Chaque année, Reporters sans frontières publie son classement mondial de la liberté de la presse. En l’espace d’un an, la Tunisie recule de 11 places, passant de la 118ᵉ position en 2024 à la 129ᵉ en 2025. Cette chute soulève de nombreuses questions quant à la pression dont sont victimes les médias. Le président Kaïs Saïed, arrivé au pouvoir en 2019, met progressivement en place un régime autoritaire, accompagné d’un décret-loi condamnant toute opposition.
Nous nous sommes entretenus avec Walid Bourouis, journaliste tunisien contraint de fuir son pays pour s’être opposé au président Kaïs Saïed, sur les causes de cette chute de la liberté de la presse.
[Par Coraline Pillard, publié le 17/06/2025]

Nous avons pu remarquer, grâce au classement mondial de la liberté de la presse de RSF, que la Tunisie a perdu 11 places entre 2024 et 2025. Elle est passée de 118ème sur 180 à 129ème. Comment expliquer cela ?
Il est nécessaire de regarder le contexte actuel. Actuellement, la Tunisie est classée 129ème sur 180 : c’est son pire classement. Cela contraste avec 2019 et 2020, où ce pays était 73ème. Il s’agissait du meilleur classement au monde arabe. Plusieurs facteurs sont à mettre en cause. Le premier est le décret-loi 54. Un certain nombre de journalistes sont emprisonnés. Un deuxième facteur est le pouvoir en place. Kaïs Saïed possède les pleins pouvoirs. Le troisième paramètre est économique. Les médias sont en train de perdre leurs ressources. Le climat est très liberticide. Ajouté à ces facteurs, il faut prendre en compte les dimensions politiques et sécuritaires. Les agressions contre les journalistes sont de plus en plus fréquentes et l‘accès à l’information est prohibé.
Qu’est-ce le décret-loi 54 ?
En septembre 2022, Kaïs Saïed, qui possède déjà les pleins pouvoirs, va faire un décret-loi. L’objectif ? Lutter contre les fausses informations. Toutefois, celui-ci est détourné afin de faire taire toute opposition. Par exemple, la journaliste et chroniqueuse Sonia Darmani est poursuivie pour un simple commentaire satirique et risque 25 ans de prison. Des centaines d’activistes, de journalistes, de militants sont actuellement emprisonnés à cause de ce décret loi 54. Voilà le climat général de la Tunisie : c’est une dictature.
Comment décririez-vous l’évolution de la presse entre le premier et le deuxième mandat de Kaïs Saïed ?
Kaïs Saïed a entamé son premier mandat en 2019. Les deux premières années n’étaient pas aussi catastrophiques. Les équivalents de l’ARCOM en France, ainsi que les premières lois pour garantir les droits des journalistes sont maintenus. Cependant, selon la Constitution tunisienne de 2014, le président ne détient pas de pouvoirs. Cette tâche revient, théoriquement, au chef du gouvernement. Kaïs Saïed n’était donc qu’un semi-intervenant. Après le 25 juillet 2021, la situation se dégrade. Kaïs Saïed prend les pleins pouvoirs, dissout le gouvernement et le Parlement. Il s’attaque notamment aux journalistes. La Constitution est modifiée. Tout le visage du pays change. C’est un retour à la case départ, à la dictature. Son second mandat débute en octobre 2024. Le classement de RSF illustre parfaitement la situation sous ce mandat.
De plus en plus de réseaux sociaux sont utilisés par les partisans du président…
Les réseaux sociaux ont toujours été manipulés par le régime. Kaïs Saïd est même qualifié de président facebookien. Il ne donne que très rarement des interviews. Pour l’essentiel, il communique par le biais de Facebook car la Tunisie est une société facebookienne. Le pays compte 7 à 8 millions de comptes pour 12 millions d’habitants. Le dirigeant n’a pas de parti politique ni de porte-parole. Il avait, pendant une petite période, une chargée de communication. Toutefois, elle n’apparaît que très rarement dans les médias.
Il y a eu des campagnes de désinformation pour décrédibiliser la presse qui conduit à une méfiance et à une confusion des électeurs. Les ventes baissent. Quels en sont les impacts ?
La Tunisie a battu un record mondial. Lors des élections parlementaires de 2022, le taux d’abstention s’élevait à 89%. Dépasser les 29% de participation est devenu compliqué. Cela contraste avec d’autres pays du monde dans lesquels, si on ne dépasse pas les 50% + 1 électeur, l’issue de l’élection est annulée. Les Tunisiens ont donc véritablement vomi la politique. Ils s’en désintéressent. Les lois liberticides n’ont fait qu’accentuer cela. Être condamné pour un simple statut Facebook, un commentaire ou un tag amplifie le climat de peur. Par exemple, Rached Tamboura, un artiste, s’est retrouvé emprisonné pour un graffiti représentant Kaïs Saïed accompagné des mots « raciste » et « fasciste ».
Certains parlent d’une asphyxie économique et administrative des médias. Quelles sont les conséquences ?
Avec les lois liberticides, il demeure compliqué pour la presse de vivre son apogée. De nombreux médias ont ainsi fait faillite. Médias classiques, radio, télé : c’est le désert. Ajouté à cela, la situation économique des journalistes est loin d’être favorable. Licenciement, absence de couverture sociale… : le journalisme est un secteur précaire. Toutefois, des médias alternatifs existent et sont même extrêmement importants en Tunisie.
Comment les médias alternatifs font pour donner leur avis sans pour autant franchir la ligne rouge ?
Les lignes rouges ne sont qu’arbitraires et fixées par le régime. Par exemple, Sonia Darmani s’est vue arrêtée en vertu du décret-loi 54. Néanmoins, lors de l’émission où l’interpellation a eu lieu, quatre autres personnes étaient présentes. Parmi elles, l’une, ouvertement favorable au pouvoir, n’a pas été inquiétée. C’est donc bien le régime qui décide, selon ses propres intérêts. Toute personne s’opposant à Kaïs Saïed est considérée comme un traître, un espion, et est condamnée. Cela fait de la Tunisie une véritable prison à ciel ouvert, avec un taux de remplissage dépassant les 200%.
Y a-t-il des répressions physiques qui ont lieu ?
La Tunisie est un État policier. L’histoire de la répression policière en Tunisie, tout comme l’impunité associée, ne date pas de ce régime. Les Tunisiens utilisent rarement le mot arabe équivalent à «police» ; ils lui préfèrent le terme signifiant «gouverneur».
Les disparitions forcées sont-elles courantes en Tunisie ?
Les cas de disparitions forcées sont assez rares. Il s’agit évidemment d’opposants, de militants, d’activistes, d’avocats, de journalistes… Les individus disparaissent pendant 48 heures au maximum, avant qu’on ne les retrouve détenus dans des commissariats, des prisons, ou d’autres lieux de détention.
Et vous, en tant que journaliste, avez-vous déjà été victime de répression ?
Oui. J’ai quitté la Tunisie en 2023, poursuivi actuellement par le décret-loi 54. Je risque 15 ans de prison : 5 ans pour violation du décret-loi 54 et 10 ans pour atteinte au président de la République et aux institutions. En ce qui concerne le dernier élément, j’ai prononcé, lors d’une manifestation à la Kasbah (l’équivalent de Matignon) avec le syndicat, un discours anti Kaïs Saïed, anti décret-loi 54…
Exerce-t-on sur vous des pressions à distance en s’en prenant à votre famille ou à vos proches ?
Pour exercer une certaine pression, les proches peuvent être pris pour cible. Une de mes collègues est actuellement en prison. Un tribunal de première instance l’a condamnée à 5 ans. Avec elle, son père et son frère ont été placés en garde à vue, alors qu’ils n’avaient rien à voir avec son métier de journaliste. Il s’agit bien d’un État policier, où les bavures sont nombreuses.
Il y a une organisation représentant les journalistes en Tunisie, le syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT). Par exemple, le refus du palais de Carthage d’accueillir les journalistes a suscité une vive protestation de la part du syndicat. Quelles sont les autres actions qu’entreprend ce syndicat et contre qui sont-elles généralement tournées ?
Comme je l’ai dit précédemment, Kaïs Saïed ne donne pas d’interview. Il a un mépris total envers les journalistes. La mission la plus importante pour les syndicats est de libérer les journalistes, les militants, les activistes, qui sont actuellement en prison. Ils se trouvent dans un état lamentable. Le SNJT tente également de sauver les médias en faillite ainsi que de retirer le décret-loi 54. S’il le faut, la grève générale sera déclenchée. Nous sommes face à un régime qui n’entend rien. L’objectif est de faire pression sur ce pouvoir en place.
Vous pensez que cela pourrait conduire à une guerre interne en Tunisie ?
Non. Dans l’histoire moderne de la Tunisie, ce scénario n’est jamais arrivé. La Tunisie porte en elle l’histoire de plusieurs révoltes : l’indépendance de 1956, la Révolution, les révoltes contre la France, les soulèvements populaires contre le régime… Ce sont des moments difficiles, comme actuellement, qui peuvent parfois changer la nature du régime ou engendrer de petites solutions ou ouvertures. Bien que le régime allège un peu la tension, il garde tout de même une posture autoritaire.
Si vous aviez un conseil à donner à un jeune journaliste…
D’abord être du bon côté de l’histoire. Il est aussi important d’avoir conscience que le journalisme est un secteur précaire. Ce n’est pas un métier administratif. Si vous aimez les horaires fixes, cela ne vous conviendra certainement pas.
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