certains pourraient être renvoyés aux mains des talibans à partir du 31 décembre.

Le mois d’août 2022 a donné l’occasion à nombre d’organisations de journalistes de faire un bilan pour la presse de la gouvernance talibane. Du fait de la censure et de la fermeture de près de 220 médias sur 547, « 60% des 12000 journalistes exerçant avant août 2021 ont cessé leur activité », précise Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans Frontières (RSF)… Et des centaines, parce que leur profession est parmi les plus exposées à des représailles, ont fui le pays.

Le journaliste afghan Ramazan réfugié en France continue de recevoir des menaces de la part des talibans sur son téléphone. Il a longtemps documentés les violences talibanes sur la population gazara, et était visé depuis de longues années par les talibans.

Depuis août 2021, la Fédération internationale des journalistes (FIJ) a reçu près de 9000 demandes d’aide. Le groupe de travail « Afghanistan » créé par le Syndicat national des journalistes (SNJ) dès le 15 août 2021 a quant à lui demandé au ministère français des Affaires étrangères l’évacuation urgente de centaines d’entre eux. Et de fait, près de 250 journalistes ont été accueillis en France avec leurs familles.

Mais quid des autres ? Marzia Khodabakhsh, 27 ans, était productrice de l’information à la télévision Ariana News, média aujourd’hui contrôlé par les talibans. « Mon employeur m’avait depuis longtemps fourni une voiture blindée, parce que j’avais reçu des menaces de mort, et il changeait souvent mon
planning pour que les talibans ne repèrent pas mes horaires.
» Elle a fui au Pakistan en février 2022, et a demandé un rendez-vous à l’ambassade de France dès son arrivée. « Je n’ai même pas reçu de réponse à mon mail », témoigne-t-elle, angoissée par le silence des autorités françaises.

Lors d’une rencontre, fin octobre 2022, au ministère français des Affaires étrangères (MAE), Nicola Edge, une militante du SNJ a de fait cru sentir un désengagement des autorités françaises sur le dossier afghan. « Ils nous ont dit “Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a aussi l’Ukraine », raconte-t-elle, dépitée, ajoutant que le SNJ avait évoqué les très longs délais d’attente de rendez-vous auprès des ambassades de France au Pakistan et en Iran. Les journalistes afghans auraient plutôt besoin que les pays qui en août 2021 avaient fait de grandes annonces sur la nécessité de sauver les défenseurs des valeurs démocratiques et la liberté de la presse déploient plus de moyens pour leur venir en aide.

Or, nombre de journalistes au Pakistan n’ont, comme Marzia Khodabakhsh, même pas eu de réponse à une demande de rendez-vous envoyée il y a six à dix mois. Et ceux qui ont eu le précieux rendez-vous attendent aussi leur visa, tandis que leur situation économique se détériore. « Certains sont dans une extrême précarité, sans ressource aucune, témoigne Nicola Edge. Il y a des femmes seules à la rue au Pakistan, si démunies que quelques-unes ont fait des tentatives de suicide. Elles campent dans des parcs et ont vu leurs tentes lacérées par la police pakistanaise. »

Samiullah Jahesh, 33 ans, un autre journaliste d’Ariana News, est arrivé au Pakistan en janvier 2022 avec sa femme et son fils de trois ans. Il a pu déposer sa demande de visa à l’ambassade de France le 28 juin et n’a pas reçu de réponse. « Je suis acculé financièrement, j’ai épuisé toutes les possibilités d’emprunt auprès de ma famille et de mes amis, le loyer, l’électricité coûtent cher, et le Pakistan ne nous permet pas de travailler. » D’autres témoignent qu’ils rationnent le pain sec et ne mangent plus à leur faim.


Des menaces continues

Mais Samiullah Jahesh craint surtout pour sa vie. Depuis qu’il est à Islamabad, il a reçu des menaces de mort via WhatsApp, et a changé trois fois de domicile afin « de ne pas être repéré par des Pachtouns du Pakistan qui pourraient indiquer ma localisation aux talibans ». Ces messages inquiétants sont le quotidien des journalistes. Marzia Khodabakhsh en a reçu aussi. « Dans un message vocal, un taliban me disait “Où que tu sois, on te trouvera et on te découpera en morceaux”. Ma situation psychologique et morale s’est détériorée, j’ai très peur », dit-elle la voix tremblante. Les menaces emploient aussi d’autres canaux.

Mohammad Eivaz Farhang, 33 ans, travaillait pour le quotidien Hasht-e sobh (« Huit heures du matin », en français) publié en ligne depuis l’étranger. Il s’est senti encore plus menacé lorsque les talibans ont fermé le domaine Internet du journal, et que le porte-parole de l’Émirat islamique d’Afghanistan, Mujahid Zabiullah, a tweeté pour dénoncer les « dizaines de nouvelles que nous entendons dans les médias occidentaux, et des journaux comme Hasht-e Sobh », en concluant: « notre peuple connaît les ennemis de cette nation ». Ces menaces directes ou voilées amplifient le sentiment de danger chez les journalistes, qui savent qu’ils ne sont pas les seuls à être désignés comme « ennemis de la nation » : les militants, artistes, politiciens, juges y ont droit aussi.

En attente d’un visa français depuis des mois à Islamabad, les journalistes afghans se réunissent souvent ensemble pour travailler ou faire avancer collectivement leurs dossiers.

Mais les journalistes connaissent le lourd tribut qu’ils ont payé dans l’exercice de leur profession : chacun a eu un ou plusieurs collègues tués par balles ou dans l’explosion de leur voiture, et un grand nombre connaît des troubles de stress post-traumatique… Retourner en Afghanistan n’est donc pas une option, mais rester au Pakistan non plus. « Se retrouver en exil dans un pays dans lequel le régime qu’on est en train de fuir a des correspondants, c’est-à-dire des gens qui peuvent exporter la répression, c’est extrêmement périlleux, et c’est le cas pour le Pakistan s’agissant des journalistes afghans, car on sait les liens étroits entre les talibans et ce pays », alerte Christophe Deloire, de RSF.


Un prochain visa pour l’enfer

Mais si les portes d’un autre exil restaient fermées aux journalistes, l’option « rester au Pakistan » leur sera aussi bientôt interdite. Le ministère pakistanais de l’Intérieur a en effet annoncé le 29 juillet dernier un durcissement de sa politique à l’égard des étrangers, indiquant qu’après le 31 décembre 2022, « des actions seront engagées contre les étrangers en séjour prolongé dépassant plus d’un an », et qu’une peine de trois ans pourra être prononcée pour les étrangers en séjour irrégulier. Ou l’expulsion.

« La durée de mon visa pakistanais est courte, s’alarme Samiullah Jahesh, et si l’ambassade de France ne me donne pas un visa rapidement, le Pakistan me renverra aux mains des talibans. Et vous savez ce que ceux-ci me feront », conclut le journaliste, qui se dit rongé par la tension morale.

D’une manière générale, tous les journalistes ayant dénoncé dans leurs reportages les actes terroristes des talibans sont exposés à des représailles. Et ce n’est pas le récent bilan de la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (Unama), qui va pouvoir les rassurer, qui a déclaré le 2 novembre avoir enregistré « plus de 200 violations de droits humains à l’encontre des journalistes depuis août 2021 ». Des chiffres qui incluent « arrestations arbitraires, mauvais traitements, menaces et intimidations ».

« Du fait de cette date butoir pakistanaise, l’attente du SNJ lors de la dernière réunion au ministère français des Affaires étrangères était la délivrance en urgence de visas par la France, raconte Nicola Edge. Mais nos interlocuteurs ne semblaient pas vouloir prendre de mesure particulière. »


Sortir de l’impasse

Le 20 novembre, une vingtaine de journalistes afghans a donc envoyé une lettre au ministre français de l’Intérieur, Gérard Darmanin, lui demandant « d’accélérer le processus de délivrance de visas ». L’un d’eux, Tariq Peyman, qui a fui la ville d’Hérat avec sa femme également journaliste, n’a cependant qu’un maigre espoir que le président français « conformément à ses engagements, sauvera la vie des journalistes afghans en danger. »

« C’est pourtant la responsabilité des démocraties que de défendre ceux qui représentent la démocratie », déclare Christophe Deloire. Mais il invite aussi le Pakistan à exercer ses propres responsabilités. « Quels que soient ses liens avec le régime des talibans, ce pays se déshonorerait à renvoyer des journalistes dans un pays qu’ils ont fui parce qu’ils étaient en danger. »

Du côté du groupe Afghanistan du SNJ, on sent que la tension monte chez les journalistes. « Certains nous écrivent tous les jours, ils n’en peuvent plus », témoigne Nicola Edge. Elle rappelle que notre pays a évacué environ 4000 Afghans depuis la chute de Kaboul, tandis que l’Allemagne en accueillait 15000 et que ce même pays vient de lancer un programme qui prévoit 1000 évacuations par mois pendant trois ans. « On aurait aimé que la France engage un programme de ce genre », regrette pour sa part Patrick Kamenka, du SNJ-CGT.

« Si on n’aide pas les journalistes afghans, une génération complète disparaît avec les compétences qu’elle a développées depuis vingt ans », relève Elyaas Ehsas, un reporter afghan en exil en France. « L’avenir du journalisme en Afghanistan, ironise-t-il, est-ce un groupe de talibans paradant sur un plateau télé ? » Il ajoute: « Toutes ces puissances qui ont occupé l’Afghanistan pour, selon leurs dires, y instaurer la démocratie, pour aider la société civile à s’organiser, vont-elles abandonner à leur sort ceux qui ont fait vivre ces valeurs pendant vingt ans, ceux qui portent la voix d’un peuple entier, privé pour l’heure de presse libre ? » Marzia Khodabakhsh, Samiullah Jahesh et leurs collègues attendent désespérément à Islamabad une réponse à ces questions.

Frédérique Le Brun, avec Elyaas Ehsas.

“Je suis toujours resté fidèle à mes idéaux” Témoignage d’un journaliste pakistanais

[JOURNALISME AU CACHEMIRE] “J’ai été emmené dans la chambre d’un hôtel. Une personne dont je ne connaissais pas l’identité est arrivée quelques minutes après. Ils ont commencé à me poser des questions sur un ton sévère. Je m’inquiétais beaucoup et je n’arrivais pas à boire le thé qu’on m’avait offert”.

Bayeux-Calvados 2015 : carnet d’un festivalier

« Je n’aime pas quand le ciel est bleu »

[Propos recueillis par Léon KHAROMON]

C’est le cri de détresse d’un jeune pakistanais de 13 ans dont la grand-mère a été tuée par les frappes d’un drone. Grièvement blessé, il a été invité à témoigner devant le Congrès américain à Washington. Son témoignage a inspiré à Thomas Van Houtriver, une exposition de photos qui a fait sensation à Bayeux.
Le photographe, déjà Prix du public en 2007, considère cette expo comme un « miroir tourné vers le peuple américain » pour lui faire prendre conscience du danger que représentent ces « engins de mort » que sont les drones dans les zones opérationnelles qu’ils survolent. En Afghanistan, au Pakistan ou au Yémen où, au nom de la lutte contre le terrorisme l’armée américaine mène des frappes depuis 10 ans, sans vraiment affaiblir le mouvement djihadiste, les drones ont commis d’importants dégâts dits «collatéraux ».

Une des photos emblématiques de l’expo. On y voit Thomas Van Houtryve devant un cliché pris dans un parc à San Francisco où des hommes et des femmes font du yoga. Au Pakistan, ou au Yémen, dit-il, ce genre d’activité est suspect et peut vous exposer à des frappes de drones. (Crédit Photo : Léon Kharomon).

Une des photos emblématiques de l’expo. On y voit Thomas Van Houtryve devant un cliché pris dans un parc à San Francisco où des hommes et des femmes font du yoga. Au Pakistan, ou au Yémen, dit-il, ce genre d’activité est suspect et peut vous exposer à des frappes de drones. (Crédit Photo : Léon Kharomon).

Thomas Van Houtryve : Je m’appelle Thomas Van Houtryve, je suis photographe. J’ai présenté une exposition qui s’appelle « Quand le ciel est bleu » qui parle des drones militaires.
Léon Kharomon : Quelle corrélation faites-vous entre ciel bleu et drones ?
TVH : En fait, il y avait un jeune garçon pakistanais qui avait 13 ans et dont la grand-mère a été tuée par une frappe de drone. Et lui-même a été blessé. Il a été invité à témoigner à Washington devant le Congrès américain. J’écoutais son discours. Et une des choses qu’il m’avait dites m’a interpellé. Il a dit « je n’aime pas quand le ciel est bleu ». Je préfère quand le ciel est gris parce qu’il y a moins d’activités de drones. L’idée même qu’un enfant puisse rompre sa relation de plaisir avec le ciel bleu m’a vraiment frappé.
LK : Peut-on dire que dans certaines régions du monde, les drones ont changé la relation entre l’homme et la nature ?
TVH : Au Pakistan par exemple, il y a des zones survolées par des drones presque en permanence. On entend beaucoup de bruits. Et le jour où le ciel est bien clair, il y a beaucoup de visibilité, ils peuvent frapper des cibles quand ils veulent.
LK : Vos photographies ont pour la plupart été prises en dehors du Pakistan. Pourquoi faites-vous ce lien entre le Pakistan et d’autres pays qui peuvent se retrouver dans des situations similaires ?
TVH : j’ai voulu tourner le miroir. Les frappes étaient commandées par les USA, donc toutes les photos, je les ai prises aux USA. C’est un pays démocratique où les populations peuvent dire si elles veulent des leaders politiques qui déclenchent des guerres ou pas. Les USA, depuis presque dix ans maintenant font des frappes au Yémen, au Pakistan et dans d’autres pays. Mais aux USA, il n’y a pas beaucoup de débats sur ce sujet. Donc, quand j’ai lu une information sur les frappes, j’ai trouvé bizarre le fait qu’il ne s’agissait pas de frappes sur des champs de bataille, mais souvent dans des sites civils comme une école religieuse, un lieu de mariage, etc… J’ai voulu monter comment on peut être aussi vulnérables aux USA comme au Pakistan. Les drones, c’est une arme qui change notre relation avec le ciel.
LK : Sur une photo, on voit des gens faire du yoga-je ne sais pas si c’est à Central Park- (ndlr à New York), mais à première vue, j’ai cru que c’était des gens en train de prier.
TVH : C’est une photo que j’ai prise à San Francisco. La plupart des temps, quand les gens regardent, ils pensent effectivement qu’il s’agit des musulmans en train de prier. En fait, c’est du yoga. Mais, j’ai voulu souligner le fait que notre comportement depuis le ciel, quand il est éloigné de tout contexte, peut rendre suspects des trucs qui ne le sont pas du tout. Qu’est ce qui se passe avec un drone ? Un opérateur de drone, à partir d’un comportement vu du ciel (via le drone, Ndlr) décide si quelqu’un doit mourir ou pas.
LK : Ceci veut-il dire qu’aujourd’hui dans ces régions-là : Pakistan, Irak, et ailleurs où survolent les drones… on peut être tué juste en faisant sa prière… ?
TVH : Oui, il y a plein d’activités qui sont « entre guillemets » suspectes. Par exemple, s’il y a des hommes qui font du sport ensemble. Ils disent : Ah, ça peut être un entraînement terroriste. Et pourtant, cela peut être une chose complètement innocente. Autre chose, outre ce qu’ils regardent avec une caméra vidéo, ils peuvent suivre la localisation des téléphones portables aussi. Donc, si on se trouve à un mariage, alors qu’on est complètement innocent et qu’il s’y trouve un cousin éloigné de quelqu’un qui est suspect, le fait que les téléphones portables se retrouvent au même endroit, fait que tout le monde devient suspect. Et il y une frappe.
LK : Votre travail (exposition) peut-il être compris comme une interpellation du gouvernement américain ?
TVH : Oui ! Je voudrais éveiller une prise de conscience sur cette politique. Je pense que c’est une façon de faire la guerre sur laquelle on peut se poser beaucoup de questions.
LK : En Syrie, on constate qu’après plusieurs mois de frappes aériennes, les résultats escomptés n’arrivent pas toujours ; que les forces islamistes demeurent toujours aussi fortes…pensez-vous qu’il faille effectivement envoyer des soldats au sol ?
TVH : Ce n’est pas à moi de prendre cette décision, mais on voit clairement les limites des frappes. Les frappes aériennes s’arrêtent-elles net aux activités liées au terrorisme ? Aujourd’hui, avec dix ans de recul sur les frappes, on a l’impression qu’au niveau stratégique, cela n’a pas stabilisé les pays où l’on mène ces actions. Donc, il reste des problèmes. Les gens sont morts, parfois ce sont des terroristes, parfois l’activité des drones peut inciter le recrutement d’autant des terroristes que ceux qui sont tués. Donc, il y a un problème sur le long terme avec cette activité.
LK : Comment êtes-vous entré en contact avec l’organisation du prix Bayeux ?
TVH : J’ai gagné le prix du public Bayeux en 2007 avec un reportage sur la rébellion maoïste au Népal et depuis, je suis resté en contact. Je trouve que c’est formidable ce qu’ils font ici. J’ai donc gardé des liens.
LK : Un petit mot aux festivaliers…
TVH : Merci beaucoup. Je pense que c’est une exposition qui peut inciter les gens à se poser des questions sur l’avenir de la guerre et des conflits.
LK : Merci.

Cliquez sur le lien  ci-dessous pour écouter l’interview audio avec Thomas Van Houtryve (par Léon Kharomon) :

Interview avec Thomas Van Houtryve, Photographe