Théâtre : hommage à Anna Politkovskaïa et à la liberté d’informer

Le 7 octobre 2006, la journaliste russe d’investigation était assassinée à Moscou. Douze ans plus tard, le metteur en scène Robert Bensimon lui rend hommage au théâtre Déjazet dans une pièce intitulée : “12 ans déjà, voulons-nous vraiment savoir ?”

Connue pour son combat politique, Anna Politkovskaïa se savait en danger de mort sans que cela n’influence son travail journalistique.

Une pièce de théâtre pour la liberté d’informer

Anna Politkovskaïa n’est qu’une apparition. Comme les fantômes de Shakespeare, les apparitions doivent bien-sûr ne faire que passer. Soudain l’un des personnages apostrophe la journaliste:

J’aurais tellement voulu vous rencontrer.

Et voilà qu’au lieu de disparaître, elle lui répond au présent:

Faisons déjà tout ce qui est encore possible. Si ma vie n’a pas suffi, que ma mort s’y mette! Puisqu’ils n’ont pas craint la justice, c’est qu’elle est endormie. Réveillez-la! Français, reprenez votre rôle.

Les combats d’Anna Politkovskaïa

Opposante au jeune président Vladimir Poutine, Anna Politkovskaïa était un symbole vivant de la liberté d’informer bien avant sa mort. Célèbre autant pour avoir couvert le conflit tchétchène et pour avoir traté des exactions de l’armée russe, que pour ses investigations sur le pouvoir en place, la corruption et les violences qui en découlent, Anna Politkovskaïa était particulièrement menacée.

Menacée mais reconnue médiatiquement pour son excellent travail, son aura médiatique laissait supposer une forme de protection pour elle. Car elle dépassait la seule sphère professionnelle des journalistes et intéressait le public : Anna Politkovskaïa était invitée sur des plateaux TV en prime time.

Dans un entretien à Télérama en 2003, elle assurait continuer ses enquêtes par conviction : “Je n’ai pas le droit de refuser, car si quelqu’un demande l’aide d’un journaliste, c’est qu’il a épuisé tous les recours. C’est aussi pour cela que cette guerre (la deuxième guerre de Tchétchénie de 1999 à 2000, ndlr) est devenue pour moi une affaire personnelle”.

Des menaces de mort répétées jusqu’à l’assassinat

Anna Politkovskaïa avait déjà été victime d’un enlèvement durant 48 heures, ainsi que de plusieurs arrestations et d’un empoisonnement. Plusieurs menaces de mort avaient aussi été proférées à son encontre.

Le 7 octobre 2006, tout bascule. Anna Politkovskaïa rentre à son appartement dans le nord-est de Moscou. À peine a-t-elle le temps de redescendre de sa voiture, que deux hommes qui l’attendaient discrètement dans le hall de son immeuble surgissent, une arme à la main. Ils lui tirent dessus, elle s’effondre.

Âgée de 48 ans, la reporter est retrouvée morte peu après. D’abord considéré comme le fait de malfaiteurs (comme il en existe dans la capitale moscovite), le meurtre fait grand bruit dans la presse.

Le rôle de Poutine dans l’assassinat d’Anna Politkovskaïa

Pour certains observateurs, il est difficile d’imaginer un meurtre à Moscou sans que les services russes ne soient au courant. Mais aucune preuve ne relie les accusés à un éventuel commanditaire.

En arrivant au Kremlin en 2000, Vladimir Poutine avait promis d’instaurer en Russie la “dictature de la loi”. Le président russe, ancien agent du KGB, s’engageait publiquement à mettre fin à la corruption, à offrir à chaque citoyen un niveau de vie décent…

Mais s’il y a bel et bien une dictature en Russie, c’est celle exercée par un pouvoir impitoyable qui ne se soucie de la loi que lorsque cela l’arrange”, expliquait Anna Politkovskaïa.

Six personnes ayant participé à l’exécution ont été condamnées à de lourdes peines de prison par la justice russe, sans que les commanditaires ne soient identifiés.

La Cour européenne des Droits de l’Homme a condamné la Russie pour manquements dans l’enquête.

La journaliste Anna Politkovskaïa demeure un symbole du journalisme d’investigation en Russie et dans le monde. A l’entrée de la Maison des journalistes, une plaque commémorative lui rend hommage. 

EN SAVOIR PLUS SUR CE THÈME

Journée internationale de la liberté de la presse : mise à l’honneur de la résistance Ukrainienne par la Maison des journalistes

Par Emma Rieux-Laucat « C’est une guerre géopolitique mais c’est aussi une guerre de l’information avec tout ce qui va avec : les fakes news, la manipulation, le complotisme. Présenter ce travail c’est montrer en « toute objectivité » ce qui se passe en Ukraine » a expliqué Darline Cothière, directrice de la MDJ, invitée […]

Ibrahim Cheaib : La Maison des journalistes m’a sauvé !

Ibrahim Cheaib, journaliste Libanais et résident de la MDJ, était l’invité de Radio Notre Dame pour une émission consacrée à la journée mondiale de la liberté de la presse. Il revient sur la situation de la liberté de la presse au Liban, les raisons de son exil et sa vie actuelle en France.

D’autres articles sur l’Iran

Arte dresse le portrait du journaliste Ibrahim Cheaib

Arte s’intéresse de nouveau à la Maison des journalistes (MDJ) et dresse le portrait de l’un de ses 14 résidents. Il s’agit cette fois du journaliste libanais Ibrahim Cheaib.

Il s’agit cette fois du journaliste libanais Ibrahim Cheaib. Réfugié en France depuis plus d’un an, Ibrahim était présentateur télé au Liban avant d’être persécuté et contraint de fuir son pays (lire son portrait ici).

Dans le cadre de son projet “Profession : journaliste”, Arte Junior l’a suivi lors d’une rencontre “Renvoyé spécial” (programme de sensibilisation de la MDJ) avec des élèves de seconde d’un lycée de Poissy, avant de l’accompagner à la Maison des journalistes pour faire la rencontre de ses amis résidents Meiirbek Sailanbek (Chine), Hussein Chaker (Syrie) et Ahmed Hassan El Yassiri (Irak).


Ibrahim Cheaib, journaliste en exil (Arte), 3’53’’

https://www.arte.tv/fr/videos/102865-000-A/ibrahim-cheaib-journaliste-en-exil/ 

“De mois en mois la situation empire et, un jour, il est kidnappé par deux hommes armés”. Extrait

 

D’autres articles sur l’Iran

“La plupart des français ne savent pas ce qu’il se passe au Yemen” – Presse 19 à Turin avec la Maison des journalistes

Deux journalistes yéménites en exil, Ali Al-Muqri et Ameen Al-Safa, ont accompagné la directrice de la Maison des journalistes Darline Cothière à la sixième édition de “Presse 19” – “Voci Scomode” en Italie, pour une table ronde dédiée à la liberté de la presse dans le monde, et plus spécialement au Yemen. Cet événement a eu lieu le mercredi 20 novembre 2019 au Circolo della Stampa de Turin.

A cette occasion, nous avons interviewé Ameen Al-Safa, pour lui poser quelques questions sur le Yemen et la liberté de la presse. 

Mon nom est Ameen Al-Safa, journaliste yemenite, titulaire d’une maitrise en journalisme. J’ai travaillé à l’agence nationale du Yemen Saba. 

J’ai commencé en 2007 à la direction générale pour l’information nationale et internationale. En 2012, j’ai intégré un journal dans lequel j’ai été nommé secrétaire de rédaction en 2015.

J’écrivais sur des sujets politiques et sociaux. Et bien sûr, j’ai couvert la guerre.

J’ai donc observé les rebelles Houthis construirent leur hégémonie, de la prise de la ville de Sa’Dah jusqu’à celle de la capitale. Sanaa est tombé en 2014, ils ont ensuite renversé le gouvernement légitime.”

Comme journaliste, Ameen a donc suivi les différentes prises des rebelles. Aujourd’hui, ces rebelles contrôlent le pays et ont changé de capitale, la ville de Sanaa a perdu son statut au profit d’Aden. 

Ameen, journaliste recherché, a donc dû fuir le pays. Il a depuis consacré beaucoup d’énergie pour permettre à sa femme et sa fille de le rejoindre en France.

Menacé par la guerre, l’angoisse d’Ameen pour sa famille était palpable durant de longs mois quand il habitait à la Maison des journalistes. Mais la MDJ n’est pas qu’un refuge pour journaliste exilé, c’est aussi une association qui promeut la liberté d’informer.

Ainsi, Ameen participe régulièrement à l’opération Renvoyé Spécial organisée conjointement avec le CLEMI, ce qui lui permet de présenter son parcours à des lycéens. Au coeur de son intervention, le Yemen. 

Je regarde de temps en temps les réseaux sociaux et les medias français, c’est plus simple quand ils parlent arabe comme France 24. Mais d’une manière générale, les journaux francais ne donnent pas d’importance à cette guerre.

Lorsque je rencontre des lycéens et des français, la plupart n’ont jamais entendu parler du Yemen. Ils disent “je ne sais rien de ce qui se passe au Yemen”. Ils ajoutent que ce n’est pas de leur faute, les medias français ne traitent pas le sujet du Yemen.”

Certes, les ventes d’armes françaises à l’Arabie Saoudite au profit des rebelles qui s’attaquent au Yemen ont défrayé la chronique. Cependant, le sujet traité n’était pas la guerre au Yemen, mais uniquement la vente d’armes françaises.

Le Yemen, un pays qui a connu l’essor d’une presse libre dans les années 90

Le Yemen a aussi connu un “printemps de la presse” dans les années 90 jusqu’aux années 2000. Ameen nous raconte l’histoire de quelques magazines avec émotion. 

Il y a eu beaucoup de journaux en anglais. Le premier fut publié dès 1960, Aden Chronicile fondé par Mamad Ali Loukman et le second The Recorder a été créé par Mamad Bachar Rail.

En 1991 le docteur Abdelaziz Sakaf, fondateur du journal Yemen Times, premier journal en anglais à paraitre au Yemen, permet aux citoyens de s’informer et de faire connaitre aux anglophones l’actualité du pays. Il publiait deux fois par semaine.

En 1996, Faris Saggaf fonde le journal Other Fa, publié trois fois par semaine.

S’en suit la création d’autres journaux comme Yemen Today et Yemen Post tous deux créés par Akhim Massmari. Tous leurs articles sont en anglais.    

Depuis la guerre, il y a toujours des journaux qui sont publiés, mais dorénavant ils appartiennent tous au Président Hadi.”

Fresque de Murad Subay à Paris pour dénoncer la guerre au Yemen

La guerre a aussi détruit les médias yéménites

Depuis le 21 septembre 2014, le mouvement houthiste controle la capitale Sanaa. Dès cet instant, ils ont commencé à détruire des médias, des chaines d’information et des bureaux de presse. Visés en priorité, les médias qui s’expriment en arabe (et qui sont donc plus accessibles pour la population).

Aujourd’hui, beaucoup de journalistes sont en prison, tout comme les écrivains, les activistes… Il n’y a aucun journal qui publie tous les jours au Yemen, sauf le journal intitulé 14 octobre qui est pro-gouvernemental. Il est uniquement publié dans la nouvelle capitale, Aden. Il glorifie les rebelles et les saoudiens au détriment du gouvernement légitime. 

Je peux donc vous dire que la liberté de la presse est en deuil au Yemen, mais si nous revenons vers un régime plus républicain, les yéménites ont déjà gouté à cette liberté et ils en voudront encore.”

Pour lire le communiqué de presse en italien, cliquez ici.

Merci au journaliste tchadien Adam Mahamat qui nous a permis de traduire de l’arabe yéménite vers le français.

© Stefano LORUSSO

Qui est Ali Al-Muqri ?

Outre Ameen Al-Saffa, Ali Al-Muqri sera aussi présent lors de cette conférence. Ancien résident de la MDJ, son parcours journalistique et d’écrivain lui permettent d’avoir un regard aiguisé sur la liberté de la presse au Yemen. 

Ali Al-Muqri est né dans le nord du Yémen en 1966. Dès la fin des années 80, Il collabore avec de nombreux journaux progressistes yéménites.

En 1997, il devient éditeur d’Al-Hikma, l’organe de presse de l’association des écrivains yéménites. Dix ans plus tard, il est élu directeur de la revue littéraire Ghaiman.

Acquérant la réputation d’homme de lettres engagé, il publie trois romans : « Goût Noir, Odeur Noire », « Le Beau Juif » et « La Femme Interdite »  qui a reçu le prix Littérature arabe en 2015.

Il est également auteur d’un essai sur l’alcool et l’islam, livre qui lui a valu de nombreuses menaces et représailles. En 2015, il est contraint de partir du Yemen et vit depuis en France.

Ci-dessous, une vidéo du “Voci Scomode – Presse 19” en 2018

Makaila Nguebla: un journaliste tchadien devant la justice française

Ancien résident de la Maison des Journalistes, Makaila Nguebla doit comparaître devant la justice française le 17 septembre prochain. Son tort? Avoir diffusé un article dénonçant les dérives financières et le clientélisme d’Abbas Tolli, neveu du président tchadien Idriss Deby et actuel gouverneur de la banque des états de l’Afrique centrale.

Des publications remettant en cause Abbas Tolli et ses agissements, il en existe beaucoup. Mais c’est cet article, “Tchad : le décrété gouverneur Abbas Tolli”, qui est dans la ligne de mire du neveu du président tchadien.


«On vous taxe de délinquant pour avoir publié un article»


En diffusant l’article sur son blog Makaila.fr, son rédacteur en chef, Makaila Nguebla, s’est attiré les foudres de l’homme d’affaires, lui valant ainsi une comparution devant la justice française le 17 septembre 2019.

Rédigée le 10 novembre 2017 par un anonyme, la publication incrimine Abbas Tolli d’avoir accumulé de l’argent, et d’avoir ainsi contribué au pillage de l’état tchadien. L’écrit dénonce également les pratiques de clientélisme du gouverneur de la banque des états de l’Afrique centrale qui «a déjà débarqué les DG (directeur général) de la Banque de l’Habitat pour mettre son cousin un certain Hassaballah et à la CBT pour mettre un certain Ali Timan» selon l’auteur.

Abbas Tolli aurait aussi fait du favoritisme en ayant pris «des Congolais et des centrafricains comme ses secrétaires». Pour Makaila, ces abus «devaient être révélés à l’opinion publique tchadienne».

Son blog étant l’un des sites les plus lus du Tchad, le journaliste «{se devait} de relayer l’information». Makaila pensait aussi que son statut de réfugié politique le protégerait d’une quelconque menace…

Malgré la diffusion d’un droit de réponse, demandé par l’entourage d’Abbas Tolli, Makaila reçoit le 20 décembre 2017 une mise en demeure de la part de l’avocat de Monsieur Tolli: Makaila a 48 heures pour retirer l’article de son blog. «Si je retire l’article, cela veut dire que je retire également le droit de réponse» rétorque le journaliste.

Bien que les deux écrits aient été retirés en temps et en heure, Makaila Nguebla est tout de même convoqué le 28 novembre 2018 à la Brigade de Répression de la Délinquance contre la personne. Le journaliste est entendu pour la première fois par un officier de la police: il est auditionné en «qualité de suspect» pour «diffamation publique envers particulier», et risque une amende.

La situation le dépasse: «On vous taxe de délinquant pour avoir publié un article».

Makaila Nguebla participe régulièrement à l’opérationRenvoyé Spécial en partenariat avec le CLEMI

L’affaire s’étend au-delà des murs de la Brigade de Répression de la Délinquance. Le 3 juin 2019, Makaila est entendu par un juge des instructions au Tribunal de grande instance de Paris. Aux accusations de «diffamation publique envers particulier» qui pesaient déjà contre lui, viennent s’ajouter des accusations «d’injure publique envers particuliers».

Mme Mylène Huguet, la Vice-présidente chargée de l’Instruction, ordonne le renvoi de l’affaire devant le tribunal correctionnel. Déterminé à rétablir la vérité des faits et à faire valoir ses droits de journaliste, Makaila a constitué sa défense. Pour plaider sa cause, il a fait appel à William Bourdon, avocat spécialisé, entre autres, dans le droit de la presse et de l’édition, et grand défenseur des droits de l’Homme.

Parallèlement, la Maison des journalistes soutient elle aussi le journaliste: à travers une attestation de témoignage, elle a fait état de la moralité de Makaila, de ses engagements journalistiques et a rappelé le contexte politique de son pays.

Si le journaliste tchadien semble «plutôt confiant» face à sa convocation devant le tribunal correctionnel, le 17 septembre prochain, l’ampleur que prend cette affaire suscite son incompréhension et lui laisse un goût amer: «Saisir la justice française pour attaquer en justice un journaliste réfugié politique, il y a de quoi s’interroger sur la motivation réelle de cette poursuite… Ca ressemble à de l’acharnement».