Bayeux-Calvados 2015 : carnet d’un festivalier

« Je n’aime pas quand le ciel est bleu »

[Propos recueillis par Léon KHAROMON]

C’est le cri de détresse d’un jeune pakistanais de 13 ans dont la grand-mère a été tuée par les frappes d’un drone. Grièvement blessé, il a été invité à témoigner devant le Congrès américain à Washington. Son témoignage a inspiré à Thomas Van Houtriver, une exposition de photos qui a fait sensation à Bayeux.
Le photographe, déjà Prix du public en 2007, considère cette expo comme un « miroir tourné vers le peuple américain » pour lui faire prendre conscience du danger que représentent ces « engins de mort » que sont les drones dans les zones opérationnelles qu’ils survolent. En Afghanistan, au Pakistan ou au Yémen où, au nom de la lutte contre le terrorisme l’armée américaine mène des frappes depuis 10 ans, sans vraiment affaiblir le mouvement djihadiste, les drones ont commis d’importants dégâts dits «collatéraux ».

Une des photos emblématiques de l’expo. On y voit Thomas Van Houtryve devant un cliché pris dans un parc à San Francisco où des hommes et des femmes font du yoga. Au Pakistan, ou au Yémen, dit-il, ce genre d’activité est suspect et peut vous exposer à des frappes de drones. (Crédit Photo : Léon Kharomon).

Une des photos emblématiques de l’expo. On y voit Thomas Van Houtryve devant un cliché pris dans un parc à San Francisco où des hommes et des femmes font du yoga. Au Pakistan, ou au Yémen, dit-il, ce genre d’activité est suspect et peut vous exposer à des frappes de drones. (Crédit Photo : Léon Kharomon).

Thomas Van Houtryve : Je m’appelle Thomas Van Houtryve, je suis photographe. J’ai présenté une exposition qui s’appelle « Quand le ciel est bleu » qui parle des drones militaires.
Léon Kharomon : Quelle corrélation faites-vous entre ciel bleu et drones ?
TVH : En fait, il y avait un jeune garçon pakistanais qui avait 13 ans et dont la grand-mère a été tuée par une frappe de drone. Et lui-même a été blessé. Il a été invité à témoigner à Washington devant le Congrès américain. J’écoutais son discours. Et une des choses qu’il m’avait dites m’a interpellé. Il a dit « je n’aime pas quand le ciel est bleu ». Je préfère quand le ciel est gris parce qu’il y a moins d’activités de drones. L’idée même qu’un enfant puisse rompre sa relation de plaisir avec le ciel bleu m’a vraiment frappé.
LK : Peut-on dire que dans certaines régions du monde, les drones ont changé la relation entre l’homme et la nature ?
TVH : Au Pakistan par exemple, il y a des zones survolées par des drones presque en permanence. On entend beaucoup de bruits. Et le jour où le ciel est bien clair, il y a beaucoup de visibilité, ils peuvent frapper des cibles quand ils veulent.
LK : Vos photographies ont pour la plupart été prises en dehors du Pakistan. Pourquoi faites-vous ce lien entre le Pakistan et d’autres pays qui peuvent se retrouver dans des situations similaires ?
TVH : j’ai voulu tourner le miroir. Les frappes étaient commandées par les USA, donc toutes les photos, je les ai prises aux USA. C’est un pays démocratique où les populations peuvent dire si elles veulent des leaders politiques qui déclenchent des guerres ou pas. Les USA, depuis presque dix ans maintenant font des frappes au Yémen, au Pakistan et dans d’autres pays. Mais aux USA, il n’y a pas beaucoup de débats sur ce sujet. Donc, quand j’ai lu une information sur les frappes, j’ai trouvé bizarre le fait qu’il ne s’agissait pas de frappes sur des champs de bataille, mais souvent dans des sites civils comme une école religieuse, un lieu de mariage, etc… J’ai voulu monter comment on peut être aussi vulnérables aux USA comme au Pakistan. Les drones, c’est une arme qui change notre relation avec le ciel.
LK : Sur une photo, on voit des gens faire du yoga-je ne sais pas si c’est à Central Park- (ndlr à New York), mais à première vue, j’ai cru que c’était des gens en train de prier.
TVH : C’est une photo que j’ai prise à San Francisco. La plupart des temps, quand les gens regardent, ils pensent effectivement qu’il s’agit des musulmans en train de prier. En fait, c’est du yoga. Mais, j’ai voulu souligner le fait que notre comportement depuis le ciel, quand il est éloigné de tout contexte, peut rendre suspects des trucs qui ne le sont pas du tout. Qu’est ce qui se passe avec un drone ? Un opérateur de drone, à partir d’un comportement vu du ciel (via le drone, Ndlr) décide si quelqu’un doit mourir ou pas.
LK : Ceci veut-il dire qu’aujourd’hui dans ces régions-là : Pakistan, Irak, et ailleurs où survolent les drones… on peut être tué juste en faisant sa prière… ?
TVH : Oui, il y a plein d’activités qui sont « entre guillemets » suspectes. Par exemple, s’il y a des hommes qui font du sport ensemble. Ils disent : Ah, ça peut être un entraînement terroriste. Et pourtant, cela peut être une chose complètement innocente. Autre chose, outre ce qu’ils regardent avec une caméra vidéo, ils peuvent suivre la localisation des téléphones portables aussi. Donc, si on se trouve à un mariage, alors qu’on est complètement innocent et qu’il s’y trouve un cousin éloigné de quelqu’un qui est suspect, le fait que les téléphones portables se retrouvent au même endroit, fait que tout le monde devient suspect. Et il y une frappe.
LK : Votre travail (exposition) peut-il être compris comme une interpellation du gouvernement américain ?
TVH : Oui ! Je voudrais éveiller une prise de conscience sur cette politique. Je pense que c’est une façon de faire la guerre sur laquelle on peut se poser beaucoup de questions.
LK : En Syrie, on constate qu’après plusieurs mois de frappes aériennes, les résultats escomptés n’arrivent pas toujours ; que les forces islamistes demeurent toujours aussi fortes…pensez-vous qu’il faille effectivement envoyer des soldats au sol ?
TVH : Ce n’est pas à moi de prendre cette décision, mais on voit clairement les limites des frappes. Les frappes aériennes s’arrêtent-elles net aux activités liées au terrorisme ? Aujourd’hui, avec dix ans de recul sur les frappes, on a l’impression qu’au niveau stratégique, cela n’a pas stabilisé les pays où l’on mène ces actions. Donc, il reste des problèmes. Les gens sont morts, parfois ce sont des terroristes, parfois l’activité des drones peut inciter le recrutement d’autant des terroristes que ceux qui sont tués. Donc, il y a un problème sur le long terme avec cette activité.
LK : Comment êtes-vous entré en contact avec l’organisation du prix Bayeux ?
TVH : J’ai gagné le prix du public Bayeux en 2007 avec un reportage sur la rébellion maoïste au Népal et depuis, je suis resté en contact. Je trouve que c’est formidable ce qu’ils font ici. J’ai donc gardé des liens.
LK : Un petit mot aux festivaliers…
TVH : Merci beaucoup. Je pense que c’est une exposition qui peut inciter les gens à se poser des questions sur l’avenir de la guerre et des conflits.
LK : Merci.

Cliquez sur le lien  ci-dessous pour écouter l’interview audio avec Thomas Van Houtryve (par Léon Kharomon) :

Interview avec Thomas Van Houtryve, Photographe